Revue musicale - 30 novembre 1919

Revue musicale - 30 novembre 1919
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 693-704).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra-Comique : Gismonda, drame lyrique en trois actes et quatre tableaux ; livret (d’après Victorien Sardou) de MM. Henri Cain et Louis Payen, musique de M. Henry Février. — Théâtre des Champs Elysées : Isba russe, de M. Serge Borowski. — Théâtre-Lyrique (Vaudeville) : Cléopâtre, « drame passionnel » en quatre actes et cinq tableaux ; livret de M. Louis Payen, musique de Massenet. — Les Concerts.


A la fin d’un article sur la Tosca, Jules Lemaître écrivait de Victorien Sardou : « Avec tout cela, comme il reste amusant ! C’est égal, je vous engage à relire Bérénice. » Il y a de « tout cela » dans Gismonda, qui n’est pas non plus une chose ennuyeuse, encore moins une chose vraisemblable. « Principiis obsta, » ou « Nego principium. » Le principe de la dite chose est que Gismonda, jeune veuve et duchesse italienne d’Athènes, au XVe ou XVIe siècle, jure d’épouser l’homme qui retirera de la fosse aux ours, ou plus exactement au tigre, son petit garçon qui vient d’y tomber. Et voici les conséquences de ce principe, dont on pourrait, en pareil cas, si grand que soit leur amour et leur désespoir, appeler à toutes les mères.

Pour les besoins du contraste, ou du conflit, qui fera la pièce même, le sauveur de l’enfant se trouve être, au lieu d’un courtisan et prétendant, un simple valet de vénerie, un fauconnier, du nom d’Almerio, gars robuste autant que brave garçon. La duchesse, bien entendu, commence par se refuser, avec horreur, à tenir son imprudente promesse. Craignant les suites du refus, elle se retire dans un monastère voisin d’Athènes. Almerio vient l’y rejoindre et l’y réclamer. Aussi bien, il a conquis de nouveaux droits, et plus glorieux, à sa main. Des pirates menaçaient Athènes. Il a pris le commandement de l’armée et les a vaincus. Le peuple entier l’acclame et l’escorte, exigeant avec lui, pour lui, sa récompense. Respectueux d’abord autant qu’épris, Almerio, d’un mot, apaise l’émeute et l’éloigne. Puis, demeuré seul avec Gismonda, la passion devenant la plus forte, il implore et menace tour à tour. Alors, peu à peu moins farouche, et vaguement troublée, à la manière de la fille d’Hamilcar, par un héros comparable à celui que Sainte-Beuve appelait « ce beau drôle de Lybien, » Gismonda s’avise de proposer à son trop pressant créancier d’amour, un compromis, ou, si vous préférez, une sensible, très sensible réduction de sa dette. Qu’il s’engage par serment à lui rendre demain, solennellement, devant tout le peuple assemblé dans la basilique, la parole donnée, la parole nuptiale, et cette nuit, mais cette nuit seule, elle ira, d’avance, l’en remercier.

C’est ainsi que les choses se passent. Mais le traître, — il y a naturellement un traître dans l’affaire, et même deux, — le traître numéro un a surpris Gismonda sortant, à l’aube, du logis d’Almerio. Il va la frapper. Au contraire, c’est elle qui le frappe. Le jour même, à l’église, devant le tout Athènes, le plébéien magnanime et content de peu défie de son serment l’impassible patricienne. Mais voici que le traître numéro deux l’accuse, lui, Almerio, du meurtre commis ce matin. De plus en plus généreux, et pour la sauver, elle, il se laisse convaincre. On le condamne, on l’emmène au supplice... Vous devinez le dénouement, ou l’explosion, et les aveux complets, ou à peu près, d’un amour enfin mutuel, et le morganatique hymen par où s’achève cette histoire. Elle fait songer tantôt à Ruy Blas et à Salammbô, moins la splendeur de la forme, et tantôt, moins l’ingénieuse et retorse psychologie, à Monna Vanna.

