Revue musicale - Jean Philippe Rameau

Revue musicale - Jean Philippe Rameau
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 935-946).
REVUE MUSICALE

JEAN-PHILIPPE RAMEAU


Rameau, par M. Louis Laloy ; 1 vol. (Collection : Les Maîtres de la musique.) Félix Alcan. — Rameau, par M. Lionel de la Laurencie ; 1 vol. (Collection : les Musiciens célèbres.) Henri Laurens.


Le plus glorieux musicien français du XVIIIe siècle, comme l’appelle avec raison le dernier de ses biographes, en a été longtemps le moins connu. Glorieux, il le fut même de son vivant. Mais, de son vivant même, on savait peu de chose de lui. « Toute la première partie de sa vie, disait déjà Chabanon, son panégyriste, est absolument inconnue. Il n’en a rapporté aucune particularité à ses amis, ni même à Mme Rameau sa femme. » C’est aux contemporains, — je parle des nôtres, — qu’il était réservé de nous révéler un maître non seulement ignoré, mais devenu légendaire et presque mystérieux. Ils y ont mis tous leurs soins, toute leur science d’érudits et tout leur goût d’artistes. Au cours de leurs études respectives, MM. de la Laurencie et Laloy se plaisent à citer leurs prédécesseurs, les Jal et les Pougin, les Garraud et les Brenet, les Malherbe et les Quittard. On devra désormais, avec une estime au moins égale, ajouter à ces noms ceux de MM. Laloy et de la Laurencie eux-mêmes. Ils nous ont tout appris de Rameau. Sa famille et son éducation, ses voyages, ses études, sa longue et scientifique préparation à la pratique de son art, son caractère et ses idées, voire le chiffre de sa fortune, le compte de ses droits d’auteur et l’état de sa garde-robe, rien de lui ne nous est plus étranger.

Nous commençons à connaître même son œuvre, que plus d’un siècle oublia. Les opéras de Rameau, depuis 1785, avaient disparu du répertoire. La société des Concerts du Conservatoire attendit l’année 1837 pour exécuter un fragment des Indes galantes. Mais ladite Société nous a fait entendre, il y a deux ou trois ans, un motet et, depuis, des fragmens dramatiques du maître. L’Opéra, prévenu par les théâtres de Montpellier et de Dijon, vient de représenter Hippolyte et Aricie. Enfin et surtout, — car il n’y a pas de plus sûr et de plus durable témoignage, — une édition complète de Rameau a été entreprise sous la haute direction de M. Camille Saint-Saëns. Elle comprend déjà treize volumes et ne le cède en rien aux grandes éditions allemandes des grands musiciens allemands[1].

Ce n’est pas tout encore. Notre nationalisme, un beau jour, s’est avisé que Rameau pourrait bien être notre musicien national par excellence, le plus pur de toute influence étrangère, celui qui rassemble et renferme en soi tous les élémens et tous les signes, le fond et l’essence même du génie français. Français, il le fut sans doute, ce fils robuste de la Bourgogne, il le fut non seulement de race et de naissance, mais de goût et de volonté. C’est en France qu’il grandit et se forma. Ses voyages de jeunesse, qui le conduisirent à Lyon, à Avignon, à Clermont-Ferrand surtout, ne l’entraînèrent hors de France qu’une fois, et peu de temps. Le pèlerinage d’Italie ne fut pour sa vingtième année qu’une excursion brève. Il ne dépassa pas Milan, n’ayant rien trouvé là, faute de patience peut-être, qui lui semblât digne d’attention et d’étude. Il paraît l’avoir regretté plus tard et, devenu vieux, il répétait à son ami Chabanon que s’il eût séjourné plus longtemps en Italie, « il se fût perfectionné le goût. »

