Revue musicale - Le Second acte de Guillaume Tell

Revue musicale - Le Second acte de Guillaume Tell
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 445-456).
REVUE MUSICALE

LE SECOND ACTE DE GUILLAUME TELL

C’est une idée heureuse — pour plusieurs raisons, que nous allons déduire, — d’avoir inscrit au programme des spectacles-concerts de l’Opéra le second acte de Guillaume Tell. Parmi ces raisons, quelques-unes sont d’aujourd’hui ; une autre est de toujours. Guillaume Tell, sujet suisse, traité par un musicien d’Italie, pour la scène française, nous fournit une excellente occasion d’honorer deux nations voisines et de les remercier : l’une de son concours, l’autre, de ses bienfaits. On a pu croire un instant, à la suite d’une « affaire » récente, que « l’Helvétie entière », comme dit Arnold, allait entonner, d’une seule voix, ou peu s’en faut, le célèbre anathème :


Si parmi nous il est des traîtres,
Que le soleil, de son flambeau
Refuse à leurs yeux la lumière.


Mais laissons cela, qui n’est plus en question. Quoi qu’il en soit, nul n’ignore en France et n’oubliera jamais l’accueil généreux, la réception triomphale, à la fois consolatrice et vengeresse, que le peuple suisse ne se lasse pas de faire au cortège incessant de nos blessés, de nos malades ou de nos prisonniers délivrés. En ce pays de l’hospitalité par excellence, toutes les hôtelleries sont devenues semblables à celle où naguère le Bon Samaritain conduisit un homme que des voleurs également avaient surpris et dépouillé.

Autre chose, et qui va sans dire : dans le temps où nous sommes, le second acte de Guillaume, l’acte patriotique et populaire par excellence, a tout ce qu’il faut, comme s’exprime encore un personnage de l’opéra, pour nous « frapper au cœur. » À ce propos, on peut remarquer, et regretter aussi, que, dans la musique dramatique française, pas une œuvre ne possède ce caractère, cette dignité purement nationale, qui fait de la Vie pour le Tzar, en Russie, l’opéra des opéras. La Muette, n’est-ce pas, ne saurait prétendre à pareil honneur, et son « Amour sacré de la patrie » ne prévaudra jamais contre celui de la Marseillaise. Auber, le premier, ne s’y est pas trompé. Un jour que je ne sais quel ministre lui rappelait aimablement la part glorieuse que le duo célèbre avait prise à la révolution de Juillet : « Votre Excellence me flatte, « répondit le malin vieillard. « On exagère beaucoup. Soyez sûr que si l’Opéra, ce jour-là, avait joué Blaise et Babet, les choses auraient tourné de même. »

Raisons internationales et nationales, toutes ces raisons actuelles de reprendre le second acte de Guillaume Tell, encore une fois, sont bonnes. La raison musicale n’en est pas mauvaise non plus, et celle-là pourrait bien être éternelle. On affirme que plusieurs de nos musiciens s’en seraient dernièrement avisés. Un chef d’orchestre tel que M. Camille Chevillard n’a pas caché son admiration pour des beautés auxquelles on aurait pu le croire moins sensible. Elles nous trouvent, nous-même, plus que jamais fidèle, et nous saisissons volontiers l’occasion de les repasser avec vous.

Il y a plus de choses dans ce second acte, que dans toute la philosophie, et la métaphysique, et l’esthétique des pédans qui se piqueraient encore de le dédaigner. Deux sentimens le remplissent et se le partagent : l’amour de la nature et l’amour de la patrie. Si le second nous touche aujourd’hui plus que jamais, le premier ne saurait nous laisser indifférens. La nature ! Il y a si longtemps que nous vivons séparés et comme exilés d’elle, de ses formes, de ses spectacles, de ses enchantemens ! Dans le péril, dans le deuil des êtres, les choses ne nous sont plus rien. Quand nous redeviendront-elles amies et bienfaisantes, hélas ! peut-être seulement consolatrices ! Quand serons-nous de nouveau charmés, émus par la beauté des cieux et des eaux, des monts et des bois ! Jouissons, en attendant, ne fût-ce qu’une heure, de leur image sonore et ne séparons pas l’un de l’autre les deux élémens que vous savez : l’état d’âme et le paysage, qu’une musique deux fois expressive, admirable deux fois, a réunis et fondus.

