Revue musicale - Onze ans de la vie de Berlioz

Revue musicale - Onze ans de la vie de Berlioz
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 924-935).
REVUE LITTÉRAIRE

ONZE ANS DE LA VIE DE BERLIOZ D’APRÈS UN LIVRE RÉCENT[1]

On continue d’écrire sur Berlioz, et cet « on » a bien raison, quand c’est M. Boschot qu’il se nomme. L’historien d’ « un romantique » a publié cette année la seconde partie de la trilogie qu’avec une abondance exacte, une passion clairvoyante, une piété sans idolâtrie, il consacre à son héros. Le premier volume racontait le matin, ou « la jeunesse. » Le dernier, ce sera « le crépuscule. » Dans celui-ci nous voyons le midi, — que de si gros nuages, hélas ! obscurcirent, — d’un génie orageux et d’un malheureux destin.

Le livre de M. Adolphe Boschot est d’une remarquable unité. Il est un de plusieurs manières. Il l’est premièrement par son rapport étroit avec le précédent. Il en sort ou s’en déduit avec beaucoup de naturel et de logique. Rien ne s’y développe qui ne fût contenu dans l’autre, et rien de ce que l’autre enfermait n’y est abandonné. Les faits s’y ajoutent aux faits ; les traits naguère indiqués s’y accusent, plutôt que de fléchir ou de se briser. Pas de saltus, ni d’hiatus, dans la suite du récit. Aussi bien, et toujours comme dans le premier volume, peu de considérations esthétiques, mais d’innombrables documens, pour la plupart inédits. Cette fois encore, et par un parti pris déclaré, le biographe l’emporte sur le critique. L’écrivain a peu de goût pour les idées générales. Dès qu’il s’agit de « parler avec des mots » de la musique et de l’émotion musicale, d’aborder cette transposition, délicate et périlleuse entre toutes, d’un art ou d’une langue dans une autre, nul ne redoute autant que M. Boschot ce qu’il nomme lui-même, avec un peu trop de sévérité peut-être, « l’inévitable divagation. » Nous constaterons cependant qu’à l’occasion il a su l’éviter et, quand il le fallait, quand il le fallait à tout prix, mêler à la narration des événemens, sans presque l’interrompre, des jugemens sur les œuvres, et l’on dirait volontiers, si les termes se pouvaient associer, des aperçus ou des vues de musique, et de musique pure.

Autant que l’esprit du premier volume, le tome second de l’ouvrage de M. Boschot en conserve le ton, et cette unité n’était pas la moins difficile à soutenir. Pour la pensée, ou le sentiment, pour le style aussi, le peintre, se renonçant en quelque sorte soi-même, a fait plus que se conformer à son modèle : il s’est soumis à lui, il s’est comme absorbé ou perdu en lui. De là ce portrait non seulement vivant, mais, — on peut bien le dire à propos de Berlioz, — criant et rugissant. Berlioz continue de vivre, en ces nouvelles pages, sa vie ardente et sombre, frénétique, toujours montée à son comble et irritée. Il la vit et semble, — pour la seconde fois, — la raconter. Avec plus d’exactitude seulement qu’il ne l’avait fait d’abord, en personne. Du biographe et de l’autobiographe, ce n’est pas toujours, on le sait maintenant, celui-ci qu’il faut croire. Pour être, suivant l’expression de M. Romain Rolland, dans une éloquente étude récemment parue ou reparue[2], pour être « un des plus beaux livres qui aient jamais été écrits par un artiste, » les Mémoires de Berlioz ne sont pas l’un des plus véridiques. M. Boschot à tout moment, et pièces en mains, les discute, les dément et les corrige. Sans trop de sévérité d’ailleurs et plutôt avec une indulgente ironie, il en relève les erreurs, qui ne furent pas toutes involontaires ou désintéressées. Pour mieux comprendre Berlioz et nous le montrer mieux, il a beau s’être fait son ami, le plus dévoué, le plus fidèle, le plus sensible à son génie comme à ses malheurs ; plus que son ami, véritablement son frère et presque son semblable, de cette ressemblance fraternelle il s’est du moins réservé quelque chose en propre, et c’est le goût, la passion de la vérité.

