Revue musicale - Les Sonates pour piano de Beethoven et M. Edouard Risler

Revue musicale - Les Sonates pour piano de Beethoven et M. Edouard Risler
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 216-228).
REVUE MUSICALE

LES SONATES POUR PIANO DE BEETHOVEN ET M. EDOUARD RISLER

« Toujours du Beethoven, mais longuement cette fois, et tout ce qui te viendra. » Taine parlait un soir de la sorte à son ami Wilhelm le musicien[1]. Neuf fois, et non point une seule, chaque samedi, de la fin d’octobre à la fin de décembre dernier, M. Edouard Risler nous a joué du Beethoven, toujours du Beethoven. Et ce qui lui « vint, » à l’admirable artiste, au cours d’une saison qui n’avait pas encore eu parmi nous sa pareille, ce ne fut rien moins que l’œuvre de piano presque tout entier, les trente-deux sonates du maître.

Neuf soirées, consacrées à un seul musicien, par un seul interprète ! Il n’y a que Beethoven pour mériter, j’allais dire pour supporter un tel hommage. Il n’y a que M. Risler aujourd’hui pour le lui rendre. Un public heureusement s’est trouvé, chaque fois plus nombreux, plus attentif et plus ému, pour y participer et pour y applaudir.

Sans une défaillance, bien plus, avec une force, une inspiration toujours croissante, M. Risler a soutenu jusqu’au bout sa magnifique et redoutable entreprise. Les premières notes de la première sonate, résonnant sous ses doigts, avaient été pour nous le signal d’un long espoir et le gage d’une joie infinie. Elles ne mentaient pas et la suite a justifié leurs promesses. Assurément on attendait de M. Risler autant d’éclat et de puissance, de profondeur et de mystère dans les grandes sonates ; peut-être moins de charme et de poésie, moins d’ingénuité, d’originalité dans les autres, dont il nous a véritablement révélé plus d’une. Oh ! les belles veillées que furent ces neuf samedis beethovéniens ! Et pour leurs lendemains, quels trésors de pensée, d’émotion, de résolution et de volonté même, n’ont-ils pas fournis à nos loisirs du dimanche !

Nous ne pouvons que répéter de l’interprétation de M. Risler ce que nous en avons dit souvent. Aucun talent n’est mieux approprié, plus adéquat au génie de Beethoven, parce que nul autre ne réunit au même degré la raison et le sentiment, l’intelligence et la passion, les deux élémens dont l’équilibre est Beethoven lui-même et tout entier. L’esprit et l’âme ; c’est à l’un autant qu’à l’autre que Beethoven éclate et que M. Risler le fait éclater. Par la discipline et la liberté, par un lyrisme en quelque sorte classique, par l’accord de la règle avec la fantaisie, M. Risler est pareil à ces justes, dont un livre saint a dit qu’ils marchent dans la loi du Seigneur : « Ambulant in lege Domini. » Ils sont dans la loi ; mais ils n’y sont point immobiles. Elle les environne toujours ; elle ne les contraint et ne les opprime jamais. Un autre livre, profane celui-là, — c’est un roman de Cherbuliez, — nous apprend que « s’il est beau d’être un héros, il ne l’est pas moins d’être une conscience. » Beethoven a été l’un et l’autre. Pour le traduire, il convient de lui ressembler. Plus on entend M. Risler, plus on doute s’il faut admirer davantage ce qu’il y a dans son talent de souvent héroïque, ou de toujours consciencieux.


