Revue musicale - 30 juin 1899

Revue musicale - 30 juin 1899
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 219-226).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra-Comique : Cendrillon, conte de fées, d’après Perrault ; poème de M. H. Cain, musique de M. Massenet.


L’Opéra-Comique a donné Cendrillon, sans doute la dernière du nom dans la musique du siècle qui s’achève. J’aurais souhaité, rêvé plutôt, car la chose n’irait pas toute seule, qu’il en représentât deux autres : celle de Nicolo (1810) et celle de Rossini (1817). Au point de vue de l’esthétique et de l’histoire, un tel concours eût offert quelque intérêt. Mais il aurait fallu, pour l’instituer, qu’un théâtre fût ce qu’il devrait être : un peu une école et plus encore un musée. Or nos théâtres de musique ne sont rien de tout cela.

Le succès de la Cendrillon de Nicolo fut énorme ; l’œuvre même est des plus minces. Elle offre en réduction et comme en miniature les qualités de l’ancien opéra-comique. Inférieure à Joconde, le chef-d’œuvre de son auteur, elle est encore plus au-dessous des ouvrages de Grétry et surtout de Méhul. C’est une dernière goutte de vendange, un reste de vin de France, mais d’un petit vin, très dépouillé aujourd’hui. Etienne, l’auteur du livret, accommoda le conte de Perrault au goût du jour et même de la veille. Il réduisit la part de l’imagination et de la féerie pour augmenter celle de la sensibilité et de la morale. Il transforma la marraine, qui était fée, en un magicien bienfaisant et raisonneur, Alidor, dont le prince Charmant n’est plus que le vertueux élève, et qui, pour éprouver le bon cœur de Cendrillon, se montre d’abord à elle sous les traits d’un mendiant. La pièce est émaillée d’honnêtes sentences et de conseils édifians. Vieillotte, elle aussi, menue et chevrotante, la musique a cependant passé moins que le « poème. » Plus d’une page est restée vraiment agréable : un air du prince, délicieux de mélancolie et d’amoureux désir ; la fameuse complainte de Cendrillon : Je suis modeste et soumise, et surtout le refrain. devenu plus populaire encore : Il était un p’tit homme, qui s’appelait Guilleri. Henri Heine écrivait dans Lutèce, à propos du Déserteur : « Voilà de la vraie musique française ! La grâce la plus sereine, une douceur ingénue, une fraîcheur semblable au parfum des fleurs des bois, un naturel vrai, vérité et nature, et même de la poésie. Oui, cette dernière n’est pas absente, mais c’est une poésie sans le frisson de l’infini, sans charme mystérieux, sans amertume, sans ironie, sans morbidezza, )e dirais presque une poésie jouissant d’une bonne santé. » Sans être aussi vrai que du Déserteur, très supérieur à Cendrillon, cela ne laisse pas d’être un peu vrai de Cendrillon. Dès les premières scènes, dans la chanson de Compère Guilleri, qui court à travers le caquet des deux sœurs se parant pour le bal, on reconnaît le caractère ou l’idéal français défini par l’écrivain allemand. J’entends certain idéal, car alors déjà nous en avions plus d’un, et, trois années avant Cendrillon, Joseph, dont nous parlerons bientôt, en révélait un autre. Mais, par la grâce et l’ingénuité, par la fraîcheur et le naturel, par la vivacité, l’esprit, la précision un peu sèche et l’élégance un peu frêle, la chanson de Cendrillon était bien française.

