Revue musicale - 30 novembre 1922

Camille Bellaigue
Revue musicale - 30 novembre 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 697-707).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra : La Fille de Roland, tragédie musicale en quatre actes, d’après Henri de Bornier ; poème de Paul Ferrier. — Théâtre de l’Opéra-Comique : La Habanera, drame lyrique en trois actes, poème et musique de M. Raoul Laparra. — Les uns et les autres, comédie musicale en un acte, d’après Verlaine, musique de M. Max d’Ollone. — Quand la cloche sonnera... drame lyrique en un acte ; poème de MM. d’Hansewick et de Wattyne, musique de M. Alfred Bachelet. — Gianni Schicchi, opéra-bouffe en un acte ; poème de Gioachino Forzano, traduction de Paul Ferrier, musique de M. Giacomo Puccini.


Un grand opéra, un moyen et trois petits : les deux premiers déjà connus, mais retrouvés avec plaisir, les trois autres nouveaux, voilà le bilan de la rentrée.

C’est une grave et noble figure de musicien, que M. Henri Rabaud. La Fille de Roland fut l’œuvre de sa jeunesse, de son talent déjà robuste, sérieux, et même un peu sévère, alors, — il y a quelque vingt ans, — que le sourire délicieux de Marouf ne l’avait pas encore éclairé. La tragédie lyrique de M. Rabaud a le mérite, avant tout autre, de commencer. Rien n’est moins commun aujourd’hui. « Qu’est-ce qu’une idée ? Avez-vous l’idée d’une idée ? » On a souvent posé, non sans ironie, la question d’Henri Heine à ceux qui se plaignent de certaine musique où les idées leur semblent manquer. Eh bien ! allez voir la Fille de Roland. Arrivez de bonne heure, avant que le rideau se lève, et dès les premières mesures, les toutes premières, vous apprendrez, si vous ne le savez déjà par des exemples sans nombre, ce que c’est qu’une idée musicale, une idée claire, forte, qui s’expose, ou se propose, et s’impose. Celle-là traitée en forme de fugue, donne tout de suite une base solide à l’œuvre qu’elle inaugure. Une autre, de même style, mais d’un esprit différent, vu la diversité des deux sujets, achève, ou couronne l’étincelant Marouf. Au début comme à la fin d’une partition, nous aimons cet hommage de la musique de théâtre à la musique tout court. Mais voilà ! Pour le lui rendre il faut un bon, un véritable musicien, un de ceux, comme dit l’Écriture, qui ambulant in lege Domini, qui connaissent les lois de leur art, les respectent, les suivent, et qui, tout ensemble obéissants et libres, se meuvent en elles, et qu’elles n’oppriment pas.

M. Rabaud est de ceux-là Des pages telles que les premières abondent en son œuvre. Elles en établissent d’abord, puis en soutiennent jusqu’au bout le caractère et la beauté classique. Partout ici l’orchestre se fait une place et cette place n’est pas petite. Non seulement l’orchestre, mais la symphonie, voire la symphonie avec chœurs, longuement et largement développée. Non pas la symphonie « infinie, » comme certaine mélodie que naguère on nommait de ce nom. Très définie au contraire, et lors même que le sentiment l’anime et l’exalte, ordonnée, conduite et contenue par la raison. Avec cela, jamais cette musique ne se désintéresse de l’action ni ne l’oublie. Et sans doute il nous plaît qu’elle l’accompagne et qu’elle la représente avec fidélité. Mais nous sommes heureux aussi de pouvoir l’admirer pour elle-même, pour elle seule. C’est en effet une chose admirable, qu’un Allemand, je ne sais plus lequel, a qualifiée, à l’allemande, en ces termes affreux, même traduits : « l’intelligibilité et la souveraineté en soi de la musique pure. »

Mais au moins, de la sagesse et de la raison de cette musique, n’allez pas conclure à son insensibilité. Elle aime les passions nobles et les exprime avec noblesse, plus d’une fois même avec enthousiasme. Elle n’a rien que de généreux et de magnanime. Qui voudrait faire ou refaire une étude de l’héroïsme dans la musique ne saurait oublier la Fille de Roland. La bravoure, et guerrière, que la musique a toujours lieu de craindre, ne tombe jamais ici dans l’emphase ou la vulgarité. Cette réserve, cette discrétion, cette distinction, qui n’ôté rien à la puissance, est rare. Les détails même, ou les dehors, échappent à la trivialité. Par exemple, la première entrée de Gérald n’a que le caractère d’une mâle élégance. L’orchestre fait ici tout autre chose que boum-boum ou taratata. L’appel même, l’appel obligé des trompettes n’a rien de banal. Un frisson des instruments à cordes en atténue la rudesse et l’enveloppe de poésie.