Mais aussi bien qu’en Italie, Rameau put connaître et connut certainement, en France, les œuvres de l’art italien. Dès la fin du XVIIe siècle, les meilleures étaient arrivées jusqu’à nous. Et puis gardons-nous d’oublier, — Rameau s’en gardait le premier, — ce qui reste chez Rameau de Lully. Le musicien de Louis XIV aurait reconnu dans celui de Louis XV beaucoup plus assurément que son héritier, mais tout autre chose aussi que son contradicteur. A la base, je ne dis point au sommet, de l’œuvre du Bourguignon, la main du Florentin se retrouve. Rameau lui-même, encore une fois, ne cherchait point à la cacher. N’a-t-il pas écrit, en tête de sa partition des Indes galantes : « Toujours occupé de la belle déclamation et du beau tour de chant qui règnent dans le récitatif du grand Lully, je tâche de l’imiter, non en copiste servile, mais en prenant, comme lui, la belle et simple nature pour modèle. » Les critiques même les plus favorables, — et les plus patriotes, — en demeurent d’accord. M. Laloy reconnaît que « Rameau n’est jamais arrivé pour le chant à une entière indépendance. Il s’inspire toujours soit de Lully, soit des Italiens. » Plus loin, sous réserve d’une différence et d’un progrès que nous aurons à signaler : « Son récitatif est celui de Lully. » Autre part encore : « Les airs ressemblent souvent au récitatif, comme c’est la règle chez Lully. Cependant la mélodie y est plus souple, moins assujettie à répondre par une note à chaque syllabe. On sent l’influence italienne, même en de très modestes phrases… Ailleurs le style italien règne sans rival. » Ainsi le génie le plus original peut avoir quelque partie empruntée, ou reçue, et quand elle lui vient de l’étranger, cela doit nous rappeler seulement que, dans l’histoire artistique ou littéraire, la question de race est complexe, et délicat le partage des nationalités.

Mais, lorsqu’il s’agit de Rameau, une autre question, bien plus difficile encore, domine le sujet : c’est le problème des rapports ou des proportions, chez le musicien et dans la musique même, entre la science et l’art, entre la raison et « le goût, » comme on disait autrefois, ou, comme nous dirions maintenant, le génie. Et sans doute, chez le grand artiste véritable, complet, il faut que les deux termes soient réunis. Il y a pourtant la manière, en quelque sorte, de les poser l’un et l’autre. Et la manière de Rameau, je crois, fut unique.

Le Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, le premier et le plus important des ouvrages théoriques de Rameau, celui dont les autres ne furent que les conséquences ou les corollaires, ce fameux Traité, qui parut en 1722, commence, ou peu s’en faut, ainsi : « La musique est une science, qui doit avoir des règles certaines. » Science physico-mathématique, elle a pour objet le son et les rapports entre les sons.

Certaine, elle-même elle l’est tout comme les autres sciences, d’une certitude absolue, géométrique, et c’est un instinct du même ordre, je veux dire mathématique aussi, c’est le désir du vrai, l’ardeur de connaître, qui poussa Rameau, « dès sa plus tendre jeunesse, » à devenir musicien. La théorie de la musique le préoccupa d’abord, et peut-être toujours. « . Il ne cessa de s’y appliquer avec passion et de lui attribuer une importance prépondérante. Chabanon raconte qu’il regrettait le temps par lui donné à la composition, car il considérait ce temps comme perdu pour la recherche des principes de son art. Lui-même, dans sa Démonstration du principe de l’harmonie, déclare que, s’il fut entraîné vers le théâtre, il ne le fut pas seulement « pour le plaisir de faire, comme artiste, beaucoup de peintures, dont il avait conçu l’idée ; » mais surtout « pour celui de voir, comme philosophe, le jeu de tous ces phénomènes, dont le principe ne lui était plus inconnu, et de donner lieu à une infinité d’effets, dont il s’était mis en état de connaître les causes. »

