Revue musicale - 14 juin 1900

Revue musicale - 14 juin 1900
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 925-935).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra-Comique : le Juif Polonais, conte populaire d’Alsace d’après Erckmann-Chatrian ; poème de MM. Henri Cain et Gheusi, musique de M. Camille Erlanger. — Reprise de Joseph. — Haensel et Gretel, conte lyrique en trois actes ; poème de Mme Wette, version française de M. Catulle Mendès, musique de M. Humperdinck.


Je suis en retard avec le Juif Polonais et je m’en félicite. Il n’a rien perdu pour attendre et j’en ai de beaucoup préféré la lecture à l’audition.

Au théâtre, l’œuvre de M. Camille Erlanger peut sembler grise, un peu maussade et surtout épaisse : une de ces œuvres, comme disait Gounod, où la cuiller tient debout. Au piano, elle s’allège, s’éclaire, et plus d’une fois s’égaie et rit. L’orchestre sans doute l’encombrait, si même il n’allait pas souvent jusqu’à l’étouffer. La musique, aujourd’hui, malade de plus d’un excès, ne souffre d’aucun peut-être comme de l’hypertrophie instrumentale. Elle veut tout dire, et elle a raison ; mais tout dire avec tous les instrumens : elle a tort. Elle nous fait souhaiter, ou rêver, une loi bienfaisante qui réglerait l’emploi progressif de l’orchestre dans le drame lyrique. Pour commencer, les musiciens n’auraient droit qu’au quatuor. Quand ils sauraient bien s’en servir et qu’ils auraient écrit de belles choses pour les « cordes » seules, on verrait à leur permettre d’abord les « bois, » et plus tard, beaucoup plus tard, les « cuivres. » Ces derniers demeureraient encore interdits à l’auteur du Juif Polonais. Sans compter que, par une suite nécessaire, la surcharge amène la recherche, tous les instrumens entraînent tous les accords, et, pour suffire aux uns, M. Erlanger complique les autres. Par cette double exagération, il a gâté certaine scène qui pouvait être plus charmante à moins de frais : celle des fiançailles de Suzel. la fille de l’aubergiste, avec Christian, le brigadier de gendarmerie. Que de bruit pour deux couplets et trois tours de valse ! Le délicieux « Lauterbach » alsacien ne comporte ni même ne supporte cet orchestre fracassant. Et pour le dénaturer tout entier, pendant que la vulgarité de l’accompagnement en alourdit la grâce, le raffinement et la singularité des harmonies en corrompent le naturel et la simplicité.

Il semble vraiment que le matériel ou plutôt la matière de la musique se soit accrue au delà non seulement de nos besoins, mais de nos facultés. Elle asservit l’esprit qu’elle devrait servir et plus d’un, parmi les « jeunes maîtres, » subit une maîtrise qu’il se pique d’exercer. Inégaux à leur tâche, qui se multiplie et s’éparpille sans cesse, incapables d’arrêter la polyphonie ou de la réduire, ils succombent sous le poids et le nombre. Combien sont-ils à présent qui, de la foule des instrumens et des parties, dégagent ou seulement distinguent l’unité, l’individu lyrique par excellence, la parole ! Dans le drame musical, c’est elle qui souffre le plus aujourd’hui. Elle y est à la gêne et quelquefois au supplice. Tout ce qu’a gagné le génie de l’orchestre, faut-il que le génie de la déclamation l’ait perdu ! Sans doute, comme disait déjà Grétry, sans doute il y a chanter pour chanter et chanter pour parler. Dans le dernier cas, devenu si fréquent, il faudrait au moins que la parole fût entendue. Elle l’est rarement, pour ne pas dire jamais, et c’est encore une raison pour qu’on prenne plus de plaisir à lire le Juif Polonais qu’à l’écouter.

Le grand ou le gros défaut, au point de vue musical, du mélodrame d’Erckmann-Chatrian, c’est précisément d’être un mélodrame. Et, pour comble de misère, il ne l’est pas même par l’action ou l’intrigue, par le nombre et la complication des événemens, mais par la mise en scène et le spectacle seul. Le Juif Polonais a pour sujet, au lieu de faits nombreux et qui se passent, un fait unique et passé. De l’assassinat d’un colporteur par un aubergiste, les dramaturges ont tiré beaucoup moins une étude du remords, qui pouvait être psychologique et musicale, que la représentation matérielle d’un procès en cour d’assises. Tel est le centre ou le sommet de la pièce, le « clou, » peu solide, où pend ce mauvais tableau. La scène en question, que rêve le héros et que les spectateurs voient, est de celles où la musique n’a rien à faire. Aussi n’y a-t-elle rien fait. La meilleure partie du troisième acte est le prélude, une page serrée et sérieuse, et cela justement parce qu’elle est le prélude, parce qu’elle précède, au lieu de l’accompagner, la scène purement extérieure du jugement. Quant aux motifs produits à l’audience, — je parle des motifs musicaux, — c’est ailleurs qu’on peut les apprécier : au premier acte, où ils paraissent tous, associés non pas à la reconstitution mais au récit du crime. Ici la musique est à sa place et dans son rôle. Elle garde sa dignité, sa valeur, et regagne, en ne s’unissant qu’à la pensée et au sentiment, la supériorité que le voisinage et le contact des faits lui enlève toujours.