Six ou sept ans après, et des cendres du même foyer, une autre allait s’élever. Oui, tout autre, et pour marquer la différence, le contraste même de deux races et de deux génies, ce peu de notes pourrait suffire. La situation, le moment et le lieu, tout est identique. Les deux péronnelles sont encore à leur toilette et, comme la Cendrillon de Nicolo, la Cenerentola de Rossini se tient assise « dans un petit coin du feu. » Mais la pensée, mais le style, tout est changé. Aujourd’hui plus que jamais, la vérité d’au delà des Alpes est traitée d’erreur en deçà. Dans la Cenerentola, presque tout nous semble faux, et même fou ; non seulement à côté, mais au rebours du sujet. De notre Cendrillon, celle de notre pays, de notre enfance et de nos rêves, nous ne retrouvons plus rien ici. « Cenerentola, contralto. » — Quelle antithèse, pour ne pas dire quelle contradiction, entre ce petit nom et cette grosse voix ! Una volta c’era un re, « Il y avait une fois un roi. » Je me souviens d’avoir entendu, peu d’années avant sa mort, l’Alboni chanter cette ballade, qui, dans l’opéra bouffe italien, occupe la même place que Compère Guilleri dans l’opéra-comique français. Elle chantait assise, et depuis longtemps il n’était plus de cheminée dont le manteau pût l’abriter tout entière. La voix, quelques notes au moins de cette voix, avaient gardé leur puissance avec leur chaleur. Tout était colossal, la chanteuse, le son et même la chanson. Sans doute la canzone italienne est beaucoup moins que le refrain de Nicolo selon l’esprit et le sentiment du personnage : elle le dépasse et le déborde, ou plutôt elle l’écrase du premier coup. Mais, du premier coup aussi, elle s’élève au-dessus de la convenance particulière, qu’elle méprise. Elle atteint à la beauté générale, absolue, qui ne dépend en quelque sorte ni de la parole, ni du sujet, qui n’a d’autre cause et d’autre fin que soi. C’est en soi, rien qu’en soi, qu’une telle mélodie est admirable. Et pourtant elle nous emporte plus loin, plus haut qu’elle-même, plus haut surtout que la pauvre petite mélodie française. Elle possède justement l’espèce de poésie dont son humble sœur est dépourvue : elle a le charme mystérieux et le frisson de l’infini.

Par la profondeur et pour ainsi dire le lointain, cette page est unique dans la Cenerentola. Le reste n’est qu’éblouissant. Les incessantes vocalises rendraient sans doute un peu difficile l’audition de la Cenerentola ; peut-être même en rendent-elles l’exécution impossible : cette musique-là ne saurait se passer d’être chantée, et très bien. Mais, nonobstant les vocalises, que dis-je, quelquefois des vocalises mêmes l’esprit et la joie sortent comme un torrent. Oui, comme un torrent, et non plus, ainsi que de la Cendrillon française, comme un filet. La Cenerentola n’offre pas trace de sentiment ou de féerie : tout y est tourné au comique et très souvent à la charge. Parti pris sans doute, mais pris et soutenu avec une verve intarissable, avec une insouciance, un naturel, un génie enfin, dont le signe ou plutôt la nature même est l’abondance, et non la pureté.

Il y a dans la Cenerentola des choses misérables ; il y en a d’exquises et qui rappellent Mozart ; il y en a de puissantes et grandioses à force d’être bouffonnes : l’air fameux de Don Magnifico ou certaines confidences faites au prince par Cendrillon, touchant le remariage de son père, sa marâtre, ses demi-sœurs et le désordre de la famille, tout cela court, tout cela chante, tout cela parle et rit, tout cela est vivant. Et le principal élément de cette vie est la rapidité. L’esprit, en musique, consiste le plus souvent dans la vitesse. La musique italienne est peut-être la plus spirituelle, parce qu’elle est la plus prompte ; polyphonique à sa manière, elle aime beaucoup de notes de suite ; la musique allemande préfère beaucoup de notes à la fois.

Et pourtant, c’est à propos de la Cenerentola que Stendhal écrivait : « La musique est incapable de parler vite. » Il est vrai qu’un peu plus loin il définit un des morceaux du même ouvrage « une des choses les plus entraînantes que Rossini ait écrites dans le style vif et rapide où il est supérieur à tous les grands maîtres, et qui forme le trait saillant de son génie. » Mais Stendhal n’aima jamais, hormis deux ou trois pages, la musique de la Cenerentola. Je ne sais par quelle exception, ou quelle contradiction, le plus rossinien des critiques put se montrer sévère pour une œuvre aussi purement rossinienne. Il lui fait des reproches étranges. « La musique de la Cenerentola, dit-il, me parait manquer de beau idéal... Elle fixe constamment mon imagination sur des malheurs ou des jouissances de vanité, sur le bonheur d’aller au bal avec de beaux habits ou d’être nommé maître d’hôtel d’un prince... Il n’y a peut-être pas dans la Cenerentola dix mesures de suite qui ne rappellent l’arrière-boutique de la rue Saint-Denis, ou le gros financier, ivre d’or et d’idées prosaïques, qui, dans le monde, me fait déserter un salon lorsqu’il y entre. »> Comme dit le bonhomme Poirier, je ne saisis pas le rapport. El je le saisis encore moins quand Stendhal prétend expliquer la bassesse ou la vulgarité de cette musique en rappelant « que cet opéra fut écrit pour les Italiens de Rome, des habitudes desquels trois siècles de la politique des Alexandre VI ont banni toute noblesse et toute élévation. »

