Revue musicale - Le Pardon de Ploérmel

REVUE MUSICALE

LE PARDON DE PLOËRMEL.



Le succès du nouvel ouvrage de Meyerbeer, le Pardon de Ploërmel, n’a fait que s’accroître depuis la première représentation, qui a eu lieu le 4 avril sur le théâtre de l’Opéra-Comique. Le public, qui juge en dernier ressort les œuvres dramatiques, de quelque nature qu’elles soient, a ratifié par ses applaudissemens l’impression favorable que nous avons déjà communiquée aux lecteurs de la Revue sur cette tentative téméraire de l’auteur illustre de Robert et des Huguenots. Il nous le disait spirituellement cet hiver : « Je fais un acte digne d’un sous-lieutenant en donnant un ouvrage où je me suis privé volontairement de toutes les ruses de guerre qui ont fait ma réputation. Contrairement à ce qu’a fait le grand poète latin, je viens moduler sur des pipeaux rustiques, gracili arena, après avoir embouché la trompette héroïque et chanté les grandes passions du cœur humain; que la critique me soit légère!» Tel devait être aussi à peu près le langage de Sixte-Quint avant d’être élu souverain pontife. Non, non, cher et illustre maître, vous ne nous attendrirez pas; vous êtes un fort d’Israël, et c’est comme une puissance reconnue et consacrée par l’opinion de tous que nous vous traiterons : de la justice, et pas de complaisance.

Le sujet du Pardon de Ploërmel est l’un des plus simples qu’on pût choisir. Il s’agit d’une légende empruntée aux traditions poétiques de la Bretagne, cette terre des vieux souvenirs, où se sont succédé et superposées des civilisations si différentes. Les auteurs du libretto, MM. Jules Barbier et Michel Carré, se sont évidemment inspirés des travaux d’un écrivain laborieux et honnête, Emile Souvestre, dont les Récits de la Muse populaire, publiés par la Revue, contiennent une histoire pittoresque des mœurs et des croyances naïves de la Bretagne. La donnée de leur pièce est tirée d’un de ces récits. la Chasse aux Trésors, dont ils n’ont su malheureusement conserver ni l’intérêt ni les sombres couleurs. Emile Souvestre a dessiné d’une main hardie dans cet épisode la figure d’un sorcier de village, Claude le Rouleur, qui aurait inspiré à Meyerbeer un de ces caractères typiques dignes de Rembrandt, dont il possède le génie. Le nom même de Dinorah, l’héroïne du Pardon de Ploërmel, appartient encore à Emile Souvestre, qui l’a placé dans un autre épisode de la Muse populaire, le Kacouss de l’Armor[1]. Par ce temps d’exploitation littéraire extrême, ne serait-il pas juste au moins de rendre hommage à la mémoire d’un écrivain honorable qui vous a mis sur la trace d’une veine qui, grâce à la musique du maître, deviendra pour vous un filon d’or? — Voici en peu de mots la simple histoire que n’a pas craint d’accepter l’auteur du quatrième acte des Huguenots.

Dinorah et Hoël, deux enfans du même village qui ont grandi ensemble sur la terre savoureuse des bruyères, se sont promis l’un à l’autre depuis longtemps, et doivent s’unir devant Dieu au prochain pardon. Ils partent joyeux, suivant la procession, et, comme l’a dit le chantre pieux et doucement inspiré des Bretons, le pauvre et regrettable Brizeux,

Le jour de ce pardon, la grand’messe était belle.
Les voix montaient en chœur. Du bas de la chapelle
Les femmes doucement envoyaient pour répons
A l’eleïson grec les cantiques bretons.
Les enfans, appuyés sur la rampe massive,
Admiraient tour à tour dans leur âme naïve
Le calice d’argent et les hauts chandeliers,
Et les portraits des saints adossés aux piliers.

