Revue musicale - Les « Grands oratorios » à l’église Saint-Eustache

Revue musicale - Les « Grands oratorios » à l’église Saint-Eustache
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 925-934).




REVUE MUSICALE


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Les « Grands oratorios » à l’église Saint-Eustache. — Un chef d’orchestre :
M. Félix Weingartner
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Le Messie de Hændel, le Requiem de Berlioz, la Cène des Apôtres, de Wagner et la Terre promise, de M. Massenet, enfin la Passion selon saint Mathieu de Jean-Sébastien Bach, telles sont les œuvres, ou chefs-d’œuvre, que pendant ces trois mois, avec autant de soin que d’ardeur, M. Eugène d’Harcourt a fait exécuter à Saint-Eustache. Cela ne veut pas dire qu’il les y ait fait entendre. L’insuccès, d’ailleurs exclusivement acoustique, de cette noble entreprise, ne serait pas un médiocre avantage, s’il démontrait enfin qu’il n’y a place à l’église que pour la musique d’église, et que toute autre y constitue un manquement, d’abord aux convenances du culte, et puis, et peut-être encore davantage, à celles de l’art.

« Ma maison est une maison de prière. » Pour être admise en cette maison, que la musique lui ressemble donc et soit de prière aussi, rien que de prière. Soumise et comme incorporée à l’office, que jamais elle n’en altère le texte, l’ordre et la durée. Non contente de ne point contredire à la liturgie, qu’elle n’empiète pas sur elle et ne la déborde pas. Un tel respect, une pareille obéissance n’est le fait ou la vertu que de deux formes musicales, et ces deux formes nécessaires et suffisantes de la musique d’église, on ne saurait assez le répéter, sont la polyphonie palestinienne et surtout le chant grégorien. La meilleure preuve que toute autre musique, fût-elle religieuse et sacrée, s’accorde mal avec la sainteté du lieu, c’est que le clergé ne prête à des concerts même spirituels qu’un sanctuaire vide, et qu’un oratorio comme le Messie ou la Passion s’exécute, il est vrai, dans une église, mais dans une église désaffectée.

L’inconvenance ou la disconvenance esthétique est peut-être encore plus sensible que l’autre. Sensible d’abord à la vue, car le spectacle n’est pas moins déplaisant que déplacé. Un seul instrument, à l’église, est beau d’une beauté visible : c’est l’orgue, parce qu’il répond à la beauté, visible aussi, de l’église même. Il fait corps avec la nef, il en occupe le fond par sa masse, et par l’élancement en faisceau de ses tiges de métal, il n’en saurait égaler sans doute, mais du moins il en imite la hauteur. Nulle part, au contraire, l’orchestre ne peut trouver sa place. Il est partout affreux à voir. Il l’est quand il encombre le transept et le chœur de ses contrebasses et de ses timbales. Il ne l’est pas moins si, comme à Saint-Eustache, il s’étage sur une estrade appuyée à la porte centrale. Oh ! les horribles taches que faisaient les instrumens de bois ou de cuivre contre une tenture verte et plus horrible encore ! Sans compter que le public, assis en face des musiciens, tournait le dos à l’autel. Ainsi l’édiflce même avait à souffrir dans ses lignes essentielles une contradiction ou un renversement, cette musique troublait à la fois la destination et jusqu’à l’orientation de cette architecture.

Mais comme cette architecture s’est vengée sur cette musique ! Elle a réduit à la faiblesse, pour ne pas dire à l’impuissance, l’orchestre importun, étranger. Dans l’atmosphère de l’église, que l’orgue seul est de force à respirer tout entière et comme d’une haleine, l’orchestre se dissout et s’évanouit. On l’entend plus mal ici que dans les plus mauvaises salles de Paris : c’est la salle du Trocadéro et celle de l’Opéra que je veux dire. Quarante violons à Saint-Eustache font du bruit comme quatre. Un chœur du Requiem de Berlioz, sans accompagnement, n’y a pas paru moins accompagné que les autres. « Petit son ! » disait dédaigneusement Cherubini d’un hautbois ; il le dirait ici de tout un orchestre. Sans compter que ces « petits sons, » qui semblent venir de là-bas, semblent également s’en aller là-haut, et nous donnent l’impression que le phénomène acoustique se produit, non pas auprès, autour de nous, mais au-dessus, bien au-dessus, à l’intersection des voûtes.