Ce n’est sûrement pas de vulgarité que les plus renchéris pourraient accuser la Cendrillon de M. Massenet. L’esprit de finesse anime l’œuvre et la garde de l’excès. Comique ou sentimentale, elle n’est rien exagérément. Une fois, une seule, près de quitter la maison qui fut cruelle à sa jeunesse, Cendrillon a paru tomber dans la sensiblerie. Le très joli duo qui précède, — avec le père, — suffisait pour édifier et attendrir. Le monologue est par trop vertueux. Il y a là des adieux et des baisers à des tourterelles, un rameau bénit caché dans le corsage, des souvenirs d’autrefois avec des appels enfantins : « Maman ! maman ! » où triomphe trop aisément un des nombreux musiciens que sait être M. Massenet, celui qu’on pourrait appeler le Massenet des familles. Il est tout autre que le Massenet de Sapho, de Thaïs et d’Esclarmonde. Celui-ci du moins, le musicien de Cendrillon a résolu de ne pas l’être. Il y a merveilleusement réussi. J’admire comme il a modéré ses ardeurs coutumières et voilé pour ainsi dire les éclats de la passion sous le mystère de la féerie et le vague du rêve. Les phrases d’amour dans Cendrillon sont à cet égard très caractéristiques : celles du prince, rêvant d’abord à la jeune fille, puis la voyant paraître : mais surtout celle de Cendrillon elle-même, souvent rappelée au cours de l’ouvrage par l’orchestre ou par la voix : Vous êtes mon prince Charmant. Certes j’apprécie, lorsque je l’entends pour la première fois, le développement de la cantilène, et ses détours ou ses retours ingénieux ; je suis plus sensible encore à la qualité ou plutôt à la nature de la mélodie elle-même, et je l’aime pour sa réserve, sa modestie et sa pureté. Partout ou presque partout ainsi, la musique de Cendrillon convient au sujet et aux personnages. Si le début du duo d’amour sous le chêne des fées est une adorable chose : si la petite — oh ! toute petite — aubade printanière du dernier acte est une chose excusable, c’est, encore une fois, parce que tout cela convient, et que la convenance est une des grandes lois de l’art,

n se pourrait bien que le premier acte de Cendrillon fût un chef-d’œuvre. Il me paraît l’être non seulement par la qualité, mais par la quantité. La musique y coule de source, et d’une source qui depuis longtemps, depuis Manon et Werther, ne jaillissait plus aussi copieuse. Voici que de nouveau, dans une partition de M. Massenet, la musique, et toute musique, abonde ; mélodies, rythmes, harmonies, timbres, en un mot tous les élémens ou toutes les formes sonores sont doués, en ce premier acte, de charme, de vie et de beauté. J’observais, en écoutant Cendrillon après avoir relu la Cenerentola, que décidément le progrès ou l’évolution musicale du siècle s’est opéré dans le sens du nombre et, pour ainsi dire, de la division et de l’émiettement. Voyez comment, dans un même sujet, l’idéal va de ce qui est un à ce qui est multiple. Déformant le vieux conte de fées selon son propre génie, le maître italien n’y trouvait que l’occasion ou le prétexte d’un long éclat de rire. Plus délicat, plus attentif aux aspects divers, le maître français n’en sacrifie aucun, et sa musique, en faisant la part de la joie, réserve celle du sentiment et du rêve. Ainsi la conception de l’œuvre est moins uniforme. Et l’exécution, à son tour, comporte plus de variété. Dans la musique de Rossini, des causes simples produisent partout des effets puissans, mais sommaires. Il n’y a que deux agens d’expression et de beauté : le rythme et la mélodie ; les autres : l’harmonie et l’orchestre, ne sauraient user de leur pouvoir, qu’ils ignorent. De plus, chacune de ces deux forces, mélodie et rythme, s’exerce toujours dans le même sens et d’un seul coup. Un air, un duo, un finale, ne fût-ce qu’une phrase de la Cenerentola, tout cela n’est jamais que d’une seule pièce. Dans Cendrillon, tout cela se partage et se brise en menus éclats. L’art ancien résumait, le nôtre analyse. Et cette opération n’a rien de voulu, de réfléchi, ni d’artificiel. Elle n’est que le procédé naturel et forcé d’une musique plus souple, qui se prête et se plie mieux à la pensée, au sentiment, à la parole, et qui remplace de plus en plus par les détails infinis les vastes généralisations d’autrefois.

