Revue musicale - Fidelio de Beethoven

Revue musicale - Fidelio de Beethoven
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 445-456).
REVUE MUSICALE

LE FIDELIO, DE BEETHOVEN, A PROPOS D’UN LIVRE RÉCENT


Fidelio, de L. van Beethoven, par M. Maurice Kufferath. Paris, librairie Fischbacher, 1913.


« Adieu, chaude lumière du soleil, pour nous trop vite évanouie. » A la fin du premier acte de Fidelio, c’est ainsi que chantent les prisonniers rentrant dans leur prison. Et c’est de même, avec un sentiment de regret et de mélancolie, que, revenant d’Italie et de Rome, de la Rome d’été, nous rentrons dans le chef-d’œuvre sublime et sombre, à l’occasion d’un nouveau livre en son honneur. Aussi bien, nous lui devons des excuses. Plus d’une fois il nous est arrivé là-bas de pécher, au moins par pensée, contre lui et contre ses frères allemands. N’était-ce point un soir, et d’un autre été romain, que, sous les arbres du Pincio, la « musique » d’un régiment jouait l’ouverture, ou plutôt l’une des quatre ouvertures, et la plus admirable, de l’opéra beethovenien ? Mais nous ne l’écoutâmes que d’une oreille distraite, et notre cœur, étrangement prévenu, la reconnut à peine, ou plutôt la méconnut. Dans l’air tout imprégné de la douceur et de la lumière latine, les choses du dehors étaient si belles, que les choses de l’âme nous devenaient importunes, et nous éloignions de l’horizon et de notre souvenir l’héroïque, mais triste silhouette du jeune homme vêtu de noir. Plus d’une fois encore, il y a peu de semaines, le sensuel enchantement fut tout près d’être le plus fort. Dans un théâtre populaire, voisin du château Saint-Ange, il ne nous déplaisait pas d’aller entendre les aimables cantilènes de l’Elisire d’amore, de Don Pasquale et de la Sonnambula. Entrée sinon libre, au moins peu coûteuse ; public facile, comme la musique même qui le charmait ; facile aussi l’exécution. Tout respirait l’indulgence et l’abandon, le loisir et le plaisir de vivre. Et, le spectacle fini, les nuits étaient si belles après de si beaux jours, que, pour achever les délices non seulement de nos yeux, mais de tout notre être, nous demandions peu de chose aux sons.

Fidelio premièrement, pourquoi Fidelio, plutôt que Léonore ? Beethoven lui-même eût préféré le second titre. C’était celui de la pièce originale ; et puis, c’était le nom de la charmante Êléonore de Breuning, une des amies que le maître aima le plus chèrement. Mais la direction du théâtre An der Wien exigea, sur l’affiche, ce pseudonyme et ce barbarisme italien, estimant peut-être que la désinence masculine, en travestissant l’héroïne une fois de plus, répondait mieux à l’idée même du drame et, pour ainsi dire, y ajoutait encore.

Drame bourgeois et larmoyant, « Léonore, ou l’Amour conjugal, fait historique espagnol en deux actes, » fut écrit en l’année 1798 pour le chanteur et compositeur Pierre Gaveaux, par Jean-Nicolas Bouilly, l’auteur de l’Abbé de l’Epée et de Fanchon la Vielleuse, des Contes à ma fille et autres ouvrages du genre vertueux. Léonore était le premier « livret » de Bouilly, mais ne devait pas être le seul. D’abord avocat au Parlement de Paris, puis administrateur civil et même accusateur public à Tours, le sensible écrivain passe pour avoir montré dans ses terribles fonctions la même sensibilité qu’en ses œuvres littéraires. Ses propres mémoires du moins, ses Récapitulations, lui rendent justice à cet égard. Il y écrit en effet : « C’était surtout lorsque j’avais la jouissance de sauver des ci-devant nobles et grands propriétaires, que je faisais rugir la haine de leurs persécuteurs. » Il assure même que la pensée de sa pièce lui fut suggérée par « le trait sublime d’héroïsme et de dévouement d’une dame de la Touraine, dont il eut le bonheur de seconder les efforts. » Voilà pour le caractère historique du sujet. Quant à son transfert en Espagne, la recherche de la couleur locale y est parfaitement étrangère. Mais l’aventure était trop récente, encore, pour que la prudence la plus élémentaire ne commandât point de la dépayser.