Mais l’unité, j’écrirais volontiers l’identité dernière et qui fait le fond de l’ouvrage de M. Boschot, est celle que l’auteur a partout et fortement établie entre la vie de Berlioz et son œuvre, entre le génie de l’homme et l’homme même. De tous les grands artistes, pas un peut-être n’est moins divisible que celui-là. Nul ne forme davantage, non pas un bloc, — il était trop mobile et trop agité, — mais un tout. Autant, chez un Mozart, à l’antipode du monde sonore, la musique est séparable de la destinée, autant, chez un Berlioz, elle y est étroitement unie. Et cette fusion forme le trait essentiel du romantisme en général ; c’est à celui-là qu’on peut reconnaître, dans l’auteur de la Symphonie Fantastique, du Retour à la vie et d’Harold, l’exemplaire ou plutôt le type achevé du romantique musicien.

Romantique, Berlioz assurément l’est sous d’autres aspects, et naguère, à l’occasion du premier volume de M. Boschot, nous les avons considérés. Un signe nouveau de ce caractère paraît ici dans les premières pages, consacrées par l’auteur au séjour du lauréat de l’Institut à la Villa Médicis : c’est l’antipathie que Berlioz jeune éprouva pour Rome. Véritablement il n’y a rien ou presque rien compris. Indifférent, lui, le musicien pittoresque par excellence, aux arts plastiques, dont il ne parle jamais, il est hostile à la religion, dont les cérémonies l’irritent. La nature, il est vrai, l’enchante ; il goûte fort la beauté de Tivoli, de Subiaco surtout, qu’il visita souvent et toujours avec délices. Mais la ville même l’ennuie ; que dis-je, elle le dégoûte. Il la traite volontiers de « stagnante » et de « stupide. » Il se plaint, non seulement d’y « souffrir, » mais d’y « pourrir. » Il n’y voit, au lieu de l’antiquité, que la vétusté, la vieillerie et la décrépitude. En vérité, ce romantique échevelé, ce « Jeune France, » ou ce « fashionable, » et ce grand artiste déjà, adresse à Rome des reproches, il lui cherche des querelles de bourgeois ou de philistin. Le « Coquelet » de Veuillot semble parler par sa voix. « Les cafés sont sales, obscurs, mal servis, sans journaux… Ici tout est de cent cinquante ans en arrière de la civilisation. » Et, pour terminer, cet étrange souhait, que tout l’amour d’Henriette Smithson ne suffirait pas à justifier : « Oh ! si ce pays était peuplé d’Anglais, quel changement ! »

Quant à la Villa Médicis, il n’a pas assez d’anathèmes pour cette « caserne académique » et ceux qui l’habitent avec lui. À peine cède-t-il un soir, dans les jardins, à la magie du clair de lune, tandis qu’il chante, en s’accompagnant sur la mandoline, un air d’Iphigénie, Et Saint-Pierre, sait-on comme il le comprend, comment, allais-je dire, il en use et quelles impressions il y cherche par les chaudes après-midi d’été ? Commodément installé dans un confessionnal, il y déclame le Corsaire de Byron, il y évêque la Guiccioli, que lui-même il a rencontrée l’autre soir chez M. Vernet : « Femme admirable !… Il fut compris ! Il fut aimé ! ! aimé ! ! ! poète !… ; libre !… riche !… Il a été tout cela, lui… Et le confessionnal retentissait d’un grincement de dents à faire frémir les damnés. »

