Revue musicale - 14 mai 1901

REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra. : Le Roi de Paris, opéra en trois actes ; paroles de M. Henri Bouchut, musique de M. Georges Hüe. — Théâtre de l’Opéra-Comique : L’Ouragan, drame lyrique en quatre actes ; paroles de M. Emile Zola, musique de M. Alfred Bruneau. — Concerts du Conservatoire ; le Requiem de M. Gabriel Fauré ; la Symphonie en ut mineur de M. Saint-Saëns.


Le Roi de Paris est l’opéra printanier, l’opéra petit modèle, qui succède régulièrement au grand opéra d’hiver. C’est assez la coutume, à l’Académie nationale de musique, que la « saison » ou « l’exercice » annuel se partage entre quelque chose d’insupportable et quelque chose d’indifférent. Il arrive même que l’ouvrage du moindre format est de la qualité la meilleure. Je n’en citerai que deux exemples : la Cloche du Rhin, de M. Samuel Rousseau, qui ne fut pas sans intérêt, et un autre opéra, trop délaissé, qui contenait plus de musique en trois actes que tel autre en cinq ; opéra d’Orient, d’un style très pur, original, abondant en trouvailles de rythme, de mode et de mélodie : la Thamara de M. Bourgault-Ducoudray.

Le Roi de Paris, qui ne vaut ni le premier ni surtout le second de ces deux ouvrages, n’est cependant pas à mépriser. D’un bout à l’autre du drame, — le chemin d’ailleurs est court, — la musique suit l’action. Elle en marque avec fidélité les péripéties et le progrès avec justesse ; elle ne la contredit et ne la détourne jamais ; il est rare qu’elle la ralentisse. On ne reprendrait pas, au cours de ces trois actes, plus de deux ou trois hors-d’œuvre : le divertissement obligatoire, avec la fâcheuse pavane y sarabande, passe-pied ou autre branle ; au dernier tableau, avant l’assassinat, un intermède d’orchestre, une sorte d’annonce symphonique, en style d’Ambigu plutôt que d’Opéra, du crime qui se prépare et va se consommer. Le reste, et en particulier le premier acte : la rencontre, dans un cabaret, du duc de Guise et de ses partisans, donne l’impression du mouvement et de la vie.

Il faut avouer que cette impression est légère, et peu profonde cette vie. La musique de M. Hue, qui ne traîne pas, ne creuse guère. Elle convient au drame sans y presque rien ajouter. Elle accompagne l’action et marque peu les caractères. L’unique personnage féminin : Jeanne, la maîtresse de Guise, est à peine indiqué. Nous n’avons trouvé que dans un monologue du roi Henri III quelques traits assez justes, une teinte générale de lassitude et de mélancolie. Mais de vagues rumeurs, des bruits de coulisses ne suffisent pas à nous rendre sensible la popularité, la royauté parisienne du héros. Sans abuser du leitmotiv (car cette œuvre est de bonne foi plutôt que de parti pris), l’auteur en a cependant usé. Les gazettes nous avertirent même qu’il y a dans le Roi de Paris exactement dix thèmes conducteurs, qui représentent les idées, abstraites ou concrètes, ainsi que les personnages, individuels ou collectifs, du drame. De ces dix idées musicales, le motif affecté au héros nous a paru le plus intéressant, non seulement en soi, mais en ses développemens et ses transformations.

L’œuvre de M. Hue, secondaire elle-même, a le mérite indirect et comme la vertu désintéressée de profiter à d’autres œuvres, primordiales celles-là, et de les rétablir en un rang d’où nous sommes aujourd’hui trop disposés à les croire déchues. En rappelant les Huguenots et le Pré aux Clercs, un Roi de Paris les relève, et, dans l’admiration ou seulement dans l’estime des contemporains, l’un et l’autre chef-d’œuvre ont besoin de remonter. D’aucuns reprochèrent surtout à l’opéra de M. Hüe d’appartenir au même genre, — ils auraient presque dit : au même style, — que l’opéra de Meyerbeer et l’opéra-comique d’Hérold. « On ne fait pas de musique, — c’est ainsi qu’ils s’expriment d’ordinaire, — sur de pareils sujets ! » Peut-être en effet n’en devrait-on plus faire ; mais c’est seulement parce qu’on en fît d’admirable jadis. « Les projets et les menées politiques ; les ligues, les complots, la cour des Valois et la civilisation de la Renaissance, rien de tout cela n’est musical. » — Tout cela pourtant l’a été ; que dis-je ? le demeure encore. Il n’est, pour s’en convaincre, que de relire deux œuvres qu’on n’entend plus guère aujourd’hui. La dignité, la gravité de l’histoire est constamment égalée par la musique des Huguenots. Sans parler des scènes fameuses, rappelez-vous certains récits du second acte : de quel ton, en quel langage, avec quelle grâce féminine et princiers une reine défère le serment de réconciliation à des gentilshommes ennemis, courbés un moment sous sa main. Plus d’une page du Pré aux Clercs : le troisième acte entier, le récit fait par Mergy de son ambassade, atteignent également à la grandeur et à la vérité historique.