Rien de plus simple, de plus innocent, que l’histoire de l’infortuné Florestan, du cruel Pizarro et de la vertueuse Léonore. Pour avoir dénoncé à don Fernando, leur maître et ministre commun, les crimes de Pizarro, Florestan se voit, à son tour, injustement accusé par Pizarro et jeté dans une prison, dont Pizarro se fait nommer gouverneur. Léonore, ne respirant que le salut de son époux, se présente, sous les sombres vêtemens et sous le nom d’un orphelin, Fidelio, à Rocco, le geôlier. Entrée à son service, elle a vite gagné sa confiance. Elle y ajoute même, non sans un peu d’embarras, la tendre sympathie de la fille de Rocco, Marceline, que le pseudonyme et le costume du jeune porte-clefs abusa. Or voici que don Fernando, le ministre, annonce sa venue prochaine. Craignant que Florestan parle et le perde, Pizarro décide qu’avant ce soir, et de sa main, le prisonnier mourra. Le geôlier est envoyé dans le cachot du malheureux, pour déblayer l’orifice d’un puits qui sera sa tombe. Fidelio doit aider, il aide à la sinistre besogne. Impatient de sa vengeance, Pizarro survient ; mais, entre Florestan et lui, Léonore se précipite, braquant un pistolet sur le meurtrier interdit. Au même instant, la trompette sonne au dehors, et vous savez la fin : l’entrée du ministre, la découverte du crime, la punition du criminel, et le triomphe d’un héroïque et conjugal amour.

On a fait trop de cas, et trop peu, du livret de Fidelio. Les uns n’y ont trouvé qu’un exemple tiré de la morale en action, voire un sujet de pendule. D’autres, après l’avoir dédaigné, sont revenus de leur mépris. En appelant de lui-même à lui-même, notre confrère et voisin de Revue, M. de Wyzewa, « ne craignait pas, ou ne craignait plus d’écrire : « Un sujet idéal, le plus beau qui soit : un cœur de femme n’ayant à faire que d’être ému, et ayant à l’être de toutes les émotions possibles : l’amour, le regret, la crainte, l’espoir, la haine, la supplication, la feintise, la reconnaissance, la piété, la passion sensuelle triomphante. Voilà quelques-uns des sentimens que le livret de Fidelio a octroyés à Léonore. Voilà pourquoi Beethoven a choisi ce sujet et l’a refait trois fois, paroles et musique[1]. » Le dernier historien de Fidelio, celui dont le livre nous occupe aujourd’hui, va plus loin encore : « Bien qu’elle ne porte point la couronne des reines ni le voile des princesses, Léonore se hausse au rang des grandes héroïnes. Elle est l’Antigone, elle est l’Electre de la piété conjugale. Electre en face d’Oreste, Antigone devant Créon, Alceste aux genoux d’Admète, ne sont pas plus émouvantes que Léonore luttant contre sa tendresse et les faiblesses de son sexe, pour achever l’œuvre de délivrance que son héroïque amour a juré d’accomplir. » Alceste ! Electre ! Antigone ! Voilà tout de même de bien grands noms ! Sans compter que M. Kufferath nous dit encore du librettiste : « Eût-il été un grand poète, au lieu d’être un habile homme de théâtre, eût-il, dans une œuvre de longue haleine, développé cette figure (celle de Léonore), dans toute l’ampleur qu’elle comporte, il n’eût pu lui donner plus de relief et d’accent qu’elle n’en a dans ce modeste scénario destiné à la musique. » Pour le coup, c’est à savoir. Aussi bien M. Kufferath ajoute : « Et cela est si vrai, qu’il a suffi de la musique de Beethoven pour en faire l’une des plus nobles figures du théâtre lyrique. » A la bonne heure. Mais cet : « il a suffi » ne nous paraît pas suffire encore. Pour créer cette figure et ce chef-d’œuvre, il a fallu la musique de Beethoven. Celle de Gaveaux d’abord, puis celle de Paër, y avaient l’une et l’autre échoué. « Votre ouvrage me plaît : je veux le mettre en musique, » aurait dit un jour Beethoven à Paër. En réalité, M. Kufferath le démontre, il ne le lui a jamais dit et n’a pas pu le lui dire. C’est dommage. Le mot faisait à Beethoven, à la musique de Beethoven, sa place et sa part. « Simple histoire d’une âme. » Tel est, je crois, le sous-titre de je ne sais plus quel ouvrage édifiant. Laissons à Bouilly le mérite d’avoir trouvé le sujet d’une histoire de ce genre ; c’est au seul Beethoven que revient la gloire de l’avoir racontée. Au surplus, la musique, — la vraie, la belle, — a besoin de peu de chose. Elle se contente de Fidelio, comme de la Flûte Enchantée ou de Cosi fan tutte. Dans ses vrais chefs-d’œuvre, les paroles ne sont que la lettre ; elle est l’esprit.