Parmi les diverses beautés qui composent la beauté pour ainsi dire intégrale des sonates de Beethoven, il en est qui leur sont communes avec les quatuors et les symphonies. Il y en a d’autres qui leur sont particulières, et que nous voudrions indiquer ou rappeler d’abord. Chefs-d’œuvre les plus intimes du maître, les sonates sont aussi ses chefs-d’œuvre les plus uns ; ses chefs-d’œuvre enfin les plus personnels, étant les seuls dont il ait lui-même été l’interprète. Beethoven a joué les sonates de Beethoven, et cela — je ne les entends jamais sans y songer — les fait plus étroitement, plus chèrement siennes. Beethoven fut, paraît-il, un grand pianiste, un maître de la technique, bien qu’il n’appartint pas, si nous l’en croyons lui-même, à l’école des virtuoses qui ne manquent jamais une touche. Peu de temps après son arrivée à Vienne (en 1792,) il joua ses trois premières sonates (op. 2) devant « M. Joseph Haydn, docteur en musique, » à qui il les avait dédiées en ces termes. C’était dans l’un des concerts donnés tous les vendredis par le prince Lichnowsky, lequel avait aimé, protège Mozart et devait être aussi l’hôte de Beethoven quelque temps et son ami toujours. Mais bientôt l’horrible infirmité commença de se faire sentir. Les mains de Beethoven cessèrent d’être harmonieuses. Le bruit, le bruit sublime, que lui avait fait sa jeunesse, s’éteignit par degrés et pour jamais. De son propre génie il ne se rendit plus lui-même à lui-même témoignage. Il joua pour la dernière fois devant le public en 1814. L’année suivante, il était incapable d’accompagner un lied. « Un voyageur anglais, Russell, qui le vit au piano vers 1825, a rapporté que lorsqu’il voulait jouer doucement, les touches ne résonnaient pas et que c’était saisissant de suivre, dans ce silence, l’émotion qui l’animait, sur sa figure et sur ses doigts crispés[2]. »

Personnelles par rapport à Beethoven, ses sonates le sont aussi par rapport à nous, pourvu seulement que nous ne soyons pas trop nombreux à les écouter. Plus que les symphonies, plus que les quatuors peut-être, elles haïssent le profanum vulgus et l’écartent. Elles commandent l’attention et le recueillement. Elles ressemblent moins à des panégyriques ou à des oraisons funèbres, qu’à des méditations ou à des élévations sur les mystères. Elles ont besoin de l’intimité, sinon du tête-à-tête. Pour que leur génie ombrageux s’effarouche, il suffit, — nous en fûmes témoin, — du bruit que font, en tournant les pages, les auditeurs trop ou trop peu musiciens pour se contenter d’entendre, et qui « suivent » sur la partition. Beethoven sans doute a pensé de ses sonates ce que Mozart n’a peut-être pas dit, mais aurait pu dire de son Don Juan : qu’il était bon pour lui-même et pour ses amis. En écoutant les sonates, chacun de nous se croit l’ami de Beethoven, appelé parle maître, sublime autant que jamais et comme jamais familier, à la faveur de ses plus secrètes confidences.

Enfin, tandis que la symphonie est admirable à cause de la pluralité des élémens qui la composent et qu’elle doit rassembler, c’est l’unité qui fait de la sonate une égale merveille ; l’unité, que dans la symphonie le chef d’orchestre établit, ’mais qui préexiste dans la sonate par définition même et par nature. Chacune ainsi découvre un des deux aspects, manifeste une des deux lois de la vie. L’une est le chef-d’œuvre solidaire, l’autre solitaire, du même art et du même génie.

Faut-il regretter que la sonate soit privée de la multiplicité des instrumens et des interprètes ? Ou bien doit-on se féliciter qu’elle en soit affranchie ? Gagne-t-elle en personnalité plus qu’elle ne perd en variété, en étendue et en puissance ? Nous n’en déciderons pas. Aussi bien les maîtres ont montré qu’ils aimaient également d’être servis tantôt par des serviteurs unanimes, tantôt par un unique serviteur. Tout ce que nous pouvons et même ce que nous devons assurer, parce que cela nous est plus que jamais sensible aujourd’hui, c’est qu’en face de la symphonie et du principe du nombre, il est bon que la sonate rétablisse et relève le principe de l’individu. Par là, dans les jours où nous sommes, elle nous apparaît comme la forme, ou le genre musical, qui nous donne l’exemple le plus salutaire et la plus nécessaire leçon.

Leibniz disait : « Il y a de la géométrie partout. » Oui, même dans la musique, et non seulement dans la musique d’un Bach, mais dans celle, infiniment plus libre, d’un Beethoven. Les trente-deux sonates forment un répertoire, ou mieux un trésor de lignes et de figures, animées et vivantes, que pas un autre n’égale pour l’abondance et la variété. Il semble que Beethoven, écrivant pour le piano seul, se soit juré de racheter l’absence ou du moins la monotonie du timbre, cette couleur du son, par la richesse et la diversité du dessin.

