Revue musicale - 14 mars 1914

Revue musicale - 14 mars 1914
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 445-456).
REVUE MUSICALE


Théâtre de L’Opéra-Comique : Céleste, de M. Émile Trépard. — La Vie brève ; poème de Carlos Fernandez Shaw ; adaptation de M. Paul Milliet, musique de M. Manuel de Falla. — La Marchande d’allumettes, poème de Mme Rosemonde Gérard et M. Maurice Rostand, musique de M. Tiarko Richepin. — Le Déluge à Bourges.


Nous sommes en retard avec le théâtre de l’Opéra-Comique. Il n’est plus temps, après deux mois et demi, d’offrir nos regrets et nos félicitations à M. Albert Carré, nos souhaits de bienvenue au trio de ses successeurs. Qui se souvient aussi de la nommée Céleste ? Passée du roman, — d’un roman de M. Gustave Guiches, — sur la scène, avec musique de M. Émile Trépard, cette jeune et laïque institutrice, mise à mal par un fils de famille du département du Lot, ne fit que passer et fit bien. L’œuvre, ou plutôt ce qu’il y avait de plus notable dans l’œuvre, n’était guère autre chose qu’un essai renouvelé du Rêve et de Louise, deux précédens fort inégaux en mérite, mais dangereux également. Le dit essai consiste à mettre en musique tout ce qui, dans la vie moyenne, se fait et se dit, non seulement de plus familier, mais de plus ordinaire. Céleste, au premier acte surtout, nous parut, à cet égard, un modèle accompli. Le lieu de l’action était un salon bourgeois, à Cahors, avant et pendant une soirée dansante, chantante aussi, car tout, absolument tout, s’y chantait, jusqu’aux moindres incidens de la provinciale sauterie. Ainsi le maître de la maison, près d’échanger la robe de chambre pour le frac de cérémonie, s’attardait paresseusement à Ure, en musique, son « cher Indépendant du Lot. » Cela, c’était le « caractère enjoué. » Quand c’était le genre sentimental, l’amoureux tenait à la jeune première, en musique toujours, des propos de ce goût : « Avant de vous rencontrer, Mademoiselle, je ne me rendais pas compte combien ma vie antérieure, etc. » Peut-être serait-ce une question de savoir si de semblables discours sont faits pour être chantés. Mais, dira-t-on, sans parler, ou reparler du Rêve, — et nous n’en reparlerons point, — il y a Louise. Louise en effet, par la grâce ou la vertu de la musique, a bien pu triompher, à demi, du péril réaliste. C’était pourtant un péril, et dont il a fallu qu’elle triomphât. Il y a même, plus loin de nous que Louise, un autre, tout autre ouvrage, dont vous n’attendez guère ici le nom : le Domino noir. Là aussi le premier acte se passait dans un bal. Et là aussi les personnages, — alors, — étaient contemporains, et l’action familière, et moyenne la comédie. Mais la prose de Scribe, oui, de Scribe, auprès de la prose de M. Guiches, ou, plus exactement, de M. Trépard d’après M. Guiches, était l’élégance même. Et puis, et surtout, la musique voltigeait, alerte, pimpante, spirituelle, poétique par endroits, bien que toujours cum grano salis, avec un air de n’être pas dupe, avec un petit arrière-goût d’ironie. La musique avait fait de ce sujet, ou de cette situation : un bal, où se noue une galante aventure, le tableau de genre le plus brillant, le plus aimable et même le plus ressemblant à la vie. Rien n’y était forcé, rien non plus n’y était plat ou vulgaire. Musique de salon, ou plutôt d’un salon où l’on jase, où l’on danse, où l’on rit, le premier acte du Domino noir est l’un des petits chefs-d’œuvre de cette musique-là. Que MM. les triumvirs de l’Opéra-Comique aient seulement l’idée, l’idée heureuse, de « remonter, » comme on dit, le Domino noir, pourvu que ce soit avec soin, avec goût, nous y prendrons un plaisir extrême, et le public avec nous. Alors peut-être le reste du répertoire se relèvera de soi-même, et, dans un genre qui passe pour le plus artificiel et le plus faux de tous, on s’étonnera de reconnaître, çà et là, des traits vifs et frappans, sinon de réalisme, au moins de naturel et de vérité.