La lettre, autrement dit le texte original de la Léonore de Bouilly, fut reprise et remaniée pour Beethoven par un certain Sonnleithner, un moment directeur du théâtre An der Wien. Esquissée en 1803, la partition était achevée dans l’été de 1805. Le 20 novembre de la même année, dans Vienne occupée par nos troupes, avait lieu, sans le moindre succès, la première représentation de Fidelio. Du premier Fidelio, faut-il ajouter, et celui-là ne fut joué que trois fois. Revu et corrigé, l’ouvrage reparut le 29 mars 1806, et ne réussit guère mieux : à six représentations, au lieu de trois, se borna sa nouvelle carrière. Pendant huit ans alors, autour de son chef-d’œuvre méconnu, Beethoven irrité fit le silence, et quand le jour arriva de la juste revanche, il n’en fut pas lui-même l’auteur. Au début de 1814, un groupe d’artistes du théâtre de la Porte de Carinthie, admirateurs du maître, lui demandèrent la permission de reprendre, à leur bénéfice, ne fût-ce que pour un soir, l’opéra qu’ils n’avaient point oublié. Beethoven y consentit, sous la seule condition qu’on lui laisserait le temps de retoucher encore une fois son œuvre, paroles et musique. Avec le concours d’un collaborateur intelligent, nommé Treitschke, il se mit au travail. Travail malaisé, comme en témoignent ses lettres d’alors. Il écrit à l’archiduc Rodolphe (janvier ou février 1814) : « On veut redonner mon opéra Fidelio. Cela me donne beaucoup à faire ; de plus, malgré ma bonne mine, je ne me sens pas bien. » Quelques jours plus tard, au comte Franz de Brunswick : « Mon opéra va être remis en scène, mais j’y fais beaucoup de choses nouvelles. J’espère que tu vis heureux... En ce qui me concerne, juste ciel, mon royaume est dans l’air. Comme le vent souvent, les sons tourbillonnent, et tout tourbillonne aussi dans mon âme. » Autre billet à Treitschke : « Je viens de lire vos améliorations au texte de l’opéra. Elles me décident davantage à tenter de relever ces ruines désertes d’un vieux château. » Enfin, à Treitschke toujours : « Je vous assure que cet opéra me vaudra la couronne des martyrs. Si vous ne vous étiez pas donné tant de mal pour lui et si vous n’aviez si parfaitement remanié tout, — ce dont je vous serai éternellement reconnaissant, — j’aurais de la peine à me surmonter. Vous avez sauvé ainsi quelques bonnes épaves d’un navire échoué. » Le navire allait reprendre la mer, le château se relever de ses ruines. Le 23 mai 1814, grâce à l’heureuse inspiration d’une poignée de comédiens, Fidelio renaissait une troisième fois, et, cette fois, pour ne plus mourir.

