Revue musicale - 31 mai 1922

Camille Bellaigue
Revue musicale - 31 mai 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 697-708).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra : Falstaff, de Verdi. — Artémis troublée, ballet en un acte ; scenario de M. Léon Bakst, musique de M. Paul Paray. — Théâtre de l’Opéra-Comique : Les Noces corinthiennes, tragédie lyrique en trois actes et un prologue ; poème de M. Anatole France, musique de M. Henri Busser. — Mme Yvette Guilbert.


« Je ne veux point ici rappeler le passé. » Et pourtant ! Si nous avons pris peu de plaisir à l’audition du merveilleux Falstaff, il en faut peut-être accuser, avec la présente exécution, de grands et chers souvenirs. Souvenirs du chef-d’œuvre tel qu’il nous apparut naguère pour la première fois ; souvenirs aussi de l’auteur lui-même, de l’artiste et de l’homme qu’il était, de sa gloire et de sa modestie, de la noblesse de son âme, et de notre amitié.


Milan, 9 décembre 1893.

« Je regrette que vous ne soyez pas ici ce soir. Peut-être vous y gagnez.

Ce soir donc Falstaff !

Je ne sais pas si j’aurai trouvé la note gaie, la note juste, et surtout sincère. Hélas ! aujourd’hui on fait en musique des choses très belles et en certaines parties, (quand on ne va pas au delà), il y a un véritable progrès. Mais en général on n’est pas sincère et on fait toujours comme son voisin... Mais ne parlons pas politique. Demain ou après, vous recevrez la partition et le libretto.

Je vous serre les deux mains.

G. VERDI.

Trois jours plus tard :

« Comme pour Otello, le public a été indulgent pour Falstaff.

G. VERDI. »

Partition et libretto, ou plutôt poème, de ce vrai poète qu’était Arrigo Boito, nous les reçûmes en effet, signés chacun d’une main amie, et la lecture seule en fut un enchantement. Elle en est un encore, et que rien, fût-ce l’audition à l’Opéra, ne peut rompre. Vous qui savez lire, essayez.

Nous n’avions encore fait que lire l’ouvrage, quand Boito noua écrivait à son tour :

« Ah ! ce Falstaff ! Combien vous avez raison d’aimer ce chef-d’œuvre ! El quel bienfait pour l’art, quand tous arriveront à le comprendre !... Ce que vous ne pouvez imaginer, c’est l’immense joie intellectuelle que cette comédie lyrique latine produit sur la scène. C’est un vrai débordement de grâce, de force et de gaîté. L’éclatante farce de Shakspeare est reconduite par le miracle des sons à sa claire source toscane de Ser Giovanni, Fiorentino. Venez, venez, cher ami, venez entendre ce chef-d’œuvre. Venez vivre deux heures dans les jardins du Décaméron et respirer des fleurs qui sont des notes et des brises qui sont des timbres. »

Le poète avait raison. Falstaff est bien la vraie « comédie lyrique latine, » un chef-d’œuvre en ce genre, égal, peut-être même supérieur au Barbier de Séville par l’abondance, la richesse et l’ampleur ; çà et là par une veine, un flot de poésie qui manque à la musique presque uniquement spirituelle, avec une certaine sécheresse, de Rossini. Musique de l’action, musique des caractères, musique baignée par moments de mystère et de rêve, la musique de Falstaff, de tout Falstaff, est cela. Elle l’est en les divers éléments qui la composent, sous chacune des formes ou des figures qu’elle prend.