Au troisième acte, avant le combat avec le Sarrazin, une nouvelle entrée de Gérald a plus d’éclat encore et non moins de sobriété. Quant au combat lui-même, l’orchestre le mène avec une maîtrise dont je sais peu d’exemples. Pas le moindre tapage, — quelle occasion pourtant ! — et, jusqu’à l’explosion finale, presque pas de bruit. Une force intérieure anime toute la symphonie, intùs alit, et cette force agit sur nous, en nous, avec d’autant plus d’efficace, qu’au lieu de se répandre et de se perdre à l’extérieur, c’est au dedans qu’elle se ramasse et qu’elle donne tout entière.

Aussi bien le troisième acte de la Fille de Roland nous paraît, comme dirait Maurice Barrès, un des « hauts moments sonores » de la partition de M. Rabaud et de notre moderne théâtre lyrique. Et ce moment, qui est si beau, s’arrête, ou se prolonge. On en jouit à loisir et le plaisir qu’il donne est de plus d’une sorte. Active et contemplative, ou, comme diraient les pédants, dynamique et statique, la musique prend ici tour à tour l’un et l’autre caractère. A la grande figure de Charlemagne elle donne toute sa grandeur, faite tantôt de majesté, de méditation profonde, et tantôt du plus chaleureux lyrisme. Pour exprimer, au début de l’acte, l’accablement du vieil empereur courbé sous le faix des années, de la douleur, et d’une honte que renouvelle chaque jour l’insolent défi du païen, le musicien a su trouver de beaux rythmes, tristes et lents, de mornes cantilènes d’orchestre, où la voix de basse ajoute çà et là des notes et comme des touches non moins sombres. Mais voici que Gérald a vaincu le Sarrazin et que retentit l’annonce de sa victoire. Il fallait ici frapper un grand coup. La musique en a frappé deux, qui se suivent, ne se ressemblent pas, mais qui s’égalent en force comme en beauté. Ce sont deux mouvements de joie, d’une joie qui d’abord se contient et pour ainsi dire se renferme, joie recueillie et religieuse, pour se déployer ensuite et se donner carrière. Une longue et magnifique période commence par une invocation, ou plutôt un hommage à la France immortelle. Et qu’un simple trémolo l’accompagne, un de ces trémolos dont Wagner lui-même n’a pas toujours dédaigné l’effet, cela n’ôte rien à la puissance oratoire et musicale de la noble action de grâces. Gérald alors survient. Il porte les deux épées, dont l’une a vengé l’autre et l’a reconquise. « Sire, voici Joyeuse et voici Durandal. » Ce n’est guère qu’un cri, mais d’une très musicale beauté. Beau par l’élan ou l’ictus rythmique, il l’est encore par son entrée soudaine, éclatante dans le ton où va se dérouler aussitôt, mélodique et symphonique, orchestrale et vocale, une vraiment admirable prosopopée. Cette musique-là ne serait pas indigne de l’épigraphe beethovenienne : « Venue du cœur, puisse-t-elle aller au cœur ! » Il semble impossible qu’elle n’aille pas au cœur de tout musicien, de tout Français, et qu’elle n’y porte pas une émotion esthétique et patriotique à la fois.