Dès le début de ce second acte de Guillaume Tell, que nous allons relire ensemble, le petit chœur : « Voici la nuit » forme un paysage comparable aux plus purs chefs-d’œuvre, en ce genre, de tous les temps et de tous les pays. Pour ne parler que des chefs-d’œuvre littéraires (vers ou prose), de ceux du moins qui tiennent en peu de mots, rappelez-vous le « per arnica silentia lunæ » ou le « majoresque cadunt… » de Virgile ; de Chateaubriand, « le grand secret de mélancolie, » ou la « cime indéterminée des forêts ; » de Victor Hugo : « La chaste obscurité des branches murmurantes » ou bien encore : « J’aime les soirs sereins et beaux, j’aime les soirs. » Et nous allions oublier le plus beau, le plus serein de tous, et le plus fameux, celui que Dante, « grande âme immortellement triste, » a chanté : « Era già l’ora che volge il disio... » De celui-là même, aucun trait ne manque au « soir » rossinien : ni la cloche pleurant le jour qui se meurt, ni les « naviganti » que nous verrons bientôt, comme disent les librettistes, moins poètes que Dante, « sur les flots s’ouvrir, avec leurs rames, un chemin qui ne trahit pas. » Ce chef-d’œuvre, qu’à l’Opéra jadis on ne traitait pas même en hors-d’œuvre (l’exécution en était horrible), se compose de trois brèves strophes mélodiques écrites sur de médiocres versiculets. Encore n’y a-t-il ici qu’un écart entre les paroles et la musique. Le plus souvent, dans Guillaume Tell, c’est un abîme, nous l’allons montrer tout à l’heure. Strophes mélodiques, avons-nous dit, mais harmoniques également, dont la mélodie invariable est colorée, à la fin, par des accords et des modulations trois fois renouvelées, de nuances qui changent, se dégradent et s’éteignent comme les teintes mêmes du soir. On le sait, le charme, l’enchantement des dernières mesures, véritablement ravissantes, n’est égalé que par leur incorrection. Faute, sans doute, mais heureuse faute, et qui peut se défendre. Gounod la justifiait en ces termes, techniques il est vrai, mais que nos lecteurs musiciens nous sauront gré de rappeler : « Jamais ce passage n’a choqué ou ne choquera l’oreille de qui que ce soit. La succession des quintes (outre celle des octaves) y est cependant affirmée quatre fois de suite dans une série d’accords parfaits ayant tous pour basse leur note fondamentale... Mais, remarquons d’abord que cette succession des quatre accords parfaits d’ut majeur, si majeur, la mineur, sol majeur, ne détourne pas une seule fois l’oreille de la tonalité de sol majeur, qui est celle du morceau. Première raison qui empêche les quintes successives de choquer l’oreille. Supposons que le troisième accord eût été la majeur au lieu de la mineur, la tonalité était rompue. Quant au deuxième accord, celui de si mineur, il est, comme dominante de mi mineur, parfaitement tonal en sol.

« Il faut remarquer de plus que la présence des quatre octaves de suite, qui embrassent les quatre quintes, en adoucit considérablement l’impression, quoique les suites d’octaves soient proscrites par les règles aussi bien que les suites de quintes.

« Mais la raison pour laquelle cette suite d’octaves adoucit l’impression que produirait sans elle la suite de quintes, c’est que, par la présence même de ces octaves, l’effet ressenti par l’oreille est celui d’une suite de sixtes, qui est comme la résultante de l’emploi simultané des quintes et des octaves.

« Ainsi le sens infaillible du génie devine (sans même se les définir souvent) les conditions supérieures sous lesquelles la violation d’une règle élémentaire cesse d’être une incorrection. »

Peu de « morceaux, » dans le répertoire de notre « grand opéra, » sont plus célèbres, plus populaires que « Sombres forêts. » Fi donc ! Une « romance ! » Et de princesse encore ! Double vieillerie. Mais d’abord, il y a de belles romances, et « Sombres forêts » est l’une des plus belles. Un admirable prélude, un prélude romantique l’annonce. En quoi « romantique ? » On fait dire au mot tant de choses ! Brunetière y voyait, entre autres, le moyen âge et le catholicisme, qui n’ont sûrement rien à faire ici. Le romantisme de cette introduction consisterait plutôt en un certain sentiment, ou mieux en un sentiment incertain, mystérieux, qui dans la nuit et dans la solitude, au fond des bois, émeut et trouble vaguement le cœur d’une jeune fille. Une princesse, ne l’oublions pas, amoureuse d’un paysan. « Quel état et quel état ! »


Arnold ! Arnold ! Est-ce bien toi,
Simple habitant de ces campagnes,
L’espoir, l’orgueil de nos montagnes,
Qui charmes ma pensée et causes mon effroi ?


