Revue musicale - 30 juin 1911

Revue musicale - 30 juin 1911
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 217-228).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra-Comique : L’Heure espagnole, comédie lyrique en un acte ; paroles de M. Franc Nohain, musique de M. Maurice Ravel. — Thérèse, drame lyrique en deux actes ; paroles de M. Jules Claretie, musique de M. Massenet. — Théâtre de l’Opéra : Siberia, drame lyrique en trois actes ; paroles de M. Illica (adaptation française de M. Paul Milliet), musique de M. Umberto Giordano. — Congrès de chant liturgique et de musique d’église.


En paroles au moins, ou pour les paroles, et pour l’action, l’Heure espagnole est une vive, gaillarde et plaisante petite chose. À la fin, en guise d’épilogue, ou d’envoi, les cinq personnages de la pièce nous dirent ensemble :


C’est la morale de Boccace :
Entre tous les amans seul amant efficace,
Il arrive un moment, dans les déduits d’amour.
Où le muletier a son tour.


« Muletier, » ce mot seul, n’est-ce pas, impliquait, imposait l’Espagne. Et quant à l’heure, où pourrait-elle mieux sonner que dans la boutique d’un horloger ? Ainsi, pour M. Franc Nohain, la question de lieu se trouva tout naturellement résolue.

Donc un horloger de Tolède, appelé Torquemada, est l’époux un peu mûr, un peu froid, de la jeune et ardente Concepcion. L’épouse, pour contenter sa flamme et sa jeunesse, a tout juste par semaine une heure, celle que Torquemada consacre, horloger de la ville, au réglage des cadrans et balanciers municipaux. Justement il vient de partir en tournée hebdomadaire et l’horlogère passionnée attend le jeune Gonzalve. Mais un client est là, Ramiro le muletier, qui n’entend pas quitter la place avant le retour de Torquemada. Pour éloigner le fâcheux, dont elle a d’ailleurs tout de suite remarqué la taille et la carrure, l’ingénieuse Concepcion le prie de vouloir bien monter là-haut certaine horloge, fort lourde, et que depuis longtemps en sa chambre elle veut placer. Affaire d’un moment, et très court ; cinq minutes après, il faut derechef expédier le gaillard, trop diligent et revenu trop tôt. Qu’à cela ne tienne : la señora, feignant une méprise, ou bien un caprice, enjoint au robuste et complaisant déménageur d’aller rechercher la première horloge et d’en hisser, à la place, une deuxième. Celle-ci pèse un peu plus, contenant le petit amoureux, qui vient de s’y blottir. L’amoureuse, pleine d’espoir, l’accompagne et, librement, le déballera là-haut.

Espoir trompeur : le freluquet n’était qu’un amoureux transi, bon tout au plus à chanter la romance à Madame, laquelle, ironique et dépitée, le fait redescendre aussitôt. Cependant un nouveau galant est survenu : Don Inigo Gomez, vieil et gros homme de finance. Pour surprendre la belle, il s’est également, avec plus de difficultés, introduit dans l’horloge no 1. Concepcion l’y découvre et, sans perdre un instant, car l’heure passe, elle le fait transporter et le suit à son tour, augurant mieux de ce second transport. Hélas ! de la gaine trop étroite, le bedonnant banquier essaie en vain de sortir. Autrement déçue, mais déçue toujours, nous voyons redescendre encore la deux fois malcontente horlogère. Alors, n’y tenant plus et mesurant des yeux le porteur infatigable, toujours prêt à la servir, elle remonte précipitamment avec lui, sans horloge.

L’heure est passée. L’horloger revient et trouve deux de ses horloges occupées. Commerçant avisé non moins que mari débonnaire, il n’impose aux deux occupans d’autre pénitence que l’achat de leurs deux asiles. Madame n’aura pas l’heure dans sa chambre ; mais tous les matins, en passant devant sa fenêtre, le muletier la lui dira.