Céleste n’a pas péri tout entière, ou plutôt sa chute épargna sa principale interprète, Mlle Brunlet, une débutante. « Comme on chante à vingt ans, » dit l’un des couplets d’une vieille romance. La jeune cantatrice chante et joue déjà mieux qu’on ne fait d’ordinaire à cet âge-là, qui paraît être à peu près le sien.


Maintenant, parlons de musique. A Grenade. Salud aime Paco, d’un sincère et constant amour. Mais l’amour de Paco pour Salud est éphémère et menteur. L’infidèle va se marier, il se marie. Ce soir, la maison nuptiale est pleine de danses et de chants. Salud, avertie, survient au milieu de la fête. Émoi général, courte scène de reproches et de plaintes, et soudain, aux pieds du perfide, l’abandonnée s’affaisse et meurt. La pièce, on le voit, répond au titre qu’elle porte. Tout y est bref, non seulement la vie, mais la mort. Brève aussi fut la carrière de l’œuvre de M. de Falla. Et c’est une grande injustice que cette dernière brièveté.

Une telle disgrâce est aujourd’hui commune. On peut même observer qu’à l’Opéra-Comique, depuis quelque temps, les partitions les plus courtes, en deux ou trois petits actes, ne furent ni les moins remarquables, ni les mieux accueillies. Rappelez-vous les Armaillis, de M, Gustave Doret, et le Cœur du moulin, de M. Déodat de Séverac, la Habanera, de M. Raoul Laparra et, l’an passé, le sombre et noble Pays, de M. Guy Ropartz. Le public ne paraît plus se douter qu’il puisse y avoir un peu de musique, ou beaucoup, en peu de sons. Tel est pourtant le cas des œuvres ci-dessus nommées, et de la Vie brève après elles.

« Au commencement, » a dit Goethe, « était l’action. » Du commencement à la fin, la Vie brève n’est presque pas autre chose. Mais l’action ici n’est pas extérieure et superficielle ; on en sent le progrès, ou la course, au dedans des âmes ; elle se révèle par des traits de sentiment et de passion, les uns énergiques et même rudes, les autres ingénieux et délicats. Enfin, et cela surtout importe, si prompte qu’elle soit, elle est musicale et ne cesse pas un moment de l’être. C’est en musique, et par la musique, que le drame existe, qu’il se meut, qu’il vit. Musique en raccourci, dira-t-on, étude ou pochade sonore. Sans doute, mais comme couleur et comme dessin même, je sais de prétendus tableaux qui valent moins. Rien de négligé, de « flou » dans cette ébauche. Pour être rapide, elle n’en est pas moins ferme. Elle a quelque chose de dense et d’intense. Sous un volume réduit, la matière musicale en est riche. Jamais vulgaires, les idées y sont toujours justes, si l’on peut, à propos d’idées musicales, parler de justesse. Et nous estimons qu’on le peut, le mot signifiant ici le rapport étroit entre le sentiment à exprimer et son expression par les élémens divers, — mélodies, harmonies, rythmes et timbres, — du langage sonore. L’œuvre se tient, elle est d’aplomb et « d’ensemble. » Mais chacune des parties ou parcelles qui la composent a sa valeur propre. Les détails n’empiètent pas sur l’effet général, et ne s’y laissent pas non plus absorber.