L’église n’amoindrit pas seulement la sonorité de l’orchestre : elle la défigure. Elle donne de l’aigreur aux « cordes » et aux « bois ; » elle ôte de la rondeur et du relief aux « cuivres. » Autant enfin que la qualité et le volume des sons, elle en altère la succession ou la simultanéité. Alors même que les instrumens jouent ensemble — ainsi qu’il arrive quelquefois — ce n’est point ensemble que nous les entendons. Certaines notes nous parviennent plus vite, d’autres plus lentement. Le chef d’orchestre et l’orchestre ne semblent jamais « partir » que tour à tour ; le geste devance le son, et l’audition, retardant sur la vue, en même temps qu’incomplète est boiteuse. Une fugue surtout — et la fugue dans l’oratorio n’est pas rare — une fugue, à l’église, est insaisissable ; littéralement elle fuit.

Ainsi nous ne parlons tous aujourd’hui que du « milieu, » nous en affectons le souci, mais nous en méconnaissons les lois. Nous jouons au concert la musique de théâtre ; au théâtre la musique de concert, à moins que ce ne soit à l’église, et dans ce dernier cas, ayant rêvé sans doute une convenance sacrée et grandiose, nous ne rencontrons qu’une disparate et une incompatibilité.

Les conditions ou les difficultés locales n’ont pas compromis le très grand succès de M. d’Harcourt, et sa nouvelle entreprise ne saurait, tout, qu’ajouter à ses mérites déjà anciens. Il est bon de faire entendre, ne fût-ce que de loin et comme d’une oreille, le Messie et la Passion. Il n’est même pas mauvais d’exécuter le récent oratorio de M. Massenet, la Terre Promise. Le musicien de Manon a rêvé cette fois d’écrire lui aussi son Déluge : je veux dire une œuvre tout ensemble austère et religieuse. En dépit de leur charme, souvent exquis, Marie-Madeleine, Ève et la Vierge ne réunissaient pas ces deux caractères : le premier y manquait assurément et l’autre y était un peu spécial et comme douteux. En général, et sous réserve faite à l’avance d’un ou deux passages particuliers, la Terre Promise témoigne d’une inspiration, au moins d’une intention plus purement sacrée. On n’appellera pas, ou presque pas, aujourd’hui M. Massenet le Renan de l’oratorio, le musicien féministe et délicieux de « la piété sans la foi. » Respectueux non seulement des faits mais du texte, il a choisi dans l’Ancien Testament, aux livres du Deutéronome et de Josué, un épisode sans amour, un sujet viril et guerrier. Dans une des notices, distribuées chaque mois aux auditeurs de Saint-Eustache et qui me paraissent, à tous égards, le parfait modèle du programme musical, M. Charles Malherbe a résumé les trois parties de l’ouvrage :

« La première, intitulée Moab, rappelle l’alliance que Dieu fit jadis avec Moïse sur le mont Horeb, la promesse reçue de passer le Jourdain et de pénétrer dans une contrée fertile qui s’étendra jusqu’à l’Euphrate ; la malédiction prononcée contre ceux qui n’observeront pas la parole du Seigneur, et la prospérité réservée à ceux qui pratiqueront sa loi.

« La seconde, intitulée Jéricho, montre le siège de cette place forte, qui arrêtait la marche des enfans d’Israël, l’écroulement de ses murailles au son des sept trompettes du jubilé et l’anathème lancé contre l’impie qui voudrait la relever de ses ruines.

