Revue musicale - 31 mai 1854

Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 6 (p. 1061-1068).


REVUE MUSICALE.
LES THÉATRES ET LES CONCERTS.

La saison musicale qui vient de finir assez paisiblement n’aura pas été féconde en incidens mélodiques, et ne comptera guère dans l’histoire que pour avoir vu s’élever l’Étoile du Nord de M. Meyerbeer, dont le succès se continue et confirme nos prévisions. Le départ de Mlle Cruvelli, la rentrée de Mme Tedesco et la reprise de la Reine de Chypre de M. Halévy, voilà tout ce qui s’est passé de nouveau à l’Opéra depuis la triste exhibition de la Vestale de Spontini. Dans la Reine de Chypre, où Mme Stoltz n’a pas été plus remplacée que dans la Favorite, il n’y a eu de remarquable que le jeune Bonnehée, qu’une belle voix de baryton, quoiqu’un peu courte, et un bon sentiment musical ont fait applaudir dans le duo du troisième acte, où il a été parfaitement secondé par M. Roger. Si M. Bonnehée persévère dans la voie où il est entré, et s’il écoute toujours les conseils du maître qui l’a si bien guidé jusqu’ici, il pourra fournir une belle carrière et servir d’exemple à tant de pauvres égarés. Qu’il se raidisse seulement contre les éloges des entrepreneurs de succès ! C’est là le commencement de la sagesse pour un artiste de notre temps.

Depuis l’Etoile du Nord, le théâtre de l’Opéra-Comique n’a signalé son activité que par la reprise du Songe d’une nuit d’été de M. Ambroise Thomas et quelques débuts sans importance sur lesquels nous n’avons point à insister. Quant à la campagne du Théâtre-Italien, elle n’a pas été à beaucoup près aussi brillante qu’on avait lieu de l’espérer d’abord. Des débuts malheureux, l’exhumation de plusieurs ouvrages médiocres qui auraient dû rester ensevelis dans l’oubli dont ils sont dignes, une exécution très imparfaite, ont refroidi peu à peu la curiosité des amateurs. N’était-ce pas abuser un peu de l’indulgence bien connue du public parisien que de lui faire entendre le Don Juan de Mozart, parodié par MM. Tamburini, Dalle Aste et Mlle Cambardi ? Pouvait-on espérer que la Donna del Lago, où Mme Alboni a eu la fantaisie de chanter le rôle d’Elena, qui ne convient ni à sa voix ni à sa personne, ferait longtemps illusion à un public familier avec les plus beaux morceaux de cette partition, qui exige un grand spectacle pour produire tout l’effet désiré ? Il est triste d’être obligé de reconnaître qu’avec une voix admirable et une facilité merveilleuse, Mme Alboni manque tout à la fois d’imagination et de sentiment. Elle ne varie pas suffisamment la combinaison de ses gorgheggi, qui sont toujours les mêmes, et rarement elle fait jaillir de son organe généreux une étincelle d’émotion. Aussi Mme Alboni a-t-elle beaucoup perdu, depuis un an, dans l’estime des connaisseurs, tandis que Mme Frezzolini, dont nous n’avons jamais méconnu la distinction, s’est élevée au premier rang des cantatrices dramatiques.

Née à Orvietto, dans les États-Romains, Mme Frezzolini, qui est la fille d’un artiste qui a eu de la réputation comme chanteur bouffe, a reçu une excellente éducation. Elle débuta très jeune encore dans les opéras de M. Verdi, et, pendant vingt ans, fit les délices de l’Italie. Douée d’une physionomie charmante, l’esprit orné et femme de bonne compagnie, Mme Frezzolini a porté sur la scène cette distinction de manières et ce goût délicat qui donnent un si grand prix à la fiction dramatique. Sa voix est un soprano d’une assez grande étendue, et qui a dû être d’un timbre délicieux avant que la mauvaise influence de la nouvelle école italienne l’eût terni et fatigué prématurément. Telle qu’elle nous est apparue cet hiver à Paris, Mme Frezzolini, qui n’est plus d’une extrême jeunesse, nous a révélé un talent d’une rare perfection aussi bien comme comédienne que comme cantatrice. Dans la Lucia, dans les Puritains, et surtout dans le troisième acte de Béatrice di Tenda de Bellini, Mme Frezzolini a prouvé qu’avec des ménagemens elle pouvait encore attirer la foule et satisfaire les plus délicats. Son goût est parfait, et bien qu’elle soit forcée d’employer trop fréquemment les notes suraiguës, qui seules ont conservé un peu de sonorité, Mme Frezzolini parvient à faire oublier à force d’art et de sentiment que sa voix a subi un irréparable outrage. Il n’en est pas ainsi de Mme Alboni, qui, malgré sa belle voix, son talent et sa jeunesse, a été presque ridicule dans la Nina passa per amore du maestro Coppola, qu’elle a voulu absolument nous faire entendre. Cet opéra médiocre, composé à Milan en 1837 pour une cantatrice à la mode, Adelina Spech, qui depuis a épousé le ténor Salvi, n’a de commun que le titre avec le chef-d’œuvre de Paisiello. C’est une mauvaise imitation de la manière de Bellini, et qui n’était pas digne de figurer au Théâtre-Italien de Paris, où Mme Alboni n’a pu le soutenir que pendant deux seules représentations.

