Revue musicale - Roméo et Juliette à l’Opéra

Revue musicale - Roméo et Juliette à l’Opéra
Revue des Deux Mondes3e période, tome 90 (p. 924-933).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra : Roméo et Juliette, opéra en 5 actes, paroles de MM. Jules Barbier et Michel Carré, musique de M. Charles Gounod.

On redoutait un peu pour Roméo et Juliette un déplacement qui, s’il n’était pas sans gloire, n’était pas sans danger. On savait que l’épreuve avait réussi à Faust; il y a juste un an que la cinq-centième représentation l’a prouvé. Mais, disait-on, Faust avait pour lui des proportions plus vastes, plus de variété et d’homogénéité. Des pages aussi discrètes que le duo du balcon et celui de l’alouette risquaient de ne pas franchir la rampe de l’Opéra ; leur charme allait se rompre, et, par excès de zèle pour la gloire du maître, on n’arriverait qu’à diminuer, peut-être à déconsidérer, l’un de ses deux chefs-d’œuvre.

Les prophètes de malheur en ont été pour leurs prophéties. Roméo a triomphé à l’Opéra comme ailleurs, et dans notre Louvre musical les deux ouvrages garderont désormais leur place véritable et définitive.

Le Roméo d’aujourd’hui est, à peu de chose près, le Roméo d’hier; mais ce peu de chose est de trop. L’œuvre pouvait émigrer intacte. La version primitive ne comportant pas de dialogue parlé, Roméo n’avait pas besoin des raccords que nécessita jadis l’émigration de Faust. Il n’y avait ici rien à ajouter. Le maître n’aurait jamais dû consentir à écrire un ballet pour Roméo, et, après l’avoir écrit, il a dû regretter la concession faite à des préjugés que des hommes comme lui ont le droit et même le devoir de contrarier et de rompre.

Le ballet de Faust, en plein enfer, presque en dehors de l’action, avait du moins des excuses, ne fût-ce que la réputation voluptueuse de la localité et les vues diaboliques de Méphistophélès sur son compagnon. Et puis la musique en est exquise, et voilà le meilleur de tous les argumens. Mais dans Roméo, quel prétexte à la chorégraphie? Faire danser chez Capulet, quand Tybalt est mort la veille, quand l’hymen de Juliette, attristé par ce deuil, devrait se célébrer dans l’intimité, presque dans le secret; quand Juliette vient de boire la liqueur qui va la foudroyer, quand nous attendons qu’elle tombe; quand l’action, et une action de Shakspeare, se hâte et se précipite ! Faire danser et supprimer l’admirable épithalame, le double chœur aristocratique et religieux qui se chantait jadis autour de la jeune patricienne, et qu’on a sacrifié à d’absurdes entrechats! On a déjà raccourci ce ballet, qu’on le supprime! Qu’on fasse exécuter un peu plus de pirouettes au premier acte, quelques-unes encore avant le mariage, aux sons de la marche nuptiale ; mais qu’on débarrasse le quatrième acte d’un hors-d’œuvre musical et d’un contre-sens dramatique. Les abonnés viendront tout de même, ne fût-ce que par respect humain, et pour une autre fois ce sera un précédent. Si jamais, comme je le souhaite, l’Opéra nous donne Otello, on ne forcera pas Verdi à faire danser.

A cela près, nous avons retrouvé avec joie notre Roméo familier. La beauté des décors, l’importance de la mise en scène, l’élégance des costumes, tout cet appareil plus considérable et plus somptueux ne lui a pas ôté sa grâce et son charme d’autrefois. Rien ne s’est atténué; rien, sauf les quelques taches qui déparaient l’œuvre jadis et qui nous ont semblé plus légères. Nous appréhendions beaucoup le premier acte à l’Opéra : il y pouvait prendre un éclat trop vulgaire. La fête chez Capulet, avec ses ritournelles de mazurka, risquait de faire un gros tapage et rien de plus, et de trop rappeler une autre fête, plus foraine, hélas! que princière, celle que donne le duc au premier acte de Rigoletto. Vérone est si près de Mantoue !