J’oubliais de signaler, au cours, ou plutôt sur le cours des événements et des sentiments de l’héroïne, la mystérieuse influence de Vénus. Une statue d’icelle ayant été mise au jour sur l’Acropole et sous les yeux de Gismonda, la belle duchesse, avec une indignation peu naturelle encore chez ‘une personne de son temps, avait fait briser l’idole impure. D’où, vengeance de la déesse et, si nous voutions élever le sujet et l’agrandir, conflit de deux civilisations, de deux religions, la païenne et la nôtre. Mais nous ne voulons pas. L’incident n’a d’ailleurs aucune espèce d’importance.

Il a quelque agrément en musique. La découverte de la statue nous parut l’une des aimables pages de la partition. Non pas qu’il y ait là rien de rare. Tout ce qu’on attendait y arrive en bonne place, en bon ordre. L’orchestre, les chœurs, la musique entière se détend, se dilate, et l’effusion sonore correspond assez bien à l’effusion des rameaux et des fleurs que sur l’effigie divine, la foule, moins sévère que sa souveraine, a répandues. Nulle part l’imprévu et l’originalité ne sont les marques distinctives de l’art de M. Février. On le savait bien depuis Monna Vanna, depuis Carmosine encore mieux, et nous préférons Gismonda à Carmosine, mais non pas à Monna Vanna. Vous rappelez-vous le salut des vieillards au jeune Perdican : « Il est plus doux de retrouver ce qu’on aime que d’embrasser un nouveau-né. » Rien de nouveau dans Gismonda ; mais on y retrouve, à tout moment, des choses, un peu bien connues, des effets, un peu bien faciles, qu’on a la faiblesse de ne point haïr. Les œuvres de ce genre, qui ne causent nulle surprise, ne donnent aussi nulle peine. Il faut leur en savoir un certain gré. Ne soyons pas pour elles plus difficiles qu’elles ne le sont pour nous. Aimons, — oui, pour une fois le mot n’est pas trop fort, ou trop doux, — aimons, au second acte, un monologue de la duchesse, assise, le soir, à la fenêtre du monastère et rêvant aux étoiles. Sans doute on pourrait ici même reprendre quelque banalité, ne fût-ce que dans l’orchestre, où la flûte inévitable fait le petit oiseau. Mais le sentiment et l’expression générale est juste. Une mélodie ou mélopée flottante, interrompue et reprise, chante et parle à la fois. Les mots se détachent bien et s’accordent avec les sons. Tout indique, non sans finesse, dans l’âme de l’altière héroïne et dans sa voix, une sorte d’alanguissement et comme une préparation mystérieuse aux transactions prochaines. Enfin il y a là des accents, des silences même, où se reconnaît ce qu’on appelle, fût-ce à propos de musique, ou dans la musique, et ne sachant l’appeler autrement, la poésie.

La « grande scène du deux, » comme on dit en langage de théâtre, c’est le duo : duo d’amour, d’amour repoussé d’abord, puis insinuant, puis déclaré. Ce duo-là, Reyer autrefois, dans Salammbô, l’a manqué, n’ayant trouvé, pour en tenir lieu, que la phrase, très belle, mais unique, de Mathô : « Ne les détourne pas, ces regards radieux. » Le compositeur de Monna Vanna, (second acte également et situation analogue), s’en était, par moments, assez bien tiré. Le duo de Gismonda ne vaut pas son aîné. La musique y mêle à la violence, qui sied, une fadeur moins convenable, et la romance, ou quelque chose d’approchant, au mélodrame. Surtout un diable de solo de violoncelle, comme tout à l’heure le gazouillis de la flûte, nous a vraiment trop peu surpris. « Ne vous penchez pas ainsi au cantabile, c’est du charlatanisme. » Dans les Scènes de la vie bourgeoise d’Henri Monnier, un professeur de piano fait cette recommandation à son élève. Les cantilènes de M. Henry Février ont une tendance regrettable à se pencher de la même manière.

