Revue musicale - Eden-Théâtre, Lohengrin de Richard Wagner

Revue musicale - Eden-Théâtre, Lohengrin de Richard Wagner
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 456-466).
REVUE MUSICALE

Éden-Théâtre (direction Lamoureux). — Lohengrin, opéra romantique en 3 actes et 4 tableaux, paroles et musique de Richard Wagner; traduction française de M. Ch. Nuitter.

« Adieu mon cygne ! Adieu mon cygne aimé ! » Le bel oiseau blanc n’a fait que passer pour ne plus revenir, et de longtemps encore le public parisien ne pourra entendre Lohengrin. Horace avait raison de haïr la foule et de l’écarter. Il eût fallu l’écarter de l’Éden, et de telle sorte, qu’elle perdît l’envie d’y retourner. On ne l’a pas osé. On n’a pu assurer contre l’imbécillité de quelques-uns le plaisir légitime et inoffensif du plus grand nombre; on n’a pu sauvegarder ensemble les intérêts de l’art et ceux du pays. Les artistes et les patriotes ont également le droit d’en avoir beaucoup de regrets, avec quelque honte. Et maintenant, parlons musique.

L’opposition que Wagner rencontra d’abord et l’admiration qu’il excita plus tard ; l’humilité ou l’humiliation de ses débuts, et la gloire de sa maturité et de sa vieillesse, cette gloire qui fut longtemps nationale, provinciale même, à laquelle pourvut, plus peut-être que le sentiment public, la sympathie exaltée et la réclame d’un roi ; le bruit fait par le maître et autour de lui ; la création d’un théâtre pour représenter ses œuvres, d’une littérature pour les expliquer, d’un nom pour désigner sa doctrine et ses doctrinaires; le fanatisme de ses partisans et le fanatisme à rebours de ses adversaires; tout cela, autant que son génie, a fait de Wagner un homme à part, plus idolâtré et plus haï que pas un, dont il a été longtemps impossible, même aux plus sages, de parler avec mesure.

Il faut, pour le juger sainement, oublier d’abord tout cela, ne tenir compte ni de nos injustices, ni de ses injures, ni de l’excentricité de son caractère, ni de son étonnante fortune, il eût fallu surtout, est-il besoin de le répéter, écarter tout scrupule patriotique : le patriotisme véritable se garde pour d’autres épreuves. Mais, même au point de vue esthétique, il n’est pas bon d’isoler ainsi, de singulariser Wagner, de voir en lui, soit au-dessus, soit au-dessous de ses devanciers, une exception prodigieuse. Je suis un homme comme les autres, disait Méphistophélès à l’écolier. Wagner aussi, du moins le Wagner de Lohengrin, le seul qui nous occupe aujourd’hui, celui-là est un homme comme les autres; comme les autres grands hommes, s’entend.

C’est pendant l’été de 1845 que l’auteur de Rienzi, du Vaisseau-Fantôme et de Tannhäuser 'esquissa le poème de Lohengrin. On sait l’histoire d’Elsa, princesse de Brabant, faussement accusée d’avoir tué son frère, défendue et sauvée par un chevalier inconnu, qu’elle épouse en jurant de ne jamais lui demander son nom. Mais les perfides conseils d’Ortrude, femme du traître Telramund, jettent dans l’âme d’Elsa le doute et l’inquiétude; pendant la veillée nuptiale, elle interroge son époux. Aussitôt le charme tombe, et le chevalier doit regagner sa mystérieuse patrie. Devant tous il se nomme : il est fils de Parsifal, et Lohengrin est son nom; il est un de ces soldats pieux qui, dans un burg inaccessible, gardent quelques gouttes du sang de Jésus et ne peuvent combattre, aimer sur terre, une fois leur secret dévoilé. Lohengrin s’éloigne donc, mais, avant de partir, il rend à Elsa son frère, que l’enchanteresse Ortrude avait métamorphosé en cygne.