Sujet, donnée, antithèse, conditions inégales des amans, rien de plus conforme encore au pur idéal romantique : voyez Victor Hugo (la Reine et Ruy Blas), ou George Sand (Bénédict et Valentine, dans le roman qui porte ce dernier nom). La situation respective des deux personnages, dans l’opéra, n’est pas moins saugrenue que dans le roman et dans le drame. Peut-être l’est-elle encore davantage, à cause des paroles, de celles que nous venons de citer, et d’autres, que nous transcrirons encore. Oublions-les, oublions aussi le rang de l’héroïne, de l’amoureuse, et l’humble, trop humble objet d’une flamme si belle. Ne pensons qu’à cette flamme même, à cet amour « en soi. » Dans la musique alors, dans la seule musique de ce prélude, puis de ce récitatif, nous en admirerons la sombre, ardente et pathétique beauté.

Égale, mais contraire, est la beauté de la romance qui suit, chef-d’œuvre de rêverie paisible, de pure, chaste et sereine tendresse. « Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts ! » Si ce n’est que l’air célèbre de Mathilde se chante debout, on croirait voir, entendre s’accomplir ici le vœu de la reine tragique, en faveur de la princesse d’opéra. Chaque mesure, y compris les cinq ou six premières, d’orchestre seul, avant le chant, est un soupir, une caresse. Chacune ajoute une douceur nouvelle à l’incessante flatterie des triolets balancés et berceurs. Le seul Mozart, avant Rossini, le Rossini d’une page semblable, avait dessiné, d’une main aussi légère, d’aussi gracieux et suaves contours. Ici, de nouveau, que sont, que servent les paroles ! Ou plutôt, comment se peut-il que, par de telles paroles, la musique ne soit pas desservie ! Passe encore pour la première strophe. Mais la seconde ! La voici :


Toi, du berger astre doux et timide,
Qui sur mes pas vas semant tes reflets,
Ah ! sois aussi mon étoile et mon guide :
Comme lui tes rayons sont discrets.


Comme lui. « Qui, lui ? », demandait autrefois notre grammaire latine. Alors triomphent déjà les ennemis de la musique, ceux qui la diffament, ou qui la nient, parce qu’ils ne l’entendent point. « Vous le voyez, la célèbre boutade a raison, et ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante. » Mais non, et bien plutôt ce qui se chante ici, c’est ce que de pauvres, d’ineptes paroles ne savent pas dire, ce qu’elles ne feraient, — toutes seules, — que dénaturer et trahir. Tout le sujet, toute la pensée et tout le sentiment, toute la poésie et toute la beauté, tout cela, qui n’existe pas dans les mots et par eux, ne vit, d’une vie supérieure, idéale, que dans et par les sons.

Arrive Arnold, et plus étonnante encore est la transfiguration de ce qu’il dit par ce qu’il chante. Il dit, ce paysan, à cette princesse, il dit, entre autres choses, les choses que voici :


Il faut parler, il faut, en ce moment
Si cruel et si doux, si dangereux peut-être,
Que la fille des rois apprenne à me connaître.
J’ose le dire avec un noble orgueil,
Pour vous le ciel m’avait fait naître ;
D’un préjugé fatal j’ai mesuré l’écueil :
Il s’élève entre nous de toute sa puissance ;
Je puis le respecter, mais c’est en votre absence.

Mathilde, ordonnez-moi de fuir loin de vos yeux,
D’abandonner ma patrie et mon père,
D’aller mourir sur la terre étrangère,
De choisir pour tombeau des bords inhabités...