Dans notre musique de théâtre aujourd’hui, rien ne nous paraît plus touchant, d’une touche plus forte et plus profonde, que ce salut et ce baiser de Charlemagne à Durandal enfin remise entre ses vieilles mains. Majesté, tendresse et même pitié, — comme pour une créature humaine, — pour l’arme glorieuse et longtemps humiliée, autant de sentiments, et d’autres encore, orgueil, enthousiasme, qui viennent affluer au cœur héroïque, l’emplissent et peu à peu le débordent. La magnificence de la musique tient justement à ceci qu’elle n’a rien négligé de ce « cœur innombrable, » qu’elle en exprime la plénitude et la diversité. Aussi bien, pour y réussir, elle a réuni toutes ses puissances, fait appel à toutes ses vertus. En cette effusion lyrique l’orchestre a sa part. Le trémolo de tout à l’heure ne saurait plus lui suffire ici. Non content d’accompagner le chant, ou de le soutenir, chantant lui-même, il le renforce et le multiplie. Il bouillonne, il ruisselle à l’entour, il l’entraîne, le soulève, et la musique alors donne l’exemple, un exemple insigne, de ce que peuvent les forces rassemblées de la symphonie, lorsque, plutôt que de l’asservir, elles servent la force unique de la voix.

L’une et les autres concoururent à l’excellente exécution de l’œuvre de M. Rabaud. Représentée d’abord à l’Opéra-Comique, la Fille de Roland s’y trouvait à l’étroit. Son entrée à l’Opéra vient de résoudre à son avantage la question ubi, qui n’est jamais indifférente.

On a plaisir à louer de plus en plus chez M. Franz, (Gérald), d’autres qualités encore que des qualités vocales. Quant à M. Delmas, (Charlemagne), il semble que son art, son très grand art, ait je ne sais quoi d’immuable et que le temps ne saurait altérer. Il a composé le per sonnage impérial avec autant de sobriété que de grandeur. A son exemple, le chanteur et le comédien, ici le tragédien distingué qu’est M. Rouard, dans le rôle d’Amaury-Ganelon, s’est gardé de l’excès et de l’emphase. Les deux artistes ont joué et chanté beaucoup plus en dedans qu’en dehors une scène du troisième acte, scène de remords et de pardon, fort belle, d’une beauté pour ainsi dire intérieure, et qu’ils ont su rendre. Enfin la « conduite » de M. Gaubert est toujours irréprochable, unissant la vigueur à la souplesse. Avec un chef d’orchestre tel que celui-là jamais rien n’est à redouter, pour personne. Que par hasard un chanteur, — cela se voit, ou s’entend. — vienne à « sauter » une demi-douzaine de mesures, M. Gaubert le rattrape en un tournemain, et le saut, qui risquait d’être mortel, n’a pas même de périlleux.

Vous rappelez-vous, après bientôt quinze années, l’œuvre brève et forte, admirable de douleur, de mystère et d’effroi, qui s’appelle la Habanera ? Il y a plus longtemps encore, peut-être trois ou quatre ans de plus, qu’elle nous fut jouée et chantée par le jeune poète-musicien ; par lui tout seul, à nous tout seul, de quelle voix ardente et de quelles fiévreuses mains ! C’était, — nous avons conté cela naguère, — c’était à la Villa Médicis, un soir, presque toute une nuit romaine, et parmi tant de souvenirs de Rome et de musique, celui-là ne demeure pas le moins présent et le moins précieux à notre mémoire.


La musique et la nuit, ces deux sombres déesses,


a dit Mme de Noailles, en un beau vers. Elle eût aussi bien pu nommer ensemble la musique et la mort, si souvent l’une à l’autre associées. Plus on considère, plus on parcourt en esprit le royaume de la musique, mieux on y mesure la place, la gloire et la beauté de sa sœur funèbre. Mais en aucun drame lyrique peut-être elles ne sont aussi étroitement unies que dans la Habanera.