Cependant un orage terrible éclate, la foudre tombe et brûle la chaumière du père de Dinorah. Hoël, désespéré, se voyant ravir tout à coup le bien suprême auquel il aspire depuis son enfance, s’enfuit du village avec un mauvais garnement qui lui promet de le mettre sur la trace d’un trésor avec lequel il pourra rebâtir la maison du père de sa fiancée et faire le bonheur de celle qu’il aime. Pendant cette absence d’Hoël, qui dure un an, Dinorah, se croyant abandonnée pour toujours de son amant, se trouble et perd la raison. Toute la pièce n’est remplie que des épisodes plus ou moins heureux de la folie de Dinorah, qui, dans un pays superstitieux, passe tantôt pour une fée qui se plaît à danser la nuit dans les prairies et à faire danser avec elle les hommes qu’elle rencontre et qui lui plaisent, tantôt pour une pauvre abandonnée qui inspire la pitié. Un an s’est écoulé au lever du rideau. Hoël revient au pays, ne sachant rien du malheur qui a frappé Dinorah. Il revient muni d’un secret qui doit lui faire trouver le trésor tant désiré, et dont il connaît maintenant le gisement mystérieux. Comme il ne peut pas agir tout seul, Hoël s’adresse à un simple d’esprit, au cornemuseux Corentin, un poltron fieffé qu’il gagne à sa cause moyennant quelques verres de vin et la promesse de partager avec lui le fruit de leurs recherches. L’action, si tant est qu’il y en ait une dans la pièce que nous racontons, se passe tout entière entre ces trois personnages, Hoël, Corentin et Dinorah, qui recouvre la raison après un nouvel orage où elle a failli périr. Elle reconnaît alors son fiancé, qui lui explique le motif de sa longue absence. Tout se termine par le mariage des deux fiancés, et le pardon reprend sa marche.

Les croix marchaient devant; sur un riche brancard,
Couverte d’un manteau de soie et de brocart,
La Vierge….. suivait, blanche et sereine,
Le front couronné d’or comme une jeune reine.
Tous les yeux, tous les cœurs étaient remplis d’amour;
Les landes embaumaient, et les châtaigniers sombres,
Penchés le long des murs, versaient leurs fraîches ombres
Sur ces heureux croyans qui chantaient : O pia !
Ave, maris stella, Dei mater alma[2].

Mêlez au récit de cette légende, qui pourrait être plus intéressante et plus neuve, quelques personnages épisodiques, des groupes de paysans, une certaine couleur légèrement fantastique, de beaux décors et une chèvre vivante qui a son rôle tracé, dont elle s’acquitte à merveille, et vous avez le cadre modeste qui a suffi à Meyerbeer pour écrire une de ses meilleures partitions, tant il est vrai que les musiciens médiocres ont presque toujours tort de s’en prendre au pauvre librettiste de leurs défaillances.

Meyerbeer est certainement une des figures les plus curieuses et les plus intéressantes que présente l’histoire de l’art. Homme du Nord, condisciple aimé de Weber, qui a créé le véritable opéra allemand, né d’une famille également favorisée de la nature et de la fortune, Giacomo Meyerbeer n’avait qu’à se laisser vivre. Entouré de deux frères, dont l’un a été un astronome célèbre et l’autre un poète distingué, Giacomo a voulu aussi que son nom s’inscrivît dans le livre de vie. Après avoir été un virtuose remarquable sur le piano comme l’ont été Mozart, Beethoven, Weber, Mendelssohn, après s’être essayé dans plusieurs compositions dramatiques dans la langue de son pays, il se prend tout à coup d’un amour extrême pour la musique italienne, et, rompant tout lien avec la nouvelle école, qui avait voulu précisément soustraire le génie musical de la nation allemande à l’influence des maîtres italiens qui triomphait depuis la renaissance, Meyerbeer descend dans la péninsule, et rétablit par son exemple le pèlerinage antique des musiciens allemands vers les sources pures de la mélodie, car il est bon de savoir que ce pèlerinage des compositeurs allemands avait commencé dès la seconde moitié du XVIe siècle. Praetorius, Henri Schütz, qui fut élève de l’école de Venise, Keyser et tous les compositeurs dramatiques qui ont précédé Haendel, Hasse et Gluck, ont été des admirateurs et des imitateurs de l’école italienne qui régnait alors. C’est à partir de la fin du XVIIIe siècle, après la mort de Mozart et d’Haydn, que l’alliance antique des deux grandes écoles musicales de l’Europe se brise tout à coup. Beethoven, Weber, Schubert, Spohr, Mendelssohn et tous les musiciens qui se rattachent de près ou de loin au mouvement de rénovation dit romantique, c’est-à-dire national, repoussent non-seulement l’ancienne tutelle de l’école qui a produit Palestrina, Carissimi, Scarlatti, Gabrieli, Marcello et Jomelli, mais toute imitation de ses propriétés originelles et de ses procédés. La dernière expression de récole romantique allemande, c’est cette horde d’iconoclastes qui prétendent extirper de la musique toute idée mélodique, qui parlent avec dédain des œuvres de monsieur Mozart! et qui se sont qualifiés eux-mêmes de musiciens de l’avenir, parce que le présent n’est pas digne de les comprendre.