« De la musique avant toute chose. » Elle abonde, encore une fois, en ces deux petits actes. Musicaux sont les thèmes, ou les mélodies. Musicale aussi la déclamation, dont le texte espagnol, encore mieux que la traduction française, manifeste les deux caractères, l’un verbal et l’autre sonore. Lyrique ou dramatique, le discours se partage également entre les notes et les mots. Il est varié, ce discours, autant qu’il est vif. Il procède volontiers par phrases courtes et promptes, au rythme changeant. Mais ni cette vivacité, ni cette variété n’altère la tenue et la suite d’un style uni, souple sans hachure, et qui, malgré sa liberté, sa fantaisie même, ne se disperse et ne se pulvérise pas. L’orchestre est d’une qualité rare : fluide et fin, svelte, nerveux, puissant quand il faut, mais d’une puissance également éloignée de la lourdeur et de la brutalité. La vie enfin, une vie abondante et chaude anime l’œuvre, la porte et la pousse d’un jet continu. Oui, dans cet organisme bien constitué, chaque cellule sonore est vivante, ne fût-elle qu’un accord, une modulation, l’accent d’un instrument ou d’une voix. Et c’est à cela que se reconnaissent les partitions, trop rares, qu’on peut appeler musicales. Par exemple, que Salud, lasse d’attendre Paco, désespérant qu’il vienne, le voie entrer soudain et s’écrie : « Je croyais déjà mourir de son absence. Et voilà que je succombe à la joie. Quelle joie ! » Sur le mot joie, et mieux encore sur le mot espagnol alegria, c’est assez que se déploie et semble s’ouvrir certaine harmonie, pour attester l’intelligence et la sensibilité d’un musicien véritable. Pour esquisser deux figures accessoires du drame, la grand’mère de Salud et son oncle, qui lui découvre la trahison et se fait ensuite le conseiller et le compagnon de sa tragique démarche, il faut à peine davantage. Quelques mesures de scherzando léger disent la tendresse empressée et gentiment grondeuse de la bonne vieille. Quelques notes, à demi déclamées, chantées à demi, donnent à l’intervention finale du vieillard un ton de gravité farouche et de dramatique ironie. Ici, comme partout ailleurs, la musique se contient et se ramasse. Elle resserre même le dénouement en une courte scène, belle, non pas de violence banale, d’imprécations et de mélodramatiques transports, mais, — ce qui vaut mieux, — de réserve, de douleur maîtrisée et de mourante douceur. Tout y est mesuré, mais juste, mais efficace. Pas un mot n’y est inutile, et pas un son n’y est perdu.

Ne croyez pas cependant que tant de sobriété donne à l’ensemble de l’œuvre de la sécheresse et de la rigueur. La musique parfois s’y détend et s’y dilate. Elle ne s’y refuse pas à toute effusion. Elle s’épanche volontiers en un lied. Au premier acte, certaine causerie, de Salud avec l’aïeule, s’attarde et vraiment s’abandonne. Un peu plus loin, le chaleureux dialogue des amoureux tourne un moment au duo véritable, et c’est peut-être la seule page où sur une musique aussi constamment, aussi purement espagnole, un souffle de l’Italie ait passé.

Autour du drame, la musique se donne carrière. Elle l’enveloppe de chœurs tantôt invisibles, tantôt visibles et dansés. Derrière les premiers plans, arrêtés et précis, elle en dispose d’autres, plus vagues ; elle crée une atmosphère un peu flottante, qui baigne de lointains et vaporeux horizons. Les chansons de la forge, au début, n’ont pas d’autre objet que de répandre sur ce début même une teinte de mélancolie, présage de malheur et de mort. Le tableau qui sert d’entr’acte, révocation, pour l’œil et pour l’oreille, de Grenade nocturne, est une rapsodie ingénieuse, bien composée et bien conduite, partagée entre l’orchestre et les voix, avec cela pittoresque et descriptive à souhait. Dans une œuvre plutôt réaliste et, pour ainsi dire, concrète, de tels épisodes réservent en quelque sorte les droits de la poésie, du rêve et du mystère.

