Revue musicale - 31 décembre 1860
Avant que nous puissions nous occuper très prochainement des nouvelles merveilles que les théâtres lyriques ont déjà présentées au public de Paris, nous voulons recommander encore aux lecteurs de la Revue quelques publications musicales qui ne sont pas dépourvues de mérite. Un éditeur intelligent et fort zélé pour les intérêts des artistes, qu’il aime volontiers à grouper autour de lui, M. Heugel, a publié avec beaucoup de soin la partition réduite pour piano et chant de la Sémiramis de Rossini, telle qu’on l’exécute à l’Opéra. Cette partition de l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de musique dramatique qu’ait produits l’école italienne, où la traduction de M. Méry est contrôlée par le texte italien qui l’accompagne, contient deux beaux portraits lithographies du divin maestro, l’un qui le représente à l’âge heureux de vingt-huit ans, le sourire sur les lèvres et les yeux remplis des étincelles du génie, l’autre qui le reproduit tel que nous pouvons le voir chaque jour, jouissant en paix d’une gloire incontestée et impérissable. La Semiramide a été donnée tout récemment au Théâtre-Italien avec un bonheur d’exécution qui a vivement ému les auditeurs. Si Mme Penco n’a pas toute la puissance de voix et la splendeur de vocalisation qui seraient nécessaires pour interpréter ce grand rôle de la reine de Babylone, elle se fait pardonner ses défaillances par beaucoup de sentiment. Elle a été intéressante dans la première partie du grand finale du premier acte, si plein de terreur dramatique et pourtant si musical, ô M. Richard Wagner, qui nous en contez de belles dans l’incroyable préface du livre que vous venez de publier ! Mme Alboni, qui est un Arsace un peu trop élégiaque, a chanté le fameux duo du second acte avec une rare perfection. Et l’air d’Assur, le trio et la scène finale, quelle profondeur d’accent, quels détails dans l’instrumentation, quelle musique adorable, suivant les péripéties de la passion sans jamais oublier que la poésie est l’essence de son langage ! Disons-le sans hésiter, la Sémiramis qu’on exécute à l’Opéra, malgré la pompe du spectacle, malgré les deux sœurs Marchisio, malgré la puissance des chœurs et de l’orchestre, est à la vraie Semiramide, qu’on chante au Théâtre-Italien, ce que peut être la meilleure traduction au texte original d’un beau poème.
Un amateur, un homme de goût, un quasi-artiste qui a longtemps hésité entre un certain monde littéraire où son esprit s’est développé et le monde purement musical, où il n’est entré que timidement, M. de Vaucorbeil, a publié un recueil de mélodies qui se font plus remarquer par la distinction de l’idée poétique qui a préoccupé l’auteur que par la franchise et la nouveauté de la phrase musicale. La première fois que j’ai eu l’occasion d’entendre dans un salon quelques compositions légères de M. de Vaucorbeil chantées par M. Roger, je fus frappé de cette disparate entre la conception, qui est parfois élevée, comme les Chèvres d’Argos par exemple, et la réalisation, qui est maigre et frappée d’un caractère de préciosité qui accuse plus le littérateur que le musicien. M. de Vaucorbeil sait pourtant la musique, il aime et sait apprécier les vrais chefs-d’œuvre, et son goût épuré ne se laisse pas facilement surprendre par les théories fallacieuses. Cependant ses compositions manquent de vie et n’ont pas cet air de santé qui plaît à tous : elles ne peuvent être chantées avec succès que devant un public restreint et composite, devant des femmes, des lettrés, des peintres et des artistes en général, qui se complaisent dans les ingéniosités de l’esprit et dans la casuistique des cœurs incompris. M. de Vaucorbeil sera peut-être étonné que je lui dise que, toute proportion gardée, il est sujet au même genre d’illusion que M. Berlioz. Il croit avoir mis dans son œuvre une pensée qui hante son imagination délicate, mais qui ne se révèle que d’une manière incomplète et sous une forme qui trahit moins le musicien que le poète. M. de Vaucorbeil est trop jeune et trop éclairé pour ne pas répondre un jour victorieusement à nos scrupules.