Parfois, plus loin que Tivoli, que Subiaco même, jusqu’à Naples, il va chercher l’excitation que Rome lui refuse. Mai-) il ne l’en rapporte pas. Aussitôt revenu dans cette « éternelle ville, » il se sent de nouveau « l’esprit obtus, l’imagination morte, le cœur serré. » Son biographe a bien compris son mal. « Il souffre de l’Italie, il souffre de la beauté romaine, forte, placide, bien et solidement équilibrée. Autour de lui, la vue constante, inévitable, de cette réalité puissante et saine, irrite et crispe son âme romantique. » C’est que le romantisme en effet, — Brunetière, je crois, l’a dit un jour, — n’est pas seulement, par un de ses côtés ou de ses élémens, la littérature du Nord, il en est l’esprit aussi, le génie et l’apparence, et l’extérieur même. Que si peut-être, et par exception, le romantisme est le Midi, il sera moins l’Italie que la gothique, la mauresque Espagne, et surtout il ne sera presque jamais Rome. De là vient le malaise, la souffrance de Berlioz en terre latine. Avec cela pourtant, ou malgré cela, n’oublions pas que le fougueux et moderne musicien de la Symphonie fantastique, de Lelio et d’Harold, se fera sur le tard le maître apaisé, presque antique, des Troyens. Il y aura là comme un retour, une régression vers l’idéal Massique, une sorte de contradiction, ou tout au moins de paradoxe rétrospectif, et, dans son dernier volume, l’historien du grand romantique ne devra pas manquer de le reconnaître et de nous l’expliquer.

Le 7 novembre 1832, revenant enfin d’« exil, » Berlioz rentre à Paris. Il a vingt-neuf ans, et durant dix années, presque jour par jour, on peut suivre avec son biographe le double et tumultueux courant de son génie et de son destin.

Que rapporte-t-il de cette Rome incomprise ou méconnue ? Lui-même, lui toujours et rien que lui, héros d’une œuvre qu’il nous donne comme la suite et la fin de la Symphonie fantastique, nouvel Épisode de la vie d’un artiste, de l’artiste qu’il était et surtout qu’il voulait paraître. C’est le Retour à la vie, ou Lelio, « mélologue, » récit musical de la propre résurrection de l’« Artiste, » après son prétendu suicide à Gênes et sa rentrée, un peu sotte, à la Villa Médicis. Pour faire la partition plus dramatique, ou plus mélodramatique encore, Berlioz y remplace le programme, dont il avait usé dans la Fantastique, par une partie, par un rôle déclamé. Quel rôle et quelle déclaration ! L’un et l’autre serait insoutenable aujourd’hui. Mais, tout oublié que soit le « mélologue, » il n’en reste pas moins un curieux, un précieux document. « Détachée du héros romantique, l’œuvre est morte. Rattachée à lui, elle vit de son âme même : elle nous donne une série de reflets immédiats, de gestes et de cris réflexes où nous pouvons découvrir plus que l’auteur, c’est-à-dire l’homme. »

Cette œuvre, avec la Symphonie fantastique, formera le programme du premier concert donné par Berlioz revenant d’Italie (au Conservatoire, en décembre 1832). Et voyez ici déjà, pour ainsi dire au seuil de la carrière du musicien, l’action et la réaction réciproque de l’art et de la destinée. Henriette Smithson assiste au concert. Elle écoute les deux symphonies dramatiques dont elle est, on le sait, elle le sait elle-même, l’héroïne, tour à tour adorée et non seulement maudite, mais injuriée avec fureur, par l’extravagant amoureux qui la poursuivit jadis et qu’alors elle refusa de connaître. Depuis, et sur la foi de calomnieux rapports, la croyant indigne, infâme, il a consacré son jeune génie (finale de la Symphonie fantastique) à la détester et à l’avilir. Cette musique cependant, pour elle injurieuse, l’attire. Elle l’écoute, peut-être sans trop la comprendre. Que va-t-il s’ensuivre ? Déjà, dans l’âme de Berlioz, revenu d’une coupable erreur, l’ancienne flamme, plus ardente, irrésistible, s’est rallumée. Ophelia cette fois se laissera présenter son Hamlet. Elle l’épousera même, non sans peine, et pour leur peine, hélas ! à tous deux, une peine qui sera plus longue et plus cruelle encore. Ainsi, par un fatal retour, de même que la vie de Berlioz a toujours décidé de son œuvre, son œuvre une fois au moins va décider de sa vie, et son génie fera son malheur.