Lisons maintenant, non plus seulement en paroles, mais en musique, l’extraordinaire tirade. Alors, au lieu d’une divagation, nous y trouverons un développement, une progression irrésistible, un torrent d’éloquence et de passion lyrique, un chef-d’œuvre du genre ou du style récitatif. Alors, comme le poète de Chantecler a salué le soleil, nous te saluerons, nous te bénirons, ô musique, « sans qui les choses, » — et des choses pareilles ! « ne seraient que ce qu’elles sont. »

Fût-ce avec la musique, le duo suivant (entre Arnold et Mathilde) n’est qu’une chose légère, frivole, dont le second « mouvement » seul (andante) a de l’agrément, une certaine sensibilité, voire quelque tendresse. Après avoir longtemps considéré les difficultés de la situation, c’est plaisir de voir soudain Mathilde se tirer d’affaire par une roulade, une espèce de pirouette vocale, et les deux amoureux s’engager alors, de concert, dans un libre et gai finale, où rien ne parait plus subsister de tant d’obstacles, par eux signalés et redoutés précédemment.

Voilà le badinage unique, et la seule faiblesse de ce second acte, pu tout est sérieux, où tout est fort. L’amour amoureux, dans Guillaume Tell, n’est que l’amour-goût, aurait dit ce rossinien de Stendhal. Les traits de l’amour-passion, et ses accens, n’y appartiennent qu’à l’amour filial et à l’amour de la patrie. L’un et l’autre animent, exaltent les scènes qui suivent, et les portent sur l’une des plus hautes cimes où s’éleva jamais la musique de théâtre. Trio, chœurs, ensemble, finale ; tombés en désuétude aujourd’hui, ces vocables désignent ici des formes de la musique demeurées belles, demeurées jeunes, après quatre-vingt-dix années, et partant assurées de ne point vieillir.

Un récitatif éloquent, tout en dialogue rapide, en répliques brèves et heurtées, à la Corneille (nous ne parlons toujours que de la musique), prépare le célèbre trio. Ce peu de mesures, d’un accent constamment expressif et juste, posent admirablement les trois personnages de Guillaume, de Walther et d’Arnold : le premier, sérieux, avec beaucoup de bonté ; l’autre, plus rude ; le dernier, ombrageux, bouillant et prompt à s’emporter. Il y a là des phrases, parfois moins que des phrases, des mots étonnans de vérité et de vie. Tout chante en ce discours lyrique et tout y parle aussi. Plus chantant, mais oratoire encore, le trio bientôt s’engage. L’ordonnance en est classique, et, de loin, comparable à celle d’une sonate ou d’une symphonie : allegro, andante, et finale. Il s’agit, on le sait, pour Guillaume et Walther, d’arracher Arnold à son amour en lui révélant le meurtre de son père, et de l’entraîner, avec eux, à la défense, à la délivrance de la patrie. La première partie n’est, en quelque sorte, que de préparations et de ménagemens, traitée avec gravité, mais avec résolution, sur un ton viril et sans faiblesse. Dans les propos échangés d’abord entre les deux messagers et l’ami qu’ils viennent instruire, la diversité des sentimens se concilie parfaitement avec l’analogie, sinon l’identité des formes sonores. Il n’est pas jusqu’au rythme saccadé, pointé, que la première réponse d’Arnold n’emprunte à la première interpellation de Guillaume, en y ajoutant, il est vrai, par la qualité seule et le timbre de la voix de ténor, un éclat, une flamme de jeunesse, d’insouciance heureuse, que ne comporte naturellement ni la voix plus grave de Guillaume, ni son caractère général, ni surtout sa présente et cruelle mission.

Walther prend la parole à son tour. Sa voix, plus basse que celle de Guillaume, donne à la phrase, par lui reprise, une solennité nouvelle, un sens encore plus direct et plus menaçant. Il porte enfin le coup décisif. Tout le monde en connaît, en admire l’effet, ou les effets.


Ses jours qu’ils ont osé proscrire,
Je ne les ai pas défendus.


On sait quel rang occupe et gardera cette plainte filiale dans la musique de théâtre, dans ce qu’on pourrait nommer les annales lyriques de la douleur. Cantilène toute mélodique, purement vocale, qui songerait, tandis qu’elle chante, à regretter, à remarquer seulement l’insignifiance de l’orchestre qui l’accompagne et qui semble, lui-même, l’écouter, l’admirer, presque silencieux ! Farà da se. Il y a des cas où, comme l’Italie sa mère, la mélodie italienne agit seule et suffit à tout. Elle suffit ici à toutes les expressions, à tous les modes, à toutes les voix, à tous les cris du désespoir. Comme l’orchestre, on dirait qu’ils l’écoutent eux-mêmes, les deux messagers de malheur et de salut qui viennent d’en provoquer l’éclat. Ils se concertent tout bas, suivant avec respect, avec pitié, la crise où se débat une âme qu’ils ont voulu changer et reconquérir. On écrirait des pages sur cette page, sur cette phrase unique, d’une courbe si vaste et si haute, tantôt immobile, inerte et comme atterrée, et qui tantôt s’élance, d’un seul jet, pour en redescendre aussitôt, jusqu’aux dernières notes de la voix masculine.