« Au commencement était l’action. » L’action par où l’opéra commence, est vive autant que soudaine. In medias res, tout de suite. La scène première, (la querelle du docteur Caïus avec les deux valets de Falstaff, en présence de leur impassible patron), cette scène est menée à toute allure ; allure classique d’ailleurs, un peu celle d’un quatuor ou d’une symphonie. Symphonie : le mot et la chose nous reviennent ailleurs encore à l’esprit. En ce même premier acte, c’est une esquisse de symphonie que mainte ritournelle : sortie d’un gamin dépêché par Falstaff en ambassade amoureuse ; expulsion par Falstaff aussi, furibond, de ses deux acolytes rebelles. Au troisième acte, le copieux, le grandiose finale « du panier » s’expose, puis s’accroît à la manière et dans les proportions d’un allegro beethovenien. Quelles symphonies encore, surtout vocales celles-là forment, au second tableau, le quatuor féminin, puis le quintette viril qui, s’étant suivis d’abord, se réunissent. Mais pour les mettre en valeur, ou seulement en place, il faudrait, mesdames et messieurs, il faudrait chanter, ce qui s’appelle chanter. Et l’appellation comporte, comprend bien des choses : la voix, la mesure, le rythme, le solfège, une diction rapide et légère, que sais-je encore ! Et vous-mêmes, de tout cela que savez-vous !

Quant à la mélodie, elle jaillit de source, et d’une source intarissable.— Ici, trois ou quatre notes souvent suffisent à la créer, à lui donner une forme, une formule précise autant que brève et toujours musicale en sa brièveté. Ailleurs au contraire, la cantilène, de race italienne, de la meilleure et de la plus pure, prend son temps ; elle se développe en une ample période et magnifiquement, à la fin, s’épanouit. Et puis, qu’elle soit vive ou lente, qu’elle se resserre ou se déploie, cette musique a ceci d’admirable toujours, qu’elle parle aussi bien qu’elle chante. Pas un chant qui n’ait la précision, la justesse expressive des mots ; pas un mot qui ne possède le charme, la beauté sonore du chant.

Passerons-nous de l’action et du mouvement aux caractères ? La musique de Falstaff excelle également à les peindre. Le portrait du héros est admirable de vérité et de vie. Le dehors même, le physique en est rendu par les sons. Ecoutez-le, dès les premières scènes, le « Pancione » (le ventru), s’admirer, se glorifier lui-même : « En ce bedon, s’écrie-t-il, tonne un millier de voix qui proclament mon nom ! » À ces « voix intérieures », les autres répondent et les renforcent. De mesure en mesure, par les rythmes et par les timbres, l’orchestre se dilate et véritablement s’engraisse. Accords, sonorités grossissent ensemble. « Falstaff immense ! » hurlent les deux valets, et ce n’est plus seulement leur maître, c’est toute la gent porte-bedaine, les Pantagruel et les Gargantua, c’est la puissance de la matière, l’apothéose de la chair et de la goinfrerie, que célèbre, à la manière d’un tableau de Jordaëns, la tonitruante acclamation.

L’ampleur en quelque sorte morale du personnage n’est pas inégale à sa corpulence. Ses propos d’amour même, ses déclarations à la belle Alice respirent une copieuse et gloutonne concupiscence. Son âme, si l’on ose dire, comme son corps, déborde. Et son exubérance est sensible, que dis-je, éclate non seulement dans ses chants, mais jusque dans les moindres de ses intonations, de ses accents, (voir la scène avec Mrs Quickly, et plus encore la suivante, avec Ford). L’entrée du gros homme, au dernier acte, la nuit, dans la forêt et sous l’accoutrement du « Chasseur Noir, » est d’une puissance à demi bouffonne et sérieuse, j’allais écrire grandiose à demi. Un thème d’orchestre opiniâtre et sombre, les douze coups de minuit sonnés sur des harmonies changeantes, mais toujours profondes, tout cela reste plaisant, mais n’est pas loin de devenir grave et d’une mystérieuse gravité. Un peu plus, et ce bois nous paraîtrait presque sacré, nous prendrions Falstaff pour quelque Silène en bonne fortune, et la musique, sans pourtant cesser tout à fait de rire, évoquerait en notre mémoire l’antique souvenir des dieux.