Sur cette période de reprises et de retouches successives, le livre de M. Kufferath abonde en documens authentiques et souvent inédits. C’est une étude intéressante, que l’analyse comparée des trois Fidelio. Historiques ou critiques, certains détails sont précieux ; telle anecdote est pittoresque, et telle autre presque émouvante. Après l’échec (en 1805) du premier Fidelio, quelques amis de Beethoven estimèrent que, moyennant certaines corrections et suppressions, l’opéra pourrait trouver une fortune meilleure. Ils résolurent de se réunir un soir, avec Beethoven bien entendu, chez son ami le prince Lichnowsky, pour procéder à la révision nécessaire. Un jeune ténor, nommé Rœckel, de réputation récente, et qui devait reprendre le rôle de Florestan, nous a laissé le récit de la séance : « Le piano, » écrit-il, « était tenu par la princesse Lichnowsky, qui était pour Beethoven comme une seconde mère. Sur son violon, le violoniste Clément (à qui est dédié le concerto en et qui était doué d’une mémoire phénoménale), jouait par cœur les parties d’orchestre que le piano ne pouvait rendre ; enfin le ténor Rœckel et le baryton Mayer complétaient tant bien que mal la lecture en exécutant les parties de chant. Beethoven était comme un patient que le chirurgien torture. Ses amis se doutaient bien que la lutte serait terrible et qu’on ne lui arracherait pas sans difficulté l’amputation des pages jugées inutiles ; mais jamais ils ne l’avaient vu dans un tel état de surexcitation. Cependant il se montra plus accommodant qu’on n’avait pensé, grâce surtout à l’intervention de la princesse Lichnowsky, dont il acceptait volontiers, avec une soumission presque filiale, les affectueux conseils et les douces remontrances. On travailla ainsi de sept heures du soir à une heure du matin. Anéanti, Beethoven avait fini par se résigner aux coupures. Quand le sacrifice fut consommé et que le prince Lichnowsky fit ouvrir la salle à manger, où un souper était préparé, Beethoven soudain retrouva toute sa bonne humeur. »

Treitschke rapporte une autre scène encore, et non moins vivante. Elle a trait à la composition, — pour le troisième Fidelio, celui de 1814, — du grand air de Florestan (commencement du second acte). « Ce que je vais raconter ne sortira jamais de ma mémoire. Beethoven arriva chez moi, le soir, vers sept heures. Après avoir causé de divers points, il me demanda où j’en étais de l’air. Je venais d’en terminer les paroles. Je les lui tendis. Il les lut, et tout en marchant de long en large dans la chambre, il se mit à marmotter et à grommeler, comme il avait l’habitude de le faire, au lieu de chanter. Puis, brusquement, il alla au piano et l’ouvrit. Ma femme l’avait prié, combien de fois ! mais en vain, de jouer pour elle. Ce jour-là, après avoir placé mon texte sur le pupitre du piano, il commença de merveilleuses improvisations... Il semblait vouloir y conjurer le thème de l’air. Les heures passèrent. Beethoven continuait de jouer à sa fantaisie. On apporta le souper, qu’il avait accepté de partager avec nous. Il jouait toujours. Tard dans la nuit, il se jeta à mon cou et, dédaignant le souper pré- paré, il rentra précipitamment chez lui. Le lendemain, cette belle page de musique était achevée. »

Fidelio nous rappelle toujours cette maxime de Doudan : « Il faut aimer terriblement ses amis pour les voir. » Pour voir, pour entendre, pour lire Fidelio, c’est ainsi qu’il faut l’aimer. Le chef-d’œuvre lui-même a quelque chose, sinon de terrible, au moins de sévère. Des trois opéras qu’on pourrait appeler conjugaux (les deux autres étant Orphée et Alceste), celui de Beethoven est sans contredit le plus imposant, le plus dépourvu d’agrément extérieur et de parure. A ce drame souterrain et pénitentiaire, il manque l’air libre, le ciel et les marbres delà Grèce. Moins éclatant, plus renfermé que les opéras de Gluck, Fidelio n’a pas non plus le sourire divin des opéras de Mozart. La joie même, la joie finale, y est plus grave, plus voisine de la joie célébrée par la neuvième symphonie, que de cette joie un peu voluptueuse, italienne à demi, gioja bella, que vient attendre, appeler, sous les grands marronniers, l’espiègle Suzanne des Noces de Figaro.

