Revue musicale - La Correspondance de Verdi

Revue musicale - La Correspondance de Verdi
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 921-933).
REVUE MUSICALE

LA CORRESPONDANCE DE VERDI


I Copialettere di Giuseppe Verdi, pubblicati e illustrati da Gaetano Cesari e Alessandro Luzio e con prefazione di Michèle Scherillo.
A cura della commissione esecutiva per le onoranze a Giuseppe Verdi nel primo centenario della nascita. — Milano, 10 ottobre 1913.


Publication authentique, officielle, cette correspondance remplit un très fort volume, de quelque huit cents pages. Elle constitue un hommage national à la mémoire du grand artiste, et de l’homme, aussi grand que l’artiste, que fut le musicien de Rigoletto, du Trovatore et de la Traviata, de Don Carlos et d’Aida, de la Messe funèbre pour Manzoni, d’Otello et de Falstaff. Pour éclatante qu’elle soit, une telle façon d’honorer le maître eût-elle été de son goût ? Il est permis d’en douter. A propos de certaines lettres de Bellini, qui venaient de paraître, Verdi écrivait, le 18 octobre 1880 : « Quel besoin a-t-on d’aller mettre au jour les lettres d’un compositeur ! Lettres toujours écrites à la hâte, sans soin, sans y attacher d’importance, le musicien sachant fort bien qu’il n’a point à soutenir une réputation de littérateur. Ne suffit-il pas qu’on siffle ses notes ? Non, monsieur. Ses lettres aussi. Ah ! c’est un grand ennui que la célébrité. Pauvres petits grands hommes célèbres, ils paient cher la popularité. Pour eux, jamais une heure de paix, ni dans la vie, ni dans la mort. »

L’ombre du maître, ou son âme, doit être rassurée aujourd’hui. La publication des lettres de Verdi ne saurait troubler la paix de sa tombe. Aussi bien, nous avons quelque raison de croire qu’il ne les tenait pas lui-même, ces lettres, pour tout à fait négligeables. Sans y attacher aucune valeur de style, la peine qu’il prenait d’en garder, au moins pour la plupart, le brouillon, ou la minute, atteste qu’il avait mis un soin égal à les écrire. C’est qu’en toute chose, dans sa vie comme dans son art (ceci contrairement à l’opinion commune). Verdi n’abandonnait rien au hasard, pas plus qu’au caprice. Ce grand passionné, ce grand impulsif même, eut au plus haut degré le goût, l’amour de l’ordre, de la méthode et de l’exactitude. Vous savez l’idéal que se fait, de la règle ou de la régularité, la sagesse populaire : « Comme un papier à musique. » Il n’est pas une question, pas une affaire, et d’aucun genre, avec ses éditeurs, ses impresarii, ses paysans ou ses voisins, que n’ait réglée ainsi, toute sa vie, le musicien de Falstaff et le propriétaire de Sant’ Agata. Notons, sans y insister, ce trait. Il achève une grande figure. Arrêtons-nous davantage aux autres, aux principaux, tels que les retrace la volumineuse correspondance. Elle est un portrait. Elle est une histoire aussi. Elle abonde en documens sur les œuvres du maître, sur son génie et ses idées esthétiques, sur son caractère particulier et public, ou national. Tel est l’objet de cette brève étude, tel en sera l’ordre et le partage.

Dans l’œuvre du musicien d’Italie, trois ouvrages fameux : Rigoletto, le Trovatore et la Traviata (1851-1853), forment ce qu’on pourrait nommer la trilogie populaire. C’est probablement à la Traviata que Verdi faisait allusion, quand il écrivait (en 1851), après avoir parlé du Trovatore : « J’ai tout prêt un autre sujet, simple, affectueux. » La même lettre, adressée à Cammarano, le librettiste du Trovatore, contient le scénario, revu et corrigé par le musicien, de ce livret obscur, et qui mériterait, entre tous les livrets d’opéra, le premier prix d’inintelligibilité. La figure la plus vivante en est assurément celle d’Azucena la bohémienne. Verdi trouvait avec raison un charme étrange, farouche, à cette âme de femme, tout entière en proie à ses deux amours, l’un filial et l’autre maternel. Il est intéressant de surprendre ici l’émotion provoquée chez le musicien par certaines paroles, qu’il cite, et de se reporter à l’expression, plus émouvante encore, que sa musique leur a donnée.