Au troisième théâtre lyrique, on rit, on chante, on s’amuse, et tout le monde a du succès, jusqu’au public, qui mérite vraiment qu’on l’encourage, puisqu’il trouve que la Promise de M. Clapisson est un chef-d’œuvre et que Mme Cabel est une grande cantatrice. Dieu nous garde de troubler cette fête de famille par des observations chagrines ! Nous sommes plutôt disposé à reconnaître l’utilité d’un établissement public où les écoliers et les enfans terribles peuvent faire toute sorte de tours sans risquer de se casser le cou. Le dernier ouvrage exécuté au Théâtre-Lyrique s’appelle Maître Wolfram, petit opéra en un acte, improvisé par M. Méry pour le compte de M. Reyer. Le sujet est emprunté à cette lithographie si connue de M. Lemud, où l’on voit un jeune organiste allemand plongé dans l’extase de l’inspiration. Le libretto est écrit avec facilité, et, sans offrir un bien grand intérêt, il présente une ou deux situations qui suffisent à éprouver la veine d’un compositeur. M. Reyer, qui en a écrit la musique, est un jeune homme connu pour avoir réuni tant bien que mal trois ou quatre mélodies boiteuses sous ce titre oriental - le Selam. — Le Selam, dont les paroles sont de M. Th. Gautier, est au Désert de M. F. David ce que M. F. David est à Mozart, auquel certains amateurs de critique musicale ont bien voulu le comparer ! N’ayant pas excité l’enthousiasme que lui avait prédit M. Th. Gautier, M. Reyer fut obligé d’abdiquer ses prétentions de conquérant et de se faire le drogman musical de quelques hommes d’esprit auxquels il enseigne la solmisation d’après la méthode de Gui d’Arezzo :

Ut queant laxis resonare fibris
Mira gestorum famuli tuorum,
Solve polluli labii reatum,
Sancte Joannes.

C’est en remplissant ces fonctions d’Egérie auprès de trois ou quatre feuilletonistes à la mode que M. Reyer s’est acquis une réputation discrète qui lui a valu l’honneur de faire représenter au Théâtre-Lyrique Maître Wolfram, où nous avons remarqué une fort jolie ballade chantée avec émotion par Mme Meillet, une romance de ténor, un duo pour ténor et soprano, qui ne manque pas de distinction, un beau chœur où l’on reconnaît facilement l’imitation de Weber, et la scène finale, qui renferme d’agréables détails. Si, au lieu de faire le docteur dans les journaux, M. Reyer allait tout bonnement trouver M. Barbereau, l’un des plus savans professeurs d’harmonie et de composition qu’il y ait à Paris, lui demander des conseils dont il a grand besoin, peut-être pourrait-il réparer le temps perdu et devenir un artiste sérieux. M. Reyer a des idées, un bon sentiment musical et l’intuition de certains effets d’ensemble qu’il a puisés en partie dans le Freyschütz de Weber ; mais il ignore les premiers élémens de l’art d’écrire, qu’il n’apprendra certainement pas des beaux esprits qui l’adulent.