Malheur à peu près sans relâche. Sur les onze années qu’il raconte, l’auteur du présent volume, détaillé comme un journal, pour ne pas dire comme un horaire, n’en a pu trouver d’heureuse qu’une seule. Malheur aussi de plus d’une espèce, qui n’épargne rien de l’artiste, ni sa carrière, ni son foyer : difficultés et déboires, sollicitations et démarches vaines, espérances conçues et déçues aussitôt ; des chefs-d’œuvre qui ne donnent pas la renommée et des travaux (il dira les « travaux forcés ») comme sa besogne de journaliste, qui rapportent tout juste le pain. Trente ans, ou la vie d’un joueur, dit le titre du mélodrame romantique. Berlioz en vérité, plus longtemps que le héros de théâtre, n’a fait que jouer contre la fortune une partie opiniâtre, désespérée, et qu’il devait gagner seulement après sa mort.

Harold en Italie (1833), symphonie avec alto principal, est encore, ainsi que la Fantastique et le Retour à la vie, une symphonie dramatique où, par la voix de l’instrument solo, chante un personnage. Et ce personnage a beau porter le nom byronien d’Harold, il a l’âme de Berlioz, il est Berlioz. Les impressions italiennes du jeune musicien, les meilleures, celles qu’il reçut de la nature, se retrouvent toutes ici : variées sans doute comme les scènes ouïes épisodes qui les causent, mais ramenées à l’unité du sentiment ou de l’idéal rêveur et mélancolique, ardent et sombre, en un mot romantique, par le timbre, qui s’y prête si bien, de l’alto. Harold aux montagnes, — les lettres de la Villa Médicis et quelques articles contemporains en feraient foi, — n’est pas autre chose que « la transposition artistique de Berlioz à Subiaco. » La musique s’accorde sur ce point avec la correspondance, ou la littérature. Elle en confirme le témoignage. Il n’est pas jusqu’à certaine harpe, à dessein placée à côté de l’altiste, afin de bien montrer qu’elle se rapporte au héros, qui ne fasse penser à la guitare, habituellement emportée par le jeune « prix de Rome » en promenade pittoresque et souvent amoureuse à travers les montagnes sabines.

Le finale (Orgie de brigands) n’offre rien, et pour cause, d’aussi personnel, d’aussi « vécu. » De là vient que le personnage, l’alto, n’y fait guère autre chose que de compter des silences. Comme le dit plaisamment M. Boschot, Berlioz, devant un pareil spectacle, ne pouvait que s’en aller ou se taire. Il se tait. Quant au numéro III, Sérénade d’un montagnard des Abruzzes à sa maîtresse, on y pourrait trouver la « correspondance » musicale d’un article de Berlioz paru dans le Rénovateur en 1834 (époque de l’esquisse d’Harold) : « Je fus réveillé une nuit, à Subiaco, par une singulière sérénade… Je ne puis dire combien j’en fus agréablement affecté. L’éloignement, les cloisons, adoucissaient les rudes éclats de ces voix montagnardes. Quand elles eurent cessé, j’écoutais toujours. Mes idées flottaient, si douces, sur ce bruit auquel elles s’étaient amoureusement unies… Et je demeurai jusqu’au matin sans sommeil, sans rêves, sans idées. » — « Sans idées, » cela n’est pas bien sûr. Je croirais plutôt le contraire, et que précisément ce récit nous offre l’idée, ou le modèle, ou le programme de l’un des morceaux d’Harold. Le programme, n’est-ce pas le mot, quand on parle de Berlioz, auquel il faut toujours revenir ?