Curieuse, quand ce n’est pas comique, est l’histoire des démêlés de Rigoletto avec la censure (autrichienne) de Venise. Sous un titre changé : la Maledizione, mais avec les personnages du drame original, le poème tiré du Roi s’amuse fut d’abord interdit, comme attentatoire à la majesté royale et rempli de détails obscènes. Le coup fut sensible à Verdi : « J’avais commencé à étudier le sujet, à le méditer profondément, et j’en avais déjà trouvé, dans mon esprit, l’idée et la couleur musicale. » Un long débat s’ensuivit. Les censeurs autrichiens exigèrent avant tout que le roi de France fût remplacé par « un feudataire contemporain, » de préférence un Farnèse ou un Médicis, un duc de Bourgogne ou de Normandie. A la fin, on se décida pour un duc de Mantoue. Cela ne suffit pas. Chaque jour amenait de nouveaux scrupules, des chicanes absurdes. On refusait à Verdi jusqu’au sac où le cadavre de l’héroïne, à la fin, doit être enveloppé : « Je ne comprends pas pourquoi on a supprimé le sac. Que pouvait bien faire un sac à la police ? Redoute-t-on l’effet ? Mais alors, qu’on me permette de le dire : croit-on s’y connaître en cela mieux que moi ? Qui donc est le musicien ? Qui peut dire : cela fera de l’effet, ou n’en fera pas. Une difficulté du même genre s’est déjà présentée à propos du cor d’Ernani [1]. Eh bien ! qui donc a ri du son de ce cor ?... Je remarque enfin qu’on défend de représenter Triboulet affreux et bossu. « Un bossu qui chante ! » Pourquoi pas ?... « Cela fera-t-il de l’effet ? » Je ne sais. Mais si je ne le sais pas, celui-là le sait encore moins, je le répète, qui a proposé cette modification. Je trouve précisément très beau de représenter ce personnage difforme et grotesque au dehors et, au dedans, plein de passion et d’amour. J’ai choisi justement ce sujet pour toutes ces qualités, pour tous ces traits originaux. S’ils disparaissent, je ne peux plus faire de musique. Si l’on me dit que mes notes peuvent aller, même avec un drame pareil, je réponds que je ne comprends rien à de tels raisonnemens. A parler franc, que mes notes soient belles ou laides, je ne les écris jamais au hasard, et je m’efforce toujours de leur donner un caractère. »

D’autres passages de la correspondance concernent d’autres opéras, ou projets d’opéras. Le Roi Lear est l’un des sujets qui tentèrent le plus souvent, — et jusqu’à la fin de sa longue carrière, — le musicien, shakspearien trois fois, de Macbeth, d’Otello et de Falstaff. Il avait pour sa partition de Macbeth une préférence, que la scène — admirable — du somnambulisme ne suffit pas, selon nous, à justifier. Aida surtout fait l’objet de nombreuses lettres. Celles-ci nous fournissent des renseignemens inattendus sur la collaboration, non pas seulement musicale, mais dramatique, littéraire, et littérale même, du musicien avec son librettiste. Verdi ne se contente pas de proposer le changement d’une situation, d’une phrase, d’un mot : il trace lui-même l’ébauche du vers, de la strophe, de la scène renouvelée, ou nouvelle. Ainsi, à la fin de l’avant-dernier tableau, la rencontre d’Amneris avec les prêtres et l’anathème qu’elle leur jette, est une trouvaille du compositeur. Homme de théâtre avant tout, l’action, le mouvement, la passion, le préoccupe d’abord. Mais il prend aussi d’autres soins, et plus délicats. Ni la poésie, ni le rêve, ne le laisse insensible. Après les grands coups de lumière, il aime les demi-teintes et les effets de clair-obscur. Pour le duo final, dans l’ombre de la crypte mortuaire, il demande au poète « un dialogue très bref, un adieu à la vie, quelque chose de doux, de vaporeux. » Et c’est bien cela que la musique, encore plus que les paroles, nous a donné. Au début du troisième acte (les bords du Nil), Verdi souhaite également encore un moment de repos, de langueur. Il fait et refait, ne lui trouvant jamais assez de caractère, la musique du chœur dans la coulisse. Puis il y ajoute « un petit morceau » (un pezzettino), pour Aida seule, « une idylle, comme vous disiez vous-même. Il est bien vrai que le personnage, en un pareil moment, s’y prête mal ; mais en rêvant un peu, avec un souvenir pour les rives natales, on pourrait faire ce petit morceau calme et tranquille, qui serait un baume à ce moment-là. » Cette fois encore, Verdi voyait, ou plutôt entendait juste, et rien qu’à nous rappeler nous-même la mélodie embaumée, nous croyons en respirer l’exotique et nocturne parfum.