Les concerts n’ont pas été cette année moins nombreux que les années précédentes. Ceux du Conservatoire, toujours suivis par la foule empressée, n’ont rien offert de particulièrement intéressant. C’est toujours le même répertoire, composé des symphonies de Beethoven, de Mozart, d’Haydn, entremêlées de quelques morceaux de Weber et de Mendelssohn, qu’on y entend imperturbablement depuis vingt-sept ans. N’y a-t-il donc qu’un seul psaume de Marcello qui soit digne d’être mal chanté par les chœurs de la société des concerts, et ne pourrait-on choisir un autre morceau que le double chœur de Leisring, O Filii, pour donner une idée de la musique religieuse du XVIe siècle ? Pourquoi la société du Conservatoire dédaigne-t-elle Palestrina, Roland de Lassus, les vrais créateurs de cette musique placide et touchante dont le chœur de Leisring n’est qu’une pâle imitation ? Et Scarlatti, Léo, Jomelli et Sébastien Bach, si profond et si prodigieux, pourquoi donc n’essayez-vous pas de les faire connaître à ce public docile qui admire sur parole les fragmens d’un mauvais ballet de Beethoven, Gli Uomini di Prometeo ? Il est évident pour tout le monde que M. Girard, le chef d’orchestre de cette société, qui a été créée et mise au monde par l’illustre Habenek, n’est point à la hauteur de sa mission. Il manque d’initiative, de savoir et de ce degré de divination sans laquelle on n’est point un véritable artiste. Si la société du Conservatoire n’y prend garde, elle sera bientôt dépassée par les sociétés rivales qui s’épanouissent à l’ombre de sa vieille réputation.

Celle de Sainte-Cécile, que dirige avec tant d’ardeur et de dévouement M. Seghers, est certainement la plus digne d’intérêt. Parmi les ouvrages curieux qu’elle a exécutés cette année, nous citerons surtout Preciosa, mélodrame que Weber fit représenter à Berlin en 1822, après l’immense succès du Freyschütz. Dans ce mélodrame, composé d’une ouverture et de huit morceaux, où l’on remarque surtout la marche des Bohémiens, une délicieuse ballade et un chœur admirable - Aux bois, Weber a mis toute la fraîcheur, l’originalité et l’élégance chevaleresque de son génie mélancolique. Le succès de Preciosa a été très grand aux concerts de la société Sainte-Cécile, tant il est vrai que la musique inspirée n’a pas besoin de longs commentaires pour toucher les masses et ravir les créatures privilégiées. Nous n’en dirons pas autant de l’ouverture d’Athalie, de Mendelssohn, ni du finale du premier acte de Loreley, opéra inachevé du même compositeur, qu’on entendait pour la première fois à Paris. Nous laissons dire les Allemands, qui depuis quelques années disent de bien étranges choses en musique, et nous persistons à soutenir que Mendelssohn n’est point un demi-dieu à mettre à côté d’Haydn, de Mozart, de Beethoven, de Weber et de Rossini. C’était un esprit méthodique, un compositeur d’un immense talent, qui arrive souvent à l’inspiration, mais dont l’œuvre tout entière accuse le labeur et parfois l’impuissance. La société Sainte-Cécile n’en mérite pas moins les remerciemens de la critique pour ses efforts et ses excursions dans les régions inexplorées, et s’il était vrai que M. Seghers, contrarié dans ses vues par des médiocrités jalouses, songeât à abandonner la direction d’une société qu’il a fondée et qui n’existe que par lui, on ne tarderait pas à s’apercevoir que le public ne confond pas une réunion de manœuvres avec un chef intelligent.

Après la société Sainte-Cécile, nous devons signaler la petite escouade commandée par MM. Maurin et Chevillard pour l’exécution des dernières œuvres de Beethoven. Les six séances qu’ils ont données cet hiver ont été suivies par un grand nombre d’amateurs, de femmes distinguées et d’hommes éclairés, qui étaient heureux enfin de pénétrer sans fatigue dans le labyrinthe de ces compositions étranges et colossales. On ne pourra plus maintenant arguer de l’ignorance du public pour juger les derniers quatuors de Beethoven, et les fanatiques auront beau s’exclamer et se frapper la poitrine, leur dieu n’est point supérieur à la raison, dont il enfreint assez souvent les lois. Grâce aux efforts de MM. Maurin et Chevillard, Beethoven n’a plus de mystères pour nous, ni pour tout homme de bon sens qui, en accordant au génie la plus grande liberté possible, veut cependant pouvoir comprendre ce qu’il doit admirer.