« Au commencement, dit Faust, était l’action. » Elle est au commencement du drame lyrique de M. Laparra, l’action, et l’action criminelle, le meurtre de Pedro par Ramon, son frère et son rival. C’est le premier acte, le plus gai. Au second, tout le temps du second, le remords agit sur l’esprit du meurtrier, le trouble et l’égare. Ramon est devenu l’époux de Pilar, pour laquelle il a tué, de Pilar qui ne soupçonne pas son crime. Mais avant d’expirer, le frère a maudit le frère. « Si, dans un an, tu n’as pas tout dit à Pilar, je reviendrai pour la prendre avec moi dans ma tombe. » Et pendant la nuit qui précède la terrible échéance, le revenant, visible au seul assassin, a renouvelé sa menace. Demain elle s’accomplira. Le soir du jour anniversaire, la tendre, l’ignorante Pilar est venue s’agenouiller avec Ramon, éperdu, sur la dalle funèbre. Voici la nuit. Haletant, à demi fou d’angoisse et d’épouvante, Ramon va peut-être avouer. Mais l’aveu s’étrangle dans sa gorge. Cependant Pilar s’affaisse, gagnée par une étrange langueur, et sur la pierre elle finit par s’endormir pour jamais, tandis que, pour jamais aussi, les yeux hagards et la raison perdue, Ramon s’enfonce dans les ténèbres.

Il est peut-être inutile de recommander cette pièce aux amateurs d’un art agréable, du théâtre où tout s’arrange et des histoires qui finissent bien. Mais il n’est pas superflu d’ajouter que le drame lyrique s’appelle la Habanera parce que la danse, une danse de ce genre, lente et mélancolique, en est le thème ou le motif principal et comme l’âme sonore. Une habanera domine la partition, elle la hante, elle l’anime tout entière, sans que pour cela, nous le verrons plus loin, elle l’absorbe et l’accapare. C’est aux accents de la habanera, jouée et dansée pour les noces de Pilar avec Pedro, que celui-ci tombe sous le couteau de Ramon et donne au meurtrier le sinistre rendez-vous. Au second acte, avec le revenant, elle revient elle-même. Sous des aspects divers et des formes renouvelées, elle emplit à peu près tout le dernier acte, celui du cimetière, de mélancolie, puis d’horreur. Elle devient le chant religieux, presque liturgique, d’un cortège de deuil qui passe. Sur les lèvres de Pilar mourante, on la reconnaît encore, alanguie, attendrie et tout près, elle-même, de mourir. Elle accompagne enfin, persécutrice impitoyable, la dernière sortie de Ramon. Aussi bien le thème en est assez plastique, assez riche, si l’on peut dire, de possibilités harmoniques et rythmiques, pour se prêter à tant de variantes.

Avec cela, jamais cette musique, si fidèle et docile qu’elle soit au drame, ne lui sacrifie rien de ses droits et de son être propre. Nulle part elle ne permet que l’action l’essouffle par trop de hâte ou, par trop de violence, l’étouffé. Et c’est là ce qui distingue l’œuvre de M Laparra de certains mélodrames à peine musicaux qui connurent en Italie et même en France une trop brillante fortune. Également dramatique et musical est le monologue de Ramon au premier acte. Il se fonde et s’élève en crescendo sur un thème et sur un rythme dont l’énergie et l’opiniâtreté rappellent un peu le premier tempo de la symphonie en ut mineur. Ajoutons qu’ici comme en tous les passages lyriques, il ne s’agit pas d’une esquisse ou d’une indication sommaire. Cette musique abrège au besoin ; mais, quand il le faut également, sans délayer elle développe. Elle étend sur tout le second acte un voile de tristesse morne et de mystérieux effroi. Pour en tisser la frêle et sombre trame, tantôt elle entrecroise les fils sonores, tantôt elle les tresse ensemble, elle en fait comme les dessins, ton sur ton, d’une étoffe de deuil. Tout bas, entre les voix et l’orchestre, s’établit et se continue, longuement, lentement, un échange de lugubres répliques, moins encore parfois, d’accents, de soupirs, de sanglots, le ton, entrecoupé de silences, mais qui parlent, qui chantent, qui rêvent aussi. « C’est de la musique, aurait dit Gounod, comme il disait de la « Fonte des balles, » dans le Freischütz, c’est de la musique à ne pas traverser la nuit. » Nocturne elle-même, tout y est ténébreux, les choses et les âmes. Et ces doubles ténèbres, on croit les entendre, ainsi que dans Tristan la lumière (« Hör’ ich nicht das Licht ? »). Semblables par le sentiment, divers par les formes, par le rythme, le mouvement, la sonorité, les épisodes se suivent. Au morne adagio un scherzo fantastique succède. Puis c’est l’entrée de trois vieux mendiants, aveugles et râcleurs de guitare. Çà et là c’est une phrase brève et prononcée tout bas ; moins qu’une phrase, deux ou trois mots, de Pilar compatissante ou de Ramon épouvanté ; c’est une note qui tremble de peur, une autre qui luit à peine et s’éteint aussitôt. Tout cela témoigne d’une vérité qu’oublie trop le siècle où nous sommes : pour qu’il y ait musique, beaucoup de musique même, il n’est pas besoin de beaucoup de sons. D’une touche discrète, mais sûre, d’une note comme d’un mot mis à sa place, le musicien de la Habanera, en ce second acte surtout, nous enseigne le pouvoir, ou nous le rappelle. Loin de hausser et de forcer la voix, toutes les voix, il les atténue ici, les abaisse, et plus que ne ferait leur violence, leur faiblesse, je dirais presque leur détresse, produit un effet, dont je ne sais peut-être pas un autre exemple, de malaise, d’angoisse et de terreur.