Eh bien! non. — Un orchestre plus nourri, des chœurs plus puissans ont sauvé tout cela. Nous avons surpris dans les couplets de Capulet une phrase mélancolique, un retour sur la jeunesse et l’amour passé, qui jamais ne nous avait charmé ainsi. La valse même, murmurée par Mme Patti avec une pureté de flûte, a failli nous attendrir. La phrase surtout : Loin de l’hiver morose, laisse-moi sommeiller, a pris sur les lèvres de l’artiste une poésie que nous n’y avions jamais trouvée. Elle nous avait toujours paru déplacée, cette valse, et peu digne de Juliette; et l’autre soir nous en étions presque à nous demander si, au contraire, elle ne convient pas au personnage; si l’étonnement, l’éblouissement du premier bal ne justifie pas chez une toute jeune fille cette naïve effusion de plaisir; si ce n’est pas là le gracieux complément de sa parure, une dentelle de plus à sa robe de fête, une dernière perle à son collier. Nous n’attendions pas avec moins d’inquiétude l’acte des duels, qui n’est pas le meilleur, que seul eût pu brosser Meyerbeer avec la couleur musicale, dramatique, et pour ainsi dire historique, de son triple génie. Là encore, nous avons été agréablement surpris. Dans son nouveau cadre, le tableau paraît plus grand et mieux composé. L’invective réciproque : Capulets ! Montaigus ! race immonde ! manque toujours de développement et de cette rage folle qui devrait précipiter l’une sur l’autre les deux moitiés de la ville. D’autres haines frémissent au troisième acte des Huguenots, par exemple dans une querelle pourtant moins tragique et moins sanglante que celle-ci. Mais, en somme, à l’Opéra le tout a fait très bonne figure. Sans avoir de valeur mélodique, le chœur ajouté par M. Gounod pour fortifier une fin d’acte un peu grêle est à sa place et bouche un trou. Au cours de l’acte, certaines pages ou certaines phrases ont admirablement porté à l’Opéra : notamment le déchirant lamento du peuple autour du cadavre de Tybalt, et surtout les préliminaires pathétiques du double duel. La provocation de Tybalt, toute frémissante de haine ; les réponses d’abord contenues de Roméo, puis son admirable explosion ; tous ces dialogues par apostrophes insolentes ou furieuses ont pour ainsi dire pris du champ comme les combattans eux-mêmes.

Une autre scène, celle de la bénédiction nuptiale dans l’oratoire de frère Laurent, a beaucoup gagné en grandeur liturgique. À l’Opéra-Comique, ce mariage secret paraissait expédié en hâte et sans solennité. Le voilà maintenant tel qu’il doit être célébré. Sur les deux jeunes têtes inclinées devant lui, frère Laurent étend les mains, et sa bénédiction, grave et affectueuse à la fois, descend comme le voile d’hyménée que l’église jadis déployait au-dessus des époux. Près du Dieu inaccessible aux rancunes humaines, du Dieu qui ne connaît pas la haine et ne souscrit jamais à l’injustice, les deux enfans étaient bien sûrs de trouver assistance. Moins barbare que certains parens de la terre, le Père qui est aux cieux ne pouvait refuser sa consécration à d’aussi belles amours. De cette consécration, la chaste fille ne se fût jamais passée, mais elle n’en demande pas d’autre. Maintenant elle peut se donner sans honte. Elle a senti dans cette voix toute l’autorité avec toute la bonté divine, et l’union de la majesté et de la douceur donne à la scène une double beauté que peut-être jadis nous n’avions pas assez appréciée.

En écoutant le chant de frère Laurent, nous pensions à une autre prière, infernale, celle-là : l’invocation de Méphistophélès aux fleurs du jardin de Marguerite. Là-bas le démon, comme ici le Seigneur, intervenait dans les tendresses humaines ; il était l’instigateur du mal, comme ce moine est le saint complice du bien ; au lieu de l’influence divine, il appelait les maléfices de la nature au secours d’un amour criminel. Aussi, quelle différence entre les deux inspirations musicales ! A la place des accords diaboliques qui rythmaient pour ainsi dire à coups de griffe le chant néfaste de Satan, quelle bienveillance et quelle amabilité sereine ! Frère Laurent, lui aussi, connaît les secrets des fleurs, mais leurs secrets bienfaisans, et celles qu’il a cueillies avaient poussé dans la montagne pour le salut de Juliette et non pour sa perdition.