Quand on veut définir, en un seul mot, avant le sentiment ou L’éthos, le genre ou le style du chef-d’œuvre de Beethoven, on le qualifie infailliblement d’instrumental ou de symphonique. Cela, d’une part, est la vérité même, et, d’autre part, ce n’est pas toute la vérité.

Beethoven l’a déclaré le premier : il ne concevait, et, si l’on peut dire, il n’entendait jamais une « idée, » un thème, une mélodie, que sous la forme orchestrale, et non vocale. Avant tout, si le maître n’a pas composé pour son unique opéra, moins de quatre ouvertures, l’une des raisons d’une telle prodigalité pourrait bien être la volonté, le besoin même d’offrir, en quelque sorte, sur le seuil de son drame musical, un magnifique hommage à la musique pure. Passant de l’étude historique à l’analyse musicale de Fidelio, M. Kufferath a très bien signalé, dès les premières pages, dans la scène entre Marceline et son amoureux Jacquino, la présence, la primauté même de l’élément symphonique. C’est par l’orchestre qu’est exposé, puis développé le motif de l’aimable duetto. L’admirable quatuor qui suit est traité dans le style symphonique et rigoureux du « canon. » Le chœur des prisonniers forme une symphonie d’instrumens autant que de voix, si ce n’est davantage. C’est de l’orchestre que le thème fondamental s’élève d’abord ; c’est dans l’orchestre qu’il s’insinue et se répand, en même temps que l’air et le jour emplissent la poitrine et les yeux des captifs, pour quelques momens délivrés. Symphonie encore, au début surtout, le dialogue de Rocco et de Léonore, s’apprêtant, sur l’ordre de Pizarro, à leur sinistre besogne. Et pendant que celle-ci, plus tard, s’accomplira, les voix, avec l’orchestre toujours, se contenteront d’en partager l’horreur. Avant même que ce duo ne commence, il a suffi d’une suite d’accords, dans un mode analogue à ceux du plain-chant, pour l’envelopper à l’avance d’une atmosphère ou d’une couleur funèbre. Avec plus de largeur, plus de profondeur aussi, la lugubre introduction du second acte nous avait préparés à la vue de la prison et du prisonnier. Par la symphonie seule, elle avait établi, posé le personnage. Ensuite, quand arrive la péroraison de l’air de Florestan, le chant d’un hautbois, avant celui du héros, perce la nuit d’un rayon d’espérance et change une longue détresse en une soudaine extase. Enfin, au cours de ce drame comme de tout autre, il se rencontre forcément des scènes accessoires consacrées à des explications, à des récits de faits, partant peu musicales, ou, permettez l’expression, peu « musicables. » On pourrait les expédier promptement, ou, comme on dit en jargon de théâtre, les « déblayer. » Mozart ne s’en fait pas faute : c’est l’affaire, pour lui, de quelques mesures de ce récitatif alerte, courant, qu’on nomme recitativo secco. Le Beethoven de Fidelio n’en use jamais. Il traite les passages en question d’une autre, ou plutôt de deux autres manières : le plus souvent par la parole nue, mais quelquefois aussi (voir, à la fin de l’opéra, le dialogue du geôlier et du ministre) dans un langage musical où la symphonie véritable a sa part. Alors on pourrait dire de l’unique opéra beethovenien ce que l’Apôtre dit des chrétiens et de lui-même, dans le Christ : « In ipso vivimus et movemur et sumus. » Le drame « vit dans la musique même, il s’y meut, il y y est tout entier. »