« Pourtant, je ne suis pas ravelliste ! » s’écriait, le soir de la « première, » une auditrice que la musique de M. Ravel avait exaltée. Et ce cri nous parut signifier deux choses : premièrement qu’il existe en musique aujourd’hui, sous le nom de « ravellisme, » une doctrine, voire une religion, peut-être une hérésie ; de plus, que le musicien de l’Heure espagnole s’était surpassé lui-même, et si haut, ou de si haut, en cet ouvrage, que pour le coup il forçait l’admiration des indifférens, voire des rebelles.

Il est vrai, la partition de M. Ravel contient quelques passages qui ne sont pas insupportables, même à la lecture. Pages 12 et 13, page 20, pages 88 et 98, deux, trois et jusqu’à neuf mesures de suite, par le rythme ou la mélodie, offrent un sens, un semblant de forme, et l’apparence d’être à peu près de la musique, ou ce que par ce mot on entendait communément autrefois. C’était d’abord quelque chose d’établi, de fondé sur des élémens premiers, solides et reconnaissables. On les nommait « idées » et, dans le sens musical même, on savait, à peu près, ce que voulait dire ce nom. Mais la musique était encore autre chose. Comme une base, elle avait une suite : elle comportait l’ordre et la logique, In discipline, la hiérarchie et le développement. Elle se permettait aussi la facilité, l’abondance, la prodigalité même. Enfin, à l’occasion, elle ne se refusait ni la gaîté, ni l’esprit.

La musique de M. Ravel n’est assurément pas aujourd’hui celle qui ressemble le plus à la musique de ces temps lointains. D’abord, en un sujet comique, elle nous parut triste mortellement, sans un éclat, sans un éclair, sans un trait et sans un accent. Le plaisir que d’aucuns y trouvent doit être une forme de la délectation dite morose. Plaisir sombre, et maigre plaisir, l’ampleur étant ce qui manque le plus à cet art. Il n’en est pas d’aussi menu, d’aussi modique. Lorsqu’il parlait, récemment, de « musique au compte-gouttes, » notre sage et spirituel confrère M. Adolphe Boschot pensait peut-être à cette musique-là Chaque goutte en est amère, si ce n’est acide. Elle irrite et ne rafraîchit point. Cette œuvre, une comédie lyrique ! En vérité, du lyrisme ou du comique, je ne sais trop ce qui fait ici le plus défaut. Mais ce qui ne s’y trouve pas, et cela, pour le coup, je le sais bien, c’est l’entrain, la verve et l’allégresse, la franchise, le naturel et la liberté. Ici tout se contraint, se restreint, sans que rien se détende et se déploie. Quelle parcimonie, ou plutôt quelle misère ! Pas un contour, pas une ligne ; des points, et comme des hachures, ou des piqûres sonores. Aucune tenue et nulle suite. Partout, à la place d’une idée, une impression, fausse souvent, et toujours fugitive. Parmi tant de relations, de convenances, dont l’ensemble compose l’art musical ainsi que les autres arts, le rapport entre les notes et les mots, entre le son et le verbe, est peut-être le moins juste et, de parti pris, le plus altéré. Ni les voix ne s’accordent avec l’orchestre, ni les intonations avec les paroles. Et déjà cela crée, dans un double domaine, une double contradiction. Mais elle s’étend plus loin encore : elle affecte, elle gâte également deux autres ordres de la musique, celui de la mélodie et celui de l’harmonie, car il semble bien que M. Ravel prenne le même plaisir à porter le même trouble dans la succession des sons et dans leur groupement ou leur alliance. De mélodie, il n’y en a là proprement aucune. Des harmonies, il n’en est guère que de celles dont on souhaiterait qu’elles ne fussent point. Enfin les sonorités et les timbres témoignent de moins d’invention que de recherche et d’artifice. Au début, un petit charivari d’horloges, pendules, coucous, ne manque pas d’une certaine drôlerie. Mais cet orchestre a généralement le défaut, puéril, de vouloir figurer le détail, et le moindre, de la matière, ou du matériel, plutôt que de l’esprit. Pas une porte ne se ferme, pas une horloge n’est placée, déplacée, replacée, qu’une note, un rythme, un accord, n’en prétende imiter le mouvement et le bruit. Quant à la comédie elle-même, tout en échappe, le dedans surtout, à cette musique recherchée et vaine. Elle ignore également l’ampleur de l’opéra bouffe, la finesse de l’opéra-comique et la caricature chère à l’opérette. L’Heure espagnole rappelle aussi peu le Mariage secret, le Barbier de Séville ou Falstaff, que la Servante maîtresse ou le Tableau parlant, ou cette Vie Parisienne, qui vient de nous donner, de nous redonner un très musical plaisir. D’Offenbach ou de l’autre, le meilleur musicien, j’entends le plus abondant, le plus ingénieux et le plus simple à la fois, le plus divertissant, avec le plus de malice, n’est peut-être pas celui que les Ravellistes pensent. Le bottier et la gantière, en musique ou par la musique, ont une autre finesse, une autre ampleur que l’horlogère et le muletier. Si M. Ravel s’est flatté, çà et là, de nous divertir avec la mise en musique des moins musicales ou « musicables » paroles, il faut avouer que le chœur fameux : « Nous sommes employés de la ligne de l’Ouest ! » ou l’ensemble, non moins populaire : « Son habit a craqué dans le dos ! » demeurent, après l’Heure espagnole, les chefs-d’œuvre authentiques et non encore égalés de ce genre paradoxal et que le paradoxe même rend bouffon. Et puis, et surtout, — il y faut revenir, — un art tel que celui de M. Ravel, de qualité douteuse, est pour ainsi dire une quantité négligeable, tant il est sec, étroit, chétif, tellement la source et la veine en est avare. Difficiles nugœ. Combien en connaissons-nous, de ces bagatelles difficiles, de ces pénibles riens, que les « jeunes maîtres » de l’heure, espagnole ou non, s’appliquent, sérieux, prétentieux, à nous accommoder et à nous servir ! La musique entre leurs mains se réduit et se volatilise. Ils la dépouillent, sous prétexte de la dégager ; croyant l’assoupli ils la désarticulent et la rompent. Ouvriers soi-disant de progrès, ils ne le sont que de décadence. Ils ne vont point vers la vie, mais vers le néant, et si l’on parlait non plus de leur musique, mais à leur musique même, on serait tenté de lui dire, ou de lui redire :