Il y a merveilleusement réussi. Rappelez-vous la première phrase du premier morceau de la première sonate op. 2 (en fa mineur) ; comme elle monte, comme elle file et pointe tout droit. Telle autre (début du premier allegro de la première sonate op. 10, en ut mineur) s’élance aussi, mais en se brisant, en formant des angles pareils aux carreaux de la foudre. Les thèmes de ce genre, de cette forme et de ce mouvement, dévorent en quelque sorte l’espace. D’autres, au lieu de se déployer, se resserrent et se réduisent. Un intervalle étroit les enferme ; des inflexions modérées n’altèrent ou ne rompent qu’à peine leur ligne à peine sinueuse, aussi pure, aussi calme que celle de l’horizon. Le premier motif de l’adagio de la sonate en ut dièse mineur (dédiée à Juliette Guicciardi) fournirait un exemple, fameux entre tous, d’une mélodie bornée en son cours ou, pour employer le mot technique, en son ambitus, et pourtant infinie par le sentiment et par la beauté.

D’autres thèmes, tout différens, et même contraires, semblent tracer dans l’air des courbes et des cercles parfaits. Ils font penser à celui dont parle Dante :


Cosi la circulata melodia
Si sigillava


Relisez les trois finales de la sonate en la bémol op. 26 (après la marche funèbre), de la sonate op. 31 n° 2 en ré mineur et de la sonate en fa majeur op. 54. Le premier descend, tandis que le dernier monte ; le second se meut en quelque sorte sur place. Mais, tous les trois, ils s’enroulent et se déroulent en volutes sans fin. Littéralement ils nous environnent et nous enlacent. Aussi bien, la forme circulaire n’est pas seulement le fait ou le caractère d’une phrase : elle peut l’être d’un morceau tout entier, et le rondo se reconnaît précisément au tour, ou au tournant de la mélodie, a son contour et à son retour. Un romancier nous assurait naguère, avec un peu de subtilité, que « le bonheur est rond. » Si l’on ne craignait de raffiner davantage encore et de pousser trop avant la comparaison des idées ou des sentimens avec les lignes ou les formes, on serait tenté d’expliquer par cette analogie ou ce rapport, l’éthos aimable, et pour ainsi dire heureux, des rondos.

Les moindres figures, — j’entends les moins étendues, — peuvent avoir, dans la musique de Beethoven, la plus grande importance. Un commentateur éminent des sonates a très bien montré, dans l’op. 106, la place et le rôle d’une simple tierce, et comment, sur un intervalle aussi étroit, une œuvre aussi colossale est fondée et porte en quelque façon tout entière[3].

Cette géométrie sonore tantôt se réduit ainsi à un trait unique et très bref ; tantôt elle se développe au contraire et se complique à plaisir. « Con alcune licenze. » C’est en ces termes que la grande et terrible fugue par où finit l’op. 106, s’intitule et semble, d’avance, s’excuser. Mais à ces « quelques licences » Beethoven a mêlé certaines rigueurs, qui ne sont peut-être pas moins admirables. Un épisode, entre autres, me paraît un prodige à la fois de scolastique et d’inspiration, de métier, ou de facture, et de génie. C’est un chef-d’œuvre du genre connu sous le nom, barbare mais expressif, de canon cancrizans ou « à l’écrevisse, » parce que le thème y revient à reculons. Le tour de force, ou d’adresse, est extraordinaire. Il est particulier à la musique. Elle seule peut l’exécuter. Seule de tous les arts, elle est capable de reprendre ou de remonter à rebours toute une série d’élémens, et, renversant l’ordre primitif, d’en créer un autre, contraire, également logique, également harmonieux. Mais il y a plus encore ici. Dans les grandes lignes de la polyphonie, d’autres, qui s’y rapportent, viennent s’inscrire. De ces forces conjointes ou conjuguées, naissent et renaissent constamment des formes vraiment vivantes. Elles se meuvent dans l’espace. Les sons alors deviennent visibles. On croit regarder autant qu’on écoute. On comprend le mot de Grillparzer : « Oreille, œil de l’âme, » et ce que peut être cette transformation ou plutôt cet échange de perceptions, qui s’appelle, je crois, d’un vilain nom scientifique, « le vicarisme » des sens.