Mais non pas toujours et seulement dans la symphonie. Il n’y a pas un génie plus libre que celui de Beethoven, plus affranchi des préjugés, des conventions arbitraires, passagères aussi, que de temps en temps on prétend nous imposer comme les lois, enfin connues et désormais fixées, de l’avenir. « Tu ne chanteras pas. » Tel est, vous le savez, le premier des nouveaux commandemens qu’on impose à la voix aujourd’hui. Dans Fidelio, malgré la symphonie, au milieu de la symphonie, la voix chante. Pas une fois le grand symphoniste dramatique ne manque à la « vocalité ; » plus d’une fois il se plaît à la vocalise. Vocalise expressive et non pas seulement ornementale (partie de Marceline, dans le quatuor en canon) ; vocalise pathétique (adagio du grand air de Léonore), ce sont là, bel et bien, des vocalises. Autre article prohibé de nos jours, que ne s’interdit point Beethoven : la répétition. L’allegro du grand air de Léonore comporte la reprise classique. De la redite même, verbale ou mélodique, Beethoven entend ne pas se priver. Une note, une harmonie changée vient donner au mot qui persiste une expression différente. La même phrase musicale, passant de bouche en bouche, emprunte à chaque personnage, à chaque voix, un sens nouveau : témoin le thème en canon du quatuor. Faut-il aller chercher un autre témoin, que certains récuseront peut-être avec dédain, mais que nous continuons de croire ? Alors nous citerons la phrase célèbre du grand duo des Huguenots, entonnée par les deux amans tour à tour sur des paroles qui n’ont rien de commun : Raoul : « Tu l’as dit ! Oui tu m’aimes. » — Valentine : Ah ! c’est la mort ! Il n’est plus d’avenir ! » Aussi bien, c’est l’un des privilèges de la musique, et l’un des plus mystérieux, qu’elle sache concilier ainsi la diversité, voire la contrariété des sentimens, avec l’identité des sons.

Respectueuse du chant, la symphonie, dans Fidelio, n’attente jamais aux droits de la parole. Peut-être plus que dans le finale de la « neuvième, » ou dans la Messe en , Beethoven apparaît ici comme un grand serviteur du verbe. Il unit les notes aux mots par des liens que les divers traducteurs de son œuvre, l’un après l’autre, semblent avoir pris à tâche de rompre ou, tout au moins, de relâcher. « O welche Lust ! Oh ! Quel air, quel air ! » Ce sont les premiers mots du chœur des prisonniers, et ce sont les mots nécessaires, les seuls qui s’accordent exactement avec la musique : d’abord avec les harmonies étagées, et comme par degrés entr’ouvertes, puis avec le motif ou le trait instrumental qui, semblable, ou du moins analogue à l’air lui-même, circule et se répand. Les exemples abondent, à chaque page, de ce qu’on appellerait volontiers, après la « vocalité, » et d’un second barbarisme, la « verbalité » de l’art beethovenien. Rocco vient d’annoncer à Léonore qu’elle pourra l’accompagner dans le cachot du prisonnier aujourd’hui même. « Aujourd’hui même ! » en allemand : « Noch heute ! » s’écrie aussitôt la jeune femme. Mais qu’elle s’écrie en français : « Mon père ! » c’en est aussitôt fait de la beauté verbale, dramatique, et presque de la beauté musicale de son exclamation. L’influence des mots ! L’orchestre, la symphonie même de Beethoven, s’y montre, comme le chant, merveilleusement sensible. Au cours de ce torrent de joie qu’est le duo d’amour des deux époux dans les bras l’un de l’autre, il n’y a que deux momens de répit, chacun d’une ou deux mesures à peine. La première fois, c’est le mouvement qui se ralentit, puis s’arrête ; la seconde, c’est le mode qui cède, c’est le majeur abaissé, fondu en mineur. Et pourquoi, ou plutôt sur quoi ? Sur un mot qui change, sur le nom de la « douleur » passée, mais qui revient, furtive, au milieu même de la présente, de l’enivrante joie.