Esprit fin, observateur sagace, doué d’une imagination ardente et contenue tout à la fois, amoureux de la gloire sans trop se presser de la conquérir, timide et méticuleux dans les détails, audacieux et profond dans la conception du plan général, Meyerbeer développa en Italie un génie complexe où l’imitation adroite de Rossini se mêle discrètement à sa propre inspiration. Tel est le caractère de ses deux meilleurs opéras italiens, Marguerite d’Anjou et il Crocciato, qui lui firent une réputation qui affligea beaucoup son illustre condisciple et ami, l’auteur du Freyschütz et d’Oberon. Il faut lire dans la correspondance de Weber la lettre où il déplore que Meyerbeer se soit plongé de plus en plus dans l’imitation des formes étrangères, et que l’amour du succès ait étouffé une si belle imagination. — Was hofften wir ailes von ihm ! — O verflachte Lust zu gefallen! — Cependant, au milieu des applaudissemens et des e vira que lui prodiguait le public italien, si chaleureux et si excessif dans les témoignages de sa satisfaction, Meyerbeer méditait, car il médite toujours, une transformation de sa manière. Le Freyschütz, qui avait été donné à Berlin en 1821, fut traduit en français et représenté sur le théâtre de l’Odéon, à Paris, en 1824, avec un succès qui est devenu européen. Stimulé sans doute par cet exemple, par celui que Gluck avait donné en 1774 et que Spontini et Rossini avaient suivi avec tant d’éclat, Meyerbeer conçut également le projet de venir essayer son génie dans un pays qui possède incontestablement la plus belle et la plus riche littérature dramatique des peuples modernes. Robert le Diable a été représenté sur le théâtre de l’Opéra au mois de novembre 1831 : au mois de mars 1836, il donna les Huguenots, en 1849 le Prophète, et en 1854 l’Étoile du Nord. Je n’ai point à juger pour le moment ces ouvrages, qui sont connus du monde entier et qui se jouent sur tous les théâtres de l’Europe. Un jour nous aurons l’occasion de revenir sur ces grandes partitions, très diversement appréciées par la critique, mais dont on ne saurait contester l’effet puissant sur le public. L’Allemagne, où l’œuvre de Meyerber est jugée par les artistes et par les écrivains avec une rigueur qui touche à l’injustice, l’Allemagne court aux représentations de Robert le Diable, des Huguenots et du Prophète avec non moins d’empressement que le public parisien. A quoi tient la popularité évidente et incontestable des opéras de Meyerbeer? A la vigueur du coloris, à la passion ardente qui les traverse, à de certaines situations fortement rendues, à la puissance des combinaisons, à des inspirations profondes qui saisissent les masses, quoi qu’on fasse et quelles que soient les réserves légitimes de l’homme de goût qui préfère la beauté qui touche le cœur et charme l’imagination à la vérité qui frappe et s’impose à l’esprit. On peut dire de Meyerbeer, qui se préoccupe avant tout de l’expression vraie de la vie, ce qu’un poète latin, Properce, a dit de Lysippe, le statuaire grec :

Gloria Lysippo est animosa effingere signa.

Il y a une ouverture au Pardon de Ploërmel, une ouverture un peu symbolique, où le maître a voulu condenser les principaux traits de la légende dont il s’est inspiré. On y entend beaucoup de choses : les sons de la clochette que porte la chèvre, le chœur de la procession, une marche religieuse, l’orage qui est la cause de la folie de Dinorah, et qui amène aussi le dénoûment de la fable. Après un léger gazouillement des violons, un thème se dégage, qui ne manque pas de vigueur, et qui amène un chœur chanté derrière le rideau. Le chœur alterne plusieurs fois avec l’orchestre, et peut-être ce dialogue se prolonge-t-il plus qu’on ne voudrait et qu’il ne serait nécessaire pour produire l’effet désiré. On remarque dans cette introduction symphonique, dont plusieurs parties vigoureuses trahissent la main d’un maître consommé, trop d’ingéniosités de détail, trop de petits effets d’une sonorité curieuse, dont le public ne saurait comprendre la finesse ni l’à-propos. Une coupure qui retrancherait tout ce qui vient après la seconde ou la troisième reprise du chœur jusqu’au commencement de la péroraison rendrait, ce nous semble, la pensée profonde qui circule dans cette introduction plus significative et d’un effet plus heureux.