Force des sons, force de l’âme. Devant tout chef-d’œuvre musical, il faut en revenir aux deux termes, dont le rapport est la musique même. Mais l’une et l’autre force, telle que la possède et l’exerce le Beethoven des sonates pour piano, qui la saura définir ? Qui dénombrera les élémens dont elle est composée ?

La force des sons d’abord, — et nous prenons le mot de force au sens le plus général, — est ici partout. L’évolution du genre même de la sonate et celle de certaines formes comme les variations ou la fugue ; le rythme, la mélodie, et celle-ci non seulement en soi mais plus encore dans son progrès et son développement ; la modulation, la tonalité, chacun de ces points fournirait sans peine un chapitre au livre qu’on pourrait écrire sur ce sujet : De la musicalité des sonates de Beethoven.

Rien que dans l’ordre du rythme, il semble bien que Beethoven ait été le plus grand de tous les musiciens. Il est vraiment le maître de l’heure. Le domaine par excellence de la musique : le temps, nul autre n’en a disposé, nul autre ne l’a divisé comme lui. Sublime quelquefois par la fougue et la violence, par la passion, la fantaisie et les ruptures soudaines, le rythme beethovénien peut l’être aussi par l’égalité, par le calme et par la paix.

Quant à la mélodie de Beethoven, en des jours comme les nôtres, où la musique menace de s’évanouir et de se dissoudre, on n’en vantera jamais trop la précision et le relief, le contour arrêté, ferme et plastique. Après l’avoir cherchée, approchée avec une peine, une angoisse même dont ses carnets d’esquisses nous rendent témoignage, lorsque Beethoven enfin a saisi son idée et la possède, il nous l’expose, il nous l’impose tout de suite et pour toujours. A nous désormais, comme à lui-même, elle ne saurait plus échapper. Très vaste parfois, et de longue portée, elle remplit des mesures, des lignes entières. D’autres fois, quelques notes suffisent à la constituer. Mais, pour être plus courte, elle n’en est pas plus vague. Deux notes de Beethoven, oui, rien que deux, peuvent être un chant. Elles chantent déjà, les deux notes que Beethoven ajouta comme un parvis sonore, ou plutôt comme je ne sais quelles propylées mystérieuses et sombres, au seuil de la cantilène infinie qu’est l’adagio de l’op. 106. Dans les sonates, fût-ce dans les dernières, on ne trouverait peut-être pas un seul thème dont le début ne fixe le caractère général, dont l’ébauche ou l’amorce ne nous annonce ce qu’il sera dans sa plénitude et dans sa perfection.

Elle est admirable, la mélodie de Beethoven, quand, ayant fait choix d’un ton, fût-ce le plus simple, elle s’y attache et pour ainsi dire s’y enferme. Le ton d’ut naturel majeur domine le finale de l’Aurore et l’arietta de l’op. 111. Il répand sur l’un et sur l’autre son égale et pure clarté. Mais la mélodie de Beethoven est admirable encore quand, avec des soins et comme des précautions infinies, ou, tout au contraire, avec une soudaineté qui nous saisit, elle s’échappe et franchit quelques degrés de la gamme, cette échelle aussi mystérieuse et divine que celle que le patriarche vit en songe. Ainsi Beethoven nous fait goûter tour à tour le charme de ce qui passe et de ce qui demeure, la beauté des deux ordres ou des deux principes, celui de la modulation et celui de la tonalité.

Autant que dans son propre fonds et dans son être même, si ce n’est davantage, le caractère et la valeur éminente de la mélodie de Beethoven consiste dans son développement. Belle tout de suite, elle devient encore plus belle. Cette cause a des effets qui la dépassent et la débordent. Un thème de Beethoven possède une vertu sans pareille d’expansion et de progrès. Et voilà le don, le privilège qui fait de Beethoven, — du Beethoven même des sonates, — le premier de tous les symphonistes. Plus grand que Bach à cet égard par la passion, il est plus grand que Wagner, par l’ampleur et la liberté, parce que jamais les nécessités théâtrales de l’action et de la parole n’entravent ou ne réduisent l’évolution de sa pensée.