Après avoir longtemps dédaigné cette légende, Wagner finit, dit-il lui-même, par y voir un mythe dont le sujet était dans le cœur même de la femme. Voilà bien, en effet, le berceau de cette fable mystérieuse. Elsa est fille de Psyché, fille elle-même d’Eve, qui la première voulut savoir et fut punie. La curiosité la fit coupable et malheureuse, condamnée à enfanter des malheureux. Et depuis, le désir de la science, éternel au cœur de l’humanité, et amenant éternellement la souffrance, resta la vieille et dure loi, que toutes les religions, celle des faux dieux comme celle du Dieu véritable, ont reconnue et subie, et dont l’histoire d’Eve, celle de Psyché, celle d’Elsa, paraissent les mélancoliques symboles.

Dans un livre récent<ref> L’Opéra et le Drame musical, d’après l’œuvre de Richard Wagner, par Mme H. Fuchs. Paris, 1887; Fischbacher. </<ref>, une femme, qui sait chanter et qui sait écrire, a analysé le système wagnérien. Elle en indique avec précision les principes essentiels. Nous allons voir que la beauté de Lohengrin vient, sinon de la désobéissance à ces principes trop rigoureusement posés, au moins d’une certaine liberté prise avec eux. Wagner, satisfait sans doute d’être prophète ou dieu, en son pays, voulait d’abord créer un art germain par opposition à l’art latin. Il a prétendu le faire et s’est vanté de l’avoir fait. Cependant la fable de Lohengrin, celle de Tristan, celle de Parsifal, sont d’origine française. Une autre prétention de Wagner, celle-ci plus digne d’intérêt, était de demander ses sujets toujours à la légende, jamais à l’histoire. A ses yeux, la tétralogie devait être la justification de cette loi; aux nôtres, elle en est la condamnation. Wotan, Freia, Fricka, Mime, Loge, Alberich, les géants et les nains, les nornes, Erda et Siegfried lui-même, le héros, sont des personnages par trop imaginaires, auxquels nous ne pouvons nous intéresser. De même, la donnée de Parsifal est si vague, si étrange, qu’un drame ainsi conçu tourne au mystère, à l’oratorio, parfois sublime, souvent inintelligible. Dans Lohengrin, au contraire, le merveilleux et le réel, l’élément surnaturel et l’élément humain, sont heureusement fondus : c’est un compromis entre le rêve et la vie, un coin du pays bleu, mais aperçu de la terre.

Très allemand, très peu français, le goût de Wagner pour la légende au théâtre peut se défendre par de hautes raisons d’esthétique. Notre collaborateur, M. Ganderax, écrivait récemment ici même, à propos d’un autre réformateur : « Il a constaté que le drame, après un demi-siècle à peine, était caduc : le public, les auteurs même reconnaissent la vanité de ce genre, où la peinture des passions et des caractères est sacrifiée à l’action... Eh bien! par-delà le drame, il fallait remonter jusqu’à la tragédie..., pour imiter son mépris de l’intrigue et son perpétuel souci du cœur humain. Peu d’événemens, et qui ne seraient point compliqués ; mais l’homme tout simplement, voilà derechef ce qu’on mettrait sur la scène. » Wagner aussi a cru constater, il a prononcé la déchéance d’une forme d’art : l’opéra, tel que les Auber, les Halévy, les Rossini, les Meyerbeer l’avaient fait. Lui-même, tenté un instant par l’idée d’un drame historique, Frédéric Barberousse, revint bientôt à la légende. Disciple, disait-il, des tragiques grecs, c’est dans la légende qu’il pensait trouver « l’homme tout simplement, » des sujets dégagés de toute intrigue un peu complexe et de toutes les péripéties qui ne font qu’entraver l’étude psychologique. Il savait le mot de Vauvenargues : «Tôt ou tard on ne jouit que des âmes;» — c’est aux âmes seules qu’il en voulait et que voulait se prendre sa musique. De plus en plus il a quitté le souci du monde extérieur, de l’histoire, de la nature, pour s’enfermer dans l’étude d’une crise passionnelle, unique matière de son œuvre. À ce point de vue, la conception de Tristan et Yseult serait la plus parfaite de Wagner. Elle l’était pour lui, elle l’est pour ses vrais disciples; il s’eu faut qu’elle le soit pour nous. Tristan, terrible résultat du système wagnérien poussé aux dernières limites! Tristan! analyse musicale en trois actes (et quels actes!) d’une rage d’amour, est par trop psychologique. Cet idéal : ne chanter que l’âme, Wagner, à force de le poursuivre, l’a pour ainsi dire forcé. La musique ne saurait, sans se perdre, pénétrer aussi avant dans les mystérieuses régions du sentiment. On ne disserte pas en musique, même sur l’amour; le théâtre a besoin de mouvement et dévie. A cet égard, Lohengrin est une œuvre encore raisonnable : on n’y philosophe point. Je reconnais bien avec Wagner que « l’intérêt de Lohengrin repose sur une péripétie qui s’accomplit au fond du cœur d’Elsa. » L’expression, voilà la grande affaire de cet opéra et sa grande beauté ; mais l’action n’en est pas tout à fait absente, et c’est un mérite aussi..