Le temps passe et voici les dernières années, celles d’Otello et de Falstaff, les deux suprêmes et parfaits chefs-d’œuvre. Les « copialettere » font mention d’Otello pour la première fois en 1879. Le maître écrit à Ricordi ! « Vous savez comment naquit ce projet de chocolat. Vous dîniez chez moi avec Faccio [2]. On parla d’Otello, on parla de Boito. Le lendemain, Faccio m’amena Boito. Trois jours après, Boito m’apporta le plan d’Otello. Je le lus et le trouvai bon. Je dis : Faites le poème, il servira toujours, à vous, à moi, à un autre... etc. » Verdi craignait d’abord de s’engager. Puis, il s’engagea tout de même, et l’on sait comment, huit ans après, il fit honneur à ses engagemens. Pour Falstaff, il hésita, se réserva plus encore. En 1889 (il avait soixante-seize ans), il écrivait à Boito : « Vous, en traçant Falstaff, avez-vous jamais pensé au chiffre énorme de mes années ? Je sais bien que vous me répondrez en exagérant l’état de ma santé : bonne, parfaite, robuste... Malgré cela, vous conviendrez avec moi que je pourrais être taxé d’une grande témérité si j’assumais une telle charge. Et si je ne résistais pas à la fatigue ? Si je n’arrivais pas à terminer la musique ? Alors, vous auriez perdu votre temps et votre peine ! Pour tout l’or du monde, je ne le voudrais pas. Cette idée-là m’est insupportable...

« Maintenant, comment surmonter ces obstacles ? Avez-vous une bonne raison à opposer aux miennes ? Je le désire, mais je ne le crois pas. Néanmoins pensons-y... Et si vous en trouviez une, de votre côté, et si, du mien, je trouvais le moyen de m’enlever des épaules une dizaine d’années, alors, quelle joie ! Pouvoir dire au public : « Nous sommes encore là ! A nous ! » La bonne raison que souhaitait Verdi, Boito finit sans doute par la trouver, et, sur les épaules du maître, une faveur unique de la Providence allégea le poids des ans. Dès l’année suivante, Falstaff était commencé. « Que puis-je vous dire ? Il y a quarante ans que j’ai envie d’écrire un opéra-comique, et il y a cinquante ans que je connais Les joyeuses commères de Windsor. Mais... les mais accoutumés, qu’on trouve partout, ne m’avaient jamais permis de contenter mon désir. Maintenant Boito a résolu tous les mais et m’a fait une comédie lyrique qui ne ressemble à aucune autre. Je m’amuse à en faire la musique, sans projets d’aucune sorte, je ne sais même pas si je la finirai... Je vous le répète : je m’amuse. » (3 décembre 1890.) Quelques jours plus tard : « Boito m’a écrit un livret bouffe, comique, comme on voudra. Il est extrêmement divertissant et je me divertis à le martyriser avec des notes. Presque rien de la musique n’est fait. Quand la finirai-je ? Qui sait ? La finirai-je ?... Voilà la pure, la vraie vérité. » (30 décembre 1890.) Autre lettre encore, du 1éjanvier 1891 : « Je vous l’ai dit et je vous le redis : j’écris pour passer le temps... Et alors pourquoi faire des projets, prendre des engagemens, fût-ce en paroles indéterminées ? Et puis, si je me sentais, de quelque manière, fût-ce le moins du monde, lié, je ne serais plus à mon aise et je ne pourrais rien faire de bien. Quand j’étais jeune, quoique maladif, je pouvais rester à ma table des dix et même des douze heures, en travaillant toujours. Plus d’une fois je me mettais à la besogne à quatre heures du matin, jusqu’à quatre heures de l’après-midi, rien qu’avec une tasse de café dans le corps... et travaillant sans reprendre haleine. Maintenant, je ne peux plus. Alors je commandais à mon physique et au temps... maintenant, hélas ! je ne peux plus. » Enfin : « En écrivant Falstaff, je n’ai pensé ni à des théâtres, ni à des chanteurs. J’ai écrit pour mon agrément et pour mon compte. » C’est dans ces conditions heureuses, de loisir et de plaisir même, que fut conçu et que naquit le chef-d’œuvre libre et joyeux.