Un tel programme, en quelque sorte personnel, la vie et l’âme du musicien ne manqueront jamais de le lui fournir, et, jusque dans les œuvres de Berlioz qui pourraient paraître le plus extérieures, son biographe et son critique excelle à nous montrer encore le prolongement ou la projection de lui-même. Il n’est pas jusqu’à son Benvenuto, dont Berlioz n’ait rêvé de faire « un autre Berlioz… encore un frère de cet « Artiste » qui avait déclamé dans le Retour à la Vie, un frère d’Harold, un héros indiscipliné, révolté, ravagé par les passions aux griffes de vautour, traqué par les gens en place et raillé par les stupides bourgeois, un véritable héros 1830, un « artiste » enfin. »

Dans la conception et dans l’exécution du Requiem, tous les traits du romantisme le trouvent réunis. Il semble que le musicien ait voulu porter au-delà même de la mort son goût de l’extraordinaire et de l’énorme, son tempérament frénétique et l’exaspération constitutionnelle de sa sensibilité. Comme tous ceux de sa génération, « il est hanté par le moyen âge. Il s’est exalté à lire la Notre-Dame de Victor Hugo, où les pierres mêmes s’animent d’une vie fantomatique et visionnaire… Pourquoi une Messe des Morts ne serait-elle pas aussi, comme la cathédrale fantastique, un colossal poème de la prière et de l’épouvante… Oppositions dramatiques, saisissantes… Le texte de la Messe des Morts devient un scénario, un programme pour une romantique et pittoresque symphonie mêlée de chœurs. »

Oui, c’est bien cela. Mais c’est aussi quelque chose de plus, ou quelqu’un : encore, toujours Berlioz. Et parce que c’est lui, qui n’est pas croyant, lui, qui dans Saint-Pierre de Rome lisait Byron, la croyance est ce qui manque le plus à son œuvre ultra-pittoresque, grandiose, et, si l’on veut, formidable. Formidable surtout, voilà peut-être le caractère dominant de ce Requiem. La terreur, sans la foi, la terreur de la mort et du néant, M. Romain Rolland, dans l’étude que nous citons plus haut, en avait déjà montré Berlioz affreusement possédé : « Cette mort qu’il implore, il en a peur. C’est le sentiment le plus fort, le plus âpre, le plus vrai qu’il y ait en lui. Aucun musicien, depuis le vieux Roland de Lassus, ne l’a jamais éprouvé avec cette intensité[3]. » M. Boschot aussi reconnaît dans la musique du Requiem l’effroi que donne, devant la plénitude même de la vie, la certitude qu’elle est vaine, périssable tout entière et pour jamais. « Sentiment sincère chez Berlioz, conclut-il à son tour, sentiment profond, obsédant. Dès que le trouble de la jeunesse ne l’enivrera plus, c’est lui, c’est presque lui seul, dont il s’abreuvera douloureusement pendant le long crépuscule de sa précoce lassitude. Aussi toutes les pages de cette Messe des Morts, dans leur véhémence, dans leur truculence romantique et dans leurs diligentes combinaisons pour l’effet, restent vivantes : on y respire l’âme tumultueuse et le génie sincère, spontané (jusque dans ses artifices) d’Hector Berlioz. »

Hector Berlioz, et lui tout entier, non seulement avec son imagination poétique et musicale, mais avec les souvenirs les plus réels, les plus « vécus » de sa jeunesse, inspire encore la symphonie dramatique de Roméo et Juliette. Il ne commença de l’écrire qu’en 1839, Mais depuis douze années il la portait en lui. Dès 1827, il rêvait de mettre en musique Faust ou Roméo. Dans Shakspeare et dans Goethe il avait rencontré non seulement les plus grands des poètes, mais ses « muets confidens » et, — le terme est à noter, — « les explicateurs de sa vie. » Huit scènes de Faust, esquisse de la Damnation future et lointaine encore, datent de 1828. Le dessein d’un Roméo et Juliette, sur « un plan vaste et neuf, » est de la même année. « Juliette, sa Juliette, il l’avait vue, dès l’apparition d’Henriette Smithson, dans les bras de divers Roméo. Il l’avait entendue lui dicter les accords les plus sépulcraux, lorsqu’il lui avait fallu, logiste à l’Institut, et aspirant à la « palme académique, » faire mourir la Cléopâtre d’une scène de concours. A Florence, tandis que, dans une sorte de délire romantico-shakspearien, il suivait les convois funèbres et se plaisait à toucher la main à peine refroidie des jeunes mortes, n’est-ce point encore Juliette qui recevait ses macabres hommages ? Quelques mois après, il envoyait de la Villa Médicis à la Revue européenne une véritable ébauche du scenario que, dix-sept ans plus tard, il devait prier le poète Emile Deschamps de tirer pour lui du drame de Shakspeare. Et c’est ainsi que pour matière, ou pour idéal, de son œuvre, de son chef-d’œuvre peut-être, Berlioz encore une fois et tout naturellement, par la pente seule de son génie prit ses propres émotions, et sa vie, et son âme elle-même.