Au point de vue musical comme au point de vue littéraire, les principes wagnériens ne sont pas encore dans Lohengrin appliqués avec rigueur. Comme la conception, l’exécution en est libérale. Sans parler de la poésie du sujet, la forme et la coupe de l’ouvrage demeurent presque classiques. La musique ici n’est pas immolée sans miséricorde à la déclamation; malgré l’importance nouvelle et l’intérêt constant de l’orchestre, la voix humaine est encore respectée et quelquefois chérie; enfin plusieurs personnages chantent ensemble des duos, des trios et des chœurs. Pour toutes ces raisons, l’école avancée méprise déjà Lohengrin et nous l’admirons encore. Nous l’admirons, cette œuvre de juste milieu, œuvre de génie et de sagesse, comme nous admirons Orphée, Don Juan, Guillaume Tell, les Huguenots ou Faust. Mais nous ne l’aimerons peut-être jamais autant, parce qu’elle répond moins à notre nature, parce que dans son ensemble elle est plus spéciale et moins humaine, parce qu’au milieu d’immortelles beautés elle trahit çà et là des défauts antipathiques à notre race. Il faut l’étudier simplement, de bonne foi, sans voir en elle avec ses adorateurs le commencement, avec ses ennemis la fin de la musique. Musique de l’avenir! Voilà un mot dont peut sourire l’expérience humaine. L’avenir n’est à personne, a dit le poète, et la preuve, c’est que le passé est à tout le monde. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder derrière soi. Bach après Palestrina, Haydn après Bach, Mozart après Haydn, Beethoven, Glück, Weber, Rossini, Meyerbeer auraient pu s’arroger l’avenir; aucun ne l’aurait possédé seul. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier. Même un chef-d’œuvre nouveau ne saurait faire tort aux vieux chefs-d’œuvre.


Le prélude de Lohengrin est une des inspirations les plus pures et les plus caractéristiques de Wagner. Jamais une ouverture n’avait été conçue ainsi. Les ouvertures d’opéra se rapportaient toutes à deux types : le type Rossini et le type Weber. Rossini, peu soucieux de l’unité dramatique, compose une ouverture indépendante, étrangère au corps de l’opéra; les idées y fourmillent, mais sans esprit de retour. Weber, au contraire, fait de l’ouverture une vraie préface, un résumé des mélodies futures. Les ouvertures du Barbier, de Guillaume, du Freischütz et d’Obéron témoignent de ces deux manières opposées. Wagner en crée une troisième avec le prélude de Lohengrin, avec le prélude de Tristan, qui n’est que celui de Lohengrin exagéré, ou plutôt exaspéré. Parmi les quelques leitmotive de sa partition, il en choisit un seul, le plus saillant, celui qui représente le principal personnage ou l’idée maîtresse, et il en tire une symphonie. Tout Lohengrin tient dans le prélude comme une gerbe de roses dans un flacon de parfum. Berlioz a très bien dit de ce morceau : « c’est en réalité un immense crescendo lent, qui, après avoir atteint le dernier degré de la force sonore, suivant la progression inverse, retourne au point d’où il était parti et finit dans un murmure harmonieux presque imperceptible. Je ne sais, ajoute-t-il, quels rapports existent entre cette forme d’ouverture et l’idée dramatique de l’opéra ; mais, sans me préoccuper de cette question, et en considérant le morceau comme une pièce symphonique seulement, je le trouve admirable de tout point. » — S’il avait connu l’ouvrage entier, Berlioz eût saisi les rapports qui lui échappaient. En retrouvant au dernier acte, dans le grand récit de Lohengrin, la phrase du prélude développée une seconde fois, il eût compris que cette phrase symbolise l’essence même du héros, son être presque divin; que là est l’idée mère de tout le drame et la mélodie génératrice de toute la partition. Dans ce prélude, il n’aurait peut-être pas vu, avec Wagner, une troupe d’anges apportant aux chevaliers du Graal la coupe sacrée, et regagnant ensuite les célestes hauteurs; avec Liszt, un temple merveilleux reflété par une onde azurée ; il aurait vu seulement dans ce crescendo et ce diminuendo la figure musicale du sujet : l’approche d’abord, puis la plénitude, et aussitôt l’évanouissement du bonheur. En dehors de toute idée symbolique, le prélude de Lohengrin est de la plus grande beauté. Une exquise mélodie chante doucement au sein de l’orchestre. Elle flotte dans une atmosphère sonore; l’éther l’enveloppe et palpite autour d’elle de frissons lumineux. Faible d’abord et lointaine, exposée par les violens à l’aigu, elle descend et se fortifie ; elle se passionne avec les violoncelles, elle éclate avec les cuivres. Au-dessus d’elle, les violens étendent toujours leur voile vaporeux. Puis, à travers des ondulations immenses, elle remonte lentement vers les hauteurs, et comme un souffle qui passe elle disparaît.