On a critiqué la monotonie, et l’artifice aussi, d’une musique où, soi-disant, toutes les phrases, les plus significatives comme les plus insignifiantes, se terminent par cette espèce de boucle, lente ou rapide, par ce grupetto, ce coup de gosier où se reconnaît la musique d’Espagne. La querelle nous paraît injuste. Autant reprocher à nos voisins de parler leur langue, et de la parler avec ses mots, avec son accent et selon sa grammaire. Il est bien vrai qu’aucune langue musicale n’est plus caractérisée que celle de l’Espagne, et par des signes plus apparens. Mais, plutôt que sa faiblesse, il se pourrait que ce fût là sa vertu. La formule en question compte assurément parmi les plus sensibles marques de cet idiome sonore. Tout le monde sait quelle place Bizet lui donne dans Carmen et quel effet il en obtient, soit qu’il la fasse entendre une fois seulement, soit qu’il la reproduise à deux degrés inégaux, ou, plus exactement, — excusez les termes techniques, — en deux quartes conjointes, dont chacune a pour type la première quarte descendante de notre mode mineur. On a dit que ce redoublement d’intervalles correspondait, ou peu s’en faut, à certain mode Asbéin de la musique arabe, appelé aussi mode du diable, et voici pourquoi : lorsque le démon eut été précipité du ciel, son premier soin fut de tenter l’homme. Pour y réussir, il recourut à la musique et à la révélation des chants célestes, privilège des phalanges divines. Mais Dieu lui retira la mémoire et le démon ne sut désormais enseigner aux mortels que ce mode unique, dont l’effet est si extraordinaire [1].

Quoi qu’il en soit, les modes, certains modes, comportant certains intervalles, diatoniques ou chromatiques, entrent comme facteur principal dans la musique d’Espagne. Ils en constituent l’essence. Mais d’autres ingrédiens s’y mêlent encore. C’est un rythme, c’est un tour mélodique, c’est un effet de la voix, qui se porte, ou se traîne, tantôt sur des notes tenues longuement, tantôt au contraire sur des notes qui se multiplient et se précipitent en cascade. Maintenant, ces élémens nationaux, populaires, qu’on les imagine traités, travaillés par de véritables artistes, passant ainsi de l’ordre de la nature, ou de l’instinct, à l’ordre esthétique supérieur, on concevra sans peine le goût, la couleur que peut donner à la musique espagnole, ancienne ou moderne, l’alliance de ce fond et de cette forme, de ces matériaux et de cette mise en œuvre, en valeur, en beauté.

Un historien, un apôtre de la musique espagnole a paru dernièrement au milieu de nous. Ici même, nous avons parlé de l’ouvrage de M. Henri Collet : Le mysticisme espagnol au XVIe siècle[2]. Mais, fût-ce en musique, l’Espagne mystique, et du XVIe siècle, n’est pas la seule Espagne. Le théâtre musical espagnol, celui d’hier, celui d’aujourd’hui, n’est pas non plus à négliger. Nous l’ignorons entièrement, et c’est grand dommage, pour ne pas dire grande honte. Paris, et non pas tout Paris, ne connaît que de nom, et encore ! les Chapi, les Breton, les Albeniz, les Granados, et surtout cet admirable Pedrell, « le Ghnka de la Renaissance musicale espagnole, » comme l’appelle si bien M. Collet. Il y a trois mois, notre confrère écrivait, ou plutôt s’écriait dans un journal hispano-français : « Comment admettre que la Celestina, ou la tragi-comédie des amours de Calixte et Mélibée, ne soit pas à cette heure au répertoire de l’Opéra-Comique ! » La faute n’en est point nôtre. Pour signaler le chef-d’œuvre de Pedrell à M. le directeur sortant, nous avons naguère élevé la voix, en vain. Puissent MM. les directeurs en exercice prêter à notre prière une oreille plus attentive ! Après la Celestina, d’autres ouvrages suivraient bientôt et d’eux-mêmes. Nous pourrions les citer au besoin, comme nous avons fait leurs auteurs. La Revoltosa et la Virgen de la Paloma, Pepita Jimenez et San Anton de la Florida, Maria del Carmen, cela ferait une assez belle série. Une partition telle que la Vie brève ne nous paraît pas indigne de l’annoncer et de l’ouvrir.