Génie et caractère indépendant avant tout, Verdi prétendait ne laisser interdire aucun genre de musique au musicien qu’il était, et moins encore à la musique même. Il n’en est pas moins certain que le sentiment du théâtre, du drame, constituait le fond et l’essence même de ce génie. Dès 1848, pressé par les circonstances d’écrire un opéra, il demandait à l’un de ses librettistes « un drame court, de beaucoup d’intérêt, de beaucoup de mouvement, de beaucoup de passion, afin qu’il me soit facile de le mettre en musique. » En 1854 : « Je mettrais en musique avec la plus grande assurance un sujet qui m’irait au sang, fût-il condamné par tous les artistes comme anti-musical. » Ce prétendu musicien de romances, cavatines, cabalettes et autres formules sans rapport avec l’action et le caractère, avec la parole, avec la vérité, s’est constamment préoccupé de conformer, de soumettre sa musique à ces élémens, qui devaient, selon lui, dans le « dramma scenico-musicale, » commander à la musique même. Proposant au librettiste d’Aida l’adoption, dans un certain passage, d’un dialogue entièrement libre, il ajoutait : « Je sais bien ce que vous allez me dire : Et la rime, le vers, la strophe ? Je ne sais trop que dire à mon tour ; mais moi, quand l’action le demande, j’abandonnerais soudain le rythme, la rime, la strophe ; je ferais des vers brisés, afin de pouvoir dire clairement et nettement ce que l’action exige. Malheureusement, au théâtre, il est quelquefois nécessaire que poètes et musiciens aient le talent de ne faire ni poésie, ni musique. » Tel était le respect, l’amour de Verdi pour la justesse de la déclamation, pour la vérité de l’expression verbale, qu’il redoutait, — avec raison, — la traduction de ses ouvrages. Quant à la nature même du drame lyrique, à sa consistance, à son homogénéité, la lettre suivante nous fait connaître l’idée que s’en faisait le musicien (et cela dès 1858). Il s’agit du Ballo in maschera, que le San Carlo de Naples se préparait alors à monter, ou, plus exactement à démonter : « Je vous l’ai déjà dit, je ne veux pas commettre les monstruosités qu’on a déjà commises ici dans Rigoletto. Elles s’accomplissent parce que je ne puis les empêcher. Rien ne sert de me parler du succès : que par-ci par-là un morceau, quelconque, ou deux, ou trois, soient applaudis, cela n’est pas. suffisant pour former le drame musical. En fait d’art, j’ai mes idées, mes convictions très nettes, très précises, et je n’y puis, je n’y dois pas renoncer. » Ainsi, dans le drame, dans les caractères, dans la poésie et dans la musique, en tout cela, comme les grands artistes, les plus grands. Verdi n’a jamais cherché, voulu que la vérité. Sans doute il y a tendu par des moyens tout autres, contraires même à ceux qu’un Wagner a choisis, mais c’est là seulement et toujours qu’il a tendu. Comme notre Gounod encore, il aurait pu dire : « L’art est une parole. Il doit être une parole d’honneur. »

Non seulement de Wagner, mais des idées wagnériennes, rien ne fut étranger à Verdi. Autant que le réformateur de Bayreuth, il se montre partisan de l’orchestre invisible, mais invisible complètement. « L’idée n’est pas de moi, elle est de Wagner, et elle est excellente. Il paraît intolérable, au jour d’aujourd’hui, de voir notre misérable frac et nos cravates blanches mêlés, par exemple, à des costumes égyptiens, assyriens, druidiques ; de voir, en outre, la masse de l’orchestre, qui fait partie du monde fictif, se tenir en quelque sorte au milieu du parterre et du monde de ceux qui sifflent ou applaudissent. Ajoutez à tout cela l’inconvénient de voir en l’air les têtes des harpes, les » manches des contrebasses et le moulinet du chef d’orchestre. »