Ainsi les « genres » sont peu de chose, si même ils sont quelque chose ; rien ne compte, ou peut-être n’existe, que les œuvres. Il en est, parmi les plus belles, les plus chères, que de temps en temps on croit mortes. C’est une joie de s’assurer qu’elles vivent encore.


Bossuet a raison : « Nous n’égalons jamais nos idées, » et je ne réussirai pas sans doute à dire de l’Ouragan autant de mal que j’en pense. Il me semblait, avant Messidor, mais, depuis Messidor et depuis l’Ouragan même, qui pourtant vaut mieux, je crois fermement que de tous nos musiciens celui qui peut faire aujourd’hui la plus vilaine musique est M. Alfred Bruneau.

L’Ouragan, qui rappelle vaguement le Vaisseau-Fantôme par la navigation, et par l’adultère et l’inceste la Valkyrie, ne ressemble ni à l’un ni à l’autre de ces deux ouvrages par la poésie ou par la musique. C’est une tragédie, ou un mélodrame de famille ; quelque chose comme les Frères et aussi les Sœurs ennemies. Cette double « Thébaïde » se déroule dans une île du Nord : Goël, vague pays de pêcheurs, qui, d’après les costumes, paraît être le pays des phoques ou des morues. Là, Jeannine et Marianne, les deux sœurs, aimèrent autrefois Richard, l’un des deux frères. Mais Richard, aimant aussi Jeannine et redoutant Marianne, résolut de les fuir toutes deux et s’en alla sur la mer. Marianne resta fille et Jeannine, de désespoir, épousa Landry, l’autre frère. Triste hymen et fécond seulement en malheurs : ivrogne et brutal, Landry bat sa femme et boit son bien. Marianne, au contraire, a prospéré dans un célibat orgueilleux et dans l’entreprise ou même l’accaparement des pêcheries. Devenue la reine du pays, elle achève d’écraser de son mépris Jeannine accablée déjà de misère. Et l’une et l’autre se souviennent ardemment de Richard, et ce commun souvenir met entre elles plus de haine encore.

Un soir que l’ouragan menaçait, un navire aborde le rivage de l’île. Un homme en descend, que suit une petite sauvagesse. C’est Richard. Il s’était juré de ne jamais revenir, mais l’invincible amour l’a ramené, de son île adoptive et vermeille, vers son île natale et sombre. Jeannine tombe dans ses bras, lui conte ses infortunes et le supplie de l’y soustraire. Il promet, l’ouragan se déchaîne, et c’est le premier acte.

Au second, dans une baie abritée, et dont, soit dit en passant, l’abri ne se comprend guère, puisque la tourmente, paraît-il, dure encore ; sous un arbre qui chante et dont l’ombre seule est un asile (car ce mélodrame est mêlé de légende), Jeannine et Richard goûtent les doubles délices de l’adultère et de l’inceste. La jalouse Marianne, qui les a surpris, les dénonce à Landry et les promet à sa vengeance. La tempête continue.

Elle fait rage durant tout le troisième acte. C’est l’acte du crime, mais non du crime attendu. Marianne a recueilli chez elle, pour les perdre, les deux amans. Après avoir une fois encore, et vainement, supplié Richard de l’aimer, elle va le livrer au poignard de Landry, quand, par un revirement soudain, elle désarme Landry et le frappe lui-même du coup dont il allait atteindre l’homme que, malgré tout, elle adore toujours.

