Revue musicale - Trouvères et Troubadours

Revue musicale - Trouvères et Troubadours
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 924-935).
REVUE MUSICALE

TROUVÈRES ET TROUBADOURS[1]

C’est un thème où nous revenons volontiers que l’accroissement continu de l’importance et de la dignité de la musique. Notre siècle donne chaque jour plus de place à la musique, non seulement dans ses plaisirs, mais dans ses études mêmes. Si nos musiciens modernes travaillent davantage, — un peu trop, — à être savans, ou à le paraître, nos savans aussi dédaignent moins de s’avouer, de se déclarer musiciens. Auxiliaire aujourd’hui, quelquefois émule de l’artiste, l’historien, voire l’archiviste ou le philologue, a fait pour nous de la musique un objet de connaissance et d’érudition, comme elle l’était déjà de sentiment et d’amour. A nos raisons du cœur, et pour les soutenir, il ajoute les raisons que la raison connaît. Quelquefois le musicien et le savant se confondent en un seul. La rencontre alors est tout à fait heureuse. Tel est le cas de M. Pierre Aubry. Nous avons présenté récemment aux lecteurs de la Revue une étude de M. Aubry sur Cent motets du XIIIe siècle . Son nouvel ouvrage : Trouvères et troubadours, offre plus d’intérêt encore.

Le sujet est de ceux où les titres de la musique avaient particulièrement besoin d’être rappelés, et ses droits rétablis. Les rares chercheurs qui s’avisèrent, au XVIIIe siècle, d’étudier l’œuvre lyrique du moyen âge, avaient bien reconnu dans les trouverez et les troubadours non seulement des poètes, mais des musiciens. Moins juste, ou moins pénétrante, la critique du siècle suivant ne voulut ou ne sut voir en eux que les poètes. Ainsi toute une époque, et qui dura cent cinquante années, avait perdu la moitié de son âme. M. Pierre Aubry ne s’est proposé rien moins que de la lui rendre. Et cela n’est pas sans plusieurs conséquences, qui se déduisent aussitôt. Cela d’abord honore singulièrement troubadours et trouvères. À la fois poètes de leur musique et musiciens de leur poésie, la plupart d’entre eux nous apparaissent comme les artisans, — oh ! très primitifs encore et sans doute inconsciens, — d’une forme, supérieure à toute autre, parce que seule elle est une, de la composition lyrique. En outre, par cette réunion des deux élémens du lyrisme parfait, nous voyons se reconstituer en son intégralité la figure et la nature même, longtemps mutilée, d’une grande période de l’art. À ce retour, à cette rentrée de la musique dans le génie du moyen âge, les musiciens ne sauraient trop applaudir. Enfin, ce moyen âge étant le nôtre, puisque troubadours et trouvères ont été nos poètes et nos musiciens à nous, après avoir vu jusqu’où s’étend le sujet d’un tel ouvrage, nous sentons assez comme il nous touche et tout ce qu’il a, non plus seulement de général, mais, pour nous Français, de prochain.

« Écoutons donc chanter les contemporains de Philippe-Auguste ou de saint Louis. Nous le pouvons. Nous ne les entendons pas parler, mais nous les entendons chanter. Nous ne savons pas au juste comment ils prononçaient leur langue, mais nous sommes en mesure de reconstituer leurs mélodies avec une précision véritablement scientifique. » C’est au moins ce que l’auteur affirme et démontre. Nous vous prions seulement de l’en croire, après nous, comme nous.

« Écoutons-les chanter… » mais pas à l’église. Il n’est point ici question de la musique liturgique et de cette forme d’art, active alors et vivante, qu’est le chant grégorien. Ne les écoutons pas non plus chanter à plusieurs voix, suivant les règles de l’un ou de l’autre des trois genres dont se composait la polyphonie du temps : l’organum, le conductus et le motet. Non. Les chansons de troubadours et de trouvères sont toujours des mélodies. Elles sont, presque toujours aussi, des mélodies profanes. Mais, inspirées par la vie du « monde » ou du « siècle, » et faites pour elle, c’est de cette vie et de cette vie entière, de tous ses états, de tous ses besoins, de tous ses plaisirs, qu’elles furent l’accompagnement autrefois et qu’elles demeurent encore, à leur manière, le témoignage et la représentation.