Il disait « comme philosophe, » et voulait dire par là, dans le langage de son siècle, comme savant. Aussi bien il a premièrement passé pour tel. Un de ses biographes[2] rappelle avec raison que les théories de Rameau « demeurèrent, au XVIIIe siècle, la seule base de sa réputation à l’étranger. » En Allemagne, le Traité de l’Harmonie provoqua les discussions les plus vives. Jean-Sébastien Bach avait beau se déclarer anti-ramiste, il n’en expliquait pas moins à ses élèves le système de la Basse fondamentale. Marpurg reconnaissait à Rameau, sans parler de ses talens de compositeur, « beaucoup d’érudition et de science, particulièrement dans les mathématiques. » En tout pays, les échos du monde savant, — de celui-là surtout, — répètent le nom de Rameau. Les complimens de l’Académie des Sciences décident en sa faveur plus d’une Académie de province et je ne sais laquelle fit au maître harmoniste l’honneur posthume de le placer « parmi les géomètres, entre l’auteur d’un Traité sur les sections coniques et celui d’un livre d’algèbre. »

De notre temps encore, sa renommée en ce genre n’a fait que s’accroître et l’un de ses deux plus récens biographes écrivait hier : « Les conceptions de Rameau, en dépit des réserves qu’elles commandent, le placent tout près des plus grands parmi les penseurs et les géomètres. Il se rapproche de Galilée, pour qui la nature s’écrivait dans la langue des mathématiques. Ses théories se sont continuées jusqu’à Helmholtz, qui proclamait le mérite de Rameau dans l’étude scientifique de la résonance. On retrouve sa doctrine dans les travaux de M. Hugo Riemann, et il a eu l’intuition du rôle que devaient jouer les mathématiques comme « moyen de reconnaître les grandes analogies. »

« Les mathématiques. » Voilà le mot qui revient toujours, et qui convient. On ne saurait trop insister sur ce point. La science, pour Rameau, la science qu’il voulut acquérir et posséder, la regardant comme le fondement nécessaire de son art, c’est la haute science, la science pure. Elle n’a rien de commun avec les spéculations, préalables aussi, mais tout esthétiques, sur lesquelles un Gluck bientôt, et beaucoup plus tard un Richard Wagner, élèveront à leur tour des systèmes nouveaux. Rameau « philosophe » est un savant, rien qu’un savant. Aucun musicien ne se soucia moins que lui de poésie ou de littérature. D’abord écolier médiocre, et qui, pendant les classes, ne faisait que chanter ou griffonner de la musique, il ne poussa pas ses études au-delà de la quatrième. « Il apprit mal le français… Son langage et son orthographe laissèrent longtemps à désirer. » Mais on raconte qu’un jour « une femme qu’il aimait lui en fit le reproche. Il se mit aussitôt à étudier sa langue par principes et y réussit au point de parvenir en peu de temps à parler et à écrire correctement. » Peu sensible, semble-t-il, aux questions de l’ordre qu’on pourrait appeler musico-littéraire, comme celle des rapports entre la musique et la poésie, les plus pauvres poèmes, les plus méchans livrets, ne lui paraîtront jamais indignes de servir son génie de musicien.

Sa science enfin n’est pas non plus, n’est pas seulement celle du compositeur, fût-ce le plus grand, cette science en quelque sorte particulière ou spécifique et qui suffit pourtant à faire les Bach et les Mozart, les Beethoven et les Wagner. C’en est une autre, qui va plus avant, qui remonte plus haut, jusqu’aux « premiers principes, » et que le terme seul de « mathématiques, » il faut le répéter, embrasse et définit. Autrement dit, — et très bien, — voici quel sera l’effort de toute sa vie : « Il veut faire régner dans la musique entière, et particulièrement dans l’harmonie, l’ordre et la clarté dont témoignent d’autres constructions de l’esprit humain, la géométrie, par exemple, ou la physique. » Cela est nouveau, cela est considérable, et cela suffit pour assigner à Rameau une place particulière, unique peut-être, entre les grands musiciens.