Par la poésie du sujet, tiré d’un conte gracieux d’Andersen, la Marchande d’allumettes prendra sur les personnes sensibles. Par l’arrangement et par le style, — nous ne parlons que du style littéraire, — elle ne manquera pas de plaire aux gens qui ont le goût de la recherche ingénieuse, trop ingénieuse, du maniérisme et de la préciosité.

Une petite ville anglaise, au bord de la mer. « Une place couronnée de maisons à plusieurs étages, ayant dans le bas des magasins. » Étalages variés et tentans : fleurs, pâtisseries, jouets, marrons tout chauds. La nuit tombe, la nuit de Noël, et la neige aussi tombe sur les passans, sur les acheteurs affairés, sur un vieux mendiant, sur son orgue de Barbarie et son caniche, et sur une enfant chétive et blonde, Daisy, la petite marchande d’allumettes. A gauche, on voit un magnifique palais. Un suisse en sort, « hautain, doré, splendide, » qui fait à toutes les boutiques ses dernières commandes. La maîtresse de céans, « la duchesse, » attend ce soir même un sien neveu, « qui partit on ne sait pas où, sur un yacht blanc garni de cuivre et d’acajou. » En l’honneur du bel officier de marine, il y a fête à la maison, arbre de Noël et le reste. Le reste, c’est un essaim de jeunes personnes, par les soins de la bonne tante assemblées, afin


Que, parmi tant de jeunes filles,
L’incorrigible voyageur,
Devenu pour un soir danseur,
Perde son cœur dans un quadrille.


Il suffit de cette annonce et de ces apprêts pour induire la pauvre Daisy en des songes de plaisir et déjà presque d’amour. Cependant la foule s’est écoulée, les boutiques se ferment, et pas une boîte d’allumettes ne s’est vendue. Plus heureux, le vieux mendiant a ramassé quelques sous. Il les donne à sa petite compagne de misère. Mais voici que deux jeunes apaches l’en dépouillent. Le froid, la neige redouble. Que faire ! Pour réchauffer au moins le bout de ses doigts tremblans, Daisy allume une allumette. Alors, « de la petite flamme qui, en répandant sa petite chaleur, a mystérieusement transformé l’atmosphère, tout un rêve peu à peu prend naissance, qui, graduellement, se précise et s’agrandit. » La neige n’est plus froide, ni le vent, ni la nuit. Les hommes eux-mêmes ne sont plus méchans. Les apaches rendent l’argent, les boutiquiers rouvrent leurs boutiques et remplissent de belles et bonnes choses les petites mains qui ne grelottent plus. Bientôt une seconde allumette allumée, puis une autre et d’autres encore évoquent des illusions nouvelles et font voir à l’enfant, qui s’endort peu à peu, « tous les contraires délicieux des misères réelles. »

Enfin, de l’humble feu d’artifice, voici le bouquet merveilleux. Ruisselante de pierreries, la duchesse descend les marches du perron et s’approche de Daisy. Tendrement, elle lui propose, elle lui promet le bal, et la danse, et l’amour.


Connais-tu mon neveu ? C’est un ardent jeune homme,
Qui revient sur la mer. Le nom dont il se nomme
Est doux comme une fleur et fort comme un soutien.


(Il s’appelle tout simplement Greham.) Daisy, « entraînée par la duchesse, se dirige vers la grande porte, derrière laquelle il y a tant de lumière, de musique et de bonheur... Des voix heureuses, sortant par bouffées de l’hôtel, attirent Daisy comme des écharpes qui seraient des souffles... Daisy doit avoir bien froid ; mais elle sourit avec extase, car son âme, emportée par le rêve, est ailleurs, dans la maison et dans l’amour ; et ce n’est plus que son misérable corps qui est resté là, parmi la glaciale réalité... » Entre celle-ci et la fiction vous voyez le partage. Surtout, par les citations du texte et des commentaires, vous voyez le style. Il est on ne peut plus poétique, mais ne pèche point assurément par l’excès de la naïveté.