Dernier acte : l’ouragan a cessé. Le calme est revenu dans la nature et dans les cœurs. Marianne, en dépit de ses remords, semble soulagée et comme détendue. Jeannine paraît lasse et moins désireuse de s’éloigner. Mais Richard surtout a perdu toute envie de l’emmener : « Assez, dit-il, avec une douce philosophie, assez de larmes et de sang ! » Et, comme sa petite moricaude le rappelle, il la suit ; à reculons, il est vrai, et non sans faire aux deux sœurs des adieux magnanimes, mais tout de même il la suit et s’en va pour jamais. D’aucuns ont qualifié ce dénouement de sublime ; à d’autres il a paru ridicule, et la seconde opinion nous paraît la plus défendable.

Il ne vous a point échappé que ce mélodrame est plein d’intentions et de prétentions symboliques. Le désordre des élémens accompagne et représente le désordre des âmes. « Orages du cœur, disait Chateaubriand, est-ce une goutte de votre pluie ? » Au troisième acte, le paroxysme de la passion coïncide avec celui de la tempête. Une lampe brûle sur la table ; deux fois la porte s’ouvre sous la poussée de l’ouragan, et Marianne de s’écrier chaque fois : « Fermez la porte ; le vent va souffler la lampe. » Une dernière rafale l’éteint, après le meurtre, et la moralité ne se fait pas attendre. « Vous n’avez pas fermé la porte : le vent a soufflé la lampe. » C’est d’un symbolisme analogue, mais avec plus de discrétion et de puissance, que, dans la scène de la mort de Claire, usèrent autrefois le Gœthe et le Beethoven d’Egmont. Enfin, les personnages de l’Ouragan ne sont eux-mêmes que symboles. Les auteurs les ont affranchis à dessein de toute condition et de toute contingence, y compris celle du temps et de l’espace. Une île imaginaire, que baignent des flots anonymes, est témoin de l’adultère en soi et de l’inceste idéal. Tandis que Jeannine est le Désir et Marianne la Jalousie, Richard représente l’Ouragan et la petite négrillonne l’Espérance ou la Chimère. En vérité, il ne manque ici que la musique.

Mais presque partout elle manque.

Il faut dire pourtant, et ce n’est pas beaucoup dire, que l’Ouragan vaut mieux que Messidor. Il y a là quelques passages auxquels on finirait par s’habituer, peut-être se complaire. L’introduction débute bien : par un thème simple, orchestré de manière agréable, et dont l’oreille est d’abord charmée. Au premier acte, la plainte alternée des deux sœurs, évoquant leurs anciennes et rivales amours, n’est pas dépourvue de puissance, et je ne nie pas que de l’ensemble du troisième acte, malgré des choses affreuses, se dégage une impression de farouche grandeur. Une impression, ou plutôt une intention ; et le malheur de M. Bruneau, c’est justement l’inégalité, que trahit chacun de ses opéras, entre l’intention et le fait, entre sa volonté et son pouvoir. Ce qu’il y a de pire dans la musique de M. Bruneau, c’est, hélas ! la musique même, et toute la musique. En rien, par aucun des élémens ou des facteurs qui la composent, cette musique n’est belle. Serait-ce par la mélodie ? Mais ces leitmotive (car naturellement il y en a) sont trop souvent dénués de valeur personnelle autant que d’intérêt symphonique. Dans la partition de M. Bruneau, suivez, quand par hasard on la peut distinguer à l’orchestre ou aux voix, la ligne de chant. Trois ou quatre mesures ne se passeront presque jamais sans qu’elle dévie ou se brise, sans qu’une faute de dessin vienne altérer le contour, ou le détruire.

Et, si les notes se succèdent mal en cette musique, elles ne s’y associent pas mieux. D’abord elles répugnent constamment aux paroles, à moins que les paroles plutôt ne leur soient contraires et que la musique décidément ne supporte pas une prose sans rythme, sans nombre, dont la phrase, trop longue ou trop brève, tantôt déborde la phrase musicale, tantôt n’arrive pas à la remplir. Ainsi, dans la déclamation lyrique de MM. Zola et Bruneau, constamment quelque chose traîne ou quelque chose manque, et la fausseté des coupes n’est que trop souvent égale à l’incertitude, comme à l’inexactitude des intonations.