Gismonda ne se penche pas autrement vers son petit garçon, objet en mainte rencontre, avant la fosse ou après, de ses menues et par trop puériles complaisances. « Sois bien sage, bien obéissant et maman te donnera deux jolies tourterelles. » Les paroles sont à peu près dans ce goût et la musique ressemble aux paroles. Elle ne perd pas une si favorable, — ou déplorable, — occasion d’achever la mélodie ou la période par un port de voix, pianissimo, sur une note haute et prise en douceur. Rien n’est rebattu comme les conclusions de ce genre, que nous n’appellerons pas des cadences, puisque, au lieu de tomber, elles montent. La partition de M. Février abonde en semblables gentillesses. Un entracte, qui devient air de ballet, puis, en guise d’épilogue, chœur dans la coulisse, a paru plus qu’innocent. Il a redoublé, si même il ne l’a portée jusqu’à l’admiration, notre ancienne et fidèle sympathie pour la barcarolle vénitienne des Contes d’Hoffmann.

En vérité, le souvenir déjà lointain de Gismonda ne revient en nous que pour évoquer les plus banales figures sonores. L’œuvre est pleine de tout ce qui fit autrefois, non pas le fond, solide et résistant beaucoup plus qu’on ne l’assure aujourd’hui, mais l’appareil extérieur du « grand opéra. » Nous en reconnaissons l’action, volontiers mélodramatique, et les décorations et les ensembles, sacrés ou profanes : un couvent et des cloches ; une cathédrale, avec défilé cérémonie, et même, ce qui n’est jamais très plaisant, pantomime sacerdotale, voire épiscopale, un évêque étant ici de rigueur : évêque baryton ou basse, qui s’exprime dans un style ampoulé, pseudo-liturgique. Les cuivres l’accompagnent, marques de sa dignité ; mais, signe d’onction et de componction, des cuivres assourdis et comme voilés. Ceux-ci prennent ailleurs une bruyante revanche. Après le premier acte, un spectateur se plaignait d’être « du côté des cuivres. » Par moments on aurait cru qu’il n’y avait pas d’autre côté. Nombreux et variés sont les chœurs : sur la scène ou dans la coulisse ; chœurs de religieuses, chœurs de fête, avec tambours de basque obligés ; chœurs et fanfares de chasse, chœurs à bouche fermée et grande ouverte tour à tour. Ils n’ont rien de plus original, rien de moins attendu que les soli. Convenable, et de tout repos, hormis les cuivres tapageurs, est généralement l’instrumentation. Nous avons parlé de la flûte et des violoncelles, au moins de l’un d’eux Les harpes ne manquent pas non plus une occasion d’intervenir. Enfin, lorsque le tigre est censé rugir à la. cantonade, un orchestre congrûment « fafnérien » imite les rugissements de « monstre. » Quant aux harmonies, il faut, disait un musicien d’esprit, leur savoir gré d’être écrites en chiffres connus. En somme, un vers, un seul, et d’opéra, pourrait servir d’épigraphe à l’opéra de M. Février : « Ce qui doit arriver arrive à l’heure dite. » En l’écoutant, et plus nous écoutions, nous songions : Il y a la mauvaise musique. Elle offense, elle irrite, littéralement elle fait du mal. Et puis il y a la musique inutile.

Celle-ci même peut trouver d’agréables interprètes. Mlle Fanny Heldy est du nombre. Beaucoup plus qu’agréable à voir, au premier acte surtout, coiffée d’un casque de velours bleu ciel à plumes blanches, elle semble une héroïne du Tasse. Et le ramage de la belle Clorinde se rapporte, ou peut s’en faut, à son plumage. Ce peu consiste en une certaine sécheresse, avec tendance à forcer et serrer les notes, surtout les notes hautes, au risque d’en altérer le timbre et la justesse. M. Fontaine, un « fort ténor, » possède la voix et l’encolure qui conviennent au robuste Almerio.