Il y a plus, et le Beethoven de Fidelio n’a pas craint de mêler à sa musique la parole toute seule et comme nue. Distinction des genres, de la prose et des vers, de l’œuvre dramatique entièrement parlée, ou chantée tout entière ; unité, comme disait l’autre, de la convention ou de l’hypothèse une fois adoptée et suivant laquelle on s’engage à mentir, les Beethoven, ou les Shakspeare, s’embarrassent assez peu de tout cela. La musique de Fidelio, même sublime, souffre sans honte le voisinage du dialogue, et du plus modeste, du plus ordinaire. Que dis-je ! en certaine page, célèbre, elle en reçoit, elle en tire un éclat nouveau. Nous songeons à la scène du second acte où Léonore et Rocco pénètrent dans la prison, échangeant tout bas des propos que des répliques d’orchestre soulignent, interrompent et commentent. L’épisode passe à juste titre pour un exemplaire, admirable, du genre appelé « mélodrame. » Ce genre est., en vérité, « renouvelé des Grecs. » Les tragiques le pratiquèrent habituellement et, dans ses Problèmes, Aristote en a laissé la théorie et l’analyse raisonnée. « Genre renouvelé, » disons-nous, et plus d’une fois : par Beethoven le premier, dans la scène finale, et plus belle encore peut-être que celle-ci, de son Egmont ; ensuite par le Weber du Freischütz, par le Mendelssohn du Songe d’une nuit d’été, enfin, plus près de nous, et chez nous, par le Bizet de l’Artésienne. Ainsi Beethoven, à côté de la musique et de la symphonie, ou plutôt en face d’elle, accorde une place, un rôle au verbe pur. En un sujet sérieux, tragique même, il fait mieux que tolérer le dialogue, il le favorise. Peut-être cette faveur insigne suffirait-elle à justifier, dans une certaine mesure, un genre plus léger et qui se pique moins de vraisemblance, cet opéra-comique, longtemps nôtre, et que nous renions aujourd’hui.

Que de prétendues vérités, à chaque instant démenties par un génie que rien ne saurait abuser ni contraindre ! Nous avons tous entendu dire, et quelques-uns de nous l’ont redit, que le mouvement, l’action théâtrale n’est pas matière à musique. Alors, que penserons-nous du célèbre quatuor, appelé, d’après le geste qui l’accompagne ou le domine, le « quatuor du pistolet ! » Précipité, haletant, il est moins fait de mélodies ou de phrases, que d’apostrophes et presque de cris. Furieux, mais sans incohérence, ni la brièveté, ni l’emportement n’en exclut l’ordre, la composition même. L’ensemble est symphonique. Un trait d’orchestre çà et là le traverse de sa chute, ou plutôt de son écroulement. Des éclairs le sillonnent, éclairs de menace et de haine, qui se changeront, dès qu’aura retenti la trompette libératrice, en lueurs d’espoir et d’amour. Pas d’action en musique ! Ici pourtant, quelle action, au paroxysme ! et quelle musique la suit et la représente ! Ce n’est qu’un raccourci, mais à la Michel-Ange. Ce n’est qu’un moment, et qui ne s’arrête pas ; mais, dans toute l’histoire du drame lyrique, s’il n’y en a pas de plus rapide, il n’y en a pas de plus beau.

Si maintenant, après la forme ou les dehors du chef-d’œuvre, on en voulait définir le fond ou l’âme, on l’appellerait un opéra féminin, conjugal et libérateur. La musique n’a pas tracé de plus noble, plus héroïque portrait de femme et d’épouse, que celui de Léonore. Femme, épouse, on le sait, le grand cœur de Beethoven était si pur, qu’il ne sépara jamais les deux mots en ses rêves, en ses espérances d’amour. Le musicien de Fidelio ne pardonnait pas le choix d’un héros libertin au musicien de Don Giovanni. Beethoven a rassemblé dans l’unique figure de Léonore tous les traits de son idéal féminin. Le titre d’un recueil ou d’un cycle de lieder du maître : A la bien-aimée absente, semble un peu le symbole aussi de son destin. Absente de sa vie, ou s’y dérobant sans cesse, c’est dans le seul Fidelio que la bien-aimée de Beethoven est réellement et partout présente. Oui, partout, et dire, comme nous le faisions plus haut, que la musique a « tracé » son portrait, ne serait pas assez dire : elle l’a modelé, n’y épargnant pas une lumière et pas une ombre, ménageant entre les valeurs diverses, quelquefois opposées, des passages d’une délicatesse exquise et d’une adorable douceur. Ramassé, ou plutôt porté au comble dans un air qu’on appellerait « de bravoure, » si le mot signifiait un véritable, un généreux héroïsme, le caractère de Léonore n’y est pourtant pas contenu tout entier. Centre ou sommet du rôle, cet air a ses degrés ou ses alentours. A chaque page aussi, presque à chaque ligne des « en- sembles » (trios, quatuors), où Léonore intervient, une réplique d’elle, une parenthèse, un a parte se rapporte à l’éclat suprême, et tantôt le prépare, tantôt, en le prolongeant, le fortifie encore. Quelquefois au contraire une de ces retouches a pour effet de l’atténuer, et le courage alors, l’intrépidité virile de l’héroïne se détend et se fond, par un retour, par un manquement soudain et qui nous attendrit, en « vague détresse de femme[2]. » Il n’est pas jusqu’au sublime soliloque, où, sans rompre l’unité du morceau, la diversité des mouvemens et celle des timbres, l’effet de certaines modulations, de certains points d’orgue même, ne fournisse un exemple de ces touchantes et très humaines vicissitudes.