Il est parfait, ce long récit d’un assassinat ancien et fameux ; parfait au dedans comme au dehors, je veux dire dans les passages pittoresques non moins que par les côtés pathétiques. Et d’abord cette narration musicale est très bien composée. Elle se distribue en plusieurs thèmes qu’un thème central domine et relie entre eux. Celui-ci, comme l’idée première et maîtresse, ouvre le discours, le partage et le conclut. Divers de mouvement et de rythme, aussi bien définis que coordonnés, ces thèmes se perçoivent et se distinguent sans peine. En même temps qu’ils satisfont l’esprit, ils plaisent à l’imagination. Leur valeur expressive égale au moins leur valeur logique ; valeur expressive et en quelque sorte morale, ou plutôt criminelle : l’embarras du chromatisme et l’obscurité des harmonies, la difficulté des intervalles et des intonations, tout rend ici le crime sensible et deux fois présent, « comme représentation et comme volonté. » Présent jusqu’en ses moindres circonstances, grâce à l’évocation musicale de la saison, de l’heure et du lieu. Dans le genre sinistre et pittoresque, tout le premier acte du Juif Polonais est quelque chose d’achevé. Sans parler du bruit des grelots (ceux du traîneau de la victime), dont l’imitation était aisée, le compositeur nous a donné d’autres impressions, extérieures encore, mais saisissantes. Dans l’œuvre de M. Erlanger, les choses comme les êtres ont leurs « motifs. » Et la plupart sont excellens. On en trouve même çà et là de joyeux, voire de dansans : thèmes alsaciens de ländler ou de valses ; thème de Christian, un peu trop forestier seulement et plus digne d’un chasseur que d’un gendarme ; thèmes de printemps, de voyage ou de cabaret, refrains de jeunes filles, de buveurs ou de cavaliers. À ce propos, il n’est pas indifférent de constater chez un musicien la constance de certains rapports, et l’association habituelle, nécessaire peut-être, entre tel sujet, fût-ce le moindre, et telle manière de le représenter par les sons. Deux fois, dans le Juif Polonais, il est question de voyage à cheval, et les deux fois, l’idée ou l’image de la chevauchée a pris naturellement la figure rythmique, harmonique, mélodique même qu’elle avait déjà reçue de M. Erlanger dans un petit chef-d’œuvre que je vous recommande et qui s’appelle Fédia[1].

Mais les thèmes lugubres l’emportent décidément sur les thèmes aimables. Le « genre enjoué » n’est pas le fait de nos jeunes musiciens et de celui-là moins que de tout autre. Une atmosphère de neige et de nuit, d’hiver et de mort imprègne tout le premier acte, le meilleur, du Juif Polonais. Nous parlions plus haut de la saison et de l’heure. L’une est rappelée à tout instant par quelques notes qui tremblent, qui sifflent et qui pleurent. L’autre est annoncée par le veilleur nocturne avec une angoisse, une détresse même dont je connais peu d’exemples. Quelle est donc la magie, le charme douloureux de cette mélopée simple, et si brève, pour qu’elle efface, emporte le reste, et que le souvenir d’une œuvre qui dure tout un soir tienne à jamais pour nous dans un seul moment de beauté ? Il est vraiment admirable, cet appel. Très lent, comme baigné dans un brouillard sonore, il se traîne sur deux accords qui se répondent. Le rapport harmonique est à peu près le même entre l’un et l’autre qu’entre les deux accords du cygne dans Lohengrin. A peu près, mais à beaucoup près aussi. La différence n’est que d’un demi-ton, et c’est assez pour transformer, presque pour renverser tout l’ordre du sentiment et de l’expression, pour changer le mystère en épouvante et la mélancolie en désespoir. Oh ! l’étrange couvre-feu, qui n’a pas son pareil. Calme comme une invite au sommeil, et sombre comme un présage de mort, salut douloureux et compatissant aux souffrances qui ne s’endorment jamais, ce chant dit les bienfaits et les maléfices des ténèbres ; il ressemble à quelqu’une de ces profondes paroles où la poésie antique enferme toute la douceur et toute la tristesse de la nuit.

Cette seule page honorerait un musicien, et dans l’œuvre de M. Erlanger nous avons vu qu’elle n’est pas seule. Si peut-être le Juif Polonais vaut par les détails surtout, par l’accessoire et l’extérieur ; si dans la musique il n’y a pas un drame, — je veux dire un drame intérieur, — et moins encore une analyse de sentimens et de caractères, c’est que le poème n’offrait rien de tout cela. Beaucoup plus court que Saint Julien l’Hospitalier, beaucoup moins ennuyeux que Kermaria, le Juif Polonais est la meilleure des trois grandes partitions de M. Erlanger.