Parmi les pianistes qui se sont fait entendre cet hiver à Paris, l’un des plus remarquables est sans contredit M. Adolphe Fumagalli. M. Fumagalli est Italien ; il est né à Milan, où il a fait ses premières armes. Jeune encore (il n’a pas trente ans), doué d’une physionomie originale qui annonce la vivacité de son esprit, M. Fumagalli porte dans l’exécution de quelques fantaisies de sa composition la fougue, la netteté et le brio d’un improvisateur. La bravoure de sa main gauche est vraiment prodigieuse. En lui entendant exécuter des variations sur Robert le Diable sans le concours de la main droite, qu’il tenait gantée pour mieux convaincre l’auditoire de son inutilité, on aurait dit un prestidigitateur accomplissant sans le moindre effort les plus grandes difficultés de mécanisme. Il y a quelque chose de la virtuosité de M. Listz dans M. Fumagalli, et nous voudrions pouvoir affirmer aussi qu’il n’y a pas les mémes défauts dans ses compositions légères. Que M. Fumagalli ne perde pas ses belles années à courir ainsi des aventures, et, sans renoncer au plaisir de produire de temps en temps Quelques morceaux de sa composition, qu’il se hâte de mettre son beau talent au service de la musique des maîtres. Les sonates et les concertos de Weber, qui ont fait la réputation de M. Listz, pourraient également offrir à M. Fumagalli l’occasion de se classer au premier rang des pianistes de notre époque.

M. Henri Herz est revenu au bercail après avoir visité les deux Amériques, où il a été le héros de mille aventures musicales. Il a repris la direction de sa classe au Conservatoire, où il est professeur de piano depuis une quinzaine d’années. M. Herz, dont la célébrité précoce remonte à l’année 1820, est l’un des premiers virtuoses qui aient propagé ce style facile et brillant qui caractérise l’école moderne. Ses compositions légères ont eu une vogue étonnante, et son enseignement a été fécond en bons résultats. Sans être un musicien bien profond ni très passionné, M. Herz a du goût et l’habitude d’écrire, et son jeu n’a rien perdu de la fluidité élégante qui lui a valu tant de succès. Le concerto (le cinquième) à grand orchestre de sa composition qu’il a fait entendre cet hiver renferme plusieurs parties remarquables, l’andante surtout, qui est heureusement traité. Il y a plus d’une analogie entre le talent de M. Herz et celui de M. de Hériot, le célèbre violoniste. Ils sont de la même époque, et tous deux glissent sur la corde de la sensibilité plus qu’ils n’appuient. Ce sont deux virtuoses di mezzo carattere.

En fait de pianistes célèbres, l’événement de la saison est l’apparition de M. Schulhoff, qui a donné trois concerts où il a excité l’enthousiasme des connaisseurs. Virtuose admirable, compositeur ingénieux et charmant, M. Schulhoff, qui est né à Prague, rappelle un peu la manière de Chopin, dont il possède la grâce avec plus de force et plus d’entrain. Son exécution rapide, élégante et nerveuse sans ostentation, semble plutôt une improvisation de génie que le résultat de longues et patientes études. Sa sonate en si bémol, ses idylles, ses barcarolles et ses caprices sont de petits tableaux poétiques que Chopin n’aurait point désavoués, et qui se recommandent par une qualité qu’on ne trouve pas toujours dans les chefs-d’œuvre du compositeur polonais : un rhythme franc et bien accusé. Il n’y a de comparable au succès qu’a obtenu M. Schulhof que celui de M. Servais, le plus grand violoncelliste peut-être qui ait jamais existé. Nous qui n’aimons pas à prodiguer les éloges qui dépassent la mesure de la vérité, nous ne pouvons rendre l’émotion produite en nous par M. Servais que par une seule expression : c’est un virtuose de génie. Il en a la grandeur, la fougue et l’émotion profonde. Quel coup d’archet ! comme il chante sur cet admirable instrument qui tressaille, rit et pleure sous sa main puissante ! A la bonne heure, voilà un artiste, un artiste presque aussi merveilleux que Paganini, dont il imite la pantomime et dont il a l’humour, la fantaisie idéale et la passion. Il faut entendre jouer à M. Servais ses caprices sur l’air populaire : Maître Corbeau, pour avoir une idée de son talent de compositeur, qui est fort distingué, et de son exécution étonnante, où l’imagination s’ajoute au sentiment.