Que dire des harmonies surtout, qu’on n’ait déjà dit à propos de Messidor, et qu’il ne soit fâcheux d’avoir, ou peu s’en faut, à redire ! Un de nos voisins l’observait justement : l’harmonie de M. Bruneau est si dure, si pénible, si atroce, que, noté par lui. l’accord parfait d’ut majeur ferait l’effet d’une dissonance. L’harmonie ! voilà peut-être l’ordre, le domaine sonore, où la laideur d’une telle musique éclate le plus souvent aux esprits, et aux oreilles. Préparations, résolutions, modulations, tout cela est cruel. Et, dans l’orchestre enfin, les timbres ne se combinent pas avec plus de bonheur, plus de logique et plus d’aisance que les notes dans les accords. Tantôt surchargé, tantôt malingre, l’orchestre de M. Bruneau s’encombre de sonorités épaisses, à moins qu’il ne s’éparpille et se dissolve en petits bruits mesquins. Les violons y multiplient d’insipides exercices, et la clarinette y pousse les gloussemens les plus contraires à sa nature. En un mot, dans cette instrumentation incohérente, les instrumens, isolés ou réunis, manquent également, et continuellement, de valeur expressive et de spécifique beauté.

« J’en conviens, dira quelqu’un ; j’accorde tout cela et « je vois les défauts dont votre âme murmure. » Mais vous-même, accordez au moins quelque indulgence, bien plus, quelque sympathie, à l’œuvre qui témoigne d’un si grand, d’un si pénible effort. » Le malheur, c’est que l’effort, estimable, admirable même dans l’ordre du bien, ne signifie rien dans l’ordre de la beauté, rien que la négation, ou la destruction de la beauté même. Oh ! oui, cette musique, à chaque page, à chaque mesure, atteste un travail effrayant ; elle le révèle, elle le crie. Il n’est pas un élément, pas une force qui n’ait opposé à l’ouvrier laborieux, mais inhabile, une résistance opiniâtre, hélas ! et victorieuse. Toutes les énergies sonores se sont révoltées contre l’imprudent, sinon l’impuissant, qui s’était flatté de s’en rendre maître, et nous n’avons assisté qu’à leur triomphe et à sa défaite. Si c’est un métier, — et c’en est un, bien que ce soit autre chose aussi, — de faire non seulement un livre, mais un opéra ou une symphonie, enfin de faire de la musique, il n’est personne qui sache moins bien ce métier-là que le musicien de l’Ouragan ; excepté, nous le répétons en finissant, le musicien de Messidor.

Et maintenant parlons de beauté.

On a parfois qualifié de grise la musique de M. Gabriel Fauré. Pour son Requiem, du moins, joué le Vendredi-Saint an Conservatoire, il peut accepter le mot, en bonne part. Du gris le plus fin, d’un gris d’argent, ce Requiem est délicieux de tendresse et de mélancolie.

S’il y a des œuvres de M. Fauré, comme la Bonne Chanson, qui nous paraissent l’exagération regrettable et comme le paroxysme, la quintessence de sa manière, celle-ci nous en semble, au contraire, l’essence et la perfection même. Ici la distinction et la délicatesse, l’aisance et le charme se trouvent partout, eu chaque élément de la musique.

Cet orchestre est simple, il est solide et il est doux. On croit, dès le début, en sentir et presque en toucher la trame serrée et souple, sans ornemens ni broderies, mais sans défauts et sans trous. Quelque-fois (au commencement de l’Offertoire), il se tait, il abandonne les voix, mais pour revenir à elles par un retour qui surprend et attendrit. Ailleurs il se modère et se restreint volontairement. L’Offertoire doit quelque chose de sa gravité au silence des violons, à l’accompagnement exclusif des altos et des violoncelles. On sait que Méhul, autrefois, orchestra de cette manière son opéra d’Uthal, mais l’opéra tout entier ; d’où la fameuse exclamation de Grétry : « Je donnerais un louis pour entendre une chanterelle ! » Ici le même effet, moins prolongé, ne lasse pas.

Les harmonies de cette musique sont exquises : fines sans maniérisme, originales sans bizarrerie. J’aime, au commencement de l’Offertoire, les deux parties vocales sans accompagnement (contraltos et ténors) qui croisent leurs mouvemens élégans et leurs lignes pures ; j’aime, quelques mesures après, une modulation inattendue qui surprend l’oreille, mais ne la déconcerte ni ne la blesse, et cette défaillance d’une note, une seule, qui s’infléchit et fait non pas tomber, mais glisser doucement la phrase de la mélancolie vers la douleur.