Le second acte, c’est le palais en fête, c’est Daisy se mêlant, timide et gauche, aux petites misses, terriblement excitées par la garniture et l’allumage de l’arbre, mais plus encore par l’approche du midship attendu. Elles accueillent gaiement leur nouvelle compagne. On rit, on chante et, comme il est naturel entre jeunes filles, on parle de l’amour. Elles en donnent, les petites folles, quelques définitions mondaines ou sportives :


Avant tout qu’il soit beau ! Avant tout qu’il soit chic !
L’amour, c’est le veston, c’est la fleur, c’est le stick.
C’est le dernier club où l’on cause.
C’est la façon de dire au téléphone : Allo !
C’est le cheval, c’est le tennis, c’est le polo.


A quoi Daisy, plus simplement, répond :


Je croyais que l’amour c’était tout autre chose.


Et cela montre assez qu’elle rêve.

Il parait enfin, le beau neveu. En uniforme couleur d’azur, son bateau le dépose au pied de la terrasse. Daisy, dont l’émoi redouble à sa vue, s’est cachée sous les basses branches du sapin de Noël. Les autres girls, plus dégourdies, l’accablent au contraire de questions et de caresses. Mais elles perdent leurs peines, ou leurs grâces, avec ce Parsifal anglais. Il les éconduit, en termes discourtois et prétentieux tout ensemble :


Non, ce n’est rien d’avoir un petit nez joli,
Rien d’être rousse, ou brune, ou blonde,
Rien d’avoir des minceurs qui tremblent dans des plis
Rien d’avoir un front pâle ou des poignets pâlis :
Le tout, c’est d’avoir une âme profonde.


Derrière les rameaux étincelans, il a bientôt fait de la découvrir, cette âme-là, que le corps frêle d’une enfant enveloppe. Et voici les aveux, et voici les sermens, et voici les baisers. Non ! le baiser unique, et qui brise le charme. Déjà les bougies de Noël achèvent de se consumer, leur petites flammes vacillent et le rêve, lumineux comme elles, avec elles s’éteint.

Acte troisième et dernier. Même décor qu’au premier acte, plus neigeux seulement, et matinal. Daisy, que le blanc linceul a presque toute recouverte, dort toujours, d’un sommeil semblable à la mort, et d’où la mort bientôt va s’ensuivre. Mais la mort même aura pour Daisy quelque douceur, une douceur où se mêleront jusqu’à la fin le réel et le rêve. C’est peut-être ici que le mélange est le plus agréable. Entre les deux élémens, l’équivoque est bien ménagée, gardée avec mesure, et, si l’on peut dire, filée avec délicatesse. Revenu dès l’aube sur la place, le bon joueur d’orgue retrouve sa petite camarade. Il la réveille, la réchauffe et la ranime pour quelques instans. Et voici que vient à passer, pour de vrai, cette fois, le joli marin, qui regagne son bord et reprend la mer. Appelé par le vieux mendiant au secours de la pauvrette, il s’arrête, il s’attarde, seulement ému d’abord, puis troublé vaguement. Cette dernière scène est un peu longue, incertaine aussi, mais à dessein, le charme en étant fait de cette incertitude même, de sous-entendus, de réminiscences flottantes et de mystérieux soupçons.


Ah ! que la vie est donc une bizarre chose !
Je passais, je partais, une enfant va mourir :
Je ne la connais pas, je lui donne une rose,
Et voici qu’à présent je ne peux plus partir.


Il partira cependant, mais d’abord il aura mis une fleur dans les doigts, un baiser sur le front de cette enfant, qui le reconnaît sans qu’il la connaisse, qui rêva de lui sans qu’il le sache, et qu’il regarde mourir.