Au premier acte de Lohengrin, le roi et ses barons sont assemblés sur le rivage de l’Escaut, sous le chêne où se rend la justice féodale, pour juger la cause d’Elsa. Toute cette scène est longue : récitatifs pesans, beaucoup d’intentions et de recherche, peu d’intérêt. Mais le héraut appelle la vierge accusée; elle vient, apportant avec elle le charme et l’émotion. La voici, une plainte de l’orchestre l’accompagne, et le peuple tout bas s’attendrit sur sa grâce et sa beauté. Impossible de mettre en quelques accords, en quelques notes plus d’accablement et de misère. Des instrumens désolés, hautbois, cor anglais, traduisent la détresse d’Elsa. Le silence même de la jeune fille est expressif, et sa tardive réponse : Mon pauvre frère! s’exhale en un soupir de regret, non de remords. Elle se tait longtemps encore, mais sur une longue note mélancolique, sa voix se pose enfin. A la brutale accusation de Frédéric, devant tous ces hommes farouches, elle répond par le frêle récit d’un rêve. C’est pour elle-même, pour elle seule qu’elle chante. Elle a prié, pleuré, murmure-t-elle avec une douceur infinie; soudain elle a entendu des concerts divins. Ses yeux croient revoir l’apparition céleste, le chevalier à l’armure d’argent qui viendra la défendre. Tout cela est très beau, d’une beauté simple et touchante. Quand Elsa dépeint son héros, un thème guerrier sonne à l’orchestre, mais tout bas encore, comme dans un songe; quand elle avoue son espérance, la phrase s’épanouit avec tendresse, la jeune fille semble retenir les notes une à une, et ne les quitter qu’à regret. Par une orchestration aussi délicate, par des harmonies aussi douces, par des chants aussi légers, l’extase d’Elsa ne saurait être troublée. « Je me soumets, dit-elle, au jugement de Dieu. » — « Mon chevalier, s’il est vainqueur, ceindra la couronne au pays de mon père, » et elle ajoute avec abandon : « s’il veut se nommer mon époux, je lui donne tout ce que je suis. » Ces derniers mots surtout sont notés avec une pudeur exquise.

Deux appels du héraut au champion d’Elsa sont restés sans réponse. Alors l’orchestre s’émeut, un chant de clarinette le traverse, éperdu. Elsa, pour la première fois, s’effraie du péril imminent, et, tombant sur les genoux, elle crie vers le sauveur que lui a promis son rêve. L’élan est superbe, soutenu par une grave prière des femmes. Tout à coup la voix d’Elsa reste comme suspendue. Du trémolo des violons le thème martial de Lohengrin se détache, à peine perceptible encore : là-bas, sur le fleuve, un point brillant apparaît ; il approche et la foule l’aperçoit : Voyez ! — Un cygne ! — Il traîne une nacelle ! — Dans la nacelle, un chevalier! — Il vient! Il vient! — Les cris se croisent et se répondent; de seconde en seconde, le frémissement de l’orchestre est plus intense, et la fanfare sonne plus triomphale. Le peuple court au rivage, que Lohengrin touche déjà. Une immense acclamation éclate : Miracle ! Le ciel a fait un miracle ! — Et le crescendo, un de ces crescendo si terribles qu’on se lèverait presque pour les voir, se termine par une foudroyante descente de syncopes, abîmée dans un brusque silence.