Mais je pense, entre nous, que vous n’existez pas.

La musique existe, au contraire, elle vit et crée de la vie dans le premier acte, c’est-à-dire dans la moitié de l’opéra nouveau de M. Massenet, Thérèse. Il est nouveau pour les Parisiens, les Monégasques en ayant eu la primeur.

Thérèse est jusqu’à présent la dernière femme de M. Massenet : la onzième, sauf erreur, et encore en comptant celles-là seules dont les œuvres où elles figurent ne portent pas le nom. Ce catalogue va de la naissance d’Eve, — il était difficile de commencer plus tôt, — jusqu’à nos jours (la Navarraise, ou Sapho). Dans la série, Thérèse représente la Révolution. Le mari de Thérèse, André Thorel, est lui-même représentant du peuple et Girondin. Nous sommes en octobre 1792, à Clagny près Versailles, dans un parc et devant le perron d’un château. Sous les arbres, qui s’effeuillent, un régiment, qui part pour la frontière, s’est arrêté. Nous ne tardons pas à savoir que ce domaine avait pour maître Armand de Clerval, un émigré. André, fils de l’intendant des Clerval, a grandi près d’Armand. Républicain, mais honnête, voire généreux, il vient d’acheter Clagny pour le rendre à l’exilé, si l’exilé revient un jour. Et voici qu’aujourd’hui même, celui-ci reparaît, sous un déguisement, furtif, ramené par l’invincible désir de revoir son pays, son foyer, et surtout la jeune orpheline, autrefois sa compagne aussi, qu’il aima, dont il fut aimé, Thérèse. Hélas ! non pas l’oubli, mais la raison, la résignation, le devoir, que sais-je, l’ont faite l’épouse d’André, son épouse loyale et qui veut lui demeurer fidèle. André ne sait rien de ce passé, d’ailleurs innocent. Viendrait-il à le connaître, qu’il n’en prendrait nul ombrage : nous sommes entre gens magnanimes. Thorel commence par sauver Armand des soldats et da la foule soupçonneuse. Puis, rentrant à Paris avec Thérèse, il l’emmène et le cache en sa maison.