Précipice élevé d’où tombe mon honneur,


dit un héros de Corneille. De là semble tomber aussi, d’une seule chute, la douleur du héros rossinien.

Mais déjà tout se relève, le courage d’Arnold et ses discours. A la méditation douloureuse, le mouvement, l’action héroïque succède. L’orchestre et le chant s’excitent, se pressent mutuellement. Emportés par je ne sais quelle émulation, ivres d’un croissant enthousiasme, ils se passent en quelque sorte l’un à l’autre les mêmes accens, les mêmes traits, et frappent tour à tour les mêmes coups. Les anciens Grecs distinguaient en leur génie deux modes ou deux principes. L’esprit dionysiaque entraîne cette frémissante coda. Dans les scènes qui suivent régnera plutôt l’esprit apollinien.

Après la tragédie intime et privée, voici le drame national et populaire. Du lyrisme individuel, la musique s’élève à l’épopée. Elle y atteint et s’y égale sans effort, avec autant de naturel et d’aisance, que de grandeur et de majesté. Rien d’aussi vaste, avant Guillaume, fût-ce un « ensemble » de la Vestale, de Cortez ou d’Olympie, n’avait paru dans le genre de l’opéra dit français. On peut ajouter : rien d’aussi pur. Entendez par là : rien où la vérité dramatique naisse plus facilement et toute seule, sans la corrompre aucunement, sans lui coûter le moindre sacrifice, de la plus musicale beauté. Qu’on ne parle point ici d’un décor musical : le mot, comme la chose, ne désigne que le dehors ou l’apparence grossière. Disons plutôt une fresque, avec la fermeté, la puissance et l’exactitude que cet art-là comporte, avec la couleur, en outre, et l’éclat qui peuvent lui manquer. Tous les élémens concourent à la grandeur d’une telle composition : premièrement les chœurs, dont se développe la série magnifique et diverse. Chacun a son mouvement, son rythme, son thème vocal, et chacun est précédé par un prélude d’orchestre. De ces motifs nombreux, pas un qui ne possède son caractère particulier et sa valeur propre ; pas un non plus que ne relie aux autres, à tous les autres, une sympathie secrète et comme une mystérieuse parenté. Ainsi, dans la suite infinie des formes sonores, nulle disparate et nulle monotonie. Que de fois, en écoutant se dérouler, sans hâte ni contrainte, les fières et libres polyphonies, on se prend à déplorer qu’un absurde système, ou plutôt peut-être une impuissance inavouée, défende à trop de nos modernes musiciens l’usage de ressources, de richesse pareilles, et les réduise à la sécheresse, à la pauvreté de maigres et fastidieuses conversations. Guillaume, il est vrai, ne s’interdit point ici les discours, ou du moins les apostrophes. Entre deux périodes chorales, il les jette çà et là, toujours brèves, mais toujours vives et fortes, éloquentes toujours. Pour la foule qui l’écoute, il est, dirait d’Annunzio, l’animatore, ou mieux, comme dit le Livre de la Sagesse, le dominator virtutum. Dans un Conciones lyrique, il n’y a pas une de ses phrases, pas un de ses accens qui ne mériterait de figurer. On pourrait suivre, analyser mesure par mesure, la magnifique harangue qui débute ainsi : « L’avalanche, roulant du haut de nos montagnes. » Exorde ex abrupto, s’il en fut. Et la voix, qui roule d’abord elle- même, comme elle frappe ensuite, comme elle appuie, comme elle enfonce et les mots et les sons !


Amis, contre ce joug infâme
En vain l’humanité réclame...


Une seule note ici, martelée, implacable, tient, retient l’auditoire, fixant, pour ainsi dire de force, et les yeux et les âmes de ce peuple asservi, sur la misère et la honte de la servitude.