Le temps de l’exotisme va-t-il renaître et le goût des choses étrangères nous ressaisir ? Des chanteurs et des danseurs, Espagnols d’abord, Russes ensuite, sont venus, ou revenus, parmi nous. Les premiers n’ont pas contribué pour une petite part à la couleur fortement locale d’un drame transpyrénéen représenté naguère à l’Odéon et repris par M. Gémier : Aux jardins de Murcie. Au théâtre des Champs-Elysées, sous le nom, — qui fait pléonasme, — d’Isba russe, une compagnie d’élite, réunie et dirigée par un artiste de Moscou, M. Serge Borowski, nous a donné, pendant une quinzaine de jours, un spectacle délicieux et d’admirables concerts.

Concerts en costumes, avec décors ; tableaux vivants deux fois, par le chant et par la danse. Concerts de musique pure, où presque rien du théâtre, au sens vulgaire du mot, rien de ses artifices et de ses mensonges ne se mêle, où la représentation visible est peu de chose et se borne à créer l’apparence légère de la réalité. Pas un soupçon de drame ou seulement d’action dans ces trois tableaux : la place de l’église, l’intérieur de l’isba, un campement de nuit dans la steppe. Et pas plus qu’une pièce de théâtre, il n’y a là de gens de théâtre. Chanteurs, danseurs, les uns et les autres se tiennent, se meuvent, avec autant de naturel que d’aisance. Ils jouent moins qu’ils ne se jouent. Ils ont l’air, non pas de figurer ni de feindre, mais de vivre. Et de cette vie, très simple, primitive même, en tout et toujours harmonieuse, le moindre personnage donne l’impression : ne fût-ce que le mendiant couché sur les degrés de l’église, ou, dans l’isba, l’innocent qui va, vient au hasard, promenant de groupe en groupe ses pas incertains et son vague sourire. Plus vrai, plus vivant encore, exempt de toute affectation, libre de toute contrainte, tel nous parut certain joueur de guitare, de cette guitare que les Russes nomment balalaïka. Jeune, imberbe, avec des yeux et des cheveux clairs, en blouse rouge et bottes noires, le garçon était assis par terre, les jambes croisées. Les cordes frémissaient, criaient sous ses doigts. Passionnément attentif à leur plainte, la tête penchée ou plutôt accablée comme par le poids même de cette attention presque douloureuse, on eût dit quelqu’une des figures qu’aux pierres de nos cathédrales notre moyen âge a taillées.

Hormis certains accompagnements, par les balalaïki, du chant ou de la danse, la musique de l’Isba russe, chœurs et soli, n’est que vocale. Pas d’orchestre ; deux heures de musique modulée uniquement par des lèvres humaines. Quelle nouveauté ! Quel repos ! Quelles délices ! Rien que des voix, et toutes, féminines et viriles, admirables de jeunesse, de fraîcheur, de pureté. Il y a plus : la beauté de leur art, de leur chant, est égale à leur naturelle beauté. Seules, mais sûres, sans appui, mais sans défaillance, pas un accident, pas une faute contre la justesse ou la mesure ne vient rompre leur cours mélodieux ni troubler leur harmonieux concours. Elles savent toutes les vertus des sons et tous leurs mystères. Entre leur extrême puissance et leur douceur infinie, elles remplissent, aurait dit Pascal, tout l’entre-deux. Mais de l’une à l’autre, et dans les deux sens, comme elles préparent les passages et les degrés ! Comme elles les montent et les descendent tour à tour ! Comme elles renforcent les notes, ou les atténuent ! Il nous souvenait, à les entendre, de ce violoniste errant dont Grillparzer a parlé. Son jeu ne ressemblait à nul autre. Souvent il ne consistait qu’à former des accords ou des intervalles, de préférence les plus simples et les plus harmonieux. Quelquefois il ne donnait qu’une note unique. Il la tenait longuement, avec pureté. Très mince d’abord, il l’enflait jusqu’à la plénitude, puis il la réduisait à la faiblesse d’un soupir. Alors, pour s’enivrer en quelque sorte de la musique entière, il n’avait besoin que d’un son. De même, par un crescendo, puis un diminuendo, puis encore un crescendo, modulé sur un accord invariable, suivant un rythme opiniâtre, les voix du chœur russe arrivent à faire de la plus simple évolution sonore un chef-d’œuvre musical, qui charme l’oreille et même qui touche le cœur.