Avec cela, ou malgré cela, Rameau le savant, dans un siècle scientifique, ne rencontra pas d’ennemis plus acharnés que ceux de ses contemporains qui se piquaient le plus de savoir : vous avez reconnu les Encyclopédistes. Sans parler de Rousseau, qui l’a toujours combattu, d’Alembert, après l’avoir approuvé, l’abandonne et le persifle. Il semble cependant, remarque avec raison M. Laloy, « que des « philosophes, » hommes de science et d’abstraction, auraient dû le soutenir. Il n’en fut rien… Tous se retournent contre lui » et, par une contradiction étrange, on ne peut dire de nul artiste mieux que de Rameau, qu’il est venu parmi les siens et que les siens ne l’ont pas reçu.

Il veut, disions-nous plus haut avec M. de la Laurencie, il veut établir l’ordre de la science, de la physique ou de la géométrie, ou, plus généralement, des mathématiques, dans la musique entière, « et particulièrement dans l’harmonie. » L’harmonie est pour lui le commencement et la fin ; elle forme tout l’objet de son entendement et ce qu’on pourrait appeler la catégorie de son idéal. Il proclame tout de suite et très haut qu’elle règne sur la musique entière, qu’elle la constitue et l’absorbe, qu’elle en est la condition, bien plus, l’origine et la cause. Il lui donne la première place ; il lui rend les premiers hommages et les premiers honneurs. « Au commencement était le rythme, » disait Hans de Bülow. Selon Rameau, c’est l’harmonie qui fut au commencement. Un accord, et surtout un accord consonant, un choix de sons, unis par une analogie particulière, tel est pour lui l’élément primitif, essentiel, de la science musicale. On lit dans le Traité de l’Harmonie : « Il semble d’abord que l’harmonie provienne de la mélodie, en ce que la mélodie que chaque voix produit devient harmonie par leur union ; mais il a fallu déterminer auparavant une route à chacune de ces voix, pour qu’elles puissent s’accorder ensemble. Or, quelque ordre de mélodie que l’on observe dans chaque partie en particulier, elles formeront difficilement ensemble une bonne harmonie, pour ne pas dire que cela est impossible, si cet ordre ne leur est donné par les règles de l’harmonie… C’est donc l’harmonie qui nous guide, et non la mélodie. »

La prééminence de l’harmonie sur la mélodie, voilà le premier principe, et le dernier, de la doctrine de Rameau, son point de départ et son point d’arrivée, ou de retour. Tout le reste s’y appuie, ou s’y ramène, ou s’en déduit ; tout, jusqu’aux erreurs. Il ne s’agit, bien entendu, que d’erreurs esthétiques. Le mépris, ou l’inintelligence du plain-chant en est la principale. Mais, étant donné la théorie de Rameau, sans parler de son temps, elle était naturelle, ou plutôt nécessaire. La monodie du moyen âge ne parut et ne pouvait paraître à Rameau que le produit grossier d’une époque barbare : « Ces anciens, lisons-nous dans le Traité de l’harmonie, trop esclaves de leurs premières découvertes, composèrent tous ces chants d’une mélodie… et finirent par où ils devaient commencer, c’est-à-dire qu’ils établirent les règles de l’harmonie sur cette mélodie, au lieu de commencer par celle qui se présenterait la première, qui est l’harmonie. »

Pour exposer ou seulement poser ici la question difficile, — et peut-être plus vaine encore, — de la priorité de la mélodie ou de l’harmonie, ou cet autre problème de la supériorité de l’une sur l’autre, le temps et le savoir nous feraient également défaut. MM. de la Laurencie et Laloy nous en donnent, chacun en son ouvrage, un clair et vigoureux raccourci. Nous avons goûté particulièrement certaines pages, un peu trop dispersées, où M. de la Laurencie arrive à rendre sensible et comme concrète la relation qui existe entre la pratique de Rameau et ses principes, entre le compositeur et le théoricien, entre les doctrines du Traité de l’harmonie et la musique de Castor et Pollux ou de Dardanus. De telles pages manquaient, et rien n’y manque : rien de ce qui peut éclairer le passage, souvent obscur, du précepte à l’application et de l’idée à l’œuvre.