Au lever du rideau, qui laisse voir un paysage fort accidenté et très pittoresque, les paysans, réunis et groupés sur un monticule, chantent un chœur très mélodique et plein de fraîcheur :


Le jour radieux
Se voile à nos yeux.


Le motif est suspendu un instant par quelques voix épisodiques qui font un a parte gracieux, et puis il est repris par l’ensemble du chœur avec une sonorité charmante, bien appropriée à la situation. Dinorah, la folle, qui court après sa chèvre qu’on voit traverser le théâtre en animal bien appris qu’elle est, arrive après le départ du chœur, et s’assoit sur une pierre en chantant une gracieuse cantilène, dont une partie de l’intérêt musical est dans l’accompagnement. Mme Cabel donne à cette villanelle, en imitant avec le mouvement de son corps et de ses bras le bercement d’un enfant, je ne sais quelle afféterie qui en altère l’expression naïve. Corentin le cornemuseux, avec son biniou sous le bras, paraît tout à coup, entraîné par une frayeur extrême qu’il a des mauvais esprits qui hantent la contrée. Retiré dans la pauvre cabane que lui a laissée son oncle, il se met à débiter une sorte de philosophie digne de la sagesse de Sancho Pança :


Dieu nous donne à chacun en partage
Une humeur différente ici-bas…


Ces couplets, que M. Sainte-Foy chante avec esprit, ont de la rondeur, et j’en aime surtout le second mouvement en sol majeur ; toutefois c’est dans l’accompagnement de l’orchestre qu’il faut chercher les ingéniosités piquantes dont Meyerbeer relève et colore les drôleries du personnage qu’il fait parler. J’en dirai tout autant de la scène longue et variée entre Dinorah et le cornemuseux, qu’elle surprend dans sa cabane pendant la nuit. Les éclats de rire, les paroles décousues de Dinorah, la frayeur de Corentin, qui se croit aux prises avec la fée des prairies, qui le force à danser et à jouer de la cornemuse jusqu’à perdre haleine, tout cela forme un ensemble d’incidens que le musicien a rendus avec une entente admirable des caractères qu’il fait vivre sous les yeux du public. Ce sont des effets complexes encastrés dans la situation qui les explique, et qui perdraient beaucoup de leur valeur à en être détachés. Ce n’est pas un duo proprement dit, c’est une scène piquante, où les caprices d’une folie aimable se combinent avec les frayeurs d’un poltron, et de ce contraste, qu’il affectionne, Meyerbeer fait jaillir d’heureux effets. Hoël, le fiancé de Dinorah, qui depuis un an est absent du pays, vient aussi dans la cabane du cornemuseux Corentin, croyant y trouver encore le vieil oncle qu’il a connu. L’air qu’il chante alors :

O puissante magie!


est fort beau, d’un grand caractère et tout à fait digne de l’auteur de Robert et des Huguenots, qui n’a pu résister à la tentation de montrer aux incrédules que le petit bonhomme vit encore, qu’il n’a rien perdu de sa vigueur première. L’allegro de ce bel air qui peut être chanté partout, ce qui prouve que c’est de la mélodie pure.

De l’or ! de l’or !


exprime bien l’ardeur de la convoitise, et lorsqu’il est ramené pour la seconde fois après le délicieux andante en ré bémol majeur :

Ces trésors, o ma fiancée!...


il produit un effet plus saisissant. M. Faure chante cet air et tout le rôle d’Hoël en véritable artiste. J’apprécie beaucoup moins le premier duo, ou plutôt la scène qui vient après entre Hoël et Corentin, lorsque le premier explique au pauvre cornemuseux tremblant comment il faudra s’y prendre pour aller déterrer le fameux trésor. Cela me semble d’un fantastique un peu forcé qui ne vaut pas ces jolis vers de Brizeux :

Lutins malicieux, ô follets de Bretagne,
Qui depuis deux mille ans jouez sur la montagne,
Assez rire la nuit des buveurs attardés!
Songez à vos pareils, nains, et vous défendez.


Mais le second duo qui suit, entre les mêmes personnages attablés devant une bouteille de vin qui aide à conclure le pacte, est plus franc et plus musical. Pendant que les deux nouveaux amis se disposent à partir, ils entendent le tintement d’une clochette qui annonce la chèvre que Dinorah poursuit en badinant. Il résulte de cette situation un trio pour soprano, ténor et baryton, trio remarquable, d’un bel effet, et qui termine on ne peut plus heureusement le premier acte.