Il est désormais établi, par les recherches et les découvertes de Gaston Paris, que toutes les variétés de la lyrique du moyen âge eurent une seule origine : le chant populaire issu des fêtes de mai, calendas maias ou maieroles. Au temps du renouveau, « et particulièrement le premier mai, on allait au bois, on s’habillait de feuillages, on rapportait des fleurs à brassées, on ornait de fleurs les portes des maisons ; c’était le moment où, sur la prairie verdoyante, les jeunes filles et les jeunes femmes menaient des rondes pour ainsi dire rituelles[2]. » Ainsi notre musique française est née dans la joie, ou de la joie. Elle est née aussi de la femme, de sa grâce et de sa gaîté, de sa danse et de son sourire. La musique est femme, disait Wagner. Le mot est surtout vrai de la nôtre, et dans les chansons de nos troubadours et de nos trouvères, la femme, ou la dame, a toujours eu le premier rang.

Elles forment, ces chansons, un répertoire immense où, nous le disions plus haut, toute la vie sociale de l’époque se trouve comprise et comme enveloppée. Il y en a d’extérieures ou d’objectives, à personnages divers ; d’autres abondent aussi, plus strictement lyriques et personnelles, où se chante lui-même, quelquefois lui seul, le poète-musicien. Ce sont des récits, des fragmens de vieilles épopées que les « chansons d’histoire. » On les nomme encore « chansons de toile, » parce que les femmes, châtelaines et servantes, aimaient de les chanter en filant. Elles avaient les femmes pour interprètes ; elles les avaient pour héroïnes aussi. Héroïnes malheureuses autant qu’aimables : filles, amantes, épouses, Eremborz ou Doette, Aiglantine, Yzabel, Amelot ou Yolanz, toutes sont belles également, toutes également infortunées. A vrai dire, il arrive souvent qu’elles se consolent et se vengent. Les « chansons dramatiques » mettent généralement en scène le trio, qui deviendra classique chez nous, du mari, de la femme et de l’autre. L’autre y est, — déjà, — le personnage sympathique, tandis que le mari n’y paraît jamais que sous la figure et le nom, professionnel en quelque sorte, du « vilain. » Pas plus qu’à la femme du prince ou du bourgeois, cette poésie lyrique n’est sévère à l’épouse de Dieu. Elle se moque du mariage, même mystique, et sur le thème, alors favori, mais traité lestement, de la « nonnette » infidèle, rien ne ressemble moins que la chanson d’un gai troubadour, à la Jeune religieuse du romantique Schubert.

« Vous chantiez, j’en suis fort aise, » disait-on hier encore, ou peu s’en faut, aux gens du moyen âge, et l’on croyait avoir tout dit. On oubliait trop qu’ils dansaient. Ils dansaient tantôt « aux instrumens, » tantôt « aux voix, » ou « aux chansons. » Rappelez-vous le délicieux tableau de chorégraphie féminine que Dante, en trois vers, a dessiné : « Je crus voir des femmes qui, sans rompre la danse, s’arrêtent et se taisent pour écouter, jusqu’à ce qu’elles aient repris les sons nouveaux (Parad., c. X). » Peut-être dansaient-elles accompagnées par la vielle, cet ancêtre des violes et des violons. Il est à noter que les plus anciennes pièces connues de musique instrumentale, écrites pour cet instrument, le sont aussi pour être dansées. On les nommait estampies (du vieux provençal estampida). Les danses chantées comprenaient les « rondeaux, balades et baleines. » Toutes les trois étaient exécutées par un soliste, « celui qui chante avant, » et par un chœur. Le rondeau, fondé sur un refrain de deux vers, contient le germe d’où va se dégager, au cours des âges, la pièce classique, à répétition et comme circulaire, qui portera le même nom. La balade, à refrain aussi, permettait plus de licences. Quant à la balerie, elle offrait le caractère d’un véritable scénario. De poétiques exemples en sont venus jusqu’à nous : le dialogue de la Belle Ælis et le jeu du chapelet fleuri. La balerie, on l’a dit joliment, « se dansait et se chantait des bras et des mains, » tellement le geste savait s’y unir à la voix.