Maintenant, pour parler de la musique, il nous reste peu de place. Il n’en faut pas davantage. Ce qui manque le moins à M. Tiarko Richepin, c’est l’inexpérience. Son œuvre est d’un élève en tout genre, dans tous les genres, dans toutes les parties dont se compose l’art et le métier du musicien. Vous savez que Beethoveen disait : « La musique est esprit et elle est âme. » De plus, étant une forme, elle est un corps aussi. La musique de M. Tiarko Richepin n’a pas de corps, ou presque pas. Sauf en quelques passages, vulgaires et bruyans, elle a toujours l’air, tant elle est menue et grêle, de sortir d’une boîte à musique, et d’en sortir à peine, sinon d’y être enfermée. Elle abonde en petits effets, trop petits et trop faciles, comme les soli d’instrumens à cordes, ou comme cette formule, particulièrement artificielle et affectée, qui consiste à terminer, pianissimo, chaque phrase de chant par un portamento sur les notes hautes et minces de la voix, surtout de la voix féminine.

Mais voilà ! Dans la Marchande d’allumettes, en particulier dans le rôle du vieux mendiant, il y a des romances, il y a des complaintes. Or, faut-il l’avouer, je suis terriblement pour les romances, et, quant aux complaintes, je les aime furieusement. Toutes sentimentales et larmoyantes qu’elles soient, ou peut-être même plus elles le sont, moins je me puis défendre, à leur endroit, d’un goût peu relevé, mais très vif. Est-il donc vrai qu’au fond, tout au fond de nous, si ce n’est au contraire à la surface, elles flattent, chatouillent on ne sait trop quelle secrète faiblesse ! Dans la manière, dans certaine manière de J.-J. Weiss, un jour qu’il mit au-dessus de l’Iliade, de l’Odyssée, et de toutes les merveilles de la poésie et du théâtre, le livret des Diamans de la Couronne, j’aurais envie d’écrire aujourd’hui : « Je ne suis pas exclusif. Je conviens que Don Juan a de belles parties. Je ne dis pas qu’on ne peut pas s’enchanter de la symphonie eu ut mineur... Mais si l’on me demande quel est le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, je ne connais rien qui approche de certaine valse lente, et dolente, que chante le vieux mendiant, en s’accompagnant de son orgue, au dernier acte de la Marchande d’allumettes. » On a beau nous dire que cela se passe, que cela se joue dans une petite ville d’Angleterre. Allons donc ! C’est à Paris, dans le Paris de notre enfance, du temps que nous étions écolier. Les soirs d’hiver, dans la rue silencieuse et déserte du vieux faubourg, c’est bien le même instrument, plaintif, éraillé, qui venait jouer sous la fenêtre. L’orgue « de Barbarie ! » Son nom même avait quelque chose de lointain et de mystérieux. « Lanterne magique ! » criait l’homme d’une voix étrange, qui faisait à la fois peur et plaisir. On mourait d’envie de l’appeler, avec une terreur folle qu’il montât. L’enfant alors posait la plume, fermait le dictionnaire, et son esprit s’envolait, aux sons de la misérable ritournelle, dans le monde effrayant et délicieux des rêves.

Et voilà pourquoi nous ne nous sentons pas le courage de regarder la partition de la Marchande d’allumettes comme tout à fait digne de mépris.

Dans le rôle de Daisy, Mme Julia Guiraudon-Cain reparaissait au théâtre, après une longue absence. Ni la voix, ni la personne dramatique et lyrique de l’artiste n’ont rien perdu, l’une, de sa finesse et de sa limpidité, l’autre, de son charme jeune mélancolique et touchant.

« Aux pauvres gens tout est peine et misère. » Ajoutez la pitié, la tendresse, avec un accent vraiment « peuple, » et vous aurez défini l’interprétation du rôle du vieux mendiant par M. Jean Périer.