Quelques exemples en témoigneront. Celui-ci d’abord, où la « mentalité harmonique > » de Rameau se manifeste jusque dans le caractère de la mélodie elle-même : « Afin d’assurer la clarté tonale, les mélodies ne comporteront que des notes douées d’un sens harmonique. D’où, l’emploi fréquent de l’accord parfait déployé en arpèges. Rien de plus conforme aux doctrines du théoricien. La mélodie découlant de l’harmonie, les accords se briseront afin de laisser s’épandre le « chant intérieur » qu’ils recèlent ; mais une savante pratique des renverse-mens permettra de présenter des mélodies presque schématiques en leur concision aiguisée, avec une variété, une souplesse de distribution des notes vraiment surprenantes. »

La modulation, non moins que la mélodie, obéit à la loi que Rameau lui-même a posée. Elle « s’effectue de façon rapide, répétée, capricieuse. Ici, Rameau se trouve vraiment sur son terrain favori. Mais si grandes que soient la souplesse et la virtuosité avec lesquelles il module, les changemens de tonalité comportent toujours des bases solides, et des chaînes de cadences prennent soin de transporter la mélodie d’un ton initial à une tonalité souvent éloignée. Rien de brusque, rien d’impulsif ; l’analyse de la Basse fondamentale est là pour montrer que le musicien reste fidèle à ses principes. »

Chaque élément de sa musique fournit la preuve de sa fidélité. Le récitatif de Rameau, disions-nous, imite encore le récitatif de Lully ; mais nous observions aussi qu’il en diffère, ou le dépasse, et voici comment. Dans le récitatif de Rameau, « le soubassement harmonique, au lieu de demeurer tout nu et simplement constitué par des cadences ponctuant les incises du discours, s’ajoure, s’amenuise, se sculpte, s’innerve d’harmonies expressives, de dessins significatifs. Par son habileté à jouer de la modulation, Rameau l’entoure d’une succession d’atmosphères tonales qui le colorient et l’accentuent… En outre il applique au récitatif ses doctrines d’harmonie expressive, en distribuant au-dessous de la ligne mélodique de véritables accens harmoniques sous forme d’accens altérés, de dissonances » et, comme dit Otto Jahn, d’ « accords pressés qui se succèdent presque sur chaque note nouvelle du chant. »

Jusque dans le chant même, « Rameau glisse des applications curieuses de ses idées théoriques. On y trouve, notamment, la démonstration pratique du principe qui subordonne la mélodie à l’harmonie, car de l’harmonie même le musicien extrait des figurations variées, des dessins mélodiques. Ainsi l’air des prêtresses de Diane, d’Hippolyte, se construit au moyen de réalisations mélodiques d’accords. Il y a plus : l’harmonie, selon la modalité qu’elle affecte, joue par cela seul un rôle expressif. Se resserre-t-elle, se ramasse-t-elle en accords verticaux, elle frappe alors nerveusement, dramatiquement. Réalisée, fleurie, elle se pare au contraire de toutes les grâces, obéit aux fantaisies les plus capricieuses. »

L’harmonie, encore et toujours l’harmonie. Le mot est partout, comme partout la chose. Autant que de la doctrine, l’harmonie est la base, et le centre, et le sommet de l’œuvre. Entre la théorie et la pratique de Rameau, voilà l’analogie ou la conformité profonde, et ce n’est pas un médiocre mérite d’avoir su nous la montrer, comme ici, plus prochaine et plus claire que jamais peut-être on ne nous l’avait fait voir.