Nos oppresseurs sont triomphans :
Un esclave n’a pas de femme,
Un esclave n’a pas d’enfans !


De quel mépris, de quel dégoût et de quelle horreur peuvent être chargées deux notes, oui, rien que deux notes, proférées par le seul Guillaume et reprises aussitôt par les conjurés, tout d’une voix, dans un lugubre unisson ! Lacordaire a parlé quelque part du glaive froid du sublime. De tels passages sont de ceux où ce glaive nous atteint, où il nous blesse, et d’une blessure que nous sentons aujourd’hui, nous, Français, profonde, saignante et sacrée.

D’un bout à l’autre de l’admirable scène, les chœurs sont dignes du coryphée. Sans se ressembler, presque sans s’interrompre, ils se suivent. Ils diffèrent, sans se contrarier, jusqu’à l’héroïque, éblouissante péroraison qui vient, en les surpassant tous, les couronner de lumière et de flamme.

Enfin, en chacun d’eux, et l’on ne saurait trop insister sur cette alliance, le sentiment ou l’influence du paysage se mêle, se fond, au point de n’en être pas séparable, avec l’amour du pays. Autant qu’elle en exprime l’âme, cette musique reflète, en quelque sorte, le visage même de la patrie. Nous l’avons dit naguère et l’on nous permettra de le redire, en un sujet suisse, Rossini, préoccupé (pour une fois) de la couleur locale, ne pouvait négliger un élément qui s’imposait : le ranz des vaches. Les ranz plutôt, car ils sont nombreux et variés. Le ranz (un mot dérivé peut-être de l’allemand Reihe, suite, ou file), le ranz est la mélodie que sonnent les bergers pour faire rentrer leurs bêtes une à une : la Marseillaise des bestiaux, disait Labiche, ou plutôt leur Chant du départ. On trouve quelques détails sur les ranz dans un ancien et curieux opuscule : Recherches sur les ranz des vaches, par Tarenne (1813). L’auteur y signale un ranz imprimé pour la première fois dans une Dissertation sur la nostalgie, de Zwinger (Bâle, 1710). Il en indique un autre, noté par Jean-Jacques Rousseau dans son Dictionnaire de musique. Un écrivain plus récent, M. van der Straeten (De la mélodie populaire dans le « Guillaume Tell » de Rossini) a recherché consciencieusement dans l’opéra les traces de ces deux ranz. Il a même fini par les y découvrir un peu partout. Pour lui, le moindre appel de cors devient ranz. Ranz aussi, les deux premières mesures de l’entrée de Mathilde, et sa phrase, ou ce fragment de sa phrase chantée : « Désert triste et sauvage. « De l’un et de l’autre ranz, celui de Zwinger et celui de Rousseau, la mélodie essentielle se composant de trois notes successives, la tonique, la tierce et la quinte, reliées ou non par des notes de passage, M. Van der Stracten conclut à la présence du ranz dès que ces trois notes se rencontrent : dans le motif instrumental (violoncelles) qui annonce l’arrivée des conjurés d’Uri ; dans le chœur suivant : « Guillaume, tu le vois ! » enfin dans le cri trois fois jeté : « Aux armes ! » par où le second acte s’achève. Si l’on en croyait notre auteur, on en viendrait à considérer le ranz des vaches comme le gigantesque leitmotiv, la cellule génératrice de Guillaume Tell entier. C’est beaucoup dire, et faire la part bien grande au calcul, bien petite à l’instinct du génie. Parmi des rapprochemens nombreux, trop nombreux, il en est de forcés, d’arbitraires. Mais il en est aussi de naturels, d’incontestables. En somme, le mieux serait peut-être, avec l’auteur aussi, de conclure en ces termes : « Rossini, après s’être imbibé de ranz, a laissé vaguer son inspiration, qui lui a fourni par centaines des variantes paraphrasées des thèmes suisses. Quelques-unes peuvent avoir été inconscientes en détail, quoique intentionnelles dans l’ensemble. »