Mais l’esprit anime plus d’une fois cet amas de matière qu’est Falstaff et soudain s’en dégage. « Assotigliamo, » dit-il lui-même, de lui-même, au premier acte, alors qu’il forme ses amoureux desseins. La musique aussitôt, docile à la parole, s’amincit et s’amenuise. Le fameux scherzetto : « Quand j’étais page du sire de Norfolk » est un autre exemple de cette ténuité sonore. Surtout que le chanteur se garde alors, d’insister et d’exagérer. Il n’y a là qu’un souffle qui passe. A vrai dire il vient de loin. Non seulement par les paroles, mais par le mouvement, la coupe et les valeurs musicales, la gentille chanson ressemble à certain rondeau : « When that 1 was a little tiny boy, » que chante Feste, le clown, à la fin du Soir des Rois. Ce peu, ce rien musical ajoute pourtant quelque chose au personnage de Falstaff. Le voilà bien, avec sa verve, mais plus retenue ; avec sa fatuité, mais plus discrète ; avec le regret même, (témoin deux ou trois notes d’une flûte grave et furtive), avec le regret de sa svelte jeunesse, avec l’élégance enfin, la race et le sang du gentilhomme shakspearien, que le désordre et la débauche n’ont pas complètement avili.

Quant aux quatre commères, héroïnes de cette comédie familiale et bourgeoise, (trois soprani, un contralto), elles forment un des groupes féminins les plus délicieux qui soient dans la musique de théâtre. Par malheur, à l’Opéra, le timbre de contralto, indispensable à l’équilibre vocal, était oblitéré. Vives, enjouées toutes les quatre, chacune l’est à sa manière et selon son humeur : Quickly plus savoureuse ; Nannette, (c’est la petite amoureuse), plus ingénue et plus sentimentale ; les deux autres avec plus de verdeur. Mrs Ford surtout me paraît une figure achevée ; pas un de ses chants, pas une de ses phrases ou de ses répliques, qui ne soit un trait de malice, de feinte coquetterie, en même temps que de tranquille et sûre honnêteté. Elle fait quelquefois songer, Mrs Ford, à la spirituelle autant que sage Elmire. Elle aussi pourrait, aimerait peut-être cacher son mari sous la table près de laquelle elle attend Falstaff. En certain quatuor qu’elle chante avec ses compagnes, je sais telle phrase, moins que cela, tel accord d’orchestre, mineur, aussi distingué que le majeur serait vulgaire, qui vient ennoblir toute cette gaîté et révéler en ces femmes d’esprit des femmes de bien.

Victor Cherbuliez disait de Mozart, du Mozart des Noces de Figaro, qu’aux grelots de la comédie de Beaumarchais il a mêlé des clochettes d’or. Elles tintent également dans ce Falstaff où la musique a fait au sentiment et à la poésie leur place. L’une et l’autre, au cours de l’action, nous ménagent des haltes et comme des repos délicieux. Alors nous reprenons haleine, alors nous nous abandonnons à la douceur, à la langueur du rêve. Alors un ordre, un monde nouveau se dévoile. Ainsi quand cette course ou cette chasse à l’homme, au gros homme, qu’est le finale du second acte, semble toucher au but, lorsque l’ardeur, la rage des poursuivants se trouve à son faîte montée, brusquement elle tombe. Un profond silence, un grand vide se fait. L’orchestre, les voix, le rythme, tout se détend et s’apaise. De souples triolets s’étalent mollement, comme les jupes que les commères déploient devant le panier où Falstaff, qui s’y est blotti, suffoque et gémit tout bas. Nous, du moins, nous respirons un moment et ce moment délicieux, la musique l’arrête et s’y complaît. Derrière un paravent qui les cache eux aussi, le chant des deux petits amoureux s’élève, et ce chant est d’une pureté, d’une tendresse exquises. Entre l’allégro qui s’achève à peine et celui qui bientôt va reprendre, ou repartir, c’est l’andante de la symphonie.