Reverdies et pastourelles sont chansons des prés et des bois. Dans l’art des trouvères, elles constituent la part de la bucolique et de l’églogue. La reverdie évoque seulement le décor champêtre, un jardin, ou, plus souvent, un verger, où le poète, sous les pommiers en fleur, rêve, comme a dit M. Bédier, « le rêve d’une matinée de printemps. » Mais dans ce décor de bergerie, la pastourelle introduit la bergère. De ces chansons de la campagne, ainsi que tout à l’heure des chansons du château, la femme est encore l’héroïne et presque une héroïne semblable. Elle a mêmes aventures et mêmes amours. Soliloque à l’origine du genre, la pastourelle tourne au dialogue par l’arrivée du berger. Plus tard, le chevalier survient et l’histoire finit par le trio, que reprendra Mozart un jour, de Mazetto, de Zerline et de don Juan.

Wagner n’oubliera pas non plus un autre thème, un autre genre, qu’au XIIIe siècle on appelait celui des « chansons d’aube. » Coïncidence, ou plutôt présage singulier, celui-là semble avoir été pratiqué surtout par les Minnesänger, les trouvères allemands. En voici la donnée. Il fait nuit et les amans sont ensemble. Si grand est leur bonheur, que l’aube, sur le point de paraître, va les surprendre. Il faut, pour les avertir, une voix amie et vigilante… Vous devinez la suite, et déjà, n’est-ce pas, vous attendez, ou plutôt vous entendez l’avenir. Cette voix, au jardin de Vérone, ce sera celle de l’alouette. Quelques siècles encore, et, sous des bois plus sombres, ce sera celle de Brangaino, aussi fidèle, mais, hélas ! moins écoutée que celle de l’oiseau, Au moyen âge, c’était le veilleur de nuit, du haut d’une tour aussi, qui donnait l’alarme : alarme de guerre, alarme d’amour. M. Pierre Aubry publie en son livre deux versions, assez différentes, de la chanson du guet ou du Gaite de la tor. La première ne serait en effet qu’une chanson. Mais les érudits ont cru reconnaître dans la seconde une scène mimée, quelque chose comme un divertissement de société, « une petite balerie familière, analogue à telle de nos rondes enfantines, » et qui se serait appelée le jeu du guetteur. En tout cas, et sous l’une et l’autre forme, cette chanson d’aube est pour ainsi dire une aube elle-même. Le mince rayon mélodique annonce, timidement, la splendide polyphonie d’orchestre et de voix que sera la scène de Tristan, et qui fera sympathique, admirable et même sublime, le personnage, assez équivoque par ailleurs, de la gardienne d’amour.

Dans les chansons de la seconde sorte, plus intérieures ou subjectives et, pour cette raison, plus spécialement lyriques, la personnalité, le « moi » de l’auteur passe au premier plan. Il s’y communique, il s’y abandonne avec complaisance ; presque toujours il les signe de son nom. L’amour en fait le thème invariable, mais c’est une certaine espèce d’amour : l’amour chaste, respectueux et, comme on disait, « courtois. » Une doctrine générale s’en dégage, le platonisme : par où l’on ne doit pas entendre seulement le renoncement ou la non-prétention de l’amant à posséder l’objet de son amour, mais la fusion de cet amour particulier dans un état d’âme et d’esprit plus général, plus haut, plus pur, celui que M. Pierre Aubry ne définit pas mal : « une attirance de la raison vers le Beau et le Bien. »