Quant à l’esthétique générale, avec tous les principes, théories ou systèmes qu’elle comporte, et qu’elle ne saurait concilier, Verdi n’en fit jamais grand cas. Il se montrait particulièrement réservé dans ses jugemens, ne s’y fiant pas plus qu’à ceux d’autrui. « Je peux bien manifester académiquement, entre quatre-z-yeux, mon avis sur un travail musical quelconque, mais rien de plus. Les jugemens n’ont aucune valeur, alors même qu’ils sont sincères. Chacun juge suivant sa propre manière de sentir et le public interprète les jugemens d’autrui de la même façon. » Non pas au moins que le grand musicien n’eût conscience de sa valeur. Quand il se déclarait, « parmi les maîtres passés et présens, le moins érudit de tous, » il ne manquait pas d’ajouter : « je parle d’érudition, et non de savoir musical. De ce côté-là, je mentirais, si je disais que, dans ma jeunesse, je n’ai pas fait de longues et sévères études. C’est pourquoi je me trouve avoir la main assez forte pour plier la note comme il me plaît, et assez sûre pour obtenir ordinairement les effets que je désire. Quand j’écris quelque chose d’irrégulier, c’est que la règle ne me donne pas ce que je veux et que je ne crois pas bonnes toutes les règles adoptées jusqu’à présent. Les traités de contrepoint ont besoin d’être réformés. »

Dans le désordre des idées musicales, au milieu d’un conflit qui rappelait quelquefois, peut-être même avec plus de vivacité, la querelle des Anciens et des Modernes, Verdi se gardait de tout excès, de tout égarement. Son respect, son amour du passé, ne le rendait point injuste pour le présent, ni défiant envers l’avenir. Mais plutôt il écartait ces vocables et se plaçait en tout sub specie æternitatis : « Par conséquent, écrivait-il un jour, ni passé, ni avenir. Il est bien vrai que j’ai dit : « Torniamo all’antico, » mais je parle de cet « antique » qui a été mis de côté par les exagérations modernes et auquel il faudra retourner tôt ou tard, infailliblement. Pour le moment, laissons déborder le torrent. Les rives se feront après. » Une autre fois, sur le mode ironique, il écrivait encore : « Présentement, je suis fort occupé à mettre la dernière main à un opéra en douze actes, plus un prologue et une ouverture longue comme les neuf symphonies de Beethoven toutes ensemble ; plus encore un prélude à chaque acte, avec tous les violons, altos, violoncelles, contrebasses, jouant à l’octave une mélodie, non pas de celles ad usum Traviata, Rigoletto, etc., etc., mais une de ces mélodies modernes, et si belles, qui n’ont ni commencement ni fin et qui restent suspendues en l’air comme le tombeau de Mahomet... Je n’ai plus le temps de vous expliquer comment les chanteurs devront faire l’accompagnement... Je vous le dirai une autre fois. »

Esclave, a-t-on dit, des conventions et des formules, il n’y eut jamais au contraire d’artiste plus libre et plus libéral que Verdi « J’aime en art tout ce qui est beau. Je ne suis pas exclusif ; je ne crois pas à l’école, et j’aime le gai, le sérieux, le terrible, le grand, le petit, etc. Tout, tout, pourvu que le petit soit petit, que le grand soit grand, le gai soit gai, etc., en somme que tout soit comme il doit être : vrai et beau. » Enfin, s’il fallait donner une conclusion à ces remarques éparses, la meilleure, et la plus large, serait peut-être celle-ci : « Je voudrais qu’un jeune homme, quand il se met à écrire, ne pensât jamais à être ni mélodiste, ni harmoniste, ni réaliste, ni idéaliste, ni aveniriste. Le diable emporte toutes ces pédanteries ! La mélodie et l’harmonie ne doivent être que des moyens aux mains de l’artiste, pour faire de la musique, et le jour où l’on ne parlera plus ni de mélodie, ni d’harmonie, ni d’écoles allemandes, italiennes, de passé, d’avenir, etc., alors peut-être commencera le règne de l’art. »