Que de détails déjà mis en lumière ! Au lieu d’un effacement général, quel surcroît de relief! Mais ce n’est pas tout. Les récitatifs, les ritournelles n’ont rien perdu non plus de leur élégance, de leur style, de leur concordance parfaite avec l’ensemble de l’ouvrage. Elle s’est épanouie plus large et plus belle, la phrase de Capulet conduisant Juliette à l’église : Ma fille, cède aux vœux du fiancé qui t’aime. Le Mozart de la Flûte enchantée, le Gluck d’Alceste, l’auraient commencée ainsi; ils en auraient ainsi tracé le noble contour. Mais M. Gounod pouvait seul l’achever par un pareil souhait et par un pareil soupir : Le bonheur vous attend au pied des saints autels. Avec la même expression de tendresse et de mélancolie paternelle, un grand poète disait jadis, sur le seuil de l’église, à son enfant qui devait elle aussi mourir :


Ici l’on te retient; là-bas on te désire;
Fille, épouse, ange, enfant, fais ton double devoir.
Donne-nous un regret, donne leur un espoir;
Sors avec une larme, entre avec un sourire.


Voilà donc l’œuvre chez elle à l’Opéra. — Mais les pages les plus intimes ont-elles aussi gardé leur charme? Le madrigal, le duo de l’alouette, le duo du balcon surtout, n’ont-ils point pâli, n’ont-ils point langui? Non, ces beautés exquises, ailleurs un peu étouffées, au lieu de s’évanouir, se sont épanouies ici. Le duo du balcon surtout a répandu tout autour de lui une atmosphère de tendresse. C’est qu’il ressemble à l’une de ces fleurs odorantes que le Midi nous envoie. Elles arrivent pressées, meurtries par l’étroitesse de leur prison légère; mais, à peine délivrées, elles se rouvrent, elles revivent et remplissent notre demeure de leur parfum recouvré, car elles cachaient dans leurs calices tous les trésors du printemps.

Oui, le second acte de Roméo et Juliette est beau comme une fleur; mais comme une fleur il est délicat. Il ne faut pas « que l’univers entier s’arme pour l’écraser, » c’est-à-dire il ne faut pas que la foule l’écrase de ses conversations ou de son indifférence. Il faut l’entendre dans le silence, avec recueillement et avec amour; c’est avec amour qu’il a été écrit et qu’il est chanté. Que le public de l’Opéra daigne écouler au lieu de parler, et regarder au lieu de chercher à se faire voir, et ce public, malgré tout l’un des plus intelligens de l’Europe, sentira pénétrer en lui l’intime poésie de cette musique. Trois actes de Roméo : le second, le quatrième (sauf le ballet) et le dernier sont purs de presque toute tache; mais le second est, je crois, le plus immaculé. Il est supérieur même à l’acte du jardin de Faust, d’abord par l’égalité et la continuité de l’inspiration. D’un bout à l’autre, il est conduit avec une délicatesse exquise, sans une halte, sans une secousse; il coule tout uniment, il passe d’une seule haleine, et quand il a passé, à peine en a-t-on senti la douceur trop fugitive.

Il est supérieur encore au troisième acte de Faust, sinon par l’intensité, du moins par la chasteté du sentiment. Deux fiancés le chantent, c’est-à-dire deux êtres heureux entre les heureux, mais purs entre les purs. Ah! qu’il ressemble peu au jardin de Marguerite, le jardin de Juliette ! Comme il entend un autre dialogue ! Rien dans le rôle de Juliette ne trahit le trouble ni la volupté; l’esprit, ou le cœur, est aussi prompt chez elle que chez Marguerite, mais la chair est moins faible. Rappelez-vous, sur ces seuls mots: Et pourtant j’écoute! quelle langueur amollissait la voix de la petite Allemande prise au premier piège d’amour. Quand s’échappait des lèvres de Gretchen l’aveu de sa défaillance : Ah! je t’adore, pour toi je veux mourir! quel abandon, quelle chute adorable, mais quelle chute !