Enfin, dans le Requiem de M. Fauré, la mélodie elle-même a son prix. Formelle toujours, sans jamais se réduire ou se répéter en formule, elle est partout organisée et construite. Le Kyrie pose avec douceur et porte avec fermeté sur la tonique et la dominante. Exquis de sentiment, le Pie Jesu (pour soprano seul) est un petit chef-d’œuvre de structure et de développement mélodique, d’ordonnance, d’équilibre et d’eurythmie. Je ne vois à lui comparer, peut-être même à lui préférer, que le beau solo de baryton pendant l’Offertoire : une page où le style de M. Fauré, son meilleur style, se reconnaît et pourrait aisément se définir. Des harmonies serrées et fines se fondent les unes dans les autres par des nuances dégradées et de presque insensibles passages. Au-dessus, une lente et longue mélodie se déroule, faite des notes moyennes de la voix, de notes à la fois peu nombreuses et peu distantes. Elle se meut, cette mélodie, sans hâte et sans écarts ; elle use avec calme, avec modération, et du temps et de l’espace. Ainsi procède volontiers la phrase vocale de M. Fauré, non seulement ici, mais ailleurs encore, et cette restriction du champ ou de l’ambitus mélodique, donne à l’œuvre tout entière un caractère de réserve et de retenue, le charme subtil du recueillement et de l’intimité.

Car ce Requiem ne conviendrait pas à toutes les funérailles. Il ne siérait pas davantage à toutes les douleurs, ni même à toutes les formes, à toutes les époques de la douleur. Il veut de frêles dépouilles, une mort touchante plutôt qu’une glorieuse mort. Il n’est pas fait pour des héros. Que dis-je ? il semble, en dépit du texte, ne prier que pour une seule mémoire. Les voix ont beau chanter : Dona eis, « donnez-leur le repos », c’est : ei, au singulier, et au féminine que je crois, que je veux entendre : « Donnez-lui le repos, à elle. » C’est pour une jeune et douce morte que cette musique féminine prie. En ce Requiem indulgent, le Dies iræ ne se chante pas. Rien n’est terreur ni colère ; tout est amour. Les dernières pages rappellent vaguement le verset final du Stabat de Pergolèse : « In Paradisum... In sanctam civitatem Jerusalem... » Ces grands et beaux noms flottent dans une lumière douce, et, lorsque viennent les mots : » Cum Lazaro quondam parupere, Avec celui qui fut autrefois le pauvre Lazare, » ils sont notés si tendrement, qu’ils font pressentir et comme entrevoir l’éternelle réunion des malheureux et des bienfaisans, et qu’avec l’impression de la foi, de l’espérance, ils donnent encore celle de la charité.

Rien non plus n’est ici le désespoir, à peine la douleur : la tristesse plutôt, dont on a dit finement qu’elle « est une sorte de crépuscule qui suit la douleur[1]. » Ce que chante la musique un peu crépusculaire du Requiem, ce n’est pas l’ardeur et comme le midi dévorant, mais le soir apaisé de la souffrance ; c’est la commémoration plus que la présence et l’actualité de la mort.

S’il vous plaît d’en sentir le terrible aiguillon, et qu’il vous perce le cœur, rouvrez, comme nous venons de le faire nous-même, les deux premiers recueils de lieder de M. Fauré. Vous trouverez là quelques-unes des plus belles choses, des plus ingénieuses ou des plus émouvantes, qu’on ait écrites de nos jours et dans notre pays : les Berceaux, les Roses d’Ispahan, le Clair de lune (sur des vers absurdes de Verlaine), ou encore, sur des paroles italiennes : Levati, sol, che la luna è levata, un chant vraiment admirable et qui rappelle les plus pures canzones de la vieille Italie. Mais surtout, après le Requiem, et comme au sortir de l’église, allez jusqu’ « au cimetière. » Lisez la déchirante mélodie qui porte ce titre. Alors vous saurez à quel transport, à quelle violence la musique de M. Fauré atteignit un jour, et non plus quels soupirs, mais quels sanglots, quels cris lui peut arracher la douleur.

En inscrivant sur son dernier programme la symphonie en ut mineur de M. Saint-Saëns après la Messe en de Beethoven, la Société des Concerts a bien su ce qu’elle faisait. Elle a voulu montrer une fois de plus qu’un seul maître vivant, et Français, peut supporter le plus terrible voisinage. Le rapprochement n’eût été, pour tout autre, qu’un mauvais procédé ; pour M. Saint-Saëns, il est une attention délicate, un hommage dont la hardiesse n’a d’égale que la légitimité.