Verdi nous écrivait un jour à nous-même : « Vous et tous les critiques peuvent parler de l’artiste comme ils veulent. Mais je vous remercie d’avoir eu des paroles pour l’homme. Oui, j’ai la conscience de n’avoir jamais... » Et soudain il ajoutait : « Je m’arrête. » Ne nous arrêtons pas, nous. Jamais non plus, — cette correspondance en apporte un nouveau témoignage, — jamais on n’aura trop de paroles pour l’homme que fut Verdi. Musicien de théâtre avant tout, rien de moins théâtral, ou seulement de moins extérieur, rien de plus naturel et de plus vrai que son caractère et que sa vie. Du commencement à la fin de sa carrière, il eut une horreur insurmontable de ce qu’on appelle réclame ou publicité. Rien ne lui répugnait autant que l’exhibition et l’ostentation de soi-même. De ses œuvres, de son art, il donnait tout au public, mais rien de sa personne et de son âme. Vingt détails seraient à citer, qui témoignent de cette réserve et de cette modestie. Sollicité d’écrire ses mémoires, il répondait (en 1895) : « C’est bien assez pour le monde musical d’avoir supporté, si longtemps, mes notes... Je ne le condamnerai jamais à lire ma prose. » Un jour même, — et ce trait sans doute est le plus fort, — il alla jusqu’à s’étonner, presque à s’irriter, comme d’un excès de curiosité et de considération pour sa propre musique, qu’un renommé critique d’Italie fit le voyage du Caire pour assister à la première représentation d’Aida. « Vous au Caire ! Voilà bien l’une des plus puissantes réclames qui se puissent imaginer pour Aida ! Il me paraît à moi que, dans ces conditions, l’art n’est plus l’art, mais un métier, une partie de plaisir, une chasse, une chose quelconque après laquelle on court, à laquelle on veut donner, sinon le succès, au moins la notoriété à tout prix. Le sentiment que j’en éprouve est celui du dégoût, de l’humiliation. Je me rappelle toujours avec joie mes premiers temps, alors que, presque sans un ami, sans que personne parlât de moi, sans préparatifs, sans influence d’aucune sorte, je me présentais au public avec mes œuvres, prompt à recevoir les fusillades, heureux si je pouvais arriver à produire quelque impression favorable. Aujourd’hui, que d’embarras pour un opéra ! Journalistes, artistes, choristes, directeurs, professeurs, tout le monde doit apporter sa pierre à l’édifice de la réclame et former pour ainsi dire un cadre de petites misères qui n’ajoutent rien à la valeur réelle d’une œuvre, si même elles n’offusquent cette valeur. Cela est déplorable, profondément déplorable. »

Il faut avouer que la critique ne s’attendait guère à être traitée et, d’avance, remerciée ainsi. En mainte conjoncture elle le fut bien autrement encore, et Verdi lui prodigua toujours, avec une parfaite courtoisie d’ailleurs, les marques de son indépendance et de sa dignité. Libre, fier avant tout, il le fut toute sa vie, et avec tout le monde. En 1849, au début de sa carrière, il écrivait déjà : « Dieu me garde, non pas même d’intriguer, mais de faire la moindre démarche (dussé-je mourir de faim !) qui pourrait seulement avoir l’air d’une intrigue. » Et encore : « Je n’ai jamais reçu de grâces ni de charité de personne, fût-ce il y a six ans, alors que j’étais dans le besoin, dans le très grand besoin. » De personne non plus, ni de son père, ni de son beau-père et bienfaiteur Barezzi, ni de ses amis les plus chers, comme Ricordi son éditeur, il ne supportait jamais la moindre entreprise contre cette liberté, jalousement défendue. Hâtons-nous d’ajouter qu’il savait la défendre sans manquer en rien au respect filial, à la reconnaissance ou à l’amitié. Quant aux gens de théâtre, directeurs, artistes, il gardait avec eux les distances : restant le premier à sa place, il les mettait, ou les remettait à la leur. Sur la prétention des interprètes à « créer » leurs rôles, « comme disent encore les Français, » il écrit un jour, à propos d’un chef d’orchestre, et non des moindres : « Nous sommes tous d’accord sur son mérite ; seulement, il ne s’agit point ici d’une personnalité, si grande soit-elle, mais de l’art. Je ne reconnais ni aux chanteurs, ni aux chefs d’orchestre, la faculté de « créer ; « un tel principe, je l’ai déjà dit, mènerait à l’abîme. » En somme, ce maître-là fut maître dans toute l’étendue et toute la force du mot. Autant que de son art, il prétendait l’être de lui-même, et l’être seul. À demi plaisant, sérieux à demi, il écrivait un jour : « Sache le signor Tito Ricordi, que j’ai l’habitude, bonne ou mauvaise, d’en faire à ma tête, comme je veux et comme il me plaît ! » Une autre fois : « J’entends rester ce que je suis, c’est-à-dire un paysan de Roncole. »