Un concert vocal et instrumental donné par Mme Abel, pianiste distinguée, qui a exécuté avec intelligence un concerto-quintette de Sébastien Bach d’une grande difficulté, une soirée musicale pleine d’intérêt où M. René Baillot, professeur au Conservatoire et fils de l’illustre violoniste qui a laissé une mémoire vénérée et une école qui est la première de l’Europe, a fait entendre plusieurs compositions posthumes de son père, méritent aussi qu’on en tienne compte. M. René Baillot, M. Sauzay, son beau-frère, et M. F. Delsarte, artiste et professeur de chant d’un mérite incontestable, forment une sorte de cénacle où règne un goût sévère, mais exclusif. Ce sont des jansénistes qui n’admettent guère qu’on puisse se sauver en musique que par la grâce de Gluck, de Mozart et de Beethoven. Voilà de bien grands saints en effet ; mais il y en a beaucoup d’autres qui ne sont pas moins glorieux, et que le bon Dieu, qui a au moins autant d’esprit que ces messieurs, admet volontiers dans son paradis. MM. Sauzay, René Baillot, Delsarte et leurs amis sont à la musique ce que M. Ingres et ses disciples sont à la peinture, des rigoristes qui forment une petite église au milieu de la grande communion des intelligences humaines qui chantent, peignent, écrivent sur un ton différent l’hymne de la vie. L’humanité est assez sotte pour préférer ce magnifique concert de voix diverses à n’importe quelle sérénade, fut-elle exécutée par l’ange Gabriel lui-même. Quoi qu’il en soit de ces petites églises, qui n’empêcheront jamais le monde de marcher, M. Delsarte a donné une matinée musicale du plus grand intérêt où il a chanté de ce style déclamatoire et profond qui le caractérise plusieurs vieilles chansons françaises, des airs de Lulli, de Rameau et de Gluck. Secondé par Mlle Favel, de l’Opéra-Comique, qui nous a révélé des qualités charmantes que nous étions loin de lui supposer, M. Delsarte a captivé pendant trois heures l’auditoire choisi qui était accouru à son appel. Il a promis de recommencer l’année prochaine et de donner une série de six séances où il fera entendre un choix des meilleurs morceaux de chant des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles qu’il publie sous ce titre. : Archives du Chant. Cette publication, précédée d’une introduction sur les chants du moyen âge, formera un livre curieux qui servira de thème aux leçons de l’habile professeur.

L’Orphéon a donné le 21 et le 28 de ce mois deux séances solennelles sous la direction de M. Gounod, et en présence d’un nombreux auditoire qui remplissait la vaste enceinte du cirque des Champs-Elysées. Cette belle institution, fondée il y a dente ans par le zèle et l’intelligence d’un homme de bien, Wilhem, qui a consacré sa vie à faciliter au peuple la connaissance d’un art admirable, est aujourd’hui en pleine prospérité. Il s’agit, on le sait, d’une méthode de solmisation simultanée applicable aux écoles primaires de la ville de Paris. Les élèves qui fréquentent ces écoles y apprennent séparément des morceaux choisis par l’autorité municipale, aidée d’un conseil de surveillance, et puis ils se réunissent et forment un chœur de douze à quinze cents exécutans sous le nom d’orphéonistes. Des enfans des deux sexes, des adultes et de pauvres ouvriers consacrent ainsi à l’étude de la musique les quelques instans de loisir dont ils peuvent disposer. C’est un spectacle touchant que de voir ces enfans et ces petites filles du peuple vêtus de leurs habits de fête, qui trahissent l’effort qu’on a dû faire pour se les procurer, chantant avec bonheur et s’initiant peu à peu au sentiment des belles choses, qui est le pain quotidien de l’âme. Aussi ne faudrait-il pas oublier, dans le choix des morceaux qu’on leur fait étudier, ce beau précepte de la morale antique :

Maxima debetur puero reverentia…

On doit aux enfans et aux pauvres le plus grand respect. — Et si nous faisons cette remarque, c’est que nous avons été attristé d’entendre chanter à ces enfans des morceaux d’un style misérable qui ne devraient jamais souffler l’oreille de l’innocence. Nous sommes bien convaincu que M. Gounod, qui est un homme de talent et de goût, partage notre avis, et que les morceaux auxquels nous faisons allusion lui auront été imposés par l’autorité administrative, qui n’est pas plus éclairée dans ces matières délicates que le clergé. L’exécution aux deux séances solennelles données par les orphéonistes a été satisfaisante. Nous y avons remarqué un beau chœur d’hommes, le Forgeron, de M. Halévy, une symphonie vocale, un grand chœur de M. Chelard, musicien de mérite, qui est aujourd’hui second maître de chapelle à la cour de Weimar, un chœur de M. Ambroise Thomas, la Vapeur, et surtout l’admirable morceau Alla Trinila beata du XVIe siècle, qui rappelle si fortement la douce religiosité de la musique de Palestrina. M. Gounod a dirigé l’exécution des onze cents orphéonistes avec énergie, et nous faisons des vœux pour que l’autorité municipale lui laisse une entière liberté dans le choix des morceaux qui doivent composer le répertoire de cette belle institution, car il pourrait arriver que l’opinion publique, mieux éclairée, s’écriât un jour à propos de cette simple jeunesse :