Quelques mois après, juin 1793. La Révolution s’est mise à dévorer ses enfans. Se sentant menacé, perdu peut-être, André veut du moins assurer le salut d’Armand. Il lui remet un sauf-conduit et se rend à l’Assemblée, où d’urgence on l’appelle. Armand alors est tenté, de la tentation qu’on devine : fuir, mais pas seul, et cela manquerait assurément de délicatesse. Mais la noble Thérèse lui résiste et le décide à partir, sans elle. Rester, avec elle, eût tout de même été plus élégant. Cette pièce est délibérément à l’honneur des républicains. Non pas, il est vrai, de tous. Voici que sous les fenêtres de Thérèse éclate un bruit de foule et d’émeute. Dénoncé, arrêté, c’est André qu’on mène au tribunal, et par conséquent à l’échafaud. Thérèse alors, de son balcon, jette à la populace un cri : Vive le Roi ! Sa chambre est envahie aussitôt, on la saisit, on l’entraîne. Les époux mourront ensemble : André pour Armand, Thérèse avec André, et pour lui sans doute, mais peut-être, en secret, aussi pour l’autre.

On ne doit jamais désespérer de M. Massenet : il a des retours imprévus et d’agréables surprises. Je n’en sais peut-être pas une plus heureuse que le premier tableau de Thérèse à peu près tout entier. « Même de la facilité, » comme dit Musset, et, comme dit Beaumarchais : « Pour le sentiment, c’est un jeune homme qui… » M. Massenet, qui n’est plus un jeune homme, a gardé l’un et l’autre de ces dons. Presque tout le premier acte de Thérèse, jusque dans le moindre détail, est écrit avec aisance et comme en se jouant. Il y a plaisir à voir, à entendre « traiter » ainsi, du bout des doigts, ou des lèvres, une chanson militaire, une chanson de marche. Dès les premières mesures du prélude, est-ce le Ça ira qui gronde ? Au rythme du moins, on le croirait, sans en être bien sûr, On dirait plutôt que le spirituel musicien s’amuse à nous faire peur. Il est permis de trouver de l’emphase, de la lourdeur, quelque chose de trop ronronnant, et ronflant, dans le rôle de l’époux baryton. La faute n’est pas seulement celle du rôle, mais de l’interprète. Il en ajoute, il en remet. Pour forcer ou pousser la note, il n’y a pas que les ténors ; on peut exagérer, même dans le grave. Mais une page au moins de ce rôle marital est bien jolie et digne d’un amant. Elle en rappelle une autre, de Musset, dans On ne badine pas avec l’amour. Comme Perdican et Rosette, sur le cristal d’une fontaine, Thorel et Thérèse sont penchés. « Nous vois-tu tous les deux dans la source, appuyés l’un sur l’autre ? Vois-tu tes beaux yeux dans les miens ? Regarde tout cela s’effacer. Regarde comme notre image a disparu ; la voilà qui revient peu à peu ; l’eau qui s’était troublée reprend son équilibre ; elle tremble encore ; de grands cercles noirs courent à sa surface ; patience, nous reparaissons ; déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ; encore une minute, et il n’y aura plus une ride sur ton joli visage ; regarde ! » Ainsi parle — à peu près — l’honnête Girondin à sa vertueuse épouse. Et n’allez pas croire au moins que nous soyons dupe de l’analogie ou de la réminiscence littéraire et que dans cette musique nous entendions surtout un écho de cette poésie. Non : la musique en cette scène agit, opère seule, et par ses propres moyens. Ils sont ingénieux, délicats et, dans une certaine mesure, nouveaux. Original est l’orchestre : original d’abord comme sonorités ou comme timbres. Quels sont-ils ? Je ne sais plus au juste, et me rappelle seulement qu’ils me parurent délicieux. Très élégant, le dessin, et très pures les lignes : parallèles pour commencer, en quartes conjointes, puis s’éloignant par mouvement contraire, et pareilles alors aux « grands cercles noirs » qui courent à la surface de l’eau. Le chant lui-même enchante : il est discret, mais expressif, et, se mouvant dans un espace, dans un ambitus étroit, ce qu’il sacrifie en étendue, il le regagne en profondeur. Les trois premières notes, qui reviennent de place en place : O Thérèse, regarde ces trois notes seules ont leur prix. Le compositeur n’a pas souvent trouvé quelque chose de plus tendre et de plus sincère dans l’ordre, non pas même de la mélodie, mais de l’intonation.