A travers l’œuvre sombre filtrent pourtant quelques rayons de pâle lumière. Le dernier acte commence par une passagère, mais délicieuse éclaircie. Pilar, à genoux sur la dalle funéraire, s’efforce, toujours en vain, de guérir l’âme malade de Ramon. Un de nos vieux contes parle de l’oiseau bleu, « couleur du temps. » Qui donc ici dira la couleur du ton, de ce ton d’ut majeur, mélancolique et pur, où la voix trace lentement une ligne à peine mouvante et semble craindre d’irriter, fût-ce par une caresse, le cœur que ronge le remords. Écoutons bien ici la musique avant que le rideau se lève. Goûtons-en le calme, la paix et l’infinie douceur. Et quand apparaîtra le décor, infiniment paisible lui-même, et les tombes, et les femmes en deuil priant à genoux, alors une sorte d’harmonie préétablie achèvera de se réaliser en nous, et la musique, après avoir préparé le spectacle, y répondra.

Il est à souhaiter qu’un ouvrage de cette beauté demeure au répertoire. Puisque, après quinze ans de silence, la musique de M. Laparra chante encore, et d’une telle voix, nous demandons instamment qu’on ne la laisse plus se taire.

M. Vanni Marcoux a chanté, joué, vécu le personnage de Ramon en très grand artiste qu’il est toujours, avec une puissance d’exprimer et d’émouvoir également souveraine quand elle se déploie et lorsque — plus rare mérite, — elle se contient. Mlle Demellier avait « créé » le rôle de Pilar. Elle y est demeurée fidèle, avec distinction.

Le théâtre a ses déboires, ou ses trahisons. . La musique de M. Max d’Ollone (Les uns et les autres), sur les vers de Verlaine, n’a pas donné tout à fait, « aux chandelles, » ce que nous en espérions, et très fermement, depuis le jour où l’auteur nous l’avait fait entendre. Nous y primes alors un plaisir délicat et sans mélange. La musique de chambre, ou en chambre, a bien ses avantages. L’œuvre a légèrement souffert de la représentation, des interprètes aussi, de trois sur quatre, le quatrième étant M. Baugé. Non pas que nous n’ayons reconnu, souvent, l’élégance, la fluidité, la poésie, qui nous avait charmé naguère. Le double et galant dialogue, que deux couples, l’un rose et l’autre vert, se partagent, nous a paru çà et là très agréable encore. Mais nous l’avions trouvé délicieux. Aussi bien, il est fort possible, et nous aimons à le croire, que notre premier mouvement, ou sentiment, ait été le bon.


Ce n’est pas le cas de dire : « Qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son. » Avant d’entendre la cloche, à la fin d’un drame lyrique en un acte, qui dure une bonne heure, au moins, que de sons n’a-t-on pas entendus, et lesquels !