Prudence et discrétion comptent parmi les règles fondamentales de l’amour courtois : « La discrétion n’est pas seulement commandée par la prudence, mais aussi et surtout par la nature d’un sentiment si délicat, que la moindre publicité le profanerait… La patience ne lui est pas moins (à l’amant) impérieusement ordonnée : il doit se soumettre aveuglément, passivement, à l’épreuve que sa dame tente sur lui, et attendre son bon plaisir dans une muette et respectueuse résignation ; il lui est interdit, non point seulement de solliciter une récompense, mais même de faire de son amour un aveu qui serait un crime[3]. »

Si vous croyez que je vais dire
Qui j’ose aimer,
........
Et je veux mourir pour ma mie
Sans la nommer.

Pour les paroles, sinon pour la musique, on ne trouverait peut-être pas un écho trop infidèle de la « poésie courtoise » dans la chanson de Fortunio.

Quelque peu scolastique, et M. Pierre Aubry va jusqu’à dire irréelle et spéculative, la poésie courtoise aime à traiter, à débattre en des chants dialogues (débats ou jeux-partis) des cas d’une psychologie le plus souvent amoureuse, mais quelquefois étrangère à l’amour. Entre deux interlocuteurs, elle ne craint pas de poser les questions même les plus saugrenues :

« Que doit-on préférer : aller visiter sa dame de jour et à pied, ou à cheval par une nuit de neige ?

« Supposez, dit Henri Amion à Mahieu de Gand, que je sois l’amant heureux d’une dame, qu’y aurait-il de plus désagréable pour moi, d’être battu à cause d’elle, en sa présence, par ma femme, ou de la voir battre par son époux, à cause de moi ?

« Gilbert de Berneville demande à son interlocuteur Thomas Herier, autre bourgeois d’Arras, s’il sacrifierait volontiers à l’espoir de faire un opulent héritage le plaisir de manger des pois au lard. »

Cette dernière « espèce, » et d’aucunes qui lui ressemblent, forment une catégorie à part, en marge ou mieux au-dessous du répertoire ordinaire de la poésie courtoise. Le sujet de celle-ci, la plupart du temps, c’est l’amour tel que nous l’avons défini, raisonneur et raisonné parfois, toujours idéal et platonique, l’amour qui cherche et trouve son aliment, ses délices même, dans l’abstention ou l’abstinence, voire dans la souffrance d’amour.

« Il a fallu, remarque avec raison, M. Pierre Aubry, il a fallu l’idée chrétienne pour concevoir cette doctrine amoureuse. Elle est en effet une transposition de l’amour divin. » Elle confère à l’autre amour le caractère, la dignité, la pureté d’une religion, d’un vrai culte, pour celle que son dévot chevalier appelle alors, au lieu de la femme, la dame. On peut même comprendre par-là pourquoi « l’inspiration religieuse dans la poésie lyrique des troubadours et des trouvères n’a pas produit des œuvres aussi complètement belles qu’on eût pu l’attendre en des siècles de foi profonde et agissante comme l’âge des Croisades et le règne de saint Louis. » C’est qu’elle animait déjà, cette foi, jusqu’à la poésie profane ; elle y avait trouvé son emploi, elle y avait donné sa fleur. « Quand un trouvère chantait en l’honneur de la Vierge après avoir chanté en l’honneur de sa dame, il n’avait pas à changer le ton, il était au diapason. Aussi n’y a-t-il point de différence dans l’allure générale de la pièce, dans l’inspiration, dans le vocabulaire même, entre une chanson d’amour courtois et une chanson pieuse. » L’une et l’autre pourraient porter en épigraphe le vers mystique de Verlaine :


Je ne veux plus aimer que ma mère Marie.


Au siècle des trouvères souvent, par une sorte de confusion sainte, c’est un peu comme l’amour de Marie, de Notre-Dame, que l’amour de la dame était chanté.