Le second acte, plus musical que le premier, commence par un chœur d’un rhythme assez piquant. Ce sont des paysans attardés par quelques rasades de vin dont ils vantent le bouquet. Les femmes se joignent à eux bientôt pour se réjouir de la fête qui doit avoir lieu le lendemain :

Demain, c’est le jour du pardon,
Et dig din don, et dig din don !

et elles imitent de la voix et du geste le mouvement des cloches en branle. Ce sont là des détails d’imitation matérielle où Meyerbeer se complaît un peu trop. Nous préférons à ces finesses d’un réalisme minutieux la romance que chante Dinorah : Le vieux sorcier de la montagne, dont la tournure mélodique un peu vieillotte, conforme au sentiment qu’exprime la pauvre folle, est relevée par d’heureuses combinaisons d’accompagnement. Une scène délicieuse succède à cette romance. Dinorah, seule au milieu d’une forêt et pendant la nuit, voit tout à coup paraître la lune, dont la pâle lumière dessine son ombre sur la bruyère. La folle invoque cette ombre qu’elle prend pour sa compagne, et chante en dansant sur un mouvement de valse :

Ombre légère
Qui suis mes pas,
Ne t’en va pas!


Cela est d’une rare élégance, et je n’y regrette qu’un abus de vocalises vers la conclusion qui reproduisent des effets d’écho déjà entendus au premier acte dans le duo avec le cornemuseux. Je goûte moins la chanson de Corentin cherchant à se donner du courage : cela me semble plus baroque que comique; mais j’admire avec tout le monde la couleur pathétique de la courte légende que Dinorah chante au cornemuseux transi : Sombre destinée! Un morceau plus remarquable encore, c’est le duo pour ténor et baryton entre Hoël et Corentin au moment où ils vont aller déterrer le trésor: Quand l’heure sonnera. Ce duo est tout à la fois dramatique et musical, bien dans le style de l’opéra-comique, rempli de détails qui relèvent la vérité du dialogue sans nuire à l’effet d’ensemble. Il est supérieurement chanté et joué par MM. Faure et Sainte-Foy. Le trio final entre Dinorah et les deux autres personnages est une page grandiose où l’on retrouve la main et le génie de l’auteur de Robert le Diable.

Le troisième acte débute par une véritable bucolique qui ne tient à l’action que par un fil imaginaire. On dirait que le compositeur, s’étant aperçu un peu tard que la fable qu’il avait acceptée ne lui offrait pas assez d’aliment, a voulu y ajouter ce hors-d’œuvre tout musical. L’acte commence par un air de chasse qui sera bientôt populaire, et dont la ritournelle, confiée à cinq cors, est d’une fraîcheur ravissante. A ce morceau, que le public fait répéter et qui est de la mélodie la plus simple et la plus colorée, succèdent le chant du faucheur, qui ne manque pas de grâce, puis une villanelle à deux voix que chantent deux jeunes pâtres :

Sous les genévriers.
Abri des chevriers,
Broutez, broutez, mes chèvres!


d’où s’exhalent un parfum agreste et une douce mélancolie. L’intermède se termine par une prière à quatre voix. L’action reprend son cours à l’arrivée d’Hoël portant dans ses bras Dinorah évanouie. Pendant l’orage qui éclate à la fin du second acte, le pont fragile qu’elle traversait s’est rompu, et elle est tombée dans le gouffre du val maudit. Hoël l’a sauvée, et il lui exprime sa douleur et son repentir dans une romance pleine de sentiment que M. Faure chante avec beaucoup de goût. Dinorah, s’éveillant comme d’un long rêve, recouvre peu à peu sa raison et reconnaît son amant. Cette situation donne lieu à un duo plein de passion qui renferme de très-beaux passages. L’œuvre se termine par la reprise du premier chœur du pardon : Ave Maria ! ce qui achève la guérison de Dinorah, dont le bonheur va s’accomplir.