Ce rapport constant de l’homme et de la vie, M Boschot en a constamment, et sans les disjoindre, étudié les deux termes. Nous l’avons déjà dit, la biographie de Berlioz occupe ici la plus grande place, à la fois si grande et si remplie, que rien désormais ne semble pouvoir s’y ajouter encore. Secrets de souffrance, de tristesse et de désespoir, secrets de misère morale et matérielle même, secrets de passion, et de passions diverses, d’ambition et d’amour, de tous les amours : les uns poétiques, chimériques même, comme celui d’Henriette Smithson, et bientôt flétris, les autres, — tels que celui de Marie Recio, vulgaires, cruels et funestes, — quand nous achevons un tel livre, il n’y a plus de secrets pour nous en cette vie de Berlioz, la plus romanesque et la plus romantique sans doute que jamais un grand musicien de France ait vécue et qu’un historien de la musique en France ait racontée.

Quant à l’œuvre, quant à la musique en soi, l’écrivain s’excuse en quelque sorte de l’analyser. Et même s’il en faut croire certaine déclaration consignée en son premier volume et rappelée dans le second, il ne s’est permis d’analyser la musique de Berlioz, que parce qu’elle n’est pas de la pure musique. Celle-ci, « on la joue entre artistes et pour soi, à la rigueur on la commente, la partition en mains ou au piano ; autrement on se tait. Elle est la musique, elle parle sa langue et elle la parle avec le génie des maîtres : cette musique, il n’y a qu’à l’écouter.

« Mais la musique de Berlioz, le plus souvent, est tout autre. Elle contient beaucoup de littérature, de psychologie, de drame, et elle est une évocation pittoresque. Or tout cela est aussi du domaine du verbe. Ce que cette musique suggère avec des sons, on peut essayer, tout au moins, d’en rendre compte avec des mots[4]. »

Aujourd’hui encore, nous renvoyant à ses avis, à ses avertissemens d’hier, l’auteur, à peu près dans les mêmes termes et parlant d’Harold, nous dit : « Dans cette analyse de musique comme dans les autres, je m’efforce uniquement de compléter le portrait de Berlioz. D’après l’ensemble des documens, j’essaie de montrer, dans sa musique, Berlioz même. Et en effet elle le reflète. Cette analyse est exacte, méticuleuse, mais non technique. »