La musique religieuse, l’expression de ce sentiment profond, mais indéfini, qu’éprouve l’âme en se recueillant, en s’inclinant devant la grande idée de Dieu, qui renferme tant de mystères, préoccupe et a toujours préoccupé un grand nombre d’esprits distingués. De tous les genres de musique, la musique religieuse est celui qui, en France, est dans l’état le plus déplorable. Un congrès s’est formé à Paris pour aviser aux moyens de relever l’art religieux, et pour s’entendre sur ce qu’il y aurait à faire pour restaurer cette chimère qu’on appelle le chant grégorien et pour donner au culte catholique la forme musicale qui convient à son esprit. Nous suivrons les travaux du congrès pour la restauration du chant religieux, sans nous faire cependant beaucoup d’illusion sur les résultats qui sortiront de ses débats. La cause du mal qu’on déplore n’est pas une cause simple. L’altération du plain-chant, la décadence évidente de la musique religieuse, proviennent d’un ordre d’idées qui a changé toute l’économie de la société moderne. Le clergé français fût-il plus éclairé, plus désireux qu’il ne l’est d’attirer à lui la vie, qui lui échappe, il serait encore douteux qu’il pût réussir dans sa louable entreprise de se faire le centre d’un mouvement de l’art religieux. Quoi qu’il en soit de ces idées, que nous nous proposons toujours de développer dans un moment de loisir, nous voulons dire aujourd’hui quelques mots d’un recueil de chants sacrés, à une et plusieurs voix, qui, sous le titre Alléluia, a été publié à Genève chez M. Joël Cherbuliez. C’est le travail pieux et soigné d’un ministre protestant, M. Théodore Paul, qui habite les environs de Genève. Composé des plus beaux morceaux de Haendel, de Mozart, surtout du grand Sébastien Bach, le recueil qui nous occupe est divisé en deux séries, formant deux volumes fort bien gravés, avec des paroles françaises et allemandes au-dessous. La seconde série, qui est d’un choix plus remarquable que la première, contient quarante-deux morceaux empruntés à Bach, Haendel, Haydn, Mozart, Mendelssohn, Weber, Léo, Marcello, Lotti, Vittoria, etc. Nous aurions bien quelques observations à faire sur le mérite et sur la prosodie souvent étrange des paroles françaises que l’auteur a mises au-dessous du texte original. Pourquoi aussi M. Théodore Paul n’indique-t-il pas l’œuvre particulière du maître d’où il a tiré le morceau qu’il a choisi ? Il ne faut pas craindre d’être trop explicite dans ce genre de publications, qui s’adressent à des esprits humbles.
M. George Mathias, dont nous avons quelquefois cité le nom dans la Revue, est l’un des meilleurs pianistes qu’il y ait à Paris. Élève de Chopin et de M. Barbereau pour l’harmonie et la composition, M. Mathias est un artiste fin, instruit, sérieux, dont le jeu rapide et délicat possède toutes les qualités qui distinguent l’école française sans en avoir les défauts. Il vient d’arranger et de transcrire pour le piano six grandes symphonies de Mozart, que publie l’éditeur Ahrand avec un soin digne de l’œuvre. Ces six grandes symphonies sont celle en si bémol, la symphonie qui porte le nom de Jupiter, celles en sol mineur, en ré majeur, en ut majeur et la dernière, qui est aussi dans le ton de ré majeur. J’ai parcouru avec attention le travail de M. Mathias, et il m’a semblé retrouver dans sa traduction toutes les nuances et tous les effets de l’original. Il faut être à la fois bon harmoniste, connaître à fond le mécanisme de l’instrument pour lequel on écrit, et posséder l’intelligence des effets multiples de l’orchestration, pour réussir à donner au pianiste une idée suffisamment exacte du poème symphonique qu’on se propose, de transcrire. Il est grandement à désirer que des travaux honorables comme celui de M. Mathias obtiennent le succès qu’ils méritent, et aillent dans les mains de cette simple jeunesse qu’on empoisonne d’abominables productions. On ne se fait pas une idée de la musique de piano qui se fabrique à Paris et que vendent impunément des éditeurs patentés !