« La troisième, intitulée Chanaan, célèbre les saints transports du peuple entrant dans la terre promise à ses pères, partageant les biens qu’elle renferme et chantant l’hymne de reconnaissance à l’Éternel, dont la bonté comme la toute-puissance est infinie. »

Cette dernière partie n’est pas la meilleure. Ainsi qu’il fallait s’y attendre, la situation étant donnée, elle renferme une pastorale, et cette pastorale est telle aussi qu’on pouvait la prévoir. Elle se répète plutôt qu’elle ne se développe suivant le rythme de rigueur, trop constamment usité depuis le Hændel du Messie et le Bach de Noël jusqu’à Gounod de Mireille. J’ai tort. Ce rythme n’est pas de rigueur, mais de langueur au contraire, et comme balancé par un « douze huit » indolent. Gloire à Beethoven, le seul peut-être qui dans ne symphonie, pastoral pourtant, n’a subi qu’une fois (Scène au bord du ruisseau) la tradition ou la convention de cette mesure, et cela pour la rajeunir et la transfigurer.

J’imagine que le compositeur fut tenté surtout par l’épisode qui précède, et dont il a fait le centre de son ouvrage : le siège et la prise de Jéricho. Peu de sujets assurément conviennent mieux à la musique. Un autre seul : Amphion bâtissant les murailles de Thèbes, lui fournirait des effets égaux et contraires. Ce que la lyre avait fait, nous voyons ou plutôt nous entendons ici comment les trompettes ont pu le défaire.

Admirez l’heureuse fortune du musicien ! On a vanté souvent son ingéniosité, son adresse à se ménager des rencontres propices. Le hasard même le sert aujourd’hui, le hasard favorable aux habiles comme aux audacieux, et qui fait éclater les fanfares de M. Massenet sous les voûtes mêmes où, quelques semaines auparavant, celles de Berlioz avaient retenti. Elles n’ont pas trop souffert d’un précédent aussi terrible et leur fracas a paru très honorable encore. Le compositeur a suivi littéralement les indications musicales et stratégiques de la Bible. Il a fait sonner sept fois autour des murs les sept trompettes obsidionales. Leur invariable sonnerie se mêle avec aisance aux motifs, plus variés qu’originaux, d’une marche religieuse et militaire. Celle-ci passe par les alternatives et les contrastes classiques de rythme et de mélodie ; elle va, comme il convient, du staccato au legato et du pas redoublé qui se hâte au cantabile qui s’étale ; elle s’achève enfin par je ne sais quel formidable tintamarre de vois, ou plutôt de cris, et d’orchestre, imitant assez bien pour l’oreille et presque pour la vue elle-même l’effet d’une gigantesque démolition, fugue instrumentale où le thème d’abord, et le rythme aussi, le choix des valeurs et celui des instrumens, les syncopes, l’action et la réaction réciproque de notes longuement tenues et d’autres piquées et légères, tout enfin répand une sombre et morne grandeur. Belle de sentiment et de style, cette page est l’une des meilleures» de l’ouvrage ; malheureusement, et par le fait même de sa nature, elle en fut l’une des moins entendues.