Enfin, dans le duo de Roméo, la forme musicale est encore plus libre, plus ondoyante et diverse que dans celui de Faust. Elle se prête avec plus de souplesse aux moindres variations du sentiment. Toutes les mélodies (et elles sont innombrables) s’enchaînent et se déduisent les unes des autres ; les rythmes, les mouvemens ne font que changer, et l’acte entier, merveille d’unité et de variété à la fois, brille, comme un diamant à facettes, de mille reflets changeans.

Dès le début, tandis que le rideau se lève sur la scène encore vide, le prélude enveloppe de mystère le jardin endormi. Quelle différence entre ce commencement et celui du troisième acte de Faust! Combien je préfère ce paysage à l’inutile romance du malencontreux Siebel ! Indiqué par la cantilène des violens, l’effet de nuit et de calme est encore accentué par le petit chœur des compagnons de Roméo. Roméo demeure seul, la fenêtre de Juliette s’illumine, et une simple modulation, quelques accords d’instrumens à vent tombés en triolets et d’une chute lente, expriment bien le rayonnement de cette clarté bénie. La partie intermédiaire de la belle cavatine : Ah! lève-toi, soleil! celle qui relie les deux couplets, est accompagnée par un orchestre qui jase et que traversent mille soupirs, mille vagues murmures. A partir de ces mots : Elle rêve! Elle dénoue une boucle de cheveux! sur l’ondulation continue des violens passent tour à tour des contre-chants de flûte, de clarinette, et un hautbois solitaire, par une arabesque délicieuse, ramène le motif du commencement.

A la cavatine de Roméo la scène suivante se rattache tout naturellement par deux simples accords de harpes, et, sur une note inattendue, posée comme au hasard, Juliette apparue commence à rêver. Se lassera-t-on enfin de prétendre que notre musique française, rebelle à tout progrès, obstinément dédaigneuse de la vérité ou de la vraisemblance théâtrale, reste asservie aux vieux systèmes, aux formules traditionnelles et symétriques de jadis? Comment traduire la rêverie de Juliette et ses confidences aux étoiles, mieux que par toutes ces phrases errantes sur les lèvres de la jeune fille au hasard de ses souvenirs, de ses craintes et de ses espérances ? Où trouver moins de rigueur et de formalisme que dans ce perpétuel échange de mélodies, qui vont et reviennent de l’un à l’autre des fiancés, enveloppant d’un nimbe sonore leurs deux têtes rapprochées?

Les librettistes ont eu le bon goût de suivre ici Shakspeare presque mot à mot, et le musicien a noté avec une sensibilité raffinée les moindres nuances de l’âme de Juliette, la plus charmante peut-être entre toutes les âmes de vierge et de femme. Au premier mot de Roméo, qu’elle entend sans le voir, elle frissonne : Qui m’écoute ? dit-elle; et d’un ton légèrement offensé, pour ainsi dire avec un geste musical seulement de fierté virginale, elle ajoute : Qui surprend mes secrets dans l’ombre de la nuit? Dans la simple question : N’es-tu pas Roméo ? quel ardent désir que ce soit lui ! c’est lui, en effet, et Juliette rassurée lui révèle tout son cœur. En deux ou trois pages, l’âme de la jeune fille se dévoile, plus complexe, sans être compliquée cependant, que l’âme de Marguerite. Pauvre et naïve Gretchen ! A peine avait-elle entendu Faust lui murmurer la phrase : Laisse-moi contempler ton visage! qu’elle la redisait, docile à la première leçon d’amour. Elle n’était pour ainsi dire que l’écho du bien-aimé ; elle ne chantait qu’après lui et d’après lui. Juliette a plus d’initiative et de spontanéité. Sous les détours nonchalans des mélodies, sous leurs harmonieuses cadences se glissent des accens d’orchestre légers, mais expressifs, des soupirs de hautbois, de bassons, de cors, et ces moelleuses sonorités estompent derrière les deux enfans l’ombre bleue de la nuit d’Italie qui protège leur bonheur.