Ranz ou non, le finale du second acte de Guillaume Tell abonde en effets pittoresques ou descriptifs. Il baigne tout entier dans le sentiment de la nature, ou, comme dirait notre auteur, il en est « imbibé. » Des sonneries lointaines, des phrases discrètes et comme prudentes, qui semblent ramper sous bois ou sur les eaux ; à ces mots : « J’entends de pas nombreux la forêt retentir, » un trémolo bruissant comme la forêt même ; des appels et des réponses étouffées, des récits enveloppés d’ombre, un motif d’orchestre où l’on croit sentir, avec l’approche et le glissement des barques, le rythme, la pesée des rames et jusqu’à l’effort des rameurs ; l’éclat enfin de l’hymne suprême, radieux comme l’aube qui l’accompagne, tout l’ordre sonore manifeste ici la conscience et l’aide mystérieuse de la nature. Oui, la nature ici se fait saintement complice de l’homme, et cette complicité pour leur commune délivrance, la musique a su l’ex- primer. Le finale du Rutli, c’est la conjuration des choses, de la terre, du ciel et des flots, comme celle des âmes, c’est l’aspiration universelle à la sainte liberté.

Parlant un jour de Rossini, l’un des grands critiques du siècle dernier, Emile Montégut, écrivait ceci : « Même lorsqu’il exprime... les sentimens les plus graves... le patriotisme et la passion de la liberté... je ne sais quelle joie et quelle ivresse découlent de ses chants. » Rien n’est plus vrai, même de Guillaume Tell, et, dans Guillaume Tell, des passages même les plus pathétiques. Si nous cherchons un sentiment, un état de l’esprit ou de l’âme dont le nom désigne et résume le caractère général du chef-d’œuvre rossinien, ce ne sera ni la tristesse, encore moins le désespoir, ni la haine ou la fureur, en un mot aucune des passions terribles ou sombres. Mais plutôt, et sous les réserves nécessaires, ce sera la joie, une joie auguste et grandiose, ce sera le calme et la majesté. Rappelons-nous, dans le fameux trio, la plainte même d’Arnold. Sans doute, et nous l’avons dit, elle est traversée, dominée peut-être, par deux ou trois éclats qui percent, ou fendent le cœur. Le reste, pour émouvant qu’il soit, le fondrait plutôt. Le reste, c’est le mouvement sans hâte, le rythme, — nous l’avons vu, — qui balance et berce la cantilène ; c’est la symétrie des périodes, le cours magnifique de la mélodie, tout enfin ce qui fait du sublime andante comme un fleuve d’amertume et de larmes : un fleuve, mais non point un torrent.

S’il faut, pour mieux comprendre ces choses, ou les mieux sentir, un rapprochement, qui soit une antithèse, ouvrons une partition de Wagner, et qui soit Tristan. Là, dans l’amour, partant dans la joie, ou ce qui devrait l’être, vous rencontrerez plus d’âpreté, plus de frénésie qu’il ne s’en trouve ici dans la douleur. Et vous reconnaîtrez que le pathétique de Guillaume Tell ressemble trait pour trait à celui que Montégut encore a signalé « comme propre à l’Italie heureuse : un pathétique qui, à bien prendre, n’est autre chose qu’une forme du bonheur. »

La conjuration du Rutli se déroule tout entière sans qu’un souffle de colère, sans qu’un cri de fureur en altère la presque religieuse solennité. Je ne sais pas de plus noble musique, plus digne d’être proposée, rappelée à un peuple noble, plus capable d’exalter, d’enflammer son âme, sans la troubler. Des trois motifs annonçant l’arrivée des trois cantons, pas un n’est vulgaire et pas un n’est irrité. Aucun non plus ne se hâte et dans le vaste finale, un seul épisode, assez court, est d’allure vive, de rythme syllabique et pointé. Partout ailleurs, le récitatif, la mélodie se développe et s’étale ; tout est large, lié, tout se déploie en ondes vastes et pures, comme si la nature amie communiquait à ses fils, avec toute sa grandeur et toute sa force, toute sa sérénité.

« Pacem summa tenent. » Aux jours de guerre où nous sommes, pour en supporter le poids, en soutenir l’effort héroïque jusqu’à la fin et sans faiblir, il est bon, que dis-je, il est nécessaire, dans une certaine mesure et de quelque manière, que la paix demeure en nous, que, radieuse et déjà triomphante, elle occupe les sommets de notre âme, les illumine et les fortifie. Promesse et gage de victoire, voilà la paix que la musique du second acte de Guillaume possède et qu’elle répand. Voilà comment un génie étranger, glorifiant autrefois chez nous une patrie étrangère, vient aujourd’hui concourir au salut et à la gloire de notre patrie.


CAMILLE BELLAIGUE,