D’autres, qui sont excellentes (les premières), attestent ce parti pris de simplicité, de sévérité même, qu’il serait impossible à M. Massenet de soutenir toujours, mais qu’en cette œuvre du moins il a quelquefois gardé. L’oratorio commence en oratorio véritable. Moïse ici parle à son peuple un langage digne de son peuple, de lui-même et de leur Dieu. La mélodie, la tonalité, la déclamation, tout est sobre et volontairement « dépouillé d’artifice. » Belles sont les lignes, beaux aussi les mouvemens. La musique s’anime et d’éclaire, elle s’échauffe, s’enflamme et véritablement elle brûle, quand elle rappelle à la foule, que ce souvenir seul épouvante, le feu d’où sortit jadis la voix de l’Éternel. Mais ce qu’avait dit cette voix, M. Massenet a voulu le redire à sa façon, qui n’est peut-être pas celle de Jéhovah. Dans toute son œuvre il n’y a pas de passage plus original, ou plus étonnant. Le musicien a fait un choix parmi les commandemens ou les prohibitions de la Loi. Il n’en a guère retenu que ceux ou celles qui concernent la famille et la propriété. « Maudit, chantent les prêtres, maudit celui qui n’honore point son père et sa mère. Amen, répond le peuple. Maudit celui qui change les bornes de l’héritage de son prochain. Amen, Amen. » Il semble que M. Massenet se soit délié de lui-même. On dirait que, sachant sa faiblesse secrète et la réprouvant en un sujet sacré, le compositeur d’Esclarmonde et d’Hérodiade, le musicien de si nombreuses amours, s’est interdit de mettre en musique jusqu’à la défense d’aimer. Mais admirez les ruses et les revanches de son génie ou de son démon familier. Ecoutez sur ces textes terribles cette musique aimable, que dis-je, aimante, cette cantilène ou cette mélopée d’Orient, accompagnées par les harpes. Je crois même par les triangles, et qui flotte, se traîne, embaume et sourit. Cela fait songer à d’autres articles de la Loi, plus délicats, et que ne formulent pas les paroles, mais que malgré nous, malgré soi, la musique semble évoquer, pour les contredire. Non, non, cette musique ne défend point, elle conseillerait plutôt ; ce n’est pas celle du Décalogue mais celle du Cantique des Cantiques. Ainsi tout réussit à M. Massenet, et quand on ne saurait l’admirer on lui pardonne, Qu’il se contienne et se maîtrise ou qu’il s’abandonne et s’échappe, il ne nous laisse jamais indifférens. S’il triomphe de sa faiblesse, il a l’honneur de la victoire, et lorsqu’il y cède, il tombe ou du moins il ploie avec ses grâces coutumières.


Quoi qu’en puissent dire certains wagnériens, plus wagnériens que Wagner, la Cène des Apôtres est une chose admirable de jeunesse, de force, de grandeur et de clarté.

On sait, par M. Malherbe toujours, que cette espèce de cantate chorale pour voix d’hommes et orchestre fut exécutée d’abord le 6 juin 1843, dans l’église Notre-Dame de Dresde, par douze cent quarante choristes, dont quarante placés dans la coupole, et par un orchestre invisible (déjà !) de cent exécutans. Elle a pour sujet la Pentecôte et se divise en deux parties : l’attente et la réception de l’Esprit-Saint.

L’œuvre d’abord est belle en soi ; elle l’est aussi, peut-être plus encore, d’une beauté qui la dépasse et la déborde, d’une beauté faite de ce qu’elle annonce, de ce qu’elle évoque et de ce qu’elle signifie. Elle se divise, disions-nous, en deux parties, et ces deux parties ne sont pas seulement distinctes, mais en quelque sorte opposées : l’une est exclusivement chorale ; dans l’autre l’orchestre s’unit aux voix. La première sans doute est un peu longue ; mais cela ne signifie pas qu’elle soit monotone. Au contraire, par le groupement et le partage des voix, par la succession des mouvemens, par l’alternance de l’unisson avec la polyphonie, surtout par la diversité de l’expression, Wagner a trouvé moyen de rompre l’uniformité de cette oraison commune et seulement virile, d’introduire dans l’austérité de l’ensemble des traits de sensibilité souvent exquis. C’est premièrement le salut affable des disciples s’abordant les uns les autres ; puis, au souvenir du maître qui les a quittés et qu’ils pleurent, si ce n’est une défaillance, c’est du moins une détente, une rémission passagère et qui attendrit. La musique tantôt prie et médite ; tantôt elle résout et veut. Elle était pensée ou sentiment, elle est acte. Après un état elle indique un mouvement, un progrès, une marche et comme une élévation de tout l’être. Les dernières pages du chœur, les suprêmes instances à l’Esprit qui tarde à venir sont véritablement enchanteresses. La voix des ténors descend lentement les degrés, syncopés et formant des pédales successives, d’un chromatisme très doux. « Envoie-nous, murmure-t-elle sans cesse, envoie-nous ton Esprit-Saint. Envoie, envoie-le-nous. » Wagner ici répète les paroles, ce que désormais il ne fera plus guère. Et comme il fait bien de le faire ! Comme ces redites, unies à ces pédales qui insistent, mais à ces syncopes qui tremblent, à ces voix qui se dégradent, donnent bien l’impression d’une foi malgré soi défaillante et qui se lasse au moment d’être confirmée ! Il semble que tout faiblisse et que tout manque, alors que tout va s’accomplir.