Bientôt à la haute bouffonnerie succédera la poésie ailée. Il ne lui faut qu’une occasion, moins encore, un prétexte pour qu’elle prenne son vol. A la nuit tombante, que préparent donc ensemble nos quatre espiègles commères ? Une nouvelle et plaisante équipée, une scène fantastique où par elles encore, cette nuit même, dans le parc royal, Falstaff, amoureux et non moins poltron, sera mystifié derechef et décidément confondu. Rien de gracieux comme ces légers apprêts d’une féerie légère, comme les propos qu’échangent à mi-voix, dans l’ombre, ces jeunesses charmantes. Tantôt entre leurs voix seules, tantôt entre l’orchestre et leurs voix, le dialogue musical se partage : murmures à fleur de lèvres, orchestre plus que discret, où tel instrument isolé, quelques notes de cristal, de mystérieux accords, des arpèges limpides, plutôt que de se concerter se répondent, faisant régner dans les silences mêmes une sorte de clair-obscur sonore. Sous les appels féminins de plus en plus espacés et lointains, de subtiles harmonies se dégradent et finissent par s’éteindre. L’heure de la grande poésie approche. La voici.

Des sonneries de cors, lentes et douces, l’annoncent et donnent le signal des nocturnes enchantements. A travers la futaie bleue de lune, devant le chêne légendaire, au lieu fixé pour le divertissement final, le petit amoureux est arrivé le premier. Ému, troublé vaguement, il chante. Oh ! pas un air classique, mais une libre cantilène, errante au gré de la brise ; un hymne d’adoration et d’extase à la triple beauté de la nuit, de l’amour, et de la musique elle-même. Les paroles, les paroles italiennes bien entendu, n’en sont pas moins délicieuses que le chant vocal et les contre-chants de l’orchestre. Mais un tel chant, autant que le chanter, il faudrait le penser, mieux encore, le sentir, le rêver peut-être. Jadis, après avoir essayé de surprendre le dernier secret de la musique, et doutant d’y réussir, Alfred de Musset écrivait :


Le reste est un mystère ignoré de la foule
Comme celui des flots, de la nuit et des bois.


Ce reste, ce mystère, il a trop paru l’autre soir que le chanteur aussi l’ignorait.

Bientôt, autour de Falstaff ahuri par la peur, la féerie shakspearienne lisse et déploie ses voiles sonores. Le Weber d’Obéron, le Mendelssohn du Songe d’une nuit d’été, le Berlioz de la Damnation, n’ont rien écrit de plus aérien. Voilà donc le poète, le rêveur qu’est devenu le dramaturge du Trovatore et de Rigoletto. Voilà jusqu’où s’est affiné ce génie dont la passion, la violence même avait si longtemps été ! âme. De celui qui se plaisait à répéter : Sono un paesano, l’œuvre suprême est un chef-d’œuvre de distinction et d’élégance patricienne. Ici de nouveau chante en notre mémoire le scherzetto devenu populaire.


Quando ero paggio
Del Duca di Norfolk...


« Quand j’étais page du duc de Norfolk, j’étais subtil, j’étais un vague mirage, léger, gracieux ; alors c’était le temps de mon vert avril, alors c’était le temps de mon joyeux mai. J’étais si mince, flexible et délié, que j’aurais passé à travers un anneau. » Tel nous apparaît ici le musicien de Falstaff, et s’il était alors non plus au printemps, mais à l’hiver de sa vie, on ne peut que s’en étonner et l’en admirer davantage.

A soixante-seize ans, en 1889, Verdi écrivait à Boito : « Vous, en traçant Falstaff, avez-vous jamais pensé au chiffre énorme de mes années ? Je sais bien que vous me répondrez en exagérant l’état de ma santé : bonne, robuste, parfaite... Malgré cela, vous conviendrez avec moi que je pourrais être taxé d’une grande témérité si j’assumais une telle charge. Et si je ne résistais pas à la fatigue ? Si je n’arrivais pas à terminer la musique ? Alors vous auriez perdu votre temps et votre peine. Pour tout l’or du monde, je ne le voudrais pas. Cette idée-là m’est insupportable.