Maintenant c’est assez, ou même trop parlé du savant. Il est temps devenir à l’artiste. Aussi bien il est venu lui-même assez tardivement à son art. « C’est aux approches de la quarantaine que Rameau arrive à se connaître. Il a d’abord passé de longues années à réfléchir sur la théorie, comme si cet esprit logique avant tout, et de la plus rigoureuse probité, n’eût rien osé entreprendre avant d’être en mesure de le justifier par raison et principes. »

Son renom scientifique l’avait non seulement précédé, mais, d’avance, compromis.

Dans une lettre au poète Houdar de la Motte, il se croit obligé de s’en défendre et, sans désavouer la science, de revendiquer au moins ce « goût, » sans lequel il proteste dès lors et soutiendra toujours que la science n’est rien. « Qui dit un savant musicien entend ordinairement par là un homme à qui rien n’échappe dans les différentes combinaisons des notes ; mais on le croit tellement absorbé dans ces combinaisons, qu’il y sacrifie tout, le bon sens, le sentiment, l’esprit et la raison. Or ce n’est là qu’un musicien de l’école ; école où il n’est question que de notes, et rien de plus. De sorte qu’on a raison de lui préférer un musicien qui se pique moins de science que de goût. » De ces deux musiciens, Rameau prétend bien être même le second. Pour en convaincre son correspondant, il le renvoie à ses œuvres déjà publiées, à ses cantates, à ses pièces pour clavecin, à ses motets : « Vous verrez alors que je ne suis pas novice dans l’art et qu’il ne paraît pas surtout que je fasse grande dépense de ma science dans mes productions, où je tâche de cacher l’art par l’art même ; car je n’y ai en vue que les gens de goût et nullement les savans, puisqu’il y en a beaucoup de ceux-là et presque point de ceux-ci. »

Que la musique soit uniquement affaire d’intelligence et de « connaissance distincte, » de raison et de savoir, que l’imagination et la sensibilité, la faculté d’exprimer ou de « peindre » n’y ait aucune part, voilà ce qu’on a souvent accusé Rameau de prétendre. Au contraire, il n’est pas de prétention dont il ait eu plus à cœur de se justifier. Parlant de la vérité, scientifique ou mathématique, et qu’on pourrait appeler pythagoricienne, de la musique, M. Laloy dit fort bien : « Elle est (cette vérité) la première condition, sans laquelle une œuvre ne peut se soutenir. Mais elle ne suffit pas. Une liaison d’accords, un système de cadences, un jeu de modulations n’a d’intérêt que pour le savant, non pour l’artiste. La fin de la musique n’est pas en elle-même. Un plan bien suivi lui est indispensable ; un sujet ne lui est pas moins nécessaire. Sur ce point, Rameau n’a jamais varié. »

Notons bien la formule : « La fin de la musique n’est pas en elle-même. » A première vue, cet axiome pourrait sembler aussi contraire que possible à la conception de Rameau. Il n’en est pas moins vrai que ce théoricien musical, ce géomètre ou cet algébriste des sons, qui prenait à l’étude de leur nature, à l’analyse de leurs propriétés et de leurs combinaisons je ne sais quel plaisir abstrait et spécifique, n’a pourtant presque jamais composé de musique pure. La plupart de ses pièces même instrumentales, celles pour clavecin, ont un titre, un programme, un sujet : les Cyclopes, les Tourbillons ou les Sauvages, l’Entretien des Muses ou la Poule. Épris du raisonnement et de la spéculation, Rameau l’est aussi de la vie. La nature, pour lui, c’est la nature des choses, mais c’est encore, ce n’est pas moins l’humaine nature. Autant que l’une et ses lois, il observe l’autre et veut la reproduire, avec ses accidens et sa fantaisie. « Un bon musicien doit se livrer à tous les caractères qu’il veut dépeindre, et, comme un habile comédien, se mettre à la place de celui qui parle, se croire être dans les lieux où se passent les différens événemens qu’il veut représenter, et y prendre la même part que ceux qui y sont le plus intéressés. » Ainsi parle Rameau lui-même et M. Laloy continue ainsi, avec non moins de raison : « Le devoir de l’artiste, c’est de sortir de soi ; l’objet de la musique, d’imiter la vie dans toute la variété qu’elle peut offrir. L’abbé du Bos a écrit tout un livre sur le mot d’Horace : ut pictura poesis. Rameau y souscrirait volontiers pour sa part. Il veut des portraits fidèles, des traits justes-et frappans, une ressemblance éclatante. »