C’est ici comme le seuil de l’œuvre futur de Wagner et de son génie. De Tannhäuser à Parsifal on peut ici l’entrevoir. Je dis son génie encore plus que son talent ou son métier et surtout, ou seulement, son génie religieux. Les trois premières notes (la rencontre et le salut réciproque des apôtres) annoncent un autre salut, affectueux et fraternel aussi, celui de Wolfram à Tannhäuser retrouvé. Partout à travers ces chœurs sacrés on sent flotter, s’attirant déjà, déjà désireuses de se rejoindre, les molécules sonores, les atomes de mélodie et d’harmonie qui bientôt formeront le chœur des Pèlerins. Mais regardons et pour ainsi dire écoutons plus loin dans l’avenir, aussi loin que nous pouvons entendre. Voici les chants tombant du ciel. Voici, partout répandu sans être formulé nulle part, cet Amen de la liturgie de Dresde, qui dans Parsifal un jour montera de la tonique à la dominante, d’un mouvement si simple, si lent et si doux. Dans la dernière partie, au-dessus des traits de violons de Tannhäuser, voici le thème — irrécusable celui-là — des chevaliers du Graal. Et surtout voici des hommes qui mangent et boivent ensemble le corps et le sang du Seigneur. Ainsi par le sujet, par la disposition matérielle, quelquefois même harmonique et mélodique des voix, la Cène des Apôtres, une des premières œuvres de Wagner, annonce ou rejoint la dernière, et le maître nous apparaît tout entier, consacrant les prémices et les reliques de son génie au grand mystère chrétien.