« Maintenant, comment surmonter ces obstacles ? Avez-vous une bonne raison à opposer aux miennes ? Je le désire, mais je ne le crois pas. Néanmoins pensons-y... Et si vous en trouviez une, de votre côté, et si, du mien, je trouvais le moyen de m’enlever des épaules une dizaine d’années, alors quelle joie ! Pouvoir dire au public : « Nous sommes encore là ! A nous ! »

Dès l’année suivante, Boito sans doute ayant trouvé la raison, plusieurs même, Fastaff était commencé.

« Que puis-je vous dire ? Il y a quarante ans que j’ai envie d’écrire un opéra-comique et il y a cinquante ans que je connais les Joyeuses Commères de Windsor, «mais, » les mais accoutumés, qu’on trouve par- tout, ne m’avaient jamais permis de contenter mon désir. Maintenant Boito a résolu tous les mais et m’a fait une comédie lyrique qui ne ressemble à aucune autre. Je m’amuse à en faire la musique, sans projets d’aucune sorte, je ne sais même pas si je la finirai... Je vous le répète, je m’amuse. » (3 décembre 1890). Quelques jours plus tard (30 décembre) : « Il est (le livret de Boito), extrêmement divertissant et je me divertis aie martyriser avec des notes. Presque rien de la musique n’est fait. Quand la finirai-je ? Qui sait ? La finirai-je ? Voilà la pure, la vraie vérité. »

Du surlendemain, encore : « Je vous l’ai dit et je vous le redis : j’écris pour passer le temps. »

Enfin : « En écrivant Falstaff, je n’ai pensé ni à des théâtres ni à des chanteurs. J’ai écrit pour mon agrément et pour mon compte [1]. » C’est dans ces conditions de joie et de Liberté que fut conçu et que naquit le chef-d’œuvre libre et joyeux.

La joie ! Quoi que disent et fassent aujourd’hui les sombres ouvriers d’œuvres maussades et moroses, la « gioja bella, » comme l’appelait Mozart, qui l’a tant aimée, est l’une des deux faces du monde, même du monde musical. Cette joie, les plus sérieux, voire les plus tragiques, les Shakspeare, les Corneille, les Beethoven, l’ont ressentie, exprimée. A quatre-vingts ans, un Verdi l’a souhaitée à son tour et de la première à la dernière note de son œuvre suprême, il l’a connue et nous l’a prodiguée. Italien jusqu’alors par la passion et la violence, il le devint, à l’âge où l’on ne sourit plus guère, par le rire étincelant.


Gaje comari di Windsor ! E l’ora,
L’ora d’alzar la risata sonora.


« C’est l’heure de lancer le rire sonore. » Les deux ou trois heures que dure Falstaff sont de ces heures-là. Rire ou sourire léger, pour qu’il effleure les lèvres, c’est assez de l’intonation (par Mrs Quickly) de quatre ou cinq mots (de deux heures à trois), ou d’un seul (Révérence). Que deux rusés compères, Falstaff et maître Ford, avec mille cérémonies, s’invitent l’un l’autre à passer le premier le seuil d’une porte et se décident enfin à le franchir ensemble, Verdi fera de ce jeu de scène insignifiant un jeu de musique, et délicieux.

Rire copieux, à gorge déployée, joie si grande qu’elle n’entre pas en nous, mais plutôt que nous y entrons et que de toutes parts elle nous enveloppe, cette joie, dans Falstaff, abonde et surabonde aussi. L’énorme fugue finale en est l’explosion dernière et comme l’apothéose. Sérieux ou plaisants, que ce soit Fidelio ou Falstaff, Marouf ou Pénélope, j’aime les opéras qui se terminent, la comédie ou le drame étant achevé, dans le triomphe, dans la gloire de la musique pure. A qui prétendrait encore que la fugue n’est qu’un mécanisme, la lettre, et la lettre morte de la musique, je recommande celle-là qu’anime l’esprit, l’esprit de vie et de joie.