Le répertoire de l’Isba comprend des œuvres très diverses de sentiment et d’origine, presque toutes nationales, à l’exception de quelques mélodies tziganes ; religieuses, rustiques ou pittoresques ; les unes signées de noms connus, célèbres même ; les autres, anonymes, dont le peuple est l’auteur. Deux hymnes de Bartniansky (XVIIIe siècle) sont d’admirables pièces liturgiques. Elles ne seraient peut-être pas tout à fait indignes de remplacer dans nos églises, fût-ce un jour de mariage, la méditation de Thaïs, ou le « Clair de lune » de Werther, ou bien encore certain Agnus Dei, sur un entracte de l’Arlésienne : « la Cuisine de Castelet. » Nous ignorions tout, — et nous avions grand tort, — d’un Lvovski, d’un Gretchaninoff, d’un Archangelski. Rien de plus émouvant que certain Credo de Gretchaninoff, chanté par les chœurs, et que soutient, en pédale grave, une psalmodie de contralto. Psalmodique également, un Kyrie de Lvovski, dont nous avons signalé plus haut, réalisé par une exécution hors ligne, l’accroissement, puis la décroissance sonore. En vérité, quand nous les vîmes, les chanteurs russes, sortir de l’église et cheminer sur la place, toujours mélodieux, il nous souvint des Kalivki Perekhojié, de ces rapsodes errants qui parcourent la Russie, — ou qui la parcouraient, — enchantant les ancêtres, les héros et les saints.

Longtemps, longtemps, ensembles et soli, danses et chants se succédèrent. Le meneur de ces jeux charmants, le chorège, était digne du chœur. D’une voix de baryton, chaude et tendre, devant paysans et seigneurs assemblés dans l’isba, M. Serge Borowski chanta trois morceaux de Moussorgsky : la prière de Khovantchina, puis une chanson de fête, enfin cet humble lied — et si douloureux, — d’un innocent pareil à celui qui, sur la scène, errait, pâle et triste, autour du chanteur :

« Belle Savichna, œil de clair faucon, sois fidèle au fou qui divague un peu et caresse-moi de tes longs regards, ô mon clair faucon...

« Aime-moi, quoique laid, infirme et nu, donne-moi ton cœur, à moi qui vais seul, à moi qui t’aime comme on n’aima jamais, ô ma Savichna. »

Cela se chante très vite et tout d’une haleine, sans un temps, même un demi-temps de silence. Et déjà cette continuité donne une impression de hâte et de fièvre. Le rythme quinaire, en porte à faux, la redouble. On dirait qu’il démanche la mélodie et la détraque. D’une mesure à l’autre, la voix passe de majeur en mineur. Brusquement elle tombe des plus hautes notes, qui menacent et crient, aux plus basses, qui s’humilient et demandent pardon. Et tout cela met le comble au désordre, au désarroi d’une chanson qui tient à la fois de la sérénade et de la complainte, de l’invective et de l’invocation.

Russe, et rien que russe, dans l’église, ou devant l’église, et dans l’isba, la musique, au troisième tableau, (la steppe), se fit bohémienne. D’une beauté peut-être un peu moins pure, elle parut bien belle, bien touchante encore. Autour des feux allumés dans la nuit, une voix de femme, puis une autre, semblaient improviser d’étranges et traînantes mélopées. A la fin, plus que jamais nostalgique et dolente, la voix masculine reprit à son tour et, l’avant-dernière, elle chanta.