« Bien chanter est difficile, » dit avec raison Messer Claudio, le juge, dans les Caprices de Marianne. D’autant plus difficile, que la manière, ou la méthode, varie avec les maîtres à chanter. Les uns conseillent à leurs élèves de « placer » ou de « prendre » la voix dans la gorge, les autres dans la tête, d’autres encore dans le nez. Depuis quelque temps, l’agréable ténor qui représente l’officier de marine anglais, M. Francell, paraît avoir contracté l’habitude de cette dernière prise.


Passons au Déluge. Nous en avons entendu récemment en province, à Bourges, une exécution beaucoup moins provinciale qu’on ne pourrait le croire. L’admirable oratorio de M. Saint-Saëns formait la pièce capitale ou, comme on dit, le morceau de résistance d’un concert que Mgr l’archevêque avait bien voulu présider. La ville entière, non seulement y assistait, mais y prenait part : instrumentistes et chanteurs, jeunes gens et jeunes filles, bourgeois, ouvriers, tous étaient du pays. Hormis deux ariettes italiennes, l’une de Lotti, l’autre de Pergolèse, le programme ne comportait rien que de sacré. Le chef d’orchestre aussi, l’excellent maître de chapelle de la cathédrale, était d’église. Et l’on vit bien que, pour comprendre et pour conduire une œuvre religieuse, s’il n’est pas nécessaire et surtout s’il ne suffit pas d’être prêtre, cela ne fait pas mal non plus. Le Déluge est fort loin d’être une chose facile. Mais, encore une fois, l’interprétation berrichonne en fut mieux qu’une passable interprétation. Comme disait un jour Mozart, il est tombé pas mal de notes sous les pupitres, mais l’idée ou le sentiment général a été rendu.

Quarante ans n’ont rien détruit, ou seulement ébranlé, de l’œuvre de M. Saint-Saëns, une de ses œuvres maîtresses. Composition, proportions, tout en demeure intact. Elle se présente aussi simple, elle se développe aussi noble, aussi claire qu’au premier jour. Et puis, avec la grandeur, elle a la brièveté. Nous disions le mois dernier combien Wagner est terrible quand il se met à raconter. L’un des élémens et des écueils, du genre de l’oratorio consiste précisément dans l’emploi du style narratif. Le musicien du Déluge y excelle. Pour soutenir et varier un récit continu (voir la première partie notamment) il use, avec autant de discrétion que de justesse, non pas tout à fait du leitmotif, mais du motif rappelé. Le thème du prélude, tantôt alterne avec la parole et tantôt y adhère ; tour à tour il la quitte et la reprend au passage. Cela donne au discours une suite, une teneur à la fois diverse et constante. En un tel sujet, la description devait avoir sa place à côté de la narration, mais sans l’écraser. Il en est ainsi. L’un et l’autre élément se font équilibre. Le tableau du cataclysme biblique est grandiose. Encore mieux peut-être que la chute des eaux, la symphonie en a représenté la masse, l’étendue et la montée lente, par le développement et presque la pesée de vastes couches sonores. Imitative à l’heure du pardon comme à l’heure de la colère, la musique ne l’est naturellement pas de même. Elle a figuré les signes extérieurs de la réconciliation et de la miséricorde (le retour du soleil, l’essor des oiseaux messagers) avec une finesse, une grâce pittoresque, que le sentiment, intime et profond, attendrit.

Enfin, par ses qualités d’ordre et de mesure, de réserve et de goût, l’oratorio de M. Saint-Saëns est bien à nous, de chez nous. L’autre soir plus que jamais, l’art du grand musicien nous a paru national. Dans la vieille cité, parmi les chefs-d’œuvre de notre architecture, de la plus anciennement nôtre, cette musique semblait venir d’elle-même leur répondre et s’accorder avec eux. Remercions nos hôtes de Bourges. Ils nous ont fait passer, au centre, au cœur de la France, quelques heures françaises.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voir à ce sujet dans un journal italien : Il teatro illustrato (mars 1884) un article de M. Galli : Del melodramma allraverso la storia, e dell’ opera verista di Bizet.
  2. Voyez la Revue du 15 décembre 1913.