Détails infinis, mais qui peuvent être infiniment précieux. Sans compter qu’ici les détails sont ajustés ou plutôt fondus avec tant de grâce et d’aisance, qu’ils donnent à l’ensemble la variété sans lui retirer l’harmonie. Quelle heureuse fortune lorsqu’en M. Massenet le virtuose et l’artiste se rencontrent ! D’un bout à l’autre de ce premier acte, ils demeurent inséparables. Esprit ou gaieté, sentiment, féerie, l’équilibre est parfait entre ces trois élémens ou ces trois notes fondamentales du sujet. Le musicien arrive au comique par des moyens très divers : quelquefois par l’ampleur et d’autres fois par la vivacité. Qui voudrait étudier l’esprit dans la musique, en trouverait (ici des exemples nombreux et différens. Ce serait la première injonction de Mme de la Haltière à ses filles : Faites-vous très belles ce soir ! où la force et vraiment la grandeur burlesque tient à la chute lente de notes intenses et graves. Dans le genre contraire, ce serait une réplique goguenarde de Pandolfe, le mari : quatre ou cinq notes encore, mais vives, légères, bouclées par une cadence tournante comme une pirouette : On va l’enfermer, elle est folle ! Hélas ! le diable soit de la musique, insaisissable langage dont on ne cite rien, ne pouvant citer que les mots ! « Clair de lune empaillé, » disait Henri Heine, parlant de poésie traduite. Je me fais l’effet, quand je veux commenter cette musique lumineuse, d’empailler des rayons de soleil.

Presque tout l’acte en est criblé. Les personnages se meuvent dans la joie. Père, mère, filles, valets et servantes, fournisseurs même, coiffeurs et modistes, la musique anime tout le monde et fait vivante toute la maison. L’esprit et la gaieté ne jaillissent pas en traits épars. Un acte comme celui-là ne renferme pas de jolies choses : il est une chose exquise. Un mouvement continu l’entraîne, une atmosphère l’enveloppe, et le délicieux trio de voix féminines qui circule entre les divers épisodes et les relie ne s’interrompt que pour reparaître sous des formes incessamment renouvelées.

Après la note comique, la note sensible (excusez l’équivoque ou le jeu de mots). Jamais le musicien de Manon, de Werther, ne la donna plus juste et plus fine que dans la chanson de Cendrillon devant l’âtre. Est-ce bien « chanson » qu’il faut dire ? Mais ce n’est pas non plus complainte, encore moins romance. Les Italiens ont un mot précieux : cantabile, quelque chose qu’on chante ou qui chante. Tour à tour, en ce monologue de Cendrillon, la musique chante et parle, soupire, songe et sourit tristement. Voilà encore un exemple de ce qu’on pourrait appeler dans l’art moderne la division du travail. Au lieu de la mélodie rossinienne, très franche, très ample, un peu massive, écoutez cette mélodie qui s’éparpille et se ramifie. Mélodie continue ou infinie, telle que Wagner nous l’a faite. Noire génie français peut bien l’atténuer, mais toute musique moderne la subit et ne l’éliminera pas de sitôt. Étant de notre race, M. Massenet applique le principe avec discrétion ; il l’applique pourtant. En cette scène charmante, où la vérité n’a d’égale que la variété, la voix, l’orchestre suit librement l’ondoyante pensée de la jeune fille. Qu’elle rêve au bal où sont allées ses sœurs ; que, pour oublier et se distraire, elle vaque à d’humbles travaux ; qu’enfin ses paupières appesanties se ferment et qu’elle s’endorme ; pour chacun de ces menus faits, intérieurs, invisibles, la musique trouvera quelque nuance nouvelle, elle saura varier l’allure du rythme, le dessin de la mélodie, et le timbre, cette couleur du son.