… J’aime à voir comme vous l’instruisez !

Le 26 mai dernier a eu lieu à l’église Saint-Eustache l’inauguration du grand orgue, qui sort des ateliers de M. Ducroquet, où il a été construit par un ouvrier de génie, M. Barker, qui n’en est point à son premier chef-d’œuvre. Touché successivement par M. Lemmens, organiste du roi des Belges, qu’on avait fait venir de Bruxelles, et par MM. Cavallo, Franck et Bazile, organistes de Paris, l’orgue de Saint-Eustache, dont le buffet est de la composition de M. Baltard, architecte, nous a paru digne de la belle église dont il est l’ornement. On aurait pu désirer que M. Lemmens, qui est un artiste de grand talent, employât un style plus vigoureux et plus approprié à la circonstance. La science qui se cache sous les grands effets qui émeuvent les masses en satisfaisant les connaisseurs est la vraie science des maîtres. Cette vérité nous semble avoir été méconnue par M. Lemmens et par ses confrères comme par les personnes chargées de présider à cette solennité, qui n’avait pas précisément le caractère d’une cérémonie religieuse.

Parmi les livres assez rares qui se publient à Paris sur la musique religieuse, nous avons remarqué un Dictionnaire de plain-chant, par M. d’Ortigue. M. d’Ortigue est un écrivain laborieux qui depuis vingt-cinq ans s’occupe de littérature musicale dans un esprit qu’il nous serait assez difficile de qualifier, puisqu’on trouve dans ses écrits les idées les plus contradictoires. Catholique de conviction et respectueux à l’excès pour tous les monumens de la civilisation chrétienne, M. d’Ortigue n’en a pas moins eu le malheur de prendre au sérieux trois ou quatre esprits aventureux, qui, par un beau jour qu’ils allaient à l’école buissonnière, se sont dit : Si nous faisions une petite révolution dans l’art de Palestrina, de Jomelli, de Mozart et de Beethoven ! Éconduits par l’indifférence de l’opinion publique, ces messieurs, dont le courage dépassait le nombre des années, sont devenus de vieux enfans auxquels M. d’Ortigue est resté fidèle, en preux et loyal chevalier qu’il est. Le Dictionnaire dont nous parlons offre plus d’un témoignage des contradictions de M. d’Ortigue et de ses admirations naïves. Que veut donc prouver M. d’Ortigue dans ce gros livre, qu’il nous est impossible de ne pas confondre avec une compilation qu’on pourra consulter avec fruit, mais qui manque le but que se proposait l’auteur ? Que la tonalité du plain-chant est incompatible avec la musique moderne, et que les efforts qu’on fait depuis quelques années pour rappeler à la vie cette vieille forme de l’art catholique resteront impuissans. « La tonalité moderne, dit M. d’Ortigue, s’est tellement emparée de notre organisation, qu’elle nous a en quelque sorte rendus sourds à l’égard de la tonalité ecclésiastique comme à l’égard des autres tonalités, lesquelles peuvent être considérées, par rapport à la tonalité régnante dans l’Europe, comme autant d’idiomes étrangers ou éteints en présence d’une langue vivante et de plus en plus envahissante. » Cette remarque judicieuse méritait que M. d’Ortigue la fortifiât par des considérations moins vagues qui nous fissent au moins entrevoir par quelle loi l’auteur s’explique la constitution de la gamme diatonique, qui est la base de la musique moderne. Malheureusement l’auteur ne s’explique pas plus sur ce chapitre important que sur beaucoup d’autres, et la conclusion qui termine l’article sur la tonalité n’est pas la contradiction la moins frappante qu’on trouve dans le Dictionnaire de plain-chant, qui a dû coûter beaucoup de peine à M. d’Ortigue, et qui fait honneur à son érudition.

P. SCUDO.