Un paysan, c’est ainsi qu’il aima toujours à se qualifier, à se définir. « Rude de manières comme moi, ours à peu près autant que moi, » disait-il de l’un de ses meilleurs amis. Et sans doute il exagérait, ou plutôt il taisait, laissant à ceux qui l’ont bien connu le soin d’en rendre témoignage, la bonté, la tendresse même qui tempérait chez lui certaine rigueur. Son âme était d’acier, mais son cœur était d’or. Cette âme, dans les derniers temps, avait des reflets sombres. Une des amies du maître a écrit de lui : « Bien qu’il eût une physionomie souriante, le fond de sa nature était mélancolique. » À la fin de l’année 1893, de cette année dont le début avait vu le triomphe de Falstaff, il écrivait à l’une de ses interprètes : « Vous rappelez-vous la troisième soirée de Falstaff ? Je pris congé de vous tous ; et vous étiez tous un peu émus, vous en particulier et la Pasqua… Imaginez ce que fut mon adieu, qui voulait dire : Nous ne nous reverrons plus comme artistes ! ! ! Nous nous sommes, il est vrai, rencontrés depuis, à Milan, à Gênes, à Rome ; mais la mémoire se reportait toujours à cette troisième soirée, qui voulait dire : Tout est fini ! » Plus tard encore, en 1898, refusant de laisser exécuter à la Scala ses dernières compositions religieuses, il donnait, avec un peu d’amertume peut-être, cette raison, entre autres, de son refus : « Mon nom est trop vieux, trop ennuyeux… Je m’ennuie moi-même quand je me nomme. »

« Un paesano. » Pourvu qu’on le prenne au sens le plus haut, le plus noble, ce nom, ou ce titre, qu’il lui plaisait de se donner, était bien le sien. Dans toute la grandeur et toute la beauté du mot, Verdi fut l’homme de son pays. D’abord il en aima, — passionnément, — la campagne, la terre elle-même. On pourrait extraire de sa correspondance, en particulier de ses lettres à Mariani, le chef d’orchestre, un éloge, un poème des champs. L’éditeur de la correspondance a mis en pleine lumière cet aspect en quelque sorte géorgique de la figure du grand musicien, « agriculteur vigilant et économe, absorbé par la pensée de sa terre et par les minutieuses occupations de la vie champêtre... Dans la pleine activité des travaux de la campagne, qui sont aussi une source de poésie autant que de richesse, il montra pendant plus de cinquante ans l’équilibre merveilleux de ses facultés intellectuelles. Il en usa pour déployer ensemble, en un bel accord des énergies humaines, le haut essor de l’imagination artistique et la marche difficile du colon industrieux s’efforçant d’atteindre aux fins utiles et pratiques de l’existence. »

Après le « paysan. » compris de la sorte, il faudrait montrer, honorer en Verdi le patriote, le défenseur et l’apôtre de la liberté, de toutes les libertés de son pays. Liberté musicale d’abord. Sans être jamais insensible, encore moins rebelle au génie étranger, l’auteur, non seulement du Trovatore et de la Traviata, mais d’Otello et de Falstaff, est demeuré pieusement, finalement fidèle à l’idéal italien. Il ne manque pas, dans sa correspondance, une occasion de le définir et, comme on dit, de le « situer. » Surtout il s’efforce de le prémunir contre les influences extérieures, bonnes seulement, sous prétexte de l’élargir, à le dénaturer. Il estima toujours que, par nature, la musique italienne était surtout vocale, et devait le rester. S’il avait composé lui-même, pour se divertir, un quatuor à cordes, il en faisait peu de cas : « Je croyais naguère et je continue de croire, sauf erreur, que le quatuor est une plante étrangère au climat italien. » Tout en faisant des vœux pour le genre symphonique. il souhaitait plus ardemment la renaissance en Italie de l’autre genre, italien naguère, et tout différent. « Il est bon, comme disent les docteurs, d’élever le public jusqu’au grand art, mais il me semble que l’art de Palestrina et de Marcello est tout de même un grand art, et c’est le nôtre. »

Ailleurs (1883) : « On ne trouve plus aujourd’hui de maîtres ni d’élèves qui ne soient atteints de germanisme... c’est une maladie qui doit, comme une autre, suivre son cours. » De la même année : « Cette invasion d’un art étranger nous a aveuglés au point de ne plus voir que les Allemands, en faisant de la musique allemande, ont raison. Mais nous, en les imitant, nous avons renié notre génie et nous faisons une musique sans caractère italien, hybride et bâtarde. » Enfin : « Avec les plus audacieuses découvertes de la musique moderne, on ne peut plus faire du Palestrina, mais s’il était mieux connu et mieux étudié, nous écririons plus à l’italienne et nous serions meilleurs patriotes (en musique, s’entend). »