Chanson triste et tendre entre toutes ; chanson populaire, de celles enfin où l’on dirait que la musique oublie sa science, même son art, pour ne suivre que son instinct ou son génie. Eugène-Melchior de Vogué, dans le Roman russe, rapporte de Tolstoï le romantique, (Alexis, non Léon), ce qu’il appelle très bien une belle folie. « Un jour, le poète avait promis des vers à la femme qu’il aimait. Il ne trouvait dans son âme rien d’assez triste, rien d’assez beau. Il se souvint alors d’un Kirghiz rencontré durant un voyage, par delà l’Oural, dans la steppe d’Orenburg : un de ces chameliers qui tirent d’un long roseau leur vieille mélopée d’Asie. Tolstoï écrivit qu’on lui fît venir cet homme de l’autre bout de la Russie. Il l’envoya jouer chez celle qui lui demandait un poème : il savait que tout son art n’égalerait pas ce chant fait par tant d’âmes et tant de siècles. »

Hélas ! de tant de siècles et de tant d’âmes, que reste-t-il aujourd’hui là-bas ! Si la musique russe, l’autre soir, nous a plus que jamais ému, c’est qu’elle semblait chanter sur des ruines, et chanter ces ruines mêmes. Dans un groupe d’artistes, échappés au cataclysme national, on saluait, avec quelle pitié ! les gardiens, à travers le monde errants, des trésors mélodieux de leur patrie. Avec leurs chants, toute la musique de Russie, profane ou sacrée, nous revenait en mémoire. Le programme portait le nom de Lwoff et le titre d’une de ses œuvres, un cantique ; de ce Lwoff, auteur d’un autre cantique, de cette prière, que la France avait faite un peu sienne : « Dieu sauve le Tsar ! » et que Dieu n’a point exaucée. Nous nous souvenions aussi de Glinka : de l’un de ses opéras, le plus célèbre, où le serviteur donne sa vie pour son maître ; d’un autre, Russlan et Ludmilla, où le soir qui tombe, un des plus beaux « soirs » qu’il y ait dans la musique, n’a rien de commun avec « le grand soir, » comme ils disent, les misérables, dont la pourpre, depuis deux ans, rougit la Russie entière. Il semble qu’un musicien russe, et non le moindre, en ait parfois pressenti l’horreur. A la fin de Boris Godounow, un « innocent, » assis au bord de la route, gémit sur les destins de la patrie. Et l’air de Khovantchina, que chanta M. Borowski, se chante sur ce texte : « Pauvre, malheureuse et triste Russie, qui te sauvera ! Tu as souffert des Tartares, tu as pleuré des Boïars. Tu as secoué le joug des Tartares, tu t’es libérée de celui des Boïars, mais tu continues à supporter et à souffrir, pauvre chère Russie. Mon Dieu, toi qui du haut des cieux embrasses notre monde de pécheurs, envoie à la Russie un élu qui la sauve. Mon Dieu, écoute-moi, ne laisse pas périr la Russie ! »


Les directeurs du nouveau Théâtre-Lyrique (ancien Vaudeville), ont choisi pour spectacle d’ouverture une Cléopâtre posthume de Massenet. « Eheu, Posthume ! » si l’on ose dire. Maint autre choix eût mieux honoré la mémoire du grand artiste qui n’est plus. « C’est égal, je vous engage à relire Bérénice. » Après Cléopâtre, relisez, de Massenet également, sinon du même Massenet, Marie-Magdeleine et les Erinnyes, Manon, Werther surtout, et le Jongleur de Notre-Dame. Plus loin, allez chercher plus loin ce Roi de Lahore, jadis éclatant de jeunesse et dont les ans n’ont pas effacé tout l’éclat. Alors vous conviendrez avec nous qu’envers une Cléopâtre même, l’extrême rigueur aurait un air d’ingratitude et presque d’impiété.

Ce « drame passionnel, » comme le dramaturge l’intitule, les termes d’ « opéra », puis de « drame lyrique, » ayant fait leur temps, résume en quatre actes et cinq tableaux, un peu sommaires,- l’un des plus grands sujets de l’histoire, et de l’histoire de l’amour.

La chose est racontée en un langage de médiocre qualité littéraire et représentée (mise en scène, costumes, demi-costumes, presque pas de costumes) avec un éclat de mauvais goût.