Ce drame se passe dans une petite ville de Russie, de la Russie d’avant Brest-Litowsk. Un vieil invalide, mutilé de guerre, d’une guerre d’autrefois, a recueilli chez lui, pendant la dernière guerre, un soldat convalescent, Yascha. Manouchka, sa fille, s’en est énamourée. « Chez lui, » c’est dans le beffroi, dont le vieux brave a la garde. Or « l’ennemi » — sans qu’on le nomme vous devinez lequel, — arrive aux portes de la ville. A peine y sera-t-il entré que le sonneur, — par ordre supérieur, — sonnera la cloche. A ce signal, le pont sur la rivière doit sauter, afin de permettre la retraite des troupes russes. Cependant l’amoureuse Manouchka, résolue en secret à se faire enlever par Yascha, vient de lui donner rendez-vous ce soir même, tout à l’heure, sous la première arche du pont. En apprenant de son père l’explosion prochaine, elle perd la tête. Folle de désespoir, elle adjure le sonneur de ne point sonner. D’où conflit et presque pugilat entre la fille et le père, entre l’amour et l’honneur. Ce dernier l’emporte à la fin. Morte à demi, Manouchka se laisse arracher la clef de l’escalier du beffroi, qu’elle avait dérobée. La cloche sonne, le pont saute, écrasant Yascha sous sa ruine et Manouchka tombe sans connaissance, ou sans vie.

L’œuvre, — nous parlons maintenant de l’œuvre musicale, — est de celles dont on dit volontiers qu’elles représentent « un bel effort. » Il y a des représentations que je préfère. Estimable, admirable même dans l’ordre moral, l’effort, dans l’ordre esthétique, est chose indifférente, voire pénible. Rien que le mot évoque une idée, une image aussi, qui n’a rien de commun avec la beauté. La tension, la rigueur et l’âpreté d’une œuvre comme celle de M. Bachelet exige de l’auditeur un effort comparable à celui que l’auteur a dû faire, que nous sentons qu’il a fait. Nous partageons son labeur et sa fatigue. Et puis cette musique a je ne sais quoi, tantôt de dur et de rude, tantôt de hérissé. Ou plutôt je sais bien quoi : la déclamation, lyrique ou dramatique, procède par soubresauts, par intervalles si larges, qu’ils y creusent des trous. L’orchestre au contraire est épais, et dans la symphonie l’air ne circule pas plus que n’y pénètre la lumière. Peut-être, le système ayant encore des partisans, voudrait-on savoir s’il y a là des leitmotive. Seigneur ! s’il y en a ! Demandez le programme. On y trouve, au hasard, des renseignements, ou des enseignements de ce genre : « Le second thème s’entend pour la première fois avec les mots : « Danser seule dans une chambre close… » Éclat de rire démoniaque sur le thème des yeux… Treizième thème, celui de : « Et commença la danse hallucinante… » Quatorzième thème : « Le vent rythmait des airs de danse. » Et ce n’est pas fini.

Vous en savez maintenant autant que nous, ou plutôt vous en saurez autant, quand nous aurons ajouté qu’avec tout cela, sinon malgré tout cela, il s’en faut, et de beaucoup, que la musique de M. Bachelet soit indifférente. À mainte reprise elle témoigne d’une puissance à laquelle il faut céder. Elle nous fatigue souvent, mais plus d’une fois elle nous maîtrise, nous émeut, et d’une émotion profonde. Chantée et dansée par les deux amoureux, certaine légende, — qui n’a d’ailleurs aucun rapport avec l’action, — forme une longue symphonie, instrumentale et vocale, dont le mouvement et le progrès nous entraînent très loin et très haut. Une autre scène, d’amour, d’un amour douloureux, est également une fort belle chose, d’un sentiment très intense et très fortement exprimé.

L’œuvre n’a que trois interprètes : Mme Balguerie, MM. Lapelleterie et Lafont. Bravo, messieurs, ou bravi. Mais vous, Madame, bravissima. Vous avez l’intelligence, la voix, l’action dramatique. Et, dans un rôle terrible, quelle résistance ! En vain l’univers musical s’est armé contre vous. Il ne vous a point écrasée. Après une telle victoire, l’artiste que vous êtes n’a plus rien à craindre. Elle est assurée contre tous les accidents.


harmonie, harmonie,
Qui nous vins d’Italie et qui lui vint des deux.