Ce siècle d’art, ou plutôt ce siècle et demi (la seconde moitié du XIIe et le XIIIe tout entier), a fourni, dans les genres divers, un si grand nombre d’artistes, qu’il serait difficile, autant que vain, de les énumérer. M. Pierre Aubry lui-même s’est contenté de les distribuer entre les périodes successives et, pour ainsi dire, de semer quelques traits de leur histoire ou de leur légende autour des principaux de leurs noms. Les plus anciens paraissent bien avoir été Guillaume VII, comte de Poitiers et duc d’Aquitaine, Cercalmon, qui fut contemporain de la mort de Louis VI, et Marcabru, familier aussi de la cour poitevine. Mais que vous importent ceux-là ? Mieux vaut citer après eux, le premier, Jaufre ou Geoffroy Rudel, car il aima « la princesse lointaine » et, pour sa gloire, au moins pour le renouveau de sa gloire à notre époque, son œuvre sans doute n’aura pas tant fait que son amour. Vous plairait-il d’apprendre que Rambaut d’Orange aima, lui, la comtesse d’Urgel, qu’il n’avait jamais vue et qui ne le vit jamais ? Ou que Bertran de Born, passionné de combats, de politique et d’amour, alla finir dans un monastère sa vie trois fois aventureuse ? Mais qu’on nomme seulement Blondel, Blondel de Nesle, celui-là, vous croirez le voir et l’entendre aussitôt. Libre aux savans de ne plus reconnaître le Blondel véritable dans l’écuyer du « vaillant roi Richard. » Le héros de Sedaine et Grétry en porte du moins le nom ; que dis-je ! il en a l’âme, et vous verrez, en achevant ces pages, qu’il n’est pas loin peut-être d’en avoir même les accens.

Guerriers autant qu’amans, poètes et musiciens, nombreux sont les trouvères qui partirent, en la chantant, pour la croisade. On assure aussi que plus d’un, Huon d’Oisi ou Conon de Béthune, en serait, pour sa renommée, un peu trop promptement revenu. Gautier de Coinci fut ; dit-on, le plus pieux de tous. Les Miracles de Notre-Dame, tel est le titre de son œuvre, dont la foi seule fait le sujet et l’inspiration. Familier de Raymond VI de Toulouse, Raimond de Miraval était bien cligne, à ce titre, d’être choisi par l’illustre maître catalan Felipe Pedrell pour jouer dans sa noble trilogie de los Pirineos, un personnage poétique et mélodieux. Quels noms retiendrons-nous encore ? J’en sais trois, les derniers, et pour les rendre immortels, il suffirait que la plus grande voix du moyen âge, la plus pieuse et la plus « courtoise, » quand elle n’en est pas la plus irritée et la plus vengeresse, les eût seulement prononcés. Mais Dante fait un plus long honneur à deux au moins de ces trois noms. Dans le Paradis, il rencontre Folquet de Marseille. « Folco, ainsi m’appela le pays où mon nom fut connu, et le ciel où nous sommes s’empreint de moi comme naguère j’en ai subi l’empreinte. » C’est le ciel de Vénus, où Dante a placé le poète en souvenir de ses nombreuses, mais sans doute honnêtes amours. Honnêtes, et pourtant, à l’entendre lui-même, d’une fabuleuse, d’une païenne ardeur : « Plus que moi n’a pas brûlé la fille de Bélus (Didon) au grand dépit (des ombres) de Sichée et de Créuse… Ni la Rodopéenne, que trompa Démophon, ni même Alcide, après que Iole fut entrée en son cœur. » (Parad., c. IX.) Transports innocens, encore une fois nous devons le croire, et le salut de Folco nous en répond. Aussi bien celui-ci finit archevêque de Toulouse, autre, sans doute, qu’il n’avait commencé. Et si Dante, à la fin de ce chant, met dans la bouche du troubadour des invectives, et terribles ! contre Florence et contre le Saint-Siège, c’est qu’il estimait cette bouche assez pure pour les justes reproches et les saintes imprécations.