Juliette poursuit : Cher Roméo, dis-moi loyalement : Je t’aime, et je te crois. Alors les harpes s’envolent, et les promesses et les sermens les suivent. Mais un soupçon effleure déjà Juliette. Roméo ne la trouvera-t-il pas bien osée d’avoir parlé si vite? Aussi se hâte-t-elle, sinon de rétracter son aveu, du moins d’en partager la douce honte avec la nuit, dont le voile indiscret a trahi le mystère.

Ni Shakspeare ni M. Gounod n’avaient dit encore ici tout ce qu’ils avaient à dire. Mais la musique, plus lente que la poésie, risquait en se prolongeant de devenir monotone. Les librettistes et le musicien ont bien fait de couper un instant le duo par le petit chœur des valets et le bref et plaisant épisode de la nourrice. On ne voit qu’avec plus d’émotion reparaître Juliette et Roméo; on n’est que plus délicieusement repris par la douceur renaissante de leur entretien.

Tout l’acte est très bien mis en scène à l’Opéra. Ce n’est pas au balcon cette fois que revient Juliette, mais sur la terrasse, derrière une grille légère; jusqu’à la fin du duo, elle va de cette terrasse à sa fenêtre, éloignant, puis rappelant Roméo, et ces allées et venues donnent encore plus de langueur aux adieux amoureusement prolongés. Juliette ne quittera pas Roméo sans avoir tout prévu, tout préparé. Avec une tendresse grave, presque solennelle, elle s’offre à lui pour femme: elle le prie de fixer le jour, l’heure et le lieu de leur hymen. Si par malheur, ajoute-t-elle avec mélancolie, avec un vague soupçon que le mal existe et qu’il est des amours moins purs et moins durables que le sien ; si, comme dit à Roméo la Juliette de Shakspeare, si tu as des intentions qui ne sont pas bonnes, oh ! alors l’ardente, mais honnête enfant, ne se donnera pas, quitte à mourir de s’être refusée.

Mais elle n’a rien à craindre. Exaltée, presque indignée, la protestation de Roméo ne se fait pas attendre. Comme tout à l’heure, les harpes s’envolent encore, mais d’un essor plus impétueux, et quand viennent les mots : Dispose en reine, dispose de ma vie ! tous les instrumens à cordes, éperdus, joignent leur unisson à la voix du jeune homme pour la fortifier et l’emporter plus haut; tout l’orchestre s’élance vers l’enfant radieuse dans une effusion unanime d’enthousiasme et d’amour.

Ces deux êtres qui se sont rencontrés il y a une heure à peine, s’adorent maintenant pour l’éternité; ils ont conclu le pacte de leur immortelle tendresse. Avant de se quitter, et pour la première fois depuis le commencement du duo, ils chantent ensemble; leurs deux voix n’en font plus qu’une, comme leurs âmes. Ah ! L’adorable séparation, toujours et toujours retardée ! Quelle lenteur à dénouer les bras enlacés, à détourner les regards confondus ! Une dernière fois, Juliette rappelle son bien-aimé. Mais elle sent bien qu’il faut le laisser partir, qu’elle ne saurait lui permettre de franchir aujourd’hui le seuil de son asile. Elle rentre donc, et sa lampe s’éteint. La nuit poursuit son cours, la chaste nuit qu’ils ont respectée tous deux, qu’ils ont faite leur confidente et non leur complice. L’orchestre de nouveau peut chanter, reprendre sans trouble la cantilène du prélude. La pure mélodie ramènera dans les rêves de Juliette tous les souvenirs sans un seul remords de l’amour, et le baiser que Roméo confie à la brise ira se poser, sans le faire rougir, sur le front endormi de la fiancée.