Plus pâle est la musique. Très supérieure aux paroles, mais inégale au sujet, elle ne l’est pas moins à l’ambition, ou au rêve, à l’un des derniers rêves du musicien. Massenet vieilli, malade, s’est flatté d’ajouter Cléopâtre à la galerie de ses amoureuses. Se mesurer, si tard, avec une si grande figure, est du moins le signe, chez un maître laborieux et vaillant jusqu’à son dernier jour, d’une foi robuste et d’une magnifique espérance. L’une et l’autre ont droit à notre hommage. Aussi bien il ne serait pas impossible de trouver dans cette Cléopâtre quelques pâles reflets, « reflets sur la sombre route » dont le terme alors, pour le grand artiste, était proche. Le premier tableau presque tout entier, (le camp de Marc-Antoine), témoigne d’une tendance certaine à la dignité du style, à la belle tenue du discours lyrique. La langue est pure, simple et libre. Aucun embarras et nulle surcharge, pas de recherche non plus ; du sérieux avec, naturellement, quelques-unes de ces élégances dont Massenet fut longtemps l’arbitre. Alors même que l’ingénieux musicien a peu de chose à dire, il le dit, il l’écrit bien. Le fond, ou le centre, peut manquer, mais non pas les dehors ou les alentours. Et puis il se rencontre dans cette partition, dans les premières pages du moins, des pauses, lorsqu’on l’écoute, et, quand on la lit, des blancs, qui font plaisir. Un peu d’aise et de repos est si rare aujourd’hui ! L’arrivée de Cléopâtre, ou plutôt, après son arrivée, son premier salut à Marc-Antoine est une assez belle chose, et belle de silence autant que de musique. La phrase a beaucoup de charme, avec une certaine fierté qui très vite s’attendrit et se fond. Elle est bien, cette phrase unique, dans la manière, sans maniérisme ici, du Massenet des meilleurs jours. D’autres pages, applaudies, méritaient moins de l’être ; d’abord une missive de Cléopâtre, dont la seule lecture a pour effet, — un peu brusque, — de renvoyer Antoine à la reine d’Egypte le soir même de ses noces, avant qu’il soit, autrement que de nom, l’époux de « la triste Octavie. » Dans le répertoire de Massenet, on aime assez à écrire. Rappelez-vous la lettre de des Grieux à son père, les lettres, admirables, de Werther à Charlotte. Le billet de Cléopâtre n’est qu’une mièvre et dolente romance. On fera bien de ne pas la recueillir dans la correspondance générale du musicien.

Pendant les entractes de cette trop décevante Cléopâtre, les gens informés répétaient aux autres : « Attendez le dernier acte. C’est du vrai Massenet. » Au contraire, il a paru, ce dernier acte, manquer surtout à la vérité, non moins qu’à la convenance, j’entends au rapport nécessaire entre les personnages à représenter en musique et leur représentation. Pour agréable et mélodieux que soit le duo final, il n’offre qu’un agrément artificiel, et plus superficiel encore. Sur une terrasse d’Alexandrie, au coucher du soleil, Antoine et Cléopâtre, près de mourir, soupirent l’un après l’autre, puis ensemble, des alexandrins de ce goût : « C’est le plus beau des soirs, c’est l’heure la plus douce. » Et la musique égale en fadeur la poésie. Toutes deux ont « romancé, » pour ainsi dire une grande mort. Décidément Cléopâtre n’est point un testament : tout au plus un codicille, et qu’une main défaillante a signé.