D’excellentes pages viennent alors et se suivent, sans hâte. Ici vraiment, chose rare aujourd’hui, le musicien a pris le temps de faire de la musique, et nous laisse, à nous, le loisir d’en entendre. Encore une fois, rien ne l’a pressé et rien ne nous presse. Rien ne manque et rien n’est de trop. Il est donc vrai que la musique, et la nôtre, peut être ou redevenir un plaisir, une émotion ! Après l’heure espagnole, ou soi-disant telle, oh ! la bonne demi-heure, et si française ! C’est à la française qu’est ordonné, composé tout cet épisode : avec mesure, avec goût, avec une harmonie heureuse qui fait de ces quelques pages une chose homogène et diverse, régulière et libre en même temps.

Le style de M. Massenet est excellent ici parce qu’il n’y est pas seulement habitude de l’esprit, mais de l’âme. Habitude, et non routine : aucune forme n’y dégénérant en formule vide de pensée et de sentiment. Celui-ci, hormis peut-être, çà et là, tel « départ » ou telle cadence un peu précipitée, se contient plutôt qu’il ne se déploie, et cette réserve donne à la musique un charme grave, intérieur, qui se concentre au lieu de se dissiper. J’aime le sérieux de certaines phrases, la profondeur de certains accens de Thérèse s’abandonnant sans lâcheté, mais non sans mélancolie, aux souvenirs, aux regrets dupasse. Et tenez ! au lieu du nom de Thérèse, j’allais en écrire un autre, celui de Charlotte. C’est dire assez l’œuvre de M. Massenet, — son chef-d’œuvre avec Manon, plus que Manon peut-être, — dont l’influence est reconnaissable ici. Il y a du Massenet de Werther en ce premier acte : un Massenet tendre, élégiaque, passionné certes, mais sans afféterie, sans faiblesse morbide comme sans spasmodique violence. L’ « entrée » d’Armand de Clerval est une page de musique non seulement expressive, mais franche, solide, à base de quatuor : musique où rien ne trompe, où rien ne triche, où rien ne ment. Tout y est à sa place, tout y vient à son tour. Les premières paroles d’Armand succèdent, juste quand il faut, à la symphonie dont s’accompagnait son retour. Elles se posent une par une, lentes, craintives, sur les degrés descendans d’une ingénieuse série d’accords. Entre elles s’étendent et se creusent des espaces muets. Voilà de la bonne déclamation lyrique. Elle est verbale d’abord : entendez que, servante de la parole, elle en dégage, en accroît le sens ; mais de plus elle est musicale, employant toutes les ressources de la musique : la voix, cela va sans dire ; les sonorités ou les timbres ; l’harmonie, témoin ces accords qui se dégradent ou se fondent les uns dans les autres ; enfin cet élément précieux et trop négligé des musiciens : le silence.

Et comme il est bien composé, bien conduit et bien construit, le monologue d’Armand ! On en pourrait dessiner, ainsi que d’une architecture sonore, le plan, la coupe et l’élévation. Naturellement, ce n’est pas un air ; mais c’est encore moins un assemblage, sans ordre et sans lien, non pas même de lignes, mais de points. Mouvement, mélodie, modulations, et jusqu’à la montée de la voix, tout concourt et converge vers un sommet où, sans effort, sous la seule impulsion du sentiment, la musique tout entière finit par atteindre et s’épanouir.