Sans emphase de ténor, sans cri et sans mélodrame, un pied encore dans la nacelle, Lohengrin adresse au cygne qui l’a conduit un mélancolique adieu; phrase célèbre, inspiration de génie, et d’un génie nouveau, qui par le ici comme on n’avait pas parlé avant lui. Un regret étrange, je ne sais quelle tristesse attirante, la véritable Sehnsucht allemande emplit ces quelques mesures. Dirons-nous que cette impression tient au petit espace vocal dans lequel se meut la mélodie, aux cadences successives sur la dominante, à l’absence de tonique? Nous dirions tout cela que nous n’aurions rien dit. Un chœur respectueux, presque religieux, répond à Lohengrin. Là encore, l’idée musicale est belle et se développe librement. Puis vient, toujours sur le thème du prélude, un admirable dialogue entre Lohengrin et Elsa : très peu de notes, mais toutes expressives ; pas d’éclats, pas d’écarts de voix, mais une force, une autorité souveraine chez Lohengrin, chez Eisa la soumission et la reconnaissance. À deux reprises, grave d’abord, puis à demi menaçant, Lohengrin exige d’Elsa la promesse de croire sans comprendre, et d’aimer sans connaître. Ce pacte d’amour et de foi est d’un grand maître ; tout cela est plein de sentiment et de passion, voilà bien cette fois la musique des âmes. Les préparatifs du combat, malgré de beaux dessins d’orchestre, traînent un peu ; le héraut abuse des proclamations. Trop longue aussi, malgré le puissant ensemble, la prière du roi rappelle celle de Sarastro dans la Flûte enchantée. Le duel est intéressant ; le finale, quoique un peu vulgaire, et au-dessous de certain chant de Tannhäuser, auquel il ressemble, est un éclatant finale d’opéra. Il termine bien cet acte, qui commence dans la tristesse et s’achève dans la joie, cet acte, magnifique en somme, où l’on voit que Wagner, lorsqu’il daignait faire de la musique comme tout le monde, en faisait comme personne.

Le second acte, exécuté intégralement, sans aucune des coupures réclamées et pratiquées partout, même en Allemagne, ce second acte dure une heure et demie. On passe en l’écoutant plus d’un mauvais quart d’heure, entre autres le premier. Ortrude et Telramund, le ménage de traîtres, sont assis la nuit sur les degrés de l’église, devant le château, et ils causent. Or les personnages de Wagner ont une terrible manière de causer. Il y a forcément dans un opéra, surtout dans l’opéra wagnérien, peu mouvementé, certains relâches d’action, certains vides dramatiques. Wagner les remplit avec les dialogues dont il a le secret, entretiens interminables, récitatifs mesurés et accompagnés. Accompagnés, ils le sont à ce point et si bien, qu’on voudrait imposer silence aux personnages et n’écouter que les instrumens. Jamais l’orchestre n’avait eu pareil rôle avant Wagner. Le maître de Bayreuth en a fait un être vivant, passionné ; toutes les voix humaines cèdent à cette grande voix impersonnelle qui ne se tait jamais. Même dans un duo aussi ennuyeux que celui-là, les timbres, les rvthmes sont prodigués avec une richesse, combinés avec une variété étonnante ; certain motif tortueux d’Ortrude se décompose sans cesse, reparaît, par tronçons, plus lent ou plus rapide selon que la haine s’apaise ou se ranime dans l’âme des traîtres. Mais, en dépit de ce travail, de ce talent, l’incohérence, le décousu du dialogue nous fatigue, la dureté des intonations vocales nous blesse ; Ortrude chante trop comme la Kundry de Parsifal, si cela peut s’appeler chanter. Et puis cette prééminence de l’orchestre nous déroute ; le renversement des rôles détruit l’équilibre rationnel, déplace le centre de gravité de l’ensemble. Aussi l’on respire, on retrouve toutes choses en ordre quand vient à la fin du duo le beau serment à l’unisson, accompagné par un trémolo vieux style, qui soutient les voix au lieu de les écraser. Si tout est prémédité chez Wagner, si l’on doit avec lui se rendre compte de tout, pourquoi donc a-t-il mis ici dans la bouche du couple méchant une phrase de la douce Elsa au premier acte? Faut-il voir là un hasard ou une intention?