« Sérieusement, disait à certain critique de notre connaissance une dame abonnée, est-ce que vous trouvez cela très beau ? Oui, je sais bien, il y a une petite chose qui revient tout le temps. » Mais justement le propre et le fond d’une symphonie, c’est qu’ « une chose » y revient tout le temps. Et la « chose » ici n’est pas si petite, puisqu’une telle œuvre, presque tout entière, y est d’abord contenue, puis en sort. Il n’existe peut-être pas une autre symphonie, ancienne ou moderne, dont l’unité soit plus rigoureuse. L’idée première, encore une fois, embrasse et soutient ici l’ensemble. Elle est, — excusez l’incompatibilité de ces termes, — en même temps le centre et la circonférence de l’œuvre ; elle en établit, en résume la construction et l’expression, et partout


invisible et présente,
Elle est de ce grand corps l’âme toute-puissante.


Toute-puissante, mais toujours changeante aussi. La vie dont elle est animée prend les formes les plus diverses, et l’identité de son être se joue et tour à tour se dérobe et se révèle sous la variété infinie des modes ou des apparences. On sait, l’œuvre étant aujourd’hui classique, comment le thème se présente, agité, tremblant, au début du premier morceau. Dans l’adagio, grave et par momens douloureux, il défaille, se disjoint et se brise. Il se répand sur le scherzo en poussière étincelante. Enfin, d’un bout à l’autre du dernier morceau, il s’accroît, se fortifie et s’élève jusqu’au sublime, dans une gloire d’apothéose.

Sans compter que le thème souverain, s’il ne reconnaît pas d’égaux, hormis peut-être l’admirable motif de l’adagio, tolère pourtant des sujets ou des serviteurs. Il règne et même il gouverne, mais les thèmes auxiliaires et dérivés gardent, sous sa loi supérieure, non seulement leur place, mais leurs droits.

Il y a dans cette symphonie quelque chose d’aussi beau que les élémens, les sommets ou les repères : ce sont les « passages, » comme disent les peintres, qui les relient entre eux, et conduisent d’un plan ou d’un ordre à un autre, mélodique, harmonique ou instrumental, notre oreille et notre esprit. Rappelez-vous la transition du premier morceau à l’adagio, comment elle se prépare et s’accomplit : peu à peu les sonorités décroissent, le mouvement se ralentit, les notes s’abaissent et deviennent plus rares. Et l’universelle dégradation finit par aboutir, vous savez à quelle profondeur, à cette note initiale de l’orgue, douce comme un soupir, mais assez forte pour servir de base à l’adagio qu’elle annonce et que tout de suite on devine très grand.

Même aisance, même liberté dans le modelé de l’orchestre, dans celui des harmonies, témoin la transfusion réciproque de certains accords où l’adagio s’évanouit et se perd. Que dire enfin de ces « passages, » — il n’y a décidément pas d’autre mot, — qui constituent le développement des idées (en anglais, le working out) et dont le finale offre un splendide exemple ? Que dire de tout cela, sinon que la pensée qui s’approche ou s’éloigne est aussi belle ici que la pensée présente, qu’on jouit en cette symphonie de ce qui change autant que de ce qui demeure, et non seulement de l’être, mais du devenir ?

Il y a plus encore, et les deux aspects ou les deux modes de l’être : la pensée et l’action, me paraissent ici réalisés avec plénitude et comme portés à leur comble. Peu d’adagios ont plus de profondeur, peu d’allegros plus de vie. Et cette vie enfin, d’un bout à l’autre de l’œuvre, s’accroît en force, en richesse, en beauté. Il suffit de comparer l’idée maîtresse à son origine avec cette même idée à son terme, le début du premier morceau avec la conclusion du finale, pour mesurer le chemin parcouru, toujours en montant, et l’évolution, ou le progrès accompli.

C’est par là, par tout cela, que la symphonie de M. Saint-Saëns participe de la nature des symphonies immortelles, — je veux dire celles de Beethoven, — et de leur beauté. C’est pour cela que, l’autre dimanche, dans la salle d’abord, puis hors de la salle, la foule a justement acclamé le plus grand de nos musiciens. Il est aujourd’hui « le patron, » comme nous disions au Conservatoire. Il est le maître : le maître de l’ordre, de la raison, de la clarté ; le maître auquel il faut dire, à l’heure troublée et trouble où nous sommes : « Demeurez avec nous, car il se fait tard. »


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Prévost-Paradol.