« Practical and poetical basis, » disent volontiers nos confrères anglais, pour distinguer les deux élémens, l’un technique, et l’autre idéal, de notre art. Tous les deux se mêlent en ces quelques pages dignes de louange. La forme s’y reconnaît, et le style, tantôt de Werther et tantôt de Manon. Vous souvient-il, dans Manon, de l’acte du Cours-la-Reine ? Il renferme un délicieux épisode, un dialogue de peu d’instans entre le comte des Grieux et Manon. Tout autrement traitée, atténuée et comme éteinte, la scène pourtant fait penser à celle du père Duval et de Marguerite dans la Traviata. Aux sons d’une musique lointaine, et légère, et dansante, se répondent à mi-voix, à demi-mot, à mots couverts, des propos tristes et doux. Il n’y a pas beaucoup d’exemples, dans la comédie lyrique moderne, d’un rapport aussi délicat, d’un partage aussi juste et aussi harmonieux entre l’orchestre et le chant. Le premier acte de Thérèse en offre un second modèle : c’est un menuet, qu’un invisible clavecin mêle aux souvenirs, aux regrets échangés par les deux vertueux amans. Non pas que l’originalité, la valeur du morceau même soit insigne ; mais il est à sa place, il vient à propos, et le timbre seul de l’instrument suffit à répandre un charme d’évocation qui nous enveloppe et nous attendrit. Autour du menuet, au-dessus, les deux voix évoluent avec grâce. L’effet est bien celui de Manon : semblable est le procédé, ou le style, et la poésie est pareille.

Enfin, dans le paysage d’automne et de crépuscule, sous la tombée lente des feuilles, cette musique est deux fois « couleur du temps : » couleur de l’arrière-saison, couleur aussi d’un passé qu’il semble qu’elle honore et qu’elle pleure. Il y a là, partout sensible, imprégnant, à la manière d’un parfum, l’atmosphère sonore, je ne sais quel adieu mélancolique à tout un ordre, à tout un idéal qui s’évanouit. Ainsi la musique dépasse les personnages ; elle devient le signe mystérieux d’un changement de l’histoire. En vérité, parmi les « Échos de France, » quelques pages du premier acte de Thérèse mériteraient d’être recueillies et gardées.

Le second acte est moins digne de mémoire. Et puisque l’un rappelle l’ancien régime, l’autre représentant la Révolution, nous ne nous plaindrons pas que celui-là soit le meilleur.

Le meilleur des trois interprètes de Thérèse est M. Clément. Il a chanté le rôle d’Armand avec beaucoup de goût et de mesure. Au contraire, il y a toujours de l’excès dans la manière ou dans les manières, vocales et dramatiques, de M. Albers. Enfin, quelqu’un disait à côté de nous, tout à côté, parlant de Mlle Lucy Arbell, que la musique a l’air de s’écouler à travers sa voix.


À l’Opéra, l’acte d’un opéra nouveau le plus difficile à passer est le premier. Il faut suivre avec attention la pantomime et l’action scénique pour trouver dans ce qui se voit une connaissance du drame que refuse à notre esprit la constante et complète inintelligibilité de ce qui se chante. « L’ennui, » comme disait l’autre, « c’est que la musique empêche d’entendre les paroles. » Il ne croyait pas si bien dire. Les chanteurs contemporains prononcent de plus en plus mal, sans pour cela chanter de mieux en mieux.

Premier acte de Siberia : le vestibule d’une riche et russe demeure. Scène entre deux domestiques, une gouvernante et un valet de chambre. Nous sommes chez un prince, lequel entretient en son palais une aimable personne, du nom de Stephana. Arrivent quelques in\ités, qui paraissent appartenir au monde militaire. Stephana se faisant attendre, on passe dans le salon de jeu. L’héroïne rentre bientôt, vêtue en ouvrière. Ainsi déguisée, elle s’était attardée chez un petit officier, Vassili, moins opulent que le prince, mais plus jeune, plus aimé, et mieux. Vassili arrive à son tour, étant, à ce qu’il m’a semblé, quelque chose comme le filleul ou le neveu de la niania. Scène d’amour ; puis, le prince et ses hôtes survenant, querelle, duel au sabre, le prince est pourfendu par Vassili.