Souvent, dans Lohengrin, les hasards du génie reposent des intentions du talent. On donnerait toutes les combinaisons du monde pour l’air d’Elsa aux étoiles. Eh! oui, c’est presque un air, assez court, mais un air : autrement dit une phrase mélodique avec un commencement, un milieu et une fin, une phrase qui ce suit, qui s’épanouit en modulations adorables et revient s’éteindre amoureusement dans la tonalité où elle était éclose. Le duo des femmes marque très fortement l’opposition des deux caractères; il accuse le contraste entre la perfidie d’Ortrude et la simplicité d’Elsa. On voit jusqu’au fond de ces âmes, l’une indulgente et l’autre farouche. Les moindres phrases d’Elsa débordent de mansuétude et de pitié, de cette pitié qui naît du bonheur. Dès que parle la jeune fille, l’orchestre s’adoucit et s’éclaire; il s’assombrit au contraire pour accompagner la superbe apostrophe d’Ortrude appelant à son secours les dieux infernaux. Ce duo, dont l’allure, l’instrumentation même, rappellent Weber, se termine par une effusion délicieuse, une des phrases les plus exquises que Wagner ait trouvées. Comme il accueillait de pareilles inspirations quand elles venaient à lui, et comme nous leur faisons fête ! Les voilà, les vraies beautés de Wagner, différentes sans doute des beautés déjà connues et aimées, mais non pas en contradiction avec elles.

Il faudrait raccourcir beaucoup ce second acte. Le réveil du château est un tableau pittoresque, avec les appels de trompettes douces, mais les proclamations du héraut se répètent trop. La marche des fiançailles est un chef-d’œuvre bien connu. Les deux thèmes en sont nobles et dignes de se réunir. L’apparition d’Elsa surtout est splendide. Quand la jeune épousée s’arrête, c’est d’elle, de sa beauté que semblent rayonner la lumière et l’harmonie. La péroraison atteint sans tapage le maximum de l’intensité sonore; des élans de violens syncopés d’octave en octave soulèvent l’orchestre tout entier, comme des lames de fond soulèvent la mer; mais à partir de ce moment l’acte se traîne en des longueurs terribles. Ortrude, d’abord, querelle Elsa, puis Telramund l’insulte longuement à son tour. Lohengrin et le roi surviennent, les chœurs succèdent aux chœurs, le drame ne marche pas, tout cela est lourd, pénible, chargé d’ennui.

En revanche, le dernier acte est au moins l’égal du premier. Si antipathique, si haïssable que soit parfois la musique de Wagner, si haut qu’on puisse le dire à l’occasion, il ne faut pas dire moins haut, à l’occasion aussi, que cet homme est parmi les plus grands. Il existe une hiérarchie dans l’art, et des distances à garder, qu’on oublie trop aujourd’hui. Quand on signale les beautés d’un Wagner, d’un Verdi ou d’un Gounod, il s’agit, non pas de ces beautés courantes, qui durent à peine le temps d’être louées, mais de beautés supérieures et plus rares, qui vieilliront lentement, et peut-être ne vieilliront jamais.