On vient de se convaincre que les morceaux remarquables de toute nature sont assez nombreux dans la nouvelle partition de Meyerbeer : — au premier acte, un chœur charmant et très-mélodique, la berceuse de la folle, la scène piquante et pleine d’incidens entre Dinorah et le cornemuseux qu’elle force à danser l’air d’Hoël : Ô puissante magie ! le duo entre les deux hommes et le trio final où domine la voix capricieuse de Dinorah ; — au second acte, le chœur des buveurs, la vision de la folle dansant au clair de la lune et s’entretenant avec son ombre, la légende d’un si beau caractère : Sombre destinée ! le duo si musical et si dramatique des deux hommes, Hoël et Corentin, et le trio final, page vigoureuse où l’auteur de Robert n’a pu garder son incognito ; — toute la partie bucolique du troisième acte, mais surtout Tair de chasse, d’une originalité simple et franche, la romance d’Hoël et le duo des deux amans, qui peut être détaché de la situation sans rien perdre de sa valeur musicale. Cette dernière remarque peut s’appliquer du reste à tous les morceaux saillans du Pardon de Ploërmel, qui est, à notre avis, l’opéra le plus franchement mélodique qu’ait écrit Meyerbeer. Si, au lieu de parler à un public éclairé qui ne veut et qui n’a besoin de connaître que les beautés générales de l’œuvre dont on l’entretient, il nous était permis de nous occuper de détails de facture et de relever minutieusement l’emploi que fait le maître de tel accouplement d’instrumens, d’une succession harmonique ou d’une modulation plus ou moins hardie et nouvelle, la partition de Meyerbeer nous offrirait une mine d’observations curieuses ; mais cette œuvre de scoliaste nous est heureusement interdite ici. Nous n’avons point à nous préoccuper des difficultés du métier et à nous extasier, comme des apprentis, devant un glacis ou une combinaison de couleurs. Ce serait déserter la véritable critique et les principes universels qui font sa force pour descendre dans l’atelier du praticien. Qu’on y prenne garde, rien ne serait plus funeste à l’art, qui doit avant tout plaire et charmer, que cette tendance à trop admirer la difficulté vaincue, à trop s’appesantir sur de puérils détails de syntaxe, à introduire enfin, dans la langue générale qu’il convient de parler aux esprits cultivés, le jargon des écoles. Lorsque les grammairiens d’Alexandrie passaient leur temps à peser une syllabe d’un vers d’Homère ou de Sophocle, ils faisaient sans doute une œuvre utile, puisqu’ils ont fixé le texte des chefs-d’œuvre de la poésie grecque, mais leurs travaux n’en marquent pas moins la dernière période d’une grande civilisation.

L’exécution du Pardon de Ploërmel est presque excellente. Meyerbeer a fait un miracle en apprenant un peu à chanter à Mme Cabel, qui ne s’en doutait guère. Elle vocalise avec plus de correction, ses traits nombreux et difficiles sont rendus avec justesse et quelquefois avec un certain charme ; elle mérite enfin le succès qu’elle obtient dans le rôle de Dinorah, qu’elle joue et chante avec talent. Le costume seul dont Mme  Cabel s’est attifée laisse désirer un peu plus d’élégance, et s’il est juste de convenir que l’artiste a beaucoup gagné, la femme au contraire a perdu un peu de la grâce naturelle qui la distinguait. Ah ! Meyerbeer est un vampire qui ne donne pas son esprit pour rien. M. Faure chante à merveille tout le rôle difficile d’Hoël, qui restera une de ses bonnes créations. Sa belle voix de baryton me plairait davantage si le timbre n’en était pas un peu caverneux et d’un tissu un peu lâche. Quant à M. Sainte-Foy, comédien et musicien consommé, il tire un très grand parti de la physionomie du cornemuseux Corentin. Les chœurs, la mise en scène, les décors, le torrent d’eau véritable, complètent un bel ensemble. N’oublions pas la chèvre, qui remplit son rôle avec zèle, et qui traverse le pont fragile, au finale du second acte, sans se douter du danger qu’elle court. Pauvre bête, je plains sa destinée !