Il déplaît, dit-on, à M. Massenet qu’on vante son adresse et ce qu’on nomme, d’assez vilains noms, son métier ou sa facture. Encore une fois ce n’est pas de cela seulement qu’il convient de louer l’auteur de Cendrillon ; mais c’est de cela aussi. Comme il est écrit, tout ce premier acte ! Comme les élémens, innombrables aujourd’hui, de la musique, sont au service du musicien, bien loin qu’il soit au leur ! Comme il dispose deux et les domine Alors que tant d’autres se débattent, comme il se débrouille ! Harmonie, tonalité, modulations ; alliance ou succession des notes, des phrases, des accords et des sonorités ; souplesse et liberté du discours, développement discrètement symphonique, je ne sache pas une partie et comme un coin d’un art infiniment complexe, où la dextérité de cette main, je ne dirai pas ne s’applique, mais ne se joue. Une ou deux fois même, au cours de ce premier acte, M. Massenet s’est servi du leitmotiv. Oh ! si peu ! Mais si bien ! Un des nombreux et charmans trios entre la mère et ses deux filles commence par le thème, pris seulement plus vite et sans ironie, de la recommandation maternelle : Faites-vous très belles ce soir ! Les quelques mesures exquises du sommeil de Cendrillon reposent — oui, reposent véritablement — sur les deux premiers motifs, transposés en majeur, et ralentis, du monologue précédent. Ainsi M. Massenet fait tout ce qu’il veut ; il wagnérise au besoin, mais sans insister, en passant, afin que, si par hasard on s’en aperçoit, on sache bien que ce n’était que pour mémoire et vraiment pour se divertir.

Au point de vue même de la féerie, — je ne parle que de la féerie musicale, — le premier acte de Cendrillon est au-dessus des autres. Depuis que Mozart a semé de quelques notes suraiguës et de roulades un air de la Reine de la Nuit, il est de règle, presque de foi, que les fées et généralement les êtres surnaturels ne s’expriment pas autrement que par vocalises, trilles, traits et fioritures, le tout exécuté à des hauteurs qui donnent le vertige et l’impression du danger beaucoup plus que du mystère. Trop souvent, et même au premier acte, M. Massenet s’est soumis à cette convention déplorable. Mais, au premier acte du moins, il a permis à la fée de prendre et de garder un moment, entre deux tours de force ou d’agilité vocale, une gracieuse et simple attitude. Je songe à la très expressive, très touchante cantilène : Je veux que cette enfant charmante, où la virtuosité laisse quelque place à la nature et à la vérité. Quant au finale, depuis la remise de la pantoufle jusqu’au départ de Cendrillon, c’est ici que la féerie des sons égale vraiment celle du sujet. Sans vocalises, hormis deux gammes légères et d’un style très pur, par l’éclat des idées, la transparence des harmonies (voir la délicieuse dégradation chromatique, lorsque Cendrillon chausse la pantoufle), par la verve et l’allure des rythmes, par les tintemens d’un orchestre d’argent et de cristal, cette musique éblouit et tourne la tête. Je ne sais rien de pimpant et d’alerte comme la mise en carrosse, au milieu des rires et des cris joyeux, de la mignonne princesse. Tout est compris, exprimé, jusqu’à cette bouffée d’ivresse légère qui monte au cœur d’une enfant partant pour son premier bal ; tout, jusqu’à l’équipage pittoresque et minuscule, dont on entend sonner les grelots et claquer le fouet. Avec cela, rien de vague ni de lâche : toute la précision possible unie à toute la fantaisie imaginable. Après un tel début, on pouvait tout espérer et, comme on dit familièrement, se croire « parti pour » un chef-d’œuvre. On n’y est peut-être pas arrivé, et c’est dommage, mais le départ du moins a été quelque chose de délicieux.

L’exécution musicale de Cendrillon est excellente ; la représentation visible (mise en scène, décors, éclairage surtout) en est merveilleuse. Mlle Guiraudon (Cendrillon) est touchante à souhait. M. Fug7re, tour à tour attendrissant et spirituel, continue d’être seul, parmi nos chanteurs, à connaître le secret de


Cette douce ivresse
Où la bouche sourit et les yeux vont pleurer.


Mme Deschamps-Jehin, au contraire, ignore ce mélange ou cette conciliation. Elle a plus que jamais dans la voix et dans le talent quelque chose d’entier ou d’absolu. Mme Bréjean-Gravière, la fée, « incarne » le personnage avec opulence et le chante avec infaillibilité.


CAMILLE BELLAIGUE.