Autant qu’en principes scientifiques, le Traité de l’harmonie abonde en règles, j’allais dire en recettes de sentiment. On y trouve notamment cette déclaration : « Il est certain que l’harmonie peut émouvoir en nous différentes passions, à proportion des accords qu’on y emploie. Il y a des accords tristes, languissans, tendres, agréables, gais et surprenans. Il y a encore une certaine suite d’accords pour exprimer les mêmes passions, et bien que cela soit fort au-dessus de ma portée, je vais en donner toute l’explication que l’expérience peut me fournir. » Rameau la donne en effet, il essaie au moins de la donner, et les pages qui suivent n’ont pour objet que de déterminer le caractère moral ou passionnel, autrement dit l’éthos des accords ou des suites d’accords, des consonances, des dissonances, en un mot de tous les élémens de l’harmonie.

A la fin, quelqu’un demandera peut-être : « Et la mélodie ? » Il faut pourtant que Rameau lui trouve, ou lui fasse une place. Il la lui fera donc, et si haute, et si belle, qu’en dernière analyse et comme par un retour involontaire, toute la théorie ou tout le système du maître harmoniste va se trouver, je ne dis pas sacrifié, mais soumis à ce principe indéfinissable, irréductible, et souverain. Écoutons cet aveu : « La mélodie n’a pas moins de force que l’harmonie. Mais il est presque impossible de pouvoir en donner des règles certaines, en ce que le bon goût y a plus de part que le reste.

« Ainsi nous laissons aux heureux génies le plaisir de se distinguer en ce genre, dont dépend presque toute la force du sentiment ; et nous espérons que les habiles gens, pour qui nous n’avons rien dit de nouveau, ne nous sauront pas mauvais gré d’avoir déclaré des secrets dont ils auraient peut-être souhaité d’être les seuls dépositaires, puisque notre peu de lumières ne nous permet pas de leur disputer ce dernier degré de perfection, sans lequel la plus belle harmonie devient quelquefois insipide, et par où ils sont toujours en état de surpasser les autres ; ce n’est pas que, lorsque l’on sait disposer à propos une suite d’accords, on ne puisse en tirer une mélodie convenable au sujet… mais le goût en est toujours le premier moteur. »

« Le goût, » encore une fois, « le bon goût, » dans la pensée et dans le langage de Rameau, c’est ce que nous appelons le génie. Et le génie, — écoutons ici M. Laloy, écoutons-le longuement, car il parle à merveille, — le génie, c’est aussi, pour Rameau du moins, « l’inconscient, l’instinct obscur, l’âme déraisonnable, enfin tout ce qui peut effrayer un esprit clair et méthodique comme le sien. Mais il est artiste : il sent que l’œuvre est imparfaite, sans cette consommation suprême qui lui donne la vie. Peu lui importe alors que la mélodie soit d’origine mystérieuse : elle est le dernier degré de perfection. »

Vous dites : « Peu lui importe. » Non pas si peu que cela et vous-même vous l’avez reconnu tout à l’heure : « Rameau ne quitte pas ce domaine interdit à la science sans y jeter un regard de regret et d’envie. Si l’instinct reprend ainsi ses droits, ce n’est pas en vertu d’un privilège de la musique, mais par une infirmité de notre pensée, que dans le fond du cœur il espère corriger un jour. Il ne lui plaît pas que rien échappe à l’empire de la raison. Son esprit ordonnateur a l’horreur de tout ce qui est indéterminé, insaisissable, arbitraire. L’infini, pour lui, c’est le vague ; l’inconscient, c’est l’obscur. Il rêve d’un art sans mystère.