La vie, la joie surtout manquèrent aux interprètes de Falstaff. Seul, dans le principal rôle, (et c’est quelque chose), M. Huberty montra de la gaité, du goût et même de l’ampleur, sinon toute l’ampleur qu’il faudrait. Rien à dire des autres messieurs ; moins que rien des quatre dames, sinon de l’une d’elles, (Nannette), qui chanta d’une voix juste et pure, au dernier acte, la chanson de la fée. Bien que dirigé par un chef italien, l’orchestre ne donna pas à la musique de Verdi l’entrain, l’éclat et la fougue italiennes.

Deux petits ballets ont été représentés à l’Opéra. Nous ne fûmes convié qu’à l’un des deux spectacles. Les invitations de l’Opéra sont, pour nous, assez irrégulières.

L’auteur d’Artémis troublée, on l’a vu plus haut, est pour l’« argument », les costumes et la décorai ion, M. Léon Bakst. Quant à l’auteur du trouble même, c’est naturellement Actéon. Le trouble a lieu non loin d’un ruisseau, dans la clairière d’un bois, où Diane a posé sa cabine de bain. La déesse parait d’abord, et même elle transparaît sous un peignoir léger. Elle fait des gestes et prend des poses. Puis elle disparaît. Puis elle reparaît. Court vêtue cette fois, elle danse. Elle danse son trouble, avec son troubleur. Entre alors un personnage magnifiquement habillé de pourpre et d’or : Jupiter, le père et le maître des dieux. Il reproche à Diane, d’abord son oisiveté présente, et puis et surtout son trouble, incompatible avec la fierté bien connue de la pudique chasseresse. Après une ou deux péripéties, dont le souvenir, déjà lointain, nous échappe, il nous a semblé qu’Actéon tombait, mortellement frappé par une flèche de Diane, de Diane revenue et peut-être repentante de son trouble. Cette mort arrange, si cela peut s’appeler un arrangement, des choses malaisées à bien saisir par les yeux seulement, et d’ailleurs sans grande importance. Tout cela, ou le peu qu’est cela, se danse et se mime en des costumes Louis XIV, avec plumes et poudre, qui sont fort beaux, et dans un décor que nous ne craignons pas d’appeler affreux.

La musique, sans être fort belle, est loin d’être affreuse. Elle a pour auteur un musicien jeune encore et bien doué, le second chef d’orchestre des Concerts Lamoureux, M. Paul Paray, l’un de ceux dont vraiment on peut dire qu’ils promettent, contrairement à tant d’autres, qui menacent. Nous savons au moins deux promesses, et sérieuses, de M. Paul Paray : une sonate pour piano et violoncelle et des variations pour piano. C’est l’an dernier que nous eûmes le plaisir d’entendre l’une et les autres. Le plaisir fut moins vif à l’audition de l’œuvre nouvelle. Elle nous a paru manquer d’éclat, de légèreté, de ces dehors brillants et nécessaires à la musique de danse. On voudrait ici plus de lumière, d’agrément extérieur, de fantaisie et de poésie, quelque chose, comme les sonneries de cors qui, dans la Sylvia de Léo Delibes, annoncent l’entrée d’Artémis aussi. Les idées, qui ne sont ni courtes, ni communes, pourraient avoir plus de caractère et de relief. L’orchestre a trop souvent l’air de jouer dans le medium, ou le grave. Mais certain épisode au moins est à noter : un adagio de noble style, cantabile de violoncelles où deux petites notes, hautes et claires celles-là de je ne sais plus quel instrument, posent au sommet de chaque mesure une espèce de boucle ou d’aigrette sonore.