Ce second acte, qui renferme les plus exquises beautés de Roméo, ne les renferme pas toutes; mais si nous voulions examiner la partition entière, l’espace aujourd’hui nous manquerait. Il faudrait rappeler d’abord l’admirable prologue, impassible récit de haine que traverse un rayon d’amour. Nous parlions plus haut du génie historique de Meyerbeer. Le maître des Huguenots n’eût sans doute rien trouvé de plus original et de plus grandiose. On pourrait suivre encore ailleurs que dans le second acte le grand courant de tendresse dont le génie de M. Gounod aura été pour la musique contemporaine la source la plus abondante. Nous n’avons rappelé que le duo des fiançailles, parce qu’il est le plus complet peut-être, et que l’amour y circule, comme le sang dans nos veines, en mille petits filets dont il faut suivre attentivement le réseau délié. Le duo nuptial et le duo funèbre, sans parler du madrigal du premier acte, s’imposent plus vite à l’admiration, et le public n’a pas besoin qu’on lui signale, par exemple, la merveilleuse phrase de l’alouette, ou le fameux cri : Juliette est vivante! Il n’exige pas non plus qu’on le mette en demeure d’opter, ou que nous options nous-mêmes pour Faust ou pour Roméo. Qu’il admire et qu’il aime comme cous les deux partitions sœurs, et qu’il se rappelle le mot singulier mais expressif de Victor Hugo : les chefs-d’œuvre sont comme les loups, ils ne se mangent pas entre eux.

Mais Roméo et Faust, diront peut-être les difficiles, ne sont que deux éditions du même ouvrage; Roméo n’est qu’un pastiche ou une redite de Faust. — On ne saurait, en effet, méconnaître la ressemblance et la parenté des deux ouvrages. Mais quel maître a jamais différé de lui-même? Lequel s’est renouvelé au point de ne pas se faire partout reconnaître? Mozart ne pense-t-il et n’écrit-il pas toujours comme Mozart? M. Gounod, de même, par le sa langue, celle qu’il a faite, et, avant de le lui reprocher, il faudrait reprocher aux rosiers de porter toujours des roses. Faust! Roméo! deux opéras d’amour, deux variations sur le même thème, au fond toujours la même chose. — Oui; mais l’amour aussi est au fond toujours la même chose, et personne, je crois, n’a pensé encore à s’en plaindre.

Nous tenons à féliciter chaleureusement MM. les directeurs de l’Opéra. Ils ont fait à l’œuvre de M. Gounod un accueil digne d’elle; ils lui ont rendu des honneurs d’interprétation et de mise en scène qu’elle ne trouverait pas, croyez-le bien, ailleurs qu’à Paris. Aujourd’hui qu’on ne ménage guère ces messieurs, nous qui parfois leur avons adressé des reproches, esthétiques bien entendu, mais des reproches, nous aimons à les remercier très haut.

Nous n’étions pas sans inquiétude, peut-être sans prévention, en allant écouter Mme Patti. Nous ne l’avions entendue qu’une fois; nous ne connaissions guère que par les contes de fées cette voix et cette virtuosité légendaires. De temps en temps, les journaux racontaient que Mme Patti était à Rio-de-Janeiro ou à Buenos-Ayres, qu’elle y chantait Lucia ou la Sonnambula parmi des monceaux de fleurs et d’or; et nous déplorions que cette rare créature eût suivi ce vulgaire chemin, que, depuis vingt ans, elle eût pris ou qu’on eût pris pour elle le soin de son opulence et de sa renommée voyageuse plus que de sa gloire véritable ; qu’au lieu d’étudier l’art nouveau dans notre vieille Europe, elle allât porter au Nouveau-Monde les débris d’un répertoire en ruines.

Nous nous disions tout cela. Mais Mme Patti n’a eu qu’à paraître, et nous avons été sous le charme. D’un bout à l’autre de son rôle, Mme Patti est l’intelligence, la grâce et la jeunesse même; la Juliette de Shakspeare, comme celle de M. Gounod. Avec quelle timidité et quelle modestie elle a joué le premier acte; les autres, avec quelle tendresse câline et parfois quelle puissance et quelle sobriété ! Comme elle a écouté les instructions de frère Laurent! Comme on a vu passer sur son visage l’appréhension, l’horreur du sommeil semblable à la mort, comme on y a vu revenir par degrés et s’épanouir enfin la joie du réveil et de la vie retrouvée !