« C’est là, » continue M. Laloy, « c’est là une ambition qui va droit à l’encontre d’une de nos croyances les plus chères. Entre la science et l’art, nous avons élevé des barrières infranchissables, et nous avons mis d’un côté toute la rigueur de l’algèbre, de l’autre toute la liberté du sentiment. Le dieu de notre esthétique se reconnaît à ce qu’il est un dieu inconnu. C’est faire un froid éloge que d’attribuer à une œuvre la clarté, la logique, et une de ces belles ordonnances que l’on peut, suivant le mot d’Aristote, embrasser d’un coup d’œil… Le poète est devenu un prophète, le peintre un magicien qui transforme la nature, le musicien un organisateur de symboles. Un mysticisme intempérant ne nous parle que d’évocations, de suggestions, de mondes inaccessibles et de splendeurs entrevues. Nous avons bien raison, puisque tel est notre goût. Mais il faut comprendre aussi que ce goût ne se développe que depuis un siècle. Il fut un temps où l’on ne demandait pas autre chose à l’artiste que de voir juste et de raisonner bien. Ce temps est le XVIIe et le XVIIIe siècle, en France particulièrement ; son esprit est l’esprit classique, dont Rameau est profondément imbu. Son cas est un défi presque insolent au préjugé moderne. Car il nous montre, justement dans l’art que nous vouons le plus volontiers au jeu des forces inconscientes, un génie réfléchi, calculateur, dont nous voudrions tout au plus pour un philosophe ou un architecte. Nous aurions tort cependant. Un génie de cette espèce a suffi à Corneille, à Bossuet ou à Racine, et la musique en a reçu d’aussi grands bénéfices que l’éloquence de la poésie. »

Finissons par cette page brillante, sans y souscrire. Soit qu’elle le définisse, soit qu’elle le compare, elle fait à Rameau trop d’honneur. Dans la notion du génie, et surtout du génie musical, elle agrandit à l’excès la part de la raison pure. Il n’est pas vrai qu’un génie de cette espèce, ou plutôt ce demi-génie ait suffi à Corneille, à Bossuet, à Racine. Ils ont aussi possédé l’autre moitié, celle du sentiment, et Rameau ne leur est inégal que pour en avoir été moins largement pourvu. Rameau, comme Archimède, éclate aux esprits. Mais pour être Bach, ou Mozart, ou Beethoven, ou seulement Gluck, il faut éclater aux âmes. Oui, seulement Gluck, et la faveur, ou la mode présente ne saurait sacrifier longtemps au plus savant musicien d’Hippolyte et Aricie, de Castor et Pollux et de Dardanus, le musicien plus touchant d’Alceste, d’Orphée et des Iphigénies. Ce n’est pas Corneille ou Racine qu’il faut rappeler à propos de Rameau. L’un de ses biographes en convient, ce serait plutôt Voltaire. Je répéterais volontiers d’Hippolyte et Aricie ce qu’en disait un auditeur de 1743 : « J’en éprouve peu d’attendrissement ; j’y suis peu remué ; mais j’y suis occupé et amusé ; la mécanique en est prodigieuse. » Et puisque enfin l’on parle de Bossuet, qu’on se rappelle aussi de quelle manière il a lui-même parlé des héros sans humanité : « Ils pourront bien forcer les respects et ravir l’admiration, comme font les objets extraordinaires, mais ils n’auront pas les cœurs. » Grand musicien et, plus d’une fois, héroïque, le musicien de tant de héros est de ceux que l’on étudie, que l’on comprend, que l’on admire ; il n’est pas de ceux que l’on aime.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Œuvres complètes de Rameau, chez Durand et fils.
  2. M. Brenet.