C’est un beau spectacle à contempler que celui de la variété des génies que présente l’histoire de l’art. En ne remontant pas plus haut que notre siècle et en resserrant le champ de l’observation aux trois peuples qui représentent la civilisation esthétique de l’Europe, les Italiens, les Allemands et les Français, on remarque deux grandes évolutions opérées, l’une par Beethoven dans la musique instrumentale, l’autre par Rossini dans la musique dramatique. Ces deux génies, qui sont aussi différens entre eux que les deux nations dont ils expriment les aspirations et les sentimens, procèdent dans l’enfantement de leur œuvre comme procède la nature : ils hésitent d’abord, ils tâtonnent, ils imitent leurs prédécesseurs, et, comme le dit le poète, sur des pensers nouveaux ils font des vers antiques, car il n’y a de révolution durable dans l’ordre intellectuel, aussi bien que dans l’ordre moral, que celles qui s’appuient sur un coin du passé. On ne citerait ni un grand philosophe, ni un poète, ni un artiste, ni même un véritable homme d’état dont l’œuvre originale soit le fruit d’une force isolée, d’une activité tout individuelle. S’il est incontestable que les premières compositions de l’auteur de la Symphonie pastorale révèlent une imitation plus ou moins volontaire du style de Mozart, Rossini ne cache pas davantage qu’il a été élevé dans l’admiration d’Haydn, de Mozart et de Cimarosa, dont il combine et mêle les essences sur sa palette magique, ce qui n’a pas empêché Beethoven de devenir le génie musical le plus vaste, le plus profond et le plus original qui ait existé, ni Rossini d’être le compositeur dramatique le plus varié, le plus passionné et le plus brillant de son époque. Autour de Beethoven, qui reste unique, s’est élevé en Allemagne un groupe de génies congénères tels que Weber, Spohr, Schubert et plus tard Mendelssohn, qui, tout en s’inspirant du même ordre d’idées et de la même tradition, n’en sont pas moins originaux pour cela, particulièrement Weber, qui le premier traduit dans le drame lyrique le merveilleux de la poésie allemande. A la suite de Rossini se produit également en Italie une famille de brillans disciples, dont le plus original de tous est Bellini, qui se serait élevé bien haut, si la mort n’eût moissonné avant l’heure ce doux chantre de la Sicile, qui avait su concilier dans son style encore juvénile l’imitation des vieux maîtres, et surtout de Paisiello, avec la manière du grand rénovateur de l’opéra italien.

Pendant que ces deux grandes évolutions de l’art musical s’accomplissent en Allemagne et en Italie, la France, qui ne comprend et n’apprécie guère que la musique exclusivement dramatique, reste fidèle à la double tradition. de Gluck et de Grétry. Spontini et Méhul sont des disciples, des imitateurs éloquens du créateur d’Armide et des deux Iphigénies, tandis que l’influence de Grétry produit au théâtre de l’Opéra-Comique un essaim de délicieux et charmans compositeurs dont M. Auber est le successeur illustre. Sur ce vaste théâtre où Gluck, Piccini, Sacchini, Spontini, étaient venus successivement élargir le cadre de la tragédie lyrique créée par Lully et Rameau, en soumettant leurs génies divers au goût sévère de la tradition française, Rossini vient également écrire quatre chefs-d’œuvre, et il termine sa glorieuse carrière par la merveille qu’on nomme Guillaume Tell.

On pouvait croire que toutes les grandes combinaisons de la musique dramatique étaient épuisées, et qu’après Rossini et Weber, si profondément différens, une nouvelle transformation du drame lyrique était impossible. On raisonnait sans tenir compte de l’inépuisable fécondité de la nature. On vit apparaître alors un homme patient, au génie profond, doué à la fois d’une imagination puissante et d’une rare finesse d’esprit. Allemand d’origine et par la forte éducation musicale qu’il avait reçue, devenu un peu Italien par sympathie et par entraînement, il est Français par la logique de son intelligence éminemment dramatique. Après quelques années d’épreuves et de tâtonnemens, de succès partiels qui lui donnent le sentiment de sa force, il vient à Paris, où l’attiraient les tendances diverses de sa nature, et il se révèle au monde étonné dans une œuvre, Robert le Diable, qui produit un immense retentissement. Les Huguenots, le Prophète et l’Étoile du Nord étendent et fixent sa réputation. Je sais tout ce qu’un goût exclusif et partial peut dire sur le style et la manière souvent compliquée de Meyerbeer. Nous-même nous ne sommes arrivé à la complète intelligence de son œuvre que par un grand désir d’équité, pensant, comme le disait Poussin, que nos appétits ne doivent pas seuls juger des beautés de l’art, mais aussi la raison. Parce qu’on se sent naturellement porté vers cette famille de génies délicats et harmonieux qui épurent la réalité par l’idéal et tempèrent la force par la grâce, génies chastes, contenus et vraiment divins, qui se nomment Virgile, Raphaël, Racine, Mozart, faut-il méconnaître les génies mâles et robustes qui se complaisent dans l’expression de la grandeur, dans la peinture des caractères vigoureux et des passions compliquées, comme Michel-Ange, Shakspeare, Corneille et Beethoven? La première qualité d’un juge ou d’un critique, n’est-ce pas l’Impartialité, je veux dire l’impersonnalité qui oublie pour un moment ses affections secrètes, ses prédilections de nature, pour ne voir que ce qui est soumis à son jugement, pour mieux comprendre l’œuvre et l’artiste qui n’appartiennent pas à l’ordre d’idées et de sentimens qui lui sont facilement sympathiques? Quel pauvre esprit serait celui qui, élevé dans l’admiration d’un Titien ou d’un André del Sarto, ne comprendrait pas Rembrandt, ce coloriste puissant, qui aime le fracas des ombres et des lumières, les grands contrastes du clair-obscur, les types plus vigoureux que nobles, et les scènes de la vie bourgeoise d’où il fait jaillir une pensée profonde et l’intérêt dramatique !