De cette pensée, il n’y a pas un fragment, pas une parcelle qui ne soit féconde. Ici tout est organique, animé ; tout possède la vie et la communique. Trois notes (comme dans le premier allegro de la sonate des Adieux ; moins encore : un accent, un ictus rythmique (sonate op. 90, en mi mineur), cet atome, ce rien suffit au musicien pour qu’il en tire un monde. Enfin, l’esprit ou le génie mélodique s’unissant toujours chez Beethoven à celui de la symphonie, il peut arriver (par exemple dans l’andante varié de la sonate op. 109) que la première variation d’un thème ou d’un chant soit un nouveau chant elle-même, similaire et supérieur à la fois, aussi mélodique que la mélodie originale, mais plus lyrique et plus sublime encore.

Quel génie a jamais, comme celui-là, concilié les contraires et frappé quelquefois ensemble les deux pôles de l’art ? En appellerons-nous du Beethoven qui développe sa pensée au Beethoven qui la brise ? Qui choisirait, — s’il fallait choisir, — entre la magnifique ordonnance de tel ou tel allegro et l’égarement suprême de cet arioso dolente (op. 110) où la mélodie épuisée et haletante s’interrompt à chaque mesure et tombe sur chaque temps d’une chute toujours plus lourde et plus douloureuse.

Alors même que Beethoven se tait, nous pouvons, nous devons l’écouter encore. Musicales en tout, les sonates le sont jusque dans le silence, par le silence ; à la manière, — muette aussi quelquefois, — de l’ouverture de Coriolan et de la marche funèbre de l’Héroïque. Le commentateur que nous citions plus haut[4] avait bien raison d’écrire à son élève, à propos du Largo de la sonate en mi bémol op. 7 : « Observez quels admirables, merveilleux silences Beethoven a composés. » Il importe beaucoup de ne les point abréger. M. Risler a compris cela comme le reste. Il n’ignore pas ce que Wagner a fait dire à Beethoven des points d’orgue qui coupent les premières mesures de la symphonie en ut mineur : « Tenez mon point d’orgue longuement et terriblement. Je n’ai pas écrit des points d’orgue par plaisanterie ou par embarras, comme pour avoir le temps de réfléchir à ce qui suit… Alors la vie du son doit être aspirée jusqu’à extinction. Alors j’arrête les vagues de mon océan et je laisse voir jusqu’au fond de ses abîmes ; ou je suspends le vol des nuages, je sépare les brouillards confus, je fais apparaître aux regards le ciel pur et azuré, je laisse pénétrer jusque dans l’œil rayonnant du soleil. Voilà pourquoi je mets des points d’orgue[5]. »

Au cours des trente années entre lesquelles ses trente-deux sonates se répartissent, Beethoven a tout accru, tout dilaté ; non seulement sa pensée mélodique, mais telle ou telle forme particulière : le menuet, dont il a fait le scherzo, la fugue, les variations, le récitatif et, plus généralement, le genre et les dimensions de la sonate elle-même.

Il est fort remarquable que les cinq dernières sonates contiennent trois grandes fugues, dont l’une, colossale, celle de l’op. 106, et deux thèmes variés, dont le dernier ‘morceau de la toute dernière sonate, la fameuse arietta. (C’est de ce diminutif modeste, peut-être légèrement ironique, que se nomme l’immense et suprême chef-d’œuvre qui sert à tous les autres de conclusion ou d’apothéose.) Beethoven a donné lui-même la raison de son retour aux formes scolastiques du passé. « Faire une fugue, disait-il en ses dernières années, cela n’a rien d’artistique. J’en ai composé par douzaines au temps de mes études. Mais la fantaisie a ses droits tout de même et désormais, dans la vieille forme traditionnelle, j’ai résolu d’introduire un élément de nouveauté et de poésie. »

Il a tenu sa résolution. Dans son admirable édition critique des sonates, Hans de Bülow écrit très justement : « La fugue est pour Beethoven ce que la musique en général est pour les poèmes dramatiques de Richard Wagner ; non le but, mais le dernier et suprême moyen dans la gradation expressive. De là le caractère passionné, en quelque sorte électrique, de la fugue beethovénienne. Il n’a rien à voir avec la beauté formelle, objective, purement classique, de la fugue de Bach, laquelle n’a d’autre fin qu’elle-même. »

Cela n’est pas moins vrai de la variation que de la fugue. La variation elle aussi, — l’andante de l’op. 109 et l’arietta de l’op. 111 en témoignent, — la variation a reçu de Beethoven un surcroît prodigieux de poésie et de lyrisme, d’expression, de pathétique et de vie. Par un dernier coup de génie, l’une et l’autre forme, l’un et l’autre genre musical ont été portés, élevés ensemble de l’ordre de la raison et de l’esprit, à l’ordre de la passion et de l’âme.