Second acte. Dans le steppe neigeux, une halte de condamnés en route pour la Sibérie. Vassili fait partie du lamentable convoi. Soudain, un bruit de grelots : un traîneau s’arrête, Stephana en descend, et souriante, héroïque, rachetée par l’amour, à côté de celui qu’elle aime, elle prend le sinistre chemin.

Troisième acte : Les mines du Trans-Baïkal, où travaillent les forçats. L’un d’entre eux, nommé Gléby, voleur et faussaire, connaissant le passé, — dont il fut autrefois le premier et le plus responsable auteur, — de la pauvre Stephana, l’en accable outrageusement, ainsi que Vassili. Tout de même, il avait paru que celui-ci, dès le premier acte, devait être au courant de bien des choses. Dispute, échange d’injures et de coups entre les deux hommes, sous le regard de factionnaires indifférens, à moins qu’ils ne soient complices. Je ne sais pas très bien, j’ai peur de ne jamais très bien savoir. Ensuite un garde-chiourme propose aux deux malheureux amans, dont le malheur et l’amour l’ont touché, de faciliter leur fuite. Mais le traître Gléby veillait, ou bien le garde-chiourme lui-même était un traître. Là encore je ne suis pas très sûr. Un coup de feu retentit : il se sera trouvé, dans le nombre, une sentinelle attentive. Rentre Vassili, portant Stephana mourante. Elle meurt entre ses bras ; sans elle, il lui faudra continuer de souffrir. Et l’on dirait que ce livret, où se mêlent, à la russe, l’horreur et la pitié, fut composé, pour le public de l’Ambigu, par un Dostoïevsky de mélodrame et un Tolstoï de roman-feuilleton.

La partition n’est pas d’un art très relevé. Il arrive souvent aux modernes musiciens d’Italie de n’être plus guère eux-mêmes, comme nature ou comme fond, et, quant à la forme, au style, de rester au-dessous des autres, qu’ils tâchent d’imiter. Plus d’une œuvre ultramontaine témoigne de cette incertitude et souffre de ce malaise. On en trouverait des signes nombreux dans Siberia. L’esprit, l’esprit italien d’autrefois y est dégénéré ; sommaire en est l’écriture, ou la lettre. La partie essentielle, ou qui devrait l’être (le drame de passion), est la plus faible et la plus vide. Tel épisode, au contraire, a son prix. Le premier acte se partage, — musicalement, — entre le mélodrame et l’opérette. Le petit chœur des invités militaires est, dans le second genre, quelque chose d’assez plaisant. Par trop romance est une romance de Stephana. Quand Mlle Cavalieri la chanta, vêtue en grisette « des années 40, » on crut voir Loïsa Puget elle-même. Et bientôt Vassili-Muratore, dont l’uniforme rappelait celui de la garde nationale, acheva cette rétrospective et bourgeoise évocation.

Le second acte a de la puissance. Il ne se passe pas, comme le premier, dans le grand monde, mais dans le plus misérable et le plus bas. Il est d’un réalisme, ou d’un « vérisme, » que ne craignent point aujourd’hui les compositeurs italiens, mais que la pitié, la fameuse pitié russe, sauve de la bassesse et attendrit. Le tableau représente, nous l’avons dit, l’arrivée, la halte et le départ des forçats. Ils chantent un chant russe, un chant populaire. On le sait, l’intervention de l’élément simple, instinctif et naturel dans une œuvre d’art, dans une œuvre nécessairement composée et jusqu’à un certain point fictive, ne manque jamais de surprendre et d’émouvoir. L’effet se produit ici, comme toujours. Ce n’est rien, cette complainte des pèlerins de honte et de douleur ; c’est moins que rien, musicalement, auprès de certaines polyphonies illustres, chœurs de Fidelio ou de Tannhäuser, chœurs aussi de pèlerins ou de prisonniers. Et pourtant cela ne nous touche guère moins. Rappelons-nous et comprenons ici un trait du comte Alexis Tolstoï, qu’Eugène-Melchior de Vogüé rapporta. Pour la femme qu’il aimait, Tolstoï ne trouvait rien d’assez beau, dans les trésors de la musique et de la poésie. Alors il se souvint, était-ce d’un pâtre ou d’un chamelier d’Orient, qu’il avait entendu naguère. Il le lit rechercher, puis il l’envoya vers sa maîtresse, ne sachant rien d’égal, parmi les plus fameux chefs-d’œuvre, à l’humble chant que le génie de la race, à travers les âges, avait formé.