Patriote, Verdi, ne l’était pas seulement en musique, et le grand artiste fut un grand citoyen. Sa vie politique et parlementaire (comme député à la Chambre de Turin) n’eut pas une longue durée. Simple, désintéressée et généreuse, le récit n’en remplit guère qu’une vingtaine de pages, sur les sept ou huit cents que le volume comporte. Mais l’amour de la patrie inspira les premiers opéras du maître et sa vie tout entière. Nationaliste avec ferveur et quelquefois avec une sainte jalousie, il n’a pas tout aimé, tout admiré de nous, Français. A lui, si grave, et même un peu farouche, nous avons pu quelquefois paraître légers et frivoles. En 1847, il écrivait, de Paris : « Paris ne me plaît pas comme Londres, et j’ai une extrême antipathie pour les boulevards. Chut ! et que personne au moins ne m’entende proférer un tel blasphème ! » Mais s’il n’a pas épargné nos travers, le grand Italien ne nous a pas non plus ménagé sa reconnaissance pour nos bienfaits et sa pitié pour nos malheurs. Sur les premiers bénéfices que lui rapporte la composition, avant même la représentation, d’Aida (août 1870), il charge son représentant à Paris de prélever une somme de deux nulle francs : « Consacrez-la, de la manière que vous jugerez la meilleure, au soulagement de vos courageux et malheureux blessés. »

Quelques jours plus tard : « Je suis désolé des nouvelles de France. Pauvre pays et pauvres nous ! » A mesure que les événemens se précipitent, la sympathie du maître s’accroît avec notre péril et notre infortune. Et ce n’est pas seulement pour notre pays qu’il s’afflige : il s’inquiète même pour le sien. Du 13 septembre 1870 : « Je déplore les malheurs de la France et je crains un avenir terrible pour nous. Ah ! le Nord est un pays et une race qui m’épouvante. »

Finissons par une dernière lettre, où certaines critiques, — renouvelées, — de notre caractère, font très vite place à cet éloquent, à ce prophétique plaidoyer pour notre pays contre nos adversaires : « La France a donné la liberté et la civilisation au monde moderne. Et si elle tombe, ne nous faisons pas d’illusions, toutes nos libertés et notre civilisation tomberont. Nos lettrés et nos politiques ont beau vanter le savoir, les sciences, et même (Dieu leur pardonne I) les arts de pareils vainqueurs. S’ils regardaient un peu plus avant, ils verraient que dans leurs veines coule toujours le vieux sang des Goths, qu’ils sont d’un orgueil démesuré, durs, intolérans, dédaigneux de tout ce qui n’est pas germanique, et d’une rapacité sans bornes. Hommes de tête, mais sans cœur ; race forte, mais non civilisée. Et ce Roi, qui a toujours à la bouche Dieu et la Providence, avec le secours de laquelle il détruit la meilleure partie de l’Europe ! Il se croit prédestiné à réformer les mœurs et à punir les vices du monde moderne ! Quel type de missionnaire !

« L’antique Attila (autre missionnaire du même genre) s’arrêta devant la majesté de la capitale du monde antique ; mais celui-ci s’apprête à bombarder la capitale du monde moderne. Et maintenant que Bismarck veut annoncer que Paris sera épargné, je crois plus que jamais qu’il sera, en partie du moins, détruit. Pourquoi ?... Je ne saurais le dire. Peut-être pour qu’il n’existe plus une capitale si belle, qu’ils n’arriveront jamais à en avoir une pareille. Pauvre Paris ! que j’ai vu si gai, si beau, si splendide en avril dernier. »

Et Verdi concluait ainsi : « J’aurais aimé une politique plus généreuse et qu’on payât une dette de reconnaissance. Cent mille des nôtres pouvaient peut-être sauver la France. En tout cas, j’aurais préféré signer la paix, nous vaincus avec les Français, plutôt que cette inertie qui nous fera mépriser un jour. La guerre européenne, nous ne l’éviterons pas, et nous serons dévorés. Cela ne sera pas demain, mais cela sera. »

Il nous plaît d’entendre ces paroles d’outre-tombe. Souhaitons ardemment que d’autres, sans plus tarder, les écoutent aussi. Les vaincus ne seront pas, cette fois, ceux qui signeront la paix à côté de nous, avec nous. En attendant, et puisque aujourd’hui nous ne saurions, nous tous écrivains français, rien écrire qui ne touche à la France, félicitons-nous que la voix d’un grand musicien étranger ait donné cette note, jeté ce cri d’amour pour nous, et d’horreur pour nos ennemis.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. A Venise également, en 1844. « Un cor, sur le théâtre de la Fenice ! Cela ne s’est jamais vu ! »
  2. Le chef d’orchestre de la Scala.