On n’affirmerait pas que l’harmonie, ou les harmonies, et les mélodies même de M. Puccini lui viennent de si haut. Mais il est permis de trouver qu’elles nous viennent, à nous, un peu trop souvent. Après la Vie de Bohême, la Tosca, Mme Butterfly, enfin Gianni Schicchi, sur le même théâtre, c’est beaucoup, à moins, — comme d’aucuns l’assurent, — que ce ne soit pas grand chose.

La nouvelle pièce du maestro commence à la manière d’Orphée, pour continuer dans le goût du Légataire universel. Autour d’une couche funèbre, une nombreuse assemblée gémit et pleure. Mais d’abord ce n’est pas une épouse qu’on regrette, c’est un mari, père, beau-frère, oncle, grand-oncle et cousin, Buoso Donati, bon bourgeois de Florence. Et puis le deuil est hypocrite et feinte la douleur, la parenté réunie ne songeant qu’à se partager l’héritage. On cherche le testament, on le trouve, mais, hélas ! on y trouve ceci, que le défunt a laissé tous ses biens à des moines. Alors se déchaînent les plus anticléricales fureurs. Comment parer le coup fatal ? Un ami du de cujus, un rusé compère, Gianni Schicchi, s’en chargera.

Le décès étant ignoré du voisinage, Schicchi prend la place encore chaude du trépassé ; non seulement sa place, mais sa voix, dont il dicte au notaire appelé en hâte un testament nouveau. Vous l’avez deviné, c’est à lui-même, à Gianni Schicchi, son ami préféré, que le faux Donati lègue cette fois le plus clair de son bien, la maison mortuaire avec tout ce qu’elle renferme. Le notaire à peine dehors, le testateur saute à bas du lit, et nos gens, plus furieux encore que tout à l’heure, commençant à piller le logis, il les rosse, les dépouille et les chasse. Puis il donne la main de sa fille au neveu du défunt, qui l’aimait, et dans un couplet final, à l’ancienne mode, il demande au public de l’excuser et de l’applaudir.

La farce est plaisante. Un peu, très peu de musique s’y mêle Un Rossini jadis et, surtout, plus près de nous, un Verdi, celui de Falstaff, en eût fait un chef-d’œuvre. C’est du moins avec vivacité, non sans esprit çà et là toujours avec l’intelligence ou l’instinct de l’action et de la mise en scène, que M. Puccini, pour la première fois, croyons-nous, a bouffonné. Il est, — Giaimi Schicchi permet de le croire, — il est du sang des maitres du rire musical, mais il en est le reste.

La chose commence bien. La déploration familiale et funèbre est comique. Une série d’appoggiatures, qui descendent et se traînent de note en note, semble l’imitation ou la caricature, — volontaire ou non, — d’un thème douloureux, pour de bon, celui-là de Sébastien Bach. Le même motif, pris plus vivement, accompagne peu après, du bas en haut de la maison, la course au testament. De celui-ci, l’orchestre commente seul et pianissimo l’ouverture et la lecture muette Plus loin enfin, Schicchi prend le soin, par prudence, de rappeler aux parents, bientôt ses complices, les peines rigoureuses dont ils courent le risque avec lui : rien de moins que la main droite coupée et l’exil. Cela fait, étendant lui-même vers la ville, qu’on aperçoit par la fenêtre, sa main couverte de sa manche et qui semble d’avance un moignon, il adresse à Florence un éventuel autant qu’ironique adieu. Toute la famille la répète, mais en tremblant, et c’est peut-être l’épisode le plus spirituel de la partition.

Il en fallait un autre, du genre sentimental. Ici, de même que dans Falstaff, le couple des petits amoureux en fournissait l’occasion. On ne peut dire que M. Puccini l’ait tout à fait manquée. On saurait encore moins oublier comment en profita Verdi et quelle bouffée de printemps, de jeunesse et de poésie il fit jaillir à certains moments de la farce shakspearienne. Mais c’était Verdi !

Après avoir entendu le Vanni Marcoux de la Habanera, allez ouïr celui de Gianni Schicchi. Plein de verve et de vie, avec autant de finesse que d’ampleur, c’est lui qui mène le jeu. Et vous admirerez l’artiste, égal et contraire à lui-même, qui nous fait voir en lui seul ce que Bossuet appelait « toutes les extrémités des choses humaines. »


CAMILLE BELLAIGUE.