Jules Lemaitre vous racontera beaucoup mieux que nous les Noces corinthiennes, poème dramatique, ou plus exactement drame en vers, longtemps avant de l’être en musique aussi, de M. Anatole France. Les choses, qui se passent dans l’un des trois premiers siècles du christianisme, sont les suivantes : « Le bon Hermas, vigneron de Corinthe, est resté païen, sa femme Kallista et sa flUe Daphné sont chrétiennes, et c’est bien en effet par les femmes que la foi nouvelle devait le plus souvent pénétrer dans les foyers. Daphné est fiancée à Hippias, qui n’est point chrétien. Kallista, malade, fait vœu, si Dieu la guérit, de lui consacrer la virginité de sa fille, non par égoïsme, mais parce que la vie de la vieille femme est encore utile aux siens, aux pauvres et aux fidèles... » — Ici nous demandons la parole. « Non par égoïsme » est bientôt dit et paraît contestable. Le vœu maternel ne procède pas d’un autre sentiment. D’abord il est aussi peu chrétien que possible ; il est même en contradiction radicale, monstrueuse, avec le christianisme bien entendu. Sans compter que le motif allégué ne vaut rien. Le train apparent de la maison, à l’Opéra-Comique du moins, (servantes nombreuses, magnifiques vendanges), dénote une fortune que le décès de la vieille égoïste ne compromettrait pas. Continuons de lire Lemaitre : « Daphné se soumet, douloureusement. Mais Hippias étant revenu, elle ne peut plus résister à son amour : ils fuiront tous deux, ou plutôt ils iront se jeter aux pieds de Kallista et la fléchiront... Kallista survient et chasse le jeune homme avec des imprécations ; mais Daphné le rejoint, la nuit, au tombeau des aïeux et meurt dans ses bras, car elle a pris du poison et l’évêque Théognis vient trop tard la délier du vœu de sa mère. »

Lemaitre, parlant de l’avènement du christianisme, qui forme le nœud du drame, avait écrit d’abord : « J’ai dit ailleurs pourquoi certains esprits regardaient cet avènement comme une immense calamité, et qu’ils me semblaient bien sûrs de leur fait, et qu’une âme riche et complètement humaine devait être païenne et chrétienne à la fois. Je trouve cette âme dans ce beau poème des Noces Corinthiennes qui est un chef-d’œuvre trop peu connu. J’y trouve une vive intelligence de l’histoire, une sympathie abondante, une forme digne d’André Chénier... »

A nous, l’âme ou plutôt l’esprit du poème de M. Anatole France paraît simple et non pas double ; et c’est l’esprit, — l’esprit matin, — du plus pur anti-christianisme. Mais notre affaire n’est pas de raisonner là-dessus.