Un autre, qui ne fut point chaste, souffre sa peine au Purgatoire, dans le cercle des luxurieux. C’est Arnaldo Daniello, sans doute l’Arnaud de Maroill de l’histoire. « O frère, celui-là que je te montre du doigt, fut le meilleur ouvrier du parler maternel. En poésie d’amour, en prose de romance, il les surpassa tous ; laisse dire les sots qui lui préfèrent le Limousin. » (Purgat., c. XXVI.) Le Limousin, nous le connaissons également. Auteur d’une admirable chanson d’aube, il s’appelait Guiraut de Borneil et fut surnommé maestre del trobadors.

Au témoignage de Dante, Arnaldo fut encore au-dessus de lui. Comme Dante aborde et salue, courtois lui-même, l’âme courtoise du gentil chanteur ! « Je m’avançai un peu et lui dis qu’à son nom mon désir préparait une aimable demeure. Alors il commença généreusement à me dire : « Si belle est pour moi votre gracieuse requête, que je ne veux ni ne puis à vous me celer : Jeu sui Arnaut, que plor et vai chantan… » Toute la réplique, en vieux provençal, est exquise. Elle s’achève par une demande de compassion et de prière. Et tout ce que l’histoire, la science, pourrait nous apprendre des troubadours et des trouvères, ne vaudra jamais ce vers unique, où tient le charme, le mystère de mélancolie de la poésie et de la musique entière :

Jeu sui Arnaut, que plor et vai chantan.

Trouvères et troubadours, la différence des deux noms signifie, on le sait, la diversité des deux races, celle du Nord et celle du Midi. Que l’art poétique et musical du moyen âge ait été d’origine et d’importation méridionale, cela n’est vrai qu’à demi. L’ordre chronologique en cette matière est difficile à fixer avec une parfaite certitude. Il paraît établi, dans une certaine mesure, que « le Midi de la France était en possession d’une poésie lyrique déjà développée, quand, au Nord de la Loire, les premiers trouvères commencèrent à chanter. » On a pu savoir à peu près dans quelles circonstances et par quels intermédiaires s’était produit le contact et propagé le courant : mariages féodaux, influences féminines, passages et séjours de jongleurs. Tout cela n’indique pourtant que des relations isolées, intermittentes, et l’histoire, à chaque page, démontre que, sous l’influence même du Midi, le Nord a gardé sa part d’activité créatrice.

Autant qu’entre deux régions ou deux climats, le partage apparaît entre deux classes, entre les grands et les petits, les seigneurs et les bourgeois, ou le peuple. D’origine aristocratique, l’art des troubadours et des trouvères serait plutôt plébéien dans son développement. Les maîtres du « gai savoir » se sont appelés, durant un siècle et demi, des noms les plus humbles comme les plus glorieux. Le premier qui nous soit connu, Guillaume VII, était comte de Poitiers et duc d’Aquitaine. Et parmi les derniers, Hugues de Lusignan, Thibaut de Bar, Henri de Brabant et Charles d’Anjou forment encore une pléiade illustre autour de leur maître à tous, Thibaut, comte de Champagne et roi de Navarre. Mais un Bernard de Ventardorn était de chétive naissance. Sa mère, chez les maîtres dont elle était servante, avait pour office de chauffer le four du château. Cet Arnaud, dont parle Dante, avait grand cœur et petite origine, et telle chanson plaintive suffirait à nous conter la vie, aussi modeste que son nom, de l’aimable Colin Muset.