Si les personnages accessoires du drame ont chacun leur caractère et leur vie propre, le rôle de Florestan se rattache étroitement à celui de Léonore. Dans la péroraison de l’air du prisonnier, il en est comme un reflet. Il s’y absorbe même à la fin dans le duo, dans le chant, tantôt en commun, tantôt dialogué, mais toujours identique, des deux voix n’en faisant qu’une ici, comme les deux âmes. il y a plus de naïveté dans le duo de la Flûte Enchantée, sur le même thème ; dans le duo de Fidelio, plus de lyrisme, avec non moins de pureté. Amour-goût, amour-passion, eût dit Stendhal ; amour conjugal toujours, dont Mozart a chanté la douceur et Beethoven les transports.

« Celui qui sentira pleinement ma musique, » a dit le musicien de Fidelio, « celui-là sera délivré des misères que les autres hommes traînent après eux. » On peut assurer, — l’œuvre entier de Beethoven, et toutes ses paroles, et tous ses écrits en rendent témoignage, — que l’unique vœu de son âme, le seul objet de son génie fut la délivrance. Passionnément et constamment, il a souhaité, chanté sa liberté et celle de ses frères. Sur lui, sur sa dépouille, plutôt que sur celle de Wagner, on aurait dû jeter la couronne funèbre, portant l’inscription fameuse : « Erlösung dem Erlöser, — Rédemption au Rédempteur. » Comme les sonates, les quatuors, les symphonies, Fidelio s’achève par un finale victorieux et qui délivre. Le finale de la symphonie avec chœur y apparaît déjà comme en germe, comme en puissance. Il possède et manifeste déjà, ce triomphal épilogue, les deux caractères éminens où se reconnaît, d’après la doctrine de Taine, l’œuvre d’art supérieure. L’un est la bienfaisance et l’autre la généralité. Ce bienfait de la liberté, conquis par l’épouse intrépide, n’est pas octroyé par elle, et par l’équitable ministre, seulement à l’époux. Étant donné le dénouement du drame, la prison où gémissait Florestan semble bien avoir été le rendez-vous de toutes les victimes de toutes les erreurs judiciaires de l’époque et du pays. D’où l’ampleur du finale, son ampleur croissante, avec chaque reprise du thème, qui s’élargit et monte jusqu’aux cieux. Et le bien qu’il célèbre ne s’étend pas moins loin, ne s’élève pas moins haut. C’est notre bien à tous, et pour chacun de nous, c’est tout le bien : celui de notre corps et celui de notre âme, celui de tout notre être, affranchi de tout mal, à jamais. Il n’est que de savoir l’écouter, le finale sublime, pour y entendre une promesse divine. Il a, non pas les paroles, mais la musique de la vie éternelle. Il en a la lumière aussi, dont ces dernières pages, après de si longues ténèbres, sont inondées.


La musique et la nuit sont deux sombres déesses,


comme dit magnifiquement, en son dernier recueil de vers, Mme la comtesse de Noailles. La musique de Fidelio mériterait souvent cette épigraphe. Mais à la fin, c’est du jour aussi qu’elle est la sœur, et, comme a dit un autre poète :


Du jour qui ne doit pas finir.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Beethoven et Wagner ; Paris, Perrin et Cie, 1898.
  2. Victor Hugo.