Telles sont aussi les qualités de l’œuvre et du génie de Meyerbeer. Il excelle à rendre les contrastes des situations extrêmes, la mêlée et le choc des passions diverses dans un ensemble puissant, à créer des types vigoureux comme ceux de Bertram, de Marcel et de Fidès, qui se gravent dans l’imagination de tous, et qu’on ne peut plus oublier, à remplir ses immenses toiles de fracas, de vie et de lumière. Dans quel drame moderne trouve-t-on un plus beau caractère de femme que celui de Valentine des Huguenots, et une scène plus touchante que le duo du troisième acte avec Marcel : Ah ! l’ingrat ? Existe-t-il un air plus pathétique que celui de Grâce dans Robert, un tableau plus poétique et plus nouveau que l’acte des nonnes dans le même chef-d’œuvre? Je ne dis rien du quatrième acte des Huguenots, une des plus belles pages de musique dramatique qui existe; mais le divertissement et la grande scène de l’église du Prophète, ainsi que la scène militaire de l’Étoile du Nord, ne sont-Ils pas le produit d’une imagination plus souple et plus variée qu’on n’est disposé à le croire? On reproche à Meyerbeer de manquer de mélodie. Il n’a pas sans doute la mélodie de tout le monde, ces lieux-communs qui courent les rues, et que les vieux troubadours aiment à répéter en s’accompagnant de leur guitare fêlée. Musicien dramatique avant tout, Meyerbeer pourrait dire avec Gluck à ses contradicteurs : « Si j’ai réussi à plaire au théâtre, j’ai atteint le but que je me proposais, et je vous assure qu’il m’importe fort peu que ma musique déplaise dans un concert ou dans un salon[3]. » Grand tacticien, coloriste plein de relief, Meyerbeer pourrait encore ajouter ces paroles que l’auteur d’Armide dit à un ami : « Il faut que vous sachiez que la musique, dans sa partie mélodique, ne possède que peu de ressources. Il est impossible, par la seule succession de notes qui forme le caractère de la mélodie, de peindre certaines passions... » Voilà ce que les compositeurs d’album et les faiseurs de canzonette ne comprennent pas; mais le public, qui depuis trente ans bientôt applaudit les œuvres de Meyerbeer, n’écoute que l’émotion qu’il éprouve, et laisse aux gazetiers l’esprit qu’ils dépensent à nier la clarté du jour et la puissance d’un si grand maître.

Il est temps de nous résumer. Dans ce siècle de grandes péripéties, de rénovation universelle, où la politique, la poésie, les sciences et les arts ont étendu l’horizon de la vie et reculé les bornes de l’univers, la musique, et particulièrement la musique dramatique, a aussi renouvelé ses formes, élargi ses tableaux, vivifié ses couleurs et multiplié le nombre des caractères. Entre Weber et Rossini, qui ont une manière si différente de procéder et dont l’œuvre immortelle exprime un monde d’idées et de sentimens si opposés, Meyerbeer est parvenu à se créer une personnalité profonde et originale. L’opéra du Pardon de Ploërmel, bien supérieur à l’Étoile du Nord, est, selon nous, l’ouvrage le plus simple, le plus agréable et le plus franchement mélodique qu’on doive à l’auteur illustre de Robert et des Huguenots.


P. SCUDO.

  1. Voyez les livraisons de la Revue du 15 janvier et 1er novembre 1854.
  2. Brizeux, les Bretons, premier chant, les Pardons.
  3. Vie de Gluck, par Anton Schmid, p. 426, etc.