Grands ou petits, les poètes musiciens qu’étaient les troubadours et trouvères ne daignaient pourtant presque jamais chanter eux-mêmes leurs chants. Ils en laissaient l’exécution, comme un art secondaire, si ce n’est comme un métier, à ces rapsodes vagabonds qu’on nommait les jongleurs. Le nom, d’ailleurs, unique, désignait plus d’une sorte de personnages, depuis les baladins, saltimbanques et montreurs d’animaux, jusqu’aux véritables artistes, fins joueurs de vièle et beaux diseurs de chansons. Formés en de véritables écoles, sorte de conservatoires populaires, ils allaient, virtuoses errans, à travers la France, encore incomplète et partagée, tantôt seuls, tantôt accompagnant les trouvères de haut parage. Partout bienvenus, ils osaient même entrer dans le cloître, à l’heure de la récréation, pour divertir les moines. Mais les cours, celle du Roi, celles des seigneurs, les accueillaient et les retenaient au passage. Hyménées et festins, tournois et veillées des armes, retours de chasse et de guerre, il n’y avait pas une circonstance, pas une fête de la vie féodale qui ne fût occasion de recourir à leur talent, à ce qu’on pourrait, d’après un autre de leurs noms (ménestrels, du latin ministri), nommer leur ministère. Ils se faisaient payer soit en argent, soit en nature. Les registres du temps nous donnent encore le taux de leurs honoraires, ou de leurs gages, quand ils ne recevaient pas comme présens ou souvenirs, « pélichons vairs et gris, muls et palefrois, coupes et biaux henas et d’argent et d’or fin. » Gens de gai savoir et de joyeuse humeur, ils l’étaient aussi de libres mœurs et de vie souvent assez mal édifiante. Libertins, buveurs, avides surtout, les maris leur reprochaient de courtiser les femmes et celles-ci les accusaient de détourner les maris, les induisant en dépense et débauche. Quant à l’Église, qui sait être libérale et rigoureuse à la fois, il semble bien qu’elle se borna toujours, sans condamner leur profession, à réprouver leurs excès. De ceux-ci le souvenir aujourd’hui s’atténue, et volontiers, avec M. Pierre Aubry, nous ne trouvons plus à la jonglerie qu’un charme de poésie et même un certain air de grandeur. « C’est que les jongleurs ne se sont point contentés de chanter les poésies, ou légères ou courtoises, des trouvères lyriques : ils ont été les propagateurs des chansons de geste… Ils ont chanté toutes les gloires du pays… les hauts faits de Pépin, de Garin de Monglane… Ils ont popularisé la figure sereine de l’empereur Charlemagne. Ils ont, avec des poèmes comme le Floovent, le Fierabras, le Pèlerinage de Charlemagne, le Roland, le Roi Louis, le Huon Chapet, créé ce que la critique a pu depuis nommer l’épopée nationale. »

Ainsi, messagers ou hérauts, sérieux et sourians tour à tour, de l’histoire, de la poésie et de la musique, les jongleurs ont été, pour les troubadours et les trouvères, de bons « ménestrels, » ou ministres. Et, comme l’écrit à peu près M. Pierre Aubry, si l’on peut dire qu’en France tout finit par des chansons, c’est aussi par des chansons qu’en France, en ce temps-là, quelque chose, et quelque chose de très français, a commencé.

Des chansons, rien de plus : l’œuvre des trouvères et des troubadours n’a pas été davantage. Ne faisons pas, — l’historien le premier nous en donne le conseil avec l’exemple, — ne faisons pas comme certains savans qui « mettent de grands mots sur de petites choses. » Les choses dont nous parlons sont petites, mais, dans leur petitesse, ont assez de quoi nous charmer.

Un principe domine l’art musical des trouvères et des troubadours, une formule peut suffire à le résumer. Cet art représente une réaction contre l’esthétique grégorienne, ou, si l’on aime mieux, « une évolution de la théorie ancienne du chant liturgique vers les voies rythmiques et tonales suivies par la musique moderne. » La proposition comporterait sans doute maint développement, d’ordre technique, et que, pour cette raison, nous ne saurions entreprendre. Ce n’est point ici le lieu de faire voir comment, du « rythme » grégorien, la « mesure » de l’ars nova, de l’ars mensurabilis, est sortie ; ou comment encore s’opéra, dans la musique des trouvères et troubadours, la restriction ou la sélection des modes ecclésiastiques ; comment enfin, dans la tonalité naissante, l’emploi de la note sensible peu à peu s’est introduit. Étudiant naguère, à propos d’un ouvrage du même auteur une collection de motets du même temps[4], nous avons noté la contrainte que subissait alors le rythme, devenu mesuré, la réduction au nombre de six des « moules » rythmiques entre lesquels il était permis à l’artiste de choisir, en d’autres termes, l’absence complète, ou peu s’en faut, pour le musicien du moyen âge, de « la liberté de penser rythmiquement. »