Mais ce n’est pas seulement un aspect et, pour ainsi dire, le mode ou l’éthos religieux de ce génie, c’en est le fond, l’être même, qui se révèle et qui éclate ici. L’entrée longuement différée, mais émouvante, mais sublime de l’orchestre, aie sens et la valeur d’un symbole. Songez seulement à ceci : l’orchestre intervient pour accompagner l’arrivée de l’Esprit-Saint et surtout pour la représenter. L’Esprit, c’est donc l’orchestre, et Wagner reprend et relève le vieux mot du moyen âge : « Symphonialis est anima ; l’âme, ou le souffle, est symphonie. » Ce souffle, un souffle de feu, va se répandre par l’orchestre et non par les voix. D’abord il n’est qu’un frémissement, qui circule, subtil, et gagne de proche en proche. Rien ici de pittoresque ou d’imitatif, encore moins de complexe, comme à la fin de la Valkyrie. Un simple trémolo, voilà tout ; mais depuis si longtemps on n’entendait que des voix, qu’on ne croyait presque plus d’autre musique possible, et que ce léger frisson nous surprend et nous trouble comme un frisson nouveau. La beauté de ce moment s’accroît de notre attente et nous en jouissons plus vivement, l’ayant plus ardemment souhaité. Les cordes ne chantent même pas encore : elles bruissent tout bas ; on dirait que l’orchestre s’éveille et s’étonne de s’éveiller. Mais bientôt il se meut, il s’agite. Ce souffle, dont il tremblait à peine, le secoue et l’ébranlé tout entier. Les cordes vibrent et crient à se rompre, quand soudain, au milieu de la rafale sonore, éclatent les cuivres sauvages et hurlans de joie. Alors, c’est comme si Wagner, pour la première fois, recevait la révélation et la commotion de l’orchestre. Non pas encore de son orchestre à lui, tel qu’un jour il le fera. L’orchestre ici n’est pas tout : il ne domine pas, il ne développe pas non plus, il accompagne ; prodigieusement sonore, il n’est que les instrumens, sans être la symphonie. Il est l’orchestre pourtant, avec sa fougue et sa furie ; il est la matière animée, la force colossale, et brusquement apparue. Wagner la découvre et s’en empare. Il sent qu’elle sera sienne, ou plutôt qu’elle sera lui. Que dis-je, elle est lui déjà. Ce n’est pas tout : cette force devenue son être, il la connaît aussitôt et d’avance il la comprend tout entière. Enfin il l’aime autant qu’il la connaît, il l’aime éperdument ; elle le ravit, elle l’enivre, et dans cette trinité de l’être, de la connaissance et de l’amour, il y a quelque chose de divin. Voilà comment le génie de Wagner, à la fin de cette œuvre de jeunesse, apparaît en puissance et comme en un raccourci grandiose. Et l’histoire même de notre art, ou du moins une de ses révolutions, une de ses principales vicissitudes, nous apparaît également ainsi. L’éternelle question se pose une fois de plus entre deux modes principaux et opposés de la musique : la polyphonie vocale du xvie siècle et la symphonie instrumentale du nôtre, et portant l’antithèse plus loin, plus haut encore, on se demande quelle musique est la plus belle et la plus pure : celle qui s’uni au verbe pour le traduire, ou celle qui s’en passe et qui parle, mieux que lui peut-être, sans lui.


De tous les Kapellmeister qui, chaque année, au printemps, nous viennent ou nous reviennent d’Allemagne, il semble bien qu’après M. Hans Richter, M. Félix Weingartner soit maintenant le plus grand artiste et le plus inspiré. Que dis-je, « maintenant ? » il faut dire aussi « déjà . » M. Weingartner est jeune, il paraît plus jeune encore, et sa jeunesse donne à son talent un charme personnel, unique même, fait de souplesse et comme d’élasticité, de chaleur, de force et de joie.

Deux dimanches de suite, ce fut « merveille de le voir, merveille de l’ouïr. » Double merveille vraiment, la musique ayant sur les autres arts cet avantage, qu’elle semble parfois s’adresser à deux de nos sens, et qu’entre les mains — oui, les mains — d’un tel chef, elle nous devient en quelque sorte visible. On n’entendra jamais un tableau ; mais conduite par un Weingartner, on croit voir une symphonie. Un rapport nouveau, plus large et plus mystérieux, s’ajoute aux innombrables rapports qui la constituent. En même temps que dans la durée, elle existe dans l’espace ; elle s’y révèle et s’y déploie, et ses lignes, ou ses traits, ses mouvemens, sa pensée et sa passion, toute sa vie enfin se trahit par des attitudes, des gestes, et sur un visage humain.