Il n’a pas vieilli, l’entr’acte de Lohengrin, ce morceau d’une bravoure si fière, d’une couleur si féodale et si chevaleresque, où les trombones hurlent de joie. Plus doux et plus naïf sourit le chœur suivant. Couronnés d’églantine, les jeunes garçons et les vierges amènent les époux en chantant : Hymen, hyménée! Délicieux épithalame dont le dessin mélodique et le sentiment rappellent Boïeldieu. Sur le dernier accord, par un effet d’enharmonie exquis, le chœur s’éteint, et dans la nuit monte un frisson d’amour. L’admirable duo qui suit est le premier parmi les grands duos de Wagner. Il a tout pour lui : un crescendo dramatique qui va de la tendresse contemplative à l’égarement de la passion, l’abondance et la beauté des idées, la variété des mouvemens, la mélodie incessante, une clarté parfaite et des proportions harmonieuses. Les épisodes s’enchaînent aisément, aucune phrase n’est étranglée ou délayée; pas de redites, pas même de leitmotive, ou à peine; nulle préoccupation de système; partout la fécondité et la liberté du génie. La première phrase de Lohengrin est chargée d’amour; chaque note insiste et appuie. La phrase suivante est délicieuse, alanguie, presque énervée par l’usage, toujours cher à Wagner, du mode chromatique. Admirable encore, et chromatique aussi, léchant de Lohengrin : Viens respirer ces senteurs enivrantes ! C’est un peu la romance de l’Étoile, de Tannhaüser, mais plus passionnée et plus chaude, portée par des souffles plus forts. Peu à peu, la curiosité s’éveille et grandit au cœur d’Elsa; elle s’inquiète: cet époux inconnu, cet amour anonyme l’épouvante. En vain Lohengrin cherche à la rassurer. Avec une dignité un peu sévère, il lui reproche sa défiance; avec des élans magnifiques, il cherche à la ramener aux bras qu’elle veut fuir. Il y a là des pages sublimes; c’est en héros, presque en dieu, que Lohengrin parle à la jeune imprudente; un éclat surnaturel est dans sa voix quand il s’écrie: Ma route n’est pas ténébreuse : Je viens du monde des splendeurs! — Rien ne calme Elsa; elle pleure, elle supplie. Son hallucination est poignante; elle croit voir, et nous le voyons avec elle, le cygne qui revient chercher son époux. Déjà Lohengrin ne répond plus que par des cris d’angoisse, il sent le vertige de la catastrophe prochaine. Hors d’elle-même, Elsa n’écoute plus rien. Vainement retentit à son oreille le motif de la défense; sur un trémolo frénétique, la question fatale éclate enfin, Telramund parait aussitôt, et Lohengrin n’a que le temps de se jeter sur son épée et d’abattre le traître. Alors, dans un silence de mort, les timbales roulent, lugubres, et l’on a le sentiment d’une grande ruine, d’un irréparable écroulement. Elsa s’est évanouie, et Lohengrin écoute s’éteindre le dernier écho du chant d’amour. Avec une noblesse triste, il remet Elsa aux mains des femmes et s’éloigne, tandis qu’à l’orchestre revient encore, inachevé, inutile désormais, le motif de la défense. Je ne sais rien de plus navrant que cette fin de duo, rien où paraisse plus douloureusement la fragilité de nos joies et de nos amours.

Il y a des longueurs encore et trop de récits dans le dernier tableau; la transformation du cygne en jeune prince est un peu ridicule et gâte inutilement la poésie d’un dénoûment qui d’ailleurs se fait attendre; mais l’adieu de Lohengrin est une merveille. Pour la dernière fois, le héros vient au bord des flots qui l’ont amené. A la foule recueillie, il révèle le mystère de son être et la sainte loi dont il est le serviteur. Si les personnages de Wagner sont parfois anti-humains, ici Lohengrin est surhumain. Son âme est détachée de tout lien terrestre, même de l’amour; il ne s’enivre plus que de visions saintes, de l’extase ravissante qu’il va retrouver et que par avance il éprouve. Sans regarder Elsa qui pleure, il chante les voluptés mystiques et les rites pieux du Montsalvat. Il dit la tendresse des chevaliers pour leur relique sanglante, et sur ces mots : C’est le Saint-Graal, l’enthousiasme le saisit; Dieu véritablement est en lui. De plus en plus le délire sacré le transforme et le transfigure; voilà bien l’amour divin, plus fort que tous les amours. Wagner ne retrouvera que dans les scènes incomparables de Parsifal cette béatitude, cet idéalisme qui restera peut-être la manifestation la plus émouvante et plus pure essence de son étrange génie.