Laissons tout cela. A la fin d’une étude brève sur les trouvères et les troubadours, un seul caractère, essentiel et le plus apparent de leur musique, est à retenir : elle était mélodie, et rien ne fut plus chantant que leurs chansons, M. Pierre Aubry nous en donne des exemples nombreux et concordans. Ayant réclamé pour les trouvères une place dans l’histoire, non seulement de la littérature, mais de la musique, il établit à chaque instant, par des citations, le droit qu’ils ont de l’occuper. L’historien et le philologue multiplie, à l’appui de son texte, et pour l’animer, les citations ou les « illustrations » sonores. Chansons dramatiques ou d’aube, reverdies ou pastourelles, tous les genres, non seulement de poésie, mais de musique, sont là représentés. Ce volume est à sa manière un recueil d’Échos de France. Ils ont tous à peu près même son et même douceur. Peut-être nous attendions-nous à les trouver plus lointains, plus étranges. Mais non, rien n’est en eux qui nous étonne et nous déconcerte. Dans la coupe des rythmes et le dessin des mélodies, dans la grâce et la simplicité, dans la tendresse et la mélancolie du sentiment ou de l’éthos, ils ont, ces chants, je ne sais quoi de vraiment nôtre, de familier et de prochain. Savez-vous à quels autres chants ils ressemblent ? M. Pierre Aubry ne craint pas de le dire et nous pouvons, à chaque page, à chaque ligne musicale de son livre, nous en assurer : l’art, ou le genre, qui rappelle le mieux celui des trouvères et des troubadours, c’est notre opéra-comique. Rien n’est moins éloigné des romances de nos pères que les romances de nos premiers aïeux. Lisez telle chanson de « mau-mariée, » ou la célèbre ballade A l’entrada, du chansonnier de Saint-Germain-des-Prés, ou la chanson d’aube, exquise entre toutes, de Guiraut de Borneilh. Vous vous demanderez, comme le héros justement d’un opéra-comique, écoutant lui-même un refrain de ménestrels : « Où donc ai-je entendu cet air ? » Vous avez entendu, sinon celui-là, du moins quelques-uns de même sentiment, de même race et de même famille, dans les aimables chefs-d’œuvre de l’opéra-comique français. Par une étrange divination, le Grétry de Richard Cœur de Lion, le Boieldieu de la Dame Blanche et des Deux Nuits ont mis sur les lèvres de leurs trouvères de théâtre, des chansons pour ainsi dire authentiques ou « ressemblantes. » Ainsi les maîtres du genre que souvent on accusa d’être le plus factice, le plus faux, ont trouvé des accens dont l’histoire et la science attestent aujourd’hui la justesse et la vérité.

Remercions l’auteur de ce livre, et rendons-lui plus d’une action de grâces. Érudit, artiste, patriote, il a trois fois mérité notre reconnaissance. Il a établi ou rétabli la continuité d’un art national. Il a renoué, je ne dirai pas une chaîne, le mot serait trop lourd, mais une guirlande légère. Ayant montré dans la poésie et la musique des trouvères comme un arbre mélodieux qui fleurit autrefois sur la terre de France, il a fait voir aussi qu’après des siècles écoulés une dernière tige en avait pu naître et porter encore les mêmes fleurs.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Un vol., par M. Pierre Aubry, dans la collection : Les Maîtres de la musique ; Paris, Félix Alcan, 1909.
  2. G. Paris, Les Origines de la poésie lyrique au moyen âge (cité par M. Aubry).
  3. M. A. Jeanroy, les Chansons, dans l’Histoire de la langue et de la littérature française, publiée par Petit de Julleville (cité par M. Aubry).
  4. Voyez la Revue du 1er avril 1909.