Mme Mary Garden est Cléopâtre. Elle l’est à sa manière, faite moins de grandeur que de finesse, de souplesse et de vivacité. Plus d’une fois, par ses attitudes, ses gestes et sa voix, à laquelle pourtant le rôle ne convient guère, l’originale créature nous a donné l’impression d’une poésie étrange, et même étrangère, d’un exotisme à demi égyptien et anglo-saxon à demi. Il n’est pas jusqu’à l’accent de la cantatrice qui n’ait son charme, et rien que la façon dont elle prononce le mot triumvir est quelque chose de réjouissant. L’ampleur, au contraire, l’ampleur du chant, de la diction, (à la française, celle-là, et des gestes mêmes, caractérise toujours le talent en quelque sorte magnanime de M. Maurice Renaud (Marc-Antoine). L’orchestre, enfoncé plus avant que tout autre dans cette fosse que les Allemands appellent, avec simplicité, « l’abîme mystique, » parut, — aux oreilles, si ce n’est aux yeux,) — conduit avec vigueur et précision par M. Armand Ferlé. Quant à la fortune du nouveau Théâtre-Lyrique, aux raisons qu’il eut de naitre, aux chances qu’il a de vivre, à la composition de son répertoire, ce sont là sujets bons pour les « auteurs à considérations. »


Les concerts hebdomadaires, et même, (Cirque d’Hiver et Châtelet), bi-hebdomadaires, nous ont donné quelques menus plaisirs. Au Châtelet, une jeune, toute jeune fille, Mlle Tatiana de Sanzewich, premier prix entre les premiers prix, ou par-dessus les premiers prix du Conservatoire, a joué, d’une manière étonnante, des variations, pour piano seul, de M. Gabriel Pierné. C’est ce qu’on peut appeler jouer la difficulté, les difficultés même. Et lesquelles ! Aucun morceau n’est d’une exécution plus épineuse que les dites variations. Comme celles de M. Paul Dukas (sur un thème de Rameau), et celles, beaucoup plus anciennes, de M. Camille Chevillard, elles sont un peu les filles des trente-deux variations, — sublimes et trop ignorées, — de Beethoven, sur une valse de Diabelli. Dans l’ordre du « mécanisme, » ou de la virtuosité, rien n’est désormais impossible aux « petites mains. » Et même un concerto de Beethoven, (en ut mineur), ne parut point au-dessus de l’intelligence et de la sensibilité musicale de « l’enfant prodige. » En ces deux mots, que de promesses ! Que de menaces aussi ! Comment, lorsqu’on joue de la sorte à quinze ans, faudra-t-il jouer dix ans plus tard, pour soutenir, accroître une si précoce renommée ! Il nous souvient d’un mot de Labiche. Un petit bonhomme avait joué du piano devant lui, merveilleusement. Labiche d’applaudir, et l’auditoire de bisser le morceau. Labiche, cette fois, n’applaudit pas, et comme on lui demande pourquoi : « Dame ! il n’est plus aussi jeune que tout à l’heure. »

Au Conservatoire, un pianiste encore, et non des plus âgés, tant s’en faut, M. Marcel Ciampi, interpréta le concerto de Schumann, — où passent quelques éclairs beethoveniens — avec beaucoup de charme, de souplesse et de juvénile poésie. L’orchestre de la Société des Concerts est présentement entre les mains, ou sous les mains, d’un chef excellent. Au sens, à l’instinct le plus juste des « mouvements, » M. Philippe Gaubert unit la précision, l’énergie et la chaleur. Comme Taffanel, un de ses devanciers, ce flûtiste, ou cette flûte, est un roseau pensant. Et la chère et vieille salle du Conservatoire continue d’être la seule, à Paris, où l’on goûte en sa plénitude, en sa perfection, la joie d’entendre. Là seulement, en ce vaisseau d’élection, la musique nous environne et nous enveloppe de toutes parts. Là seulement chacun de nous se croit, se sent, « mis au centre de tout comme un écho sonore. »

Enfin le public parisien a décidé qu’il ne saurait y avoir pour lui de vie musicale, si Wagner en était plus longtemps exclu. On pourrait nous priver de Bach, ou de Mozart, ou de Beethoven, (à ne parler que des Allemands). Le manque de Wagner est intolérable. Wagner a donc repris sa place en nos concerts. En nos théâtres, on la lui rendra demain. C’est un peu tôt.


Qui sait combien de morts à chaque heure on oublie,
Des plus chers, des plus beaux !
Qui peut savoir combien toute douleur s’émousse,
Et combien sur la terre un jour d’herbe qui pousse
Efface de tombeaux !


CAMILLE BELLAIGUE.