À côté de cette inspiration populaire, et russe, l’art du musicien d’Italie n’est point à mépriser dans le second acte de Siberia. Tel épisode, maint détail même, comme l’arrivée de la poste, est pittoresque et vivant. Surtout le prélude symphonique ne manque ni de grandeur, ni de caractère. Le vent y est imité par l’inévitable chromatisme, la musique n’ayant pas encore trouvé d’autre moyen d’exprimer les mouvemens de l’atmosphère. Mais le thème principal est expressif avec vigueur et sobriété. Enfin quelques passages, pittoresques aussi, du troisième et dernier acte, seraient à retenir : un carillon de cloches, un intermède de musique de scène pour instrumens à cordes, la plainte lointaine des mineurs au travail. Les alentours ou les accessoires, en un mot les dehors, paraissent favorables au talent, plutôt extérieur, de M. Giordano.

Malgré la nationalité de Mlle Cavalieri et le nom de M. Muratore, c’est l’italianisme, j’entends la verve, le brio, l’exubérance, qui manqua surtout à l’interprétation générale de Siberia. M. Muratore est plus à son avantage en d’autres rôles. Quant à sa partenaire, fit-elle sagement de quitter un de nos grands music-halls pour le plus grand de tous, et de vouloir passer, monter de l’art chorégraphique à l’art vocal ? On aurait envie de lui dire, avec La Fontaine, ou à peu près : « Vous dansiez, nous en étions fort aises. Pourquoi chanter maintenant ? »


Le flot étranger se retire à peine de notre sol. Que de « grandes saisons » exotiques faut-il donc aujourd’hui pour faire une saison de Paris ! Après les Russes chantans, il en est venu, ou revenu, de dansans. Ils ne nous convièrent point au spectacle de leurs ébats. Un cycle d’opérettes viennoises, un autre d’opérettes anglaises, deux cycles de la Tétralogie wagnérienne, ces derniers dirigés à l’Opéra par MM. Weingartner et Nikisch, cela fait quatre cycles, et qui nous furent également fermés. Plus accueillant se montra le Congrès parisien et régional de chant liturgique et de musique d’église. Là nous étions, le croiriez-vous ! clercs et laïques, entre Français. La session fut intéressante. Les offices, le plus souvent célébrés à Saint-Eustache, en firent le principal attrait. Strictement conformes à la lettre comme à l’esprit de l’admirable motu proprio de Pie X, ils ont encore une fois démontré, ces offices exemplaires, la beauté supérieure des deux formes par excellence de la musique d’église, l’étroite convenance de l’une et de l’autre avec l’église et la prière à l’église, autrement dit avec l’objet et le lieu de cette musique même. Moins nombreuse qu’on ne l’eût souhaité, l’assistance le fut cependant plus qu’on ne s’y attendait. Surtout, elle parut attentive, recueillie, souvent émue. À la voir écouter, on eût dit qu’elle sentait l’approche, le progrès et déjà la victoire d’un charme, d’un idéal repoussé trop longtemps, mais dont elle ne sait ni ne veut plus se défendre. Il appartient aux pasteurs de hâter l’heureuse défaite de leurs ouailles. Elle est assurée, elle est fatale. Rappelez-vous l’affirmation, le commandement du poète : « Dieu parle, il faut qu’on lui réponde. « Il le faut en effet, et pour la parole divine comme pour les réponses humaines, le chant grégorien et le chant alla Palestrina sont les deux modes les plus beaux que la musique ait créés.


CAMILLE BELLAIGUE.