Le public de la première, de l’unique représentation, a fait à Lohengrin un accueil enthousiaste. La foule aurait-elle ratifié le jugement de l’élite? Il eût été curieux de pouvoir l’apprendre. Lohengrin a près de quarante ans déjà, et nous sommes peut-être à bonne distance pour l’apprécier. Quel dommage que la passion soit venue troubler la paix, l’impartialité que le temps apporte dans les esprits! Voilà encore, dira-t-on, la question wagnérienne ajournée. Mais devrait-il y avoir une question wagnérienne? Est-il nécessaire, est-il possible même de remettre aux mains d’un seul les destinées de l’art? Ne vaut-il pas mieux prendre partout où il se trouve le beau, notre bien à tous? — Mais, hélas ! ce n’est guère le moment de parler de la liberté intellectuelle, quand elle vient d’être aussi tristement méconnue.

Lohengrin restera sans doute une des grandes œuvres de la musique au milieu de notre siècle, l’œuvre maîtresse d’un génie en équilibre, d’une intelligence en bon ordre, que les théories et les systèmes n’avaient pas encore troublée. On surprend bien dans Lohengrin déjà certaines tendances qu’on peut discuter, réprouver même, en se rappelant où elles ont mené; on y découvre certains germes, selon nous mortels, mais des germes seulement. En dépit de longueurs et de lenteurs considérables, en dépit d’excès divers, qui pourraient bien empêcher longtemps encore chez nous la vraie popularité d’un art comme celui-là, Lohengrin est une conception de génie, le rêve d’une imagination grandiose et le travail d’une science prodigieuse. Si, après certains opéras de Wagner, on ne saurait taire ses impatiences et ses révoltes, après Lohengrin, quand les ombres du second acte ont disparu dans les clartés du troisième, on ne peut taire son émotion et son enthousiasme. L’esprit humain n’est pas tout d’une pièce : il peut aimer Lohengrin et répudier Rheingold ou les Maîtres chanteurs. Bien des gens ont acclamé 89 et détesté 93.

Nous voulons, avant de terminer, offrir à M. Lamoureux un hommage de sympathie et de reconnaissance. Autant que l’amour de l’art, l’amour de la patrie est intéressé à ce qu’une œuvre allemande soit représentée en France mieux qu’elle ne l’a jamais été en Allemagne, au moins devant nous. Jamais orchestre, jamais chœurs d’aucun théâtre n’ont approché des chœurs et de l’orchestre entendus l’autre soir. Cet orchestre semblait un merveilleux instrument aux mains d’un grand artiste : il avait la puissance, l’éclat fulgurant; il avait la délicatesse et la grâce. Les chœurs chantaient à pleines voix, et ces voix étaient justes et fraîches : l’arrivée de Lohengrin a été rendue avec une précision et une animation incomparables. Les solistes n’ont pas paru tous dignes de l’ensemble. M. Van Dyck a surtout du zèle, sa voix est moins bonne que sa prononciation; mais il faut faire crédit à son inexpérience. M. Blauwaërt est meilleur, Mme Duvivier et M. Couturier, plus mauvais. M. Auguez est excellent; il a chanté le rôle ingrat du héraut avec beaucoup de style, en artiste consciencieux et distingué. Quant à Mme Fidès-Devriès, elle ne mérite que des éloges. On ne peut rendre avec plus de poésie la grâce douloureuse d’Elsa. Au premier acte, elle a chanté la vision dans l’extase avec des demi-teintes exquises; elle a trouvé pendant l’adieu de Lohengrin au cygne des nuances de physionomie et des attitudes extrêmement heureuses.

Mais la personnalité artistique qui doit se dégager ici, c’est celle de M. Lamoureux; c’est lui qui perd le plus en cette affaire, et qui gagne le plus. Il a montré une fois ce dont il est capable; peut-être arrivera-t-il à le montrer encore, et plus longtemps. Il pourrait tenir avec plus de sérieux et de conviction le langage de je ne sais quel personnage de Topffer, déclarant « que les fureurs d’une populace imbécile ne changeront rien à ses convictions intimes. » Il faudrait à notre époque un peu plus de ces hommes-là.


CAMILLE BELLAIGUE.