Du récitatif aussi, du récitatif de piano, qu’a fait le Beethoven des sonates ! Ou plutôt que n’en a-t-il pas fait ! Bach et Mozart en avaient donné des exemples (Fantaisie chromatique, variations sur le thème d’Une fièvre brûlante). Beethoven en a créé les chefs-d’œuvre (sonate op. 31 n° 2, en mineur ; sonate en la bémol op. 110). Ici le génie du maître brise les dernières entraves. En s’échappant hors de la mesure, on dirait qu’il s’est affranchi même du temps, que pour lui désormais rien ne limite ni ne partage. Ivre de sa liberté et de sa fantaisie, il plane, — un moment au moins, — dans l’infini de la durée.

Il y a plus, et de tels passages possèdent un autre caractère. Comme l’arioso, peut-être encore davantage, le récitatif instrumental de Beethoven (soit ici, soit au début du finale de la symphonie avec chœur) manifeste une tendance, une aspiration de la musique à la parole. Envieuses de la vertu des mots, et pour essayer d’y atteindre, les notes n’hésitent pas à réduire, si ce n’est à sacrifier la mélodie et la mesure, ces deux élémens de leur propre vertu. Le récitatif de Beethoven exprime — et ce n’est pas sa moindre beauté — le désir ou le rêve de cette impossible métamorphose. Il est le témoin et l’interprète des sons qui voudraient ressembler au verbe et se transformer en lui.

Autant que telle ou telle forme particulière, c’est la sonate elle-même que Beethoven a renouvelée et affranchie. Non pas que son évolution à cet égard et dans ce genre ait eu rien de systématique et de rigoureux. Il ne l’opéra point sans des retours, ou des regards en arrière, vers la tradition de ses devanciers et l’idéal de sa jeunesse. A des sonates qu’on peut déjà qualifier d’avancées, d’autres, tout autres, succèdent, qui, sans les désavouer, les tempèrent en quelque sorte et nous délassent. Au nombre comme à l’ordre classique des morceaux ou des mouvemens, vous croyez que Beethoven a renoncé pour jamais ; soudain vous le voyez y revenir et s’y soumettre. Il n’y a de certain que ceci : dans les toutes dernières sonates, suivant une méthode contraire à celle qu’il a pratiquée en ses derniers quatuors, le maître réduit généralement le nombre des morceaux. Mais, en revanche, comme il en accroît l’étendue et la profondeur ! Un vers de Heredia, l’un des derniers et des plus magnifiques du poète, exprimerait assez bien l’émotion et l’espèce d’émoi sacré où nous jettent les immenses poèmes sonores :


La divine terreur de l’ordre et de la force.


La force, l’auditeur des sonates suprêmes la reconnaît et la subit tout de suite. L’ordre est plus long à se révéler. Avant de le comprendre, il faut commencer par y croire. Il convient d’aborder les derniers chefs-d’œuvre de Beethoven avec un désir ardent et sincère, avec un cœur soumis et religieux. Alors, par degrés, leur infini se découvre. Alors l’idée, invisible d’abord, mais partout présente, rayonne sous les ornemens et les voiles, à travers la polyphonie des fugues et des variations. Alors nous pouvons enfin porter la vérité tout entière et, pour nous, en nous, suivant une parole sainte, l’intelligence est le fruit de la foi.

Beauté linéaire, beauté sonore, la beauté morale des sonates de Beethoven achève, couronne toutes leurs autres beautés. Et les mots de beauté morale veulent dire ici beaucoup de choses.