Une symphonie ainsi dirigée est un spectacle, oui, même un spectacle, et prodigieux. L’orchestre alors, notre orchestre moderne, semble avoir retenu ou retrouvé, ne fût-ce qu’en la personne de son chef, quelque chose de l’ancienne orchestique, c’est-à-dire de l’association de la beauté plastique à la beauté sonore. Le talent d’un Weingartner fait une part à je ne sais quelle gymnastique supérieure, très sobre, très noble, toujours expressive, et qui représente ou restitue autant que possible le rôle autrefois capital de l’action corporelle dans la musique. À cet égard, le jeune chef est vraiment doué de tous les dons. Il a le mouvement et la tenue, le geste simple, quelquefois mélancolique et comme rêveur, plus souvent héroïque et triomphant. Aussi éloigné de la roideur et de l’impassibilité que de la contorsion et du délire, il ne tombe jamais dans la paralysie ni dans l’épilepsie. Son bras droit n’est point un métronome et ses deux bras ne sont pas ceux d’un moulin à vent. Tantôt il rassemble, il enveloppe, je dirais presque il embrasse les sons ; tantôt il les précipite, il les anime comme d’une fièvre qui ne serait que l’accroissement de la vie, sans en être le trouble. Alors il lance à fond son orchestre et pour un instant il l’abandonne, il le laisse aller. Attentives et toujours prêtes, ses mains demeurent immobiles, et du centre ou du foyer de la symphonie, il jouit d’en suivre le développement et le progrès.

M. Weingartner a renouvelé pour nous le sens et l’idéal de certaines œuvres plus que familières. Il a fait le prélude de Tristan sublime surtout d’amour. Il en a déroulé sans fureur, bien qu’avec puissance, les gammes houleuses mais demeurées douces. Les notes finales de la marche funèbre de l’Héroïque sont tombées, ont perlé d’une main qui semblait défaillir et les répandre comme les dernières gouttes d’une libation sur un tombeau. Mais les merveilles, ou les miracles, ce fut le céleste prélude de Lohengrin ; ce fut le fulgurant Venusberg ; ce fut, tout simplement, l’ouverture d’Obéron, cet épilogue obligé et négligé de tant de concerts, qui se joue pendant la sortie, au bruit des fauteuils relevés et des manteaux revêtus. Pour la première fois depuis longtemps la musique de Weber parut ou reparut ce qu’elle est réellement : un mélange éblouissant d’action et de rêve, de passion et de féerie. Ici comme partout ailleurs M. Weingartner a tout assoupli, tout dilaté, tout inondé de lumière. Il a laissé respirer, chanter largement la mélodie centrale. Il a comme dénoué et jeté en écharpe le brillant appel de Rezia, que trop souvent on serre et on écrase. J’aime ces rémissions ou ces détentes, à peine perceptibles mais efficaces, mais décisives. C’est elles qui rompent la contrainte et la rigueur, qui donnent à la musique le modelé, la vie, et qui dans l’ordre et la discipline introduisent le sentiment de l’aisance et de la liberté. J’aime aussi qu’un chef d’orchestre « conduise » par cœur. M. Weingartner n’y manque pas. Comme ses compatriotes, il n’a sur son pupitre, au lieu de la partition, que le programme du concert. Cela encore le fait plus libre d’esprit, de corps et d’âme. Il se baigne, il se meut dans la musique, ainsi qu’un nageur dans l’eau profonde. Et la musique est à la fois autour de lui et en lui, car elle emplit de rythmes et de mélodies, d’harmonies et de timbres, sa mémoire multiple et comme à plusieurs degrés.

En regardant, en écoutant ce grand interprète allemand des grandes œuvres allemandes, ce n’est pas seulement la musique, mais en quelque sorte la musicalité de sa race qui s’impose à nous et nous confond. Il évoque devant nous, pour ainsi dire, l’Allemagne tout entière sonore. Il nous rappelle le génie de ce peuple et son travail, sa nature et sa volonté. Nous nous disons que là-bas ils sont tous musiciens, que tous ils comprennent et qu’ils aiment tous. Nous songeons à leurs festivals et à leurs conservatoires, au programme de leurs universités, au répertoire de leurs théâtres et de leurs concerts, à leur pratique, nationale et populaire, d’un art qu’ils mêlent tous à toute leur vie. Et alors, auprès de ce qu’ils font de musique et pour la musique, il semble que ce que nous faisons nous-mêmes ne soit que jeux de petits enfans.

Camille Bellaigue.