Pour un peu, M. Boschot penserait comme M. Jules Lemaître, lequel disait un jour à certain critique musical de ses amis, et des nôtres : « La critique musicale m’a toujours paru l’une des inventions les plus folles de l’humanité civilisée. » Peut-être. Tâchons alors que ce soit une belle folie, ingénieuse du moins, avec des intervalles lucides. En tout cas, il semble bien que M. Boschot se défie et se défende trop. L’historien calomnie en lui le critique. Celui-ci plus d’une fois, dans ce volume comme dans le précédent, parle excellemment de musique, et rien que de musique. Entre les sons et les mots, il sait, — et c’est là le meilleur de notre art, — découvrir les rapports et les correspondances. Je reconnais avec lui que la musique de Berlioz offre pour cette découverte des facilités particulières. « Il (Berlioz) ne conçoit pas la musique sans la mêler à un drame ou la situer dans un décor pittoresque ; une symphonie, pour Berlioz, est le reflet mélodique des émotions d’un personnage, et celui-ci presque toujours est Berlioz même. » Si nous citons ces lignes, où M. Boschot définit une fois de plus un des aspects, et non le moindre, du génie de Berlioz, on nous répondra peut-être, — et l’auteur tout le premier — que justement la littérature et la musique se partagent encore cette définition. Soit. Alors nous choisirons un autre exemple, et ce sera le suivant. Parlant d’un morceau du Requiem, l’auteur nous explique pourquoi la logique ou le développement y a moins de part que la variété et la fantaisie : « Cet imprévu est naturel au musicien romantique : Berlioz s’occupe moins de suivre la logique musicale, que de dramatiser et d’illustrer les paroles d’un texte grâce à des effets sonores. L’enchaînement, la suite, la logique d’un texte littéraire sont d’un autre ordre, d’une autre nature que l’enchaînement, la suite, la logique delà musique ; l’ordre musical, Berlioz le règle volontiers sur l’ordre littéraire. D’où l’imprévu de ses épisodes. Musicalement, ils sont étrangers, puisqu’ils ne sont pas d’une genèse musicale ; mais, issus du texte, le génie littéraire, dramatique et pittoresque de Berlioz les accueille avec joie. »

Pour le coup, il s’agit bien ici de musique, d’un élément de la musique de Berlioz, et, le trouvant uni comme toujours à l’élément littéraire, c’est en musicien, parlant pour des musiciens, que le critique, avec beaucoup de finesse, a su l’en distinguer.

En musicien aussi, M. Boschot analyse la musique, et rien qu’elle, du scherzo de la reine Mab, dans Roméo et Juliette. Il signale, fort judicieusement, la disposition, le partage, presque classique et beethovenien, du morceau. Très juste encore, à propos de cette page et toujours dans l’ordre de la musique pure, la mention du contraste ou plutôt de la conciliation entre la ténuité presque imperceptible des sons et le nombre considérable, — plus que l’orchestre de Beethoven et de Weber, — des élémens ou des forces sonores.

Que si quelqu’un s’étonne et peut-être regrette que dans Roméo, dans cette œuvre où des chœurs et des solistes chantent, les personnages principaux soient les seuls à ne point chanter, M. Boschot répond, en les faisant siennes, par les raisons que Berlioz a lui-même et le premier, données : « Si, dans les scènes célèbres du jardin et du cimetière, le dialogue des deux amans, les apartés de Juliette et les élans passionnés de Roméo ne sont pas chantés, si enfin les duos d’amour et de désespoir sont confiés à l’orchestre, les raisons en sont nombreuses et faciles à saisir… Les duos de cette nature ayant été traités mille fois vocalement et par les plus grands maîtres, il était prudent autant que curieux de tenter un autre mode d’expression. La sublimité même de cet amour en rendait la peinture si dangereuse pour le musicien, qu’il a dû donner à sa fantaisie une latitude que le sens positif des paroles chantées ne lui eût pas laissée, et recourir à la langue instrumentale, langue plus riche, plus variée, moins arrêtée, et, par son vague même, incomparablement plus puissante en pareil cas. »

Quoi qu’en puisse dire Berlioz, — et l’événement, au début du moins, l’a bien fait voir, — de semblables raisons n’étaient pas alors si « faciles à saisir. » Elles le sont devenues. Mais une chose est certaine, c’est qu’elles étaient, qu’elles sont dépure musique. M. Boschot, les reprenant à son compte, les expose, les approuve comme telles, comme étant à l’honneur de la musique pure, de la symphonie, dont elles semblent annoncer, dans un sujet dramatique, et presque au théâtre déjà, l’avènement et le règne futur.