Ils rappellent premièrement que la musique instrumentale nous offre de la pensée, ou de la passion, la représentation la plus générale et la plus indépendante. Seule de tous les arts, elle « exprime les sentimens sans leur donner d’application directe, sans les revêtir de l’allégorie des faits narrés par le poème, des conflits figurés sur le théâtre par les personnages du drame et leurs impulsions. Elle fait briller et chatoyer les passions dans leur essence même… Elle les dépouille de la gangue des circonstances… Elle abstrait les émotions qu’elle chante de toute donnée positive, en ne leur assignant pas de cause, pas d’effet, en ne les dépeignant que dans le flamboiement de leur force virtuelle[6]. »

Sans doute, entre tous les chefs-d’œuvre de la « musique pure, » les sonates de Beethoven possèdent le pouvoir de généraliser et d’abstraire. Pourtant, celui qui les écoute ne peut s’empêcher de songer à Beethoven lui-même, à sa vie et à son destin, à l’idée ou à l’idéal qu’il se formait de son art. Sous des réserves et des distinctions que le temps nous manque de formuler ici, nous savons qu’il donnait volontiers un sujet à sa musique ; bien plus, qu’il en était, qu’il s’en faisait lui-même, avec ses joies et ses douleurs, ses amitiés et ses amours, ses luttes et ses victoires, avec toute son âme enfin, le sujet, ou plutôt le héros. Alors, au sein des chefs-d’œuvre de Beethoven, nous voyons Beethoven en personne apparaître. Le style vraiment devient l’homme ; il nous le révèle, nous le livre, et notre émotion s’accroît de sa précision même, quand nous sentons, quand nous croyons voir le génie du maître se cristalliser ou s’incarner en lui.

« Beauté morale » avons-nous dit ; c’est-à-dire encore beauté surtout intérieure et, selon l’épigraphe de la symphonie Pastorale elle-même, Mehr Ausdruck als Malerei, expression plutôt que description. Dans les sonates de Beethoven les choses n’ont à peu près, à très peu près, aucune part. Pour une marche funèbre, une seule, escortant en réalité la dépouille d’un héros, que de marches, héroïques aussi, qui ne sont que des mouvemens de l’âme ! De ces trois noms, arbitraires et qui ne furent pas donnés par Beethoven, l’Aurore, la Pastorale, le Clair de lune, les deux premiers, dans une certaine mesure, et par des raisons vaguement pittoresques, pourraient se défendre et se justifier ; le troisième est un simple contresens, ou plutôt un contresens prétentieux. Quant à la sonate intitulée, — celle-là par Beethoven lui-même, — les Adieux, l’Absence et le Retour, elle renferme, il est vrai (coda du premier allegro, début du finale), des effets de description ou d’imitation. Mais l’extériorité n’est ici que le complément et l’accessoire de la vie intime et intense. Écrite à l’occasion du départ, ou de la fuite (devant l’invasion française), de l’absence et du retour de l’archiduc Rodolphe, le pathétique de l’œuvre dépasse, et de beaucoup, celui de la circonstance et du sentiment qui l’inspira. Si, dans le dernier morceau notamment, Hans de Bülow a pu trouver avec raison des mouvemens et des éclats comparables à ceux du duo de Tristan, c’est que Beethoven en effet, par la force même de son génie, a été comme emporté bien au-delà de l’affection qu’il voulait exprimer, jusqu’au paroxysme du plus passionné, du plus violent amour.

Ainsi le royaume de Beethoven est en lui-même. Mais ce royaume intérieur, il le possède et, de la première à la dernière sonate, il le parcourt tout entier. Ame de souffrance et de colère, Beethoven en est une aussi de tendresse et de joie. Par une injustice trop commune, on ne le reconnaît comme souverain que dans le gigantesque et le douloureux. Mais quelquefois « toutes ses puissances courbées et opprimées se redressent, et l’essor de sa félicité est aussi indomptable que les soubresauts de son désespoir[7]. »

Oui, c’est un « essor » véritable que prend en de tels momens la « félicité » de Beethoven. A sa désolation ou à son martyre je ne sais de comparable alors que son extase et ses ravissemens. Mais déjà sa fantaisie donne un autre cours à son allégresse. Celle-ci tantôt s’exhale et sourit en des rondos ingénus, tantôt elle éclate en de brusques transports, dans les saillies et, comme il disait lui-même, dans les raptus de je ne sais quel humour farouche. Il attaque à l’allemande, alla tedesca, la sonate op. 79 en sol majeur ; plus tard il ne craint pas de jeter au milieu d’un de ses plus sublimes poèmes (op. 110) le refrain populaire d’une chanson d’étudians. Ainsi, comme de la douleur, Beethoven a connu toutes les formes et tous les degrés, tous les modes et jusqu’aux nuances les plus subtiles de la joie.