Ce poème n’était peut-être pas non plus l’affaire de ce musicien. « Non licet omnibus... » La partition de M. Busser représente ou constitue assurément ce qu’on appelle « un effort. » A dire vrai, surtout en art, nous n’aimons guère ni le mot ni la chose, celle-ci d’ailleurs estimable en soi. M. Busser, auteur d’œuvres aimables, distinguées, où ne manque ni l’élégance, ni la grâce, ni le charme, a cette fois connu l’ambition de la grandeur et de la puissance. « Il faut, écrivait Mlle de Lespinasse après avoir entendu l’opéra de Céphale et Procris, il faut que mon ami Grétry s’en tienne au genre doux, agréable, sensible, spirituel, c’est bien assez. » Les amis de M. Busser lui donneraient volontiers ce conseil. Les « endroits forts » de la partition n’ont guère de la force que l’apparence, laquelle consiste surtout dans le bruit, dans une tension à peu près continuelle et de l’orchestre et des voix. Trop d’orchestre et toujours tout l’orchestre, fatigue. Et pour n’être pas fatiguées ou rompues, il faut ici que les voix, mâles et femelles, soient robustes. Le rôle de Kallista n’est qu’une clameur. L’odieux serment que prête, ou que profère, à la fin du premier acte, cette malade, ébranlerait par sa violence non seulement soutenue mais accrue, la santé la plus solide. Hormis l’évêque, préservé par son caractère de cette intempérance sonore, et sauf au dernier acte, où l’approche de la mort abaisse le diapason, tout ce monde-là chante trop fort et semble chanter trop haut. Le dernier acte seul, ou presque seul, a de la douceur. C’est un passage fort agréable que celui du prélat et de ses fidèles, la nuit, sous les arbres du cimetière. J’aime beaucoup le sentiment, harmonique et mélodique, du chœur lointain où viennent et reviennent se poser quatre ou cinq notes (de flûte d’abord), qui, celles-là ne crient pas, mais soupirent. Daphné mourante a plus d’un accent qui touche, qui pénètre même. Ailleurs encore on trouverait quelque répit, quelque repos. Au second acte, c’est l’approche d’un léger somme que va faire Hippias, et le somme lui-même, et le rêve qui l’accompagne. C’est peut-être surtout la dernière scène du premier acte, celle où Daphné, soumise, mais non pas résignée au vœu maternel et funeste, laisse tomber dans l’eau de la fontaine l’anneau de ses fiançailles. « Silence de la nuit, nuit froide et solitaire ! » Nous n’avons ouï que ce premier vers, — dont l’intonation est d’une mélancolie charmante, — et le dernier, bien connu : « Réjouis-toi, Dieu triste à qui plaît la souffrance ! » L’accent de celui-ci nous parut moins naturel et moins heureux. Mais l’épisode musical, en son ensemble, est une fort jolie chose.

Un aspect, non pas épisodique, ou secondaire, mais peut-être le plus important du poème, ne nous semble pas rendu par la musique : c’est le contraste, le conflit pagano-chrétien. Pour en marquer le second élément, il ne suffisait pas de plaquer ou de glisser çà et là quelques thèmes liturgiques ; encore moins de faire accompagner, pas à pas, mot à mot, note à note, par « les cuivres » solennels et doux, le bon évoque Théognis, plus sensé, plus paternel et vraiment chrétien que son ouaille Kallista. Le paganisme, d’ailleurs, fût-ce dans la fête des vendanges, ne fait pas figure plus éclatante. L’Antithèse fondamentale, à laquelle une œuvre qui n’est qu’une cantate, la Lyre et la Harpe, de Saint-Saëns, a donné toute sa force, est ici, dans un drame pourtant, à peine posée.

Nous avons déjà vanté la solidité des voix. Celle de M. Trantoul sonne comme l’airain. Celle de Mme Yvonne Gall, non moins résistante, et presque toujours pure, s’est faite, au dernier acte, fine et tendre à souhait. M. Vieuille, dont la voix non plus n’est pas petite, est un évêque plein d’onction sans fadeur et de dignité sans emphase. Pourquoi médirait-on de Mlle Charny (Kallista), et ne louerait-on pas, une fois de plus, les décors de M. Jusseaume, baignés à la fin de chaque acte par le clair de lune obligé ?


Il est trop tard pour vous recommander d’aller entendre Mme Yvette Guilbert. Elle a clos la série de ses concerts, donnés devant un public trop peu nombreux. Plus que jamais les absents eurent tort. Mais il est encore temps, il est juste de louer en la grande artiste un art que n’atteint pas le nombre des années, que peut-être même il accroît. En des œuvres très diverses, profanes ou sacrées, plaisantes ou sérieuses, presque toutes populaires, la cantatrice, voire la comédienne et la tragédienne, est admirable d’intelligence et de sensibilité. Et cette sensibilité s’élève parfois à l’émotion la plus haute. Enfin Mme Yvette Guilbert a formé autour d’elle, je ne dirai pas une école, le mot sentirait son pédant, plutôt un groupe, une guirlande de jeunes filles américaines, chantantes et dansantes avec une telle grâce, et si naturelle, si libre, qu’elles font plus et mieux encore que danser et chanter : elles vivent.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Il copialettere di Giuseppe Verdi. Milano, 1913.