A cet aperçu du rôle de Berlioz dans le progrès, — ou l’évolution, — de l’art, M. Boschot ajoute çà et là, pour finir, des vues plus générales encore. « Pages sans doute immortelles, » écrit-il des plus belles pages de Roméo et Juliette, « et si l’on essaie de les situer dans l’histoire de la musique symphonique, on ne peut se défendre contre l’émotion : dès 1839, dans ce Paris qui est l’une des capitales de l’art, et qui fut souvent la première, elles ouvraient à la musique une carrière inconnue. »

Un ami de Berlioz, et qui fut un de ses prophètes, un de ses apôtres, saluait en ces termes l’apparition de Roméo : « Que faire dans la symphonie après Haydn, après Mozart, après Beethoven ?… Berlioz a fait autrement… Obéissant instinctivement à cette force des choses qui, dans chaque ordre d’idées, entraîne tout élément à son but, il a trouvé le moyen défaire embrasser le drame lyrique et la symphonie dans une magnifique unité et de leur faire contracter une alliance intime… La symphonie et le drame ne demandaient pas mieux. »

Souscrivant à ces anciennes conclusions, et pour conclure lui-même, l’écrivain moderne ajoute : « Par ces mots, Joseph d’Ortigue, mystique et avisé, critique et intuitif, n’était pas loin de définir le rôle de Berlioz dans l’histoire de la musique : servir, par son génie de l’expression orchestrale, à cette fusion du drame et de la symphonie, d’où sont sortis, avant la fin du XIXe siècle, le drame lyrique wagnérien et le poème symphonique. »

A la seule condition de renverser l’ordre des deux derniers termes et de donner le pas au poème symphonique, il est difficile de mieux dire, de mieux déterminer, en les rectifiant, les positions respectives, au moins suivant le temps, de Wagner et de Berlioz, dans le grand mouvement appelé trop souvent, d’un seul nom, le mouvement wagnérien.

Mais décidément, à la fin du volume, le biographe reprend la parole au critique. Ne nous en plaignons pas, s’il parle avec éloquence. En l’abandonnant (pour le retrouver bientôt) sur le seuil de la quarantième année, à la veille des pires épreuves et vraiment au bord de l’abîme, voici comment l’historien prend congé de son héros : « Méconnu, laissé à ses seules ressources de symphoniste sans public… il va se consumer, impuissant, « spleenétique, » mais toujours actif, ingénieux et plus tenace que l’adversité.

« Seul contre tous, seul contre tout.

« Dans les relâches passagers de ce long combat qu’il soutiendra en France et en Allemagne, en Autriche, en Russie, en Angleterre, il commencera la Nonne sanglante et l’abandonnera ; sa Damnation de Faust, montée par lui, il la verra tomber et le ruiner ; ses Troyens, il ne pourra même pas les faire jouer à l’Opéra. Quant à ses succès éphémères, quelle joie même lui donneront-ils ?… La désespérance, chaque jour, l’étreindra davantage…

« Abandonné de tous, se survivant à soi-même et à son génie ; cœur déchiré, saignant, mais toujours aspirant à l’amour et au rêve, il ne pourra plus que se bercer et s’engourdir, avec désespoir, dans l’illusion d’un amour impossible, pauvre cœur de vieillard, ou plutôt d’artiste à jamais jeune, de poète, qui se caresse encore dans les mirages de son adolescence.

« Lutte sans merci, héroïque et désespérée ; œuvres qui sont le volontaire aboutissement de toute une vie de recherches inquiètes ; maturité vouée à la tristesse ; vieillesse enveloppée d’une ombre sans cesse plus tragique aux approches de la mort, voilà ce que nous montrerons dans notre dernier volume, le Crépuscule d’un romantique. »

Au début de son étude, il y a quatre ans de cela, M. Romain Rolland écrivait : « Il semblera un paradoxe de dire qu’aucun musicien n’est plus mal connu que Berlioz. » Ce sera bien plus qu’un paradoxe : une erreur, et une injustice, quand un ouvrage comme celui de M. Boschot sera terminé.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Un romantique sous Louis-Philippe. — Hector Berlioz (1831-1842), d’après de nombreux documens inédits, par M. Adolphe Boschot, 1 vol. in-18 ; Plon. 1908.
  2. Musiciens d’aujourd’hui (Hachette, 1908).
  3. Musiciens d’aujourd’hui (Berlioz).
  4. La Jeunesse d’un romantique, p. 400 et 401 (noté).