« Beauté morale, » redirons-nous enfin, pour la dernière fois, des sonates du maître. Et par là nous entendrons, au moment de nous séparer d’elles et pour ne l’oublier jamais, qu’elles nous offrent, avec un intérêt de sympathie ou d’émotion, des exemples de conduite et des leçons de volonté.

Chaque sonate de Beethoven (chacune au moins des plus grandes, des plus belles) est un combat. Elle est la lutte, non pour la vie, mais de la vie, ou plutôt elle est la lutte qu’est la vie elle-même. Elle nous montre l’âme en proie aux forces ennemies, tantôt à celles du dehors, tantôt à celles du dedans, quelquefois encore plus redoutables.

Chaque sonate de Beethoven est une victoire. De tous les conflits, fût-ce les plus atroces, Beethoven finit par sortir triomphant. « Je ne suis heureux, disait-il, que lorsque je surmonte quelque chose. » Son œuvre est le chant sublime de ses héroïques bonheurs. Frappé toute sa vie, mais frappé en vain, il est pareil au chêne blessé dont parle le poète, qui retenait la hache en sa blessure, et grandissait


élevant jusqu’au ciel dans son cœur
L’instrument de sa mort, dont il vivait vainqueur.


Pour vaincre la fortune et lui-même, le musicien des sonates a des recours et comme des armes différentes. Le plus souvent il se jette ou se rejette dans l’action. Après la marche funèbre, la tombe à peine fermée, le finale de la sonate en la bémol retourne et se reprend à la vie. Au début du finale de la sonate en ut dièse mineur (à Juliette), sur le dernier temps de chaque mesure, deux accords, frappés avec rage, brisent les furieux assauts de la douleur. Enfin cette parole fameuse du maître : « Je veux saisir le destin à la gueule, » semble passer de l’ordre de la pensée à l’ordre de la réalité et de la vie dans la strette frénétique du finale de l’Appassionata.

Mais Beethoven a parfois des échappées plus hautes, on pourrait dire plus saintes. Alors il ne s’enivre plus de sa force, mais de sa douceur et de son sacrifice. Il possède son âme dans la patience. Il s’opposait, il se résigne, et nous ne savons rien de plus beau que sa révolte, hormis son acceptation. Ce n’est plus par la violence qu’il se libère : c’est par la contemplation et, comme nous le disions tout à l’heure, par le ravissement et par l’extase. Au cours de ses trente-deux sonates, les andante, les adagio sans nombre ont préparé sa rédemption ; le dernier morceau de son dernier chef-d’œuvre, l’arietta suprême, est le sommet où elle s’achève et se consomme en apothéose.

Parmi les plus grands artistes, en est-il beaucoup, en est-il un seul qu’on puisse, en prenant congé de lui, saluer deux fois, comme celui-là, du nom de maître ? En est-il un dont le génie domine et règle conformément l’un à l’autre l’ordre de l’art et celui de l’âme, notre vie esthétique et notre vie morale ! Un conseil et même un commandement sort de l’œuvre entier de Beethoven. Il se résume dans les deux mots et dans les trois notes qui servent de thème au premier morceau de l’une de ses grandes sonates : « Lebe wohl ! Vis bien, » cette admirable formule de l’adieu allemand.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Thomas Graindorge, ch. XXIV (Un tête-à-tête).
  2. Cité par M. Romain Rolland (Beethoven).
  3. Prof. Dr Carl Reinecke : Die Beethoven’schen Klavier Sonaten (Briefe an eine Freundin). Vierte Auffage. Leipzig, Gebrüder. Reinecke ; 1905.
  4. M. Reinecke.
  5. Traduction de M. Maurice Kufferath.
  6. Liszt, dans son livre Des Bohémiens et de leur musique.
  7. Taine, Thomas Graindorge.