La voilà donc une grande artiste, celle à qui nous n’avions jamais entendu prodiguer que des noms d’oiseaux chanteurs ! Mais, direz-vous, qu’a-t-elle fait de sa voix et de sa virtuosité? Sa voix! Je gage qu’une jeune fille s’en contenterait encore et pour longtemps. Quelques notes du haut sans doute sont moins pures, moins faciles, mais quelle fraîcheur les autres ont gardée ! Quant à la virtuose, aucune autre n’approche de celle-ci. On s’est étonné que le premier soir, Mme Patti, légitimement émue, n’eût pas chanté la valse avec une irréprochable perfection. Je demanderai seulement leur avis aux auditeurs des jours suivans, et je demanderai surtout, avec Alfred de Musset, jugeant autrefois une autre artiste. Mlle Pauline Garcia, la permission de ne pas compter les plumes qui tombent au premier coup d’aile d’un oiseau qui s’envole.

On a cherché à Mme Patti encore d’autres querelles, indignes d’elle et indignes de nous. On lui a reproché de n’être plus assez virtuose, quand on s’était plaint jusqu’ici qu’elle le fût trop. On lui a reproché jusqu’à son âge. Eh bien ! puisque vous voulez pour le rôle de Juliette des femmes de vingt ans, amenez en donc, et vous verrez comme après celle-ci les autres le chanteront!

Le rôle de Capulet est tenu avec autant de noblesse que de douceur par M. Delmas, dont nous avons plaisir à signaler les progrès incessans. Il a mis beaucoup de mélancolie dans le passage du premier acte : O folles années qu’emporte le temps, beaucoup de dignité et d’affection dans la phrase du quatrième acte : Ma fille, cède aux vœux du fiancé qui t’aime. Un jour, qui n’est pas loin, M. Delmas sera un artiste de premier ordre. Quant à M. Edouard de Reszké, frère Laurent, ce n’est pas un moine; c’est tout un chapitre, et un chapitre noble. Sa voix d’orgue donne au personnage un caractère de majesté pontificale et pour ainsi dire d’onction gigantesque. Ce torrent sonore s’épanche toujours sans brutalité; jamais il n’emporte dans sa course les détails même les plus délicats : Dieu qui fis l’homme à ton image, et de sa chair et de son sang créas la femme. À ce mot : la femme, M. Edouard de Reszké donne un accent de complaisance et de bonté qui nous a rappelé le traditionnel : « Quant à vous, mademoiselle... » des allocutions nuptiales.

Nos complimens à M. Muratet, un intelligent Tybalt, aux chœurs et surtout à l’orchestre, qui a joué comme il joue toujours quand il est dirigé par M. Gounod, et quelquefois quand il est dirigé par d’autres.

Enfin, de M. Jean de Reszké, le héros de ces belles soirées, que dire que nous n’ayons dit cent fois depuis qu’il a débuté, et que tous à la longue ne se soient résolus à dire comme nous? Oui, la foule et ceux qui se flattent de la conduire ont fini par acclamer avec l’enthousiasme dont il est digne l’artiste aujourd’hui sans égal. Ah! l’admirable talent, sans défaut et sans excès ! Quel style, et quelle voix! Même au comble de la passion, quelle possession de soi, quel équilibre, quel instinct et quelle science ! Quelle jeunesse avec quelle maturité! Il est venu pour M. Jean de Reszké, le moment glorieux, enchanteur, où un grand artiste est maître absolu de lui-même et du public qu’il a enfin conquis, ce moment auquel on voudrait dire, comme le Faust de Goethe : « Arrête-toi, tu es si beau! » Que M. de Reszké jouisse de son triomphe, le plus éclatant et le plus légitime que nous ayons jamais vu à l’Opéra ou ailleurs; mais qu’il nous permette aussi d’en jouir le plus longtemps possible. On disait que les deux frères songeaient à nous quitter pour aller chercher fortune au loin. Puissent-ils demeurer en France, et, pendant quelques années encore, préférer à ceux qui les paieront le plus ceux qui les admirent et qui les aiment le mieux !


CAMILLE BELLAIGUE.