Joseph, qui n’est pas un mélodrame, est encore une histoire de juifs. L’an dernier, l’Opéra-Comique et l’Opéra l’avaient repris ensemble. On peut même dire que l’Opéra l’avait reprisé, faisant coudre au vieux chef-d’œuvre des récitatifs nouveaux. Reprise perdue ! et c’est justice. Joseph a disparu de l’Opéra. Ne ranimons donc pas une querelle déjà vieille et maintenant sans objet. L’Opéra-Comique du moins a gardé Joseph, le Joseph authentique, du seul Méhui pour la musique et d’Alexandre Duval pour le dialogue ou le parlé. Ce dialogue, il faut le reconnaître, est un peu fatigué. Avec une éloquence faite de cette fatigue même, il plaide les circonstances atténuantes pour les récitatifs ajoutés. Il ne saurait pourtant les obtenir. La prose d’Alexandre Duval est de son temps, mais elle est à sa place. Elle forme avec la musique un contraste sensible, risible quelquefois ; mais ce contraste, du moins, elle ne l’établit pas dans la musique même. On aurait pu sans crime ôter aux paroles plutôt que d’ajouter à la partition. M. Albert Carré n’y a pas consenti. L’irrévérence du voisin a redoublé son respect. L’un avait pris trop de libertés ; l’autre a peut-être montré trop de scrupules. N’importe, je préfère de beaucoup la version de l’Opéra-Comique à celle de l’Opéra et « cet excès d’honneur à cette indignité. »

Abstraction faite du dialogue ou des récitatifs, que la musique de Méhul est donc belle ! Elle l’est de toutes les manières et, quoi qu’on regarde en elle, il n’y a pas un de ses élémens qui ne concoure à sa beauté. La théorie du « moment » ne se vérifie pas ici. Joseph ne porte pas trace du style « Empire », où la rectitude va jusqu’à la rigidité. Prenez dans Joseph une mélodie au hasard, et vous douterez s’il en faut admirer davantage la composition et l’ordonnance, ou la liberté et la souplesse. Champs paternels ! Hébron ! Douce vallée ! La célèbre cantilène dure trente-quatre mesures, et trente-quatre mesures lentes ; mais de la première à la dernière note elle se développe toujours. Elle est aussi contraire que possible à la romance à répétition, à celle de l’Eclair, par exemple : Quand de la nuit l’épais nuage. L’une est le modèle de la symétrie artificielle et mécanique ; l’autre, celui-de l’évolution organique et vivante. La mélodie de Méhul commence par s’enfermer entre les deux lignes extrêmes de la portée. Elle établit ainsi le caractère général et comme l’unité du sentiment, lequel est le regret, le souvenir, mais adouci par le temps, la tristesse enfin, que Prevost-Paradol a si bien définie : « Une sorte de crépuscule qui suit la douleur. » Puis, de cette première période une autre se déduit, qui procède de la première, et, sans la reproduire, lui ressemble. O mon père, ô Jacob ! Le souvenir et le regret s’avivent ici. L’accent devient plus pathétique. Le mot de « père » et le nom de « Jacob » prennent une grandeur patriarcale et biblique. La mélodie s’anime, s’échauffe, et quand viennent ces paroles : Et sans moi tu vieillis ! elle touche en quelque sorte au point le plus douloureux, à la plaie éternellement vive du cœur. Alors, mais alors seulement, elle monte, et d’une montée brusque, donnant l’impression d’un sanglot ou d’un cri. Cette note pourtant n’est rien de pareil ; elle n’est ni très violente ni très haute. Elle ne paraît telle que par le ton et le niveau modéré de ce qui précède. Ici, comme en toute œuvre classique, le plus grand effet est produit avec le moindre effort.

Même souplesse, même progrès sans redite dans la prière de Jacob au second acte : Dieu d’Abraham ! Quelle période encore que celle-là ! Quelle mélodie abondante et libre ! Les sonneries lointaines et triomphales ont éveillé le patriarche. Il se lève et soudain, sans que rien la prépare, il entonne, j’allais dire il attaque sa prière. Elle a, dès les premières notes, tant de force et d’ampleur, nous sommes tellement pris et comme environnés par elle, qu’il ne semble pas qu’elle commence, mais qu’elle continue et qu’elle prolonge en quelque sorte dans le passé la majesté du personnage que nous voyons et que nous entendons pour la première fois. Ici non plus, rien n’est rigoureux ni tout d’une pièce. Comme le chant de Joseph, celui de Jacob se développe au lieu de se répéter. La mélodie se prête aux variantes de l’idée, aux nuances du sentiment. Plutôt que de rompre, elle cède et elle ploie. Et partout ainsi, lors même qu’elle se partage en reprises et en couplets, la phrase de Méhul évite la rigueur et l’inflexibilité : témoin l’exquise romance de Benjamin, où des retards et des détours légers n’altèrent la symétrie apparente qu’au profit d’une eurythmie supérieure et cachée.

Nous avons insisté sur ces beautés de Joseph, parce qu’il n’en est pas de plus contraires à l’idée qu’on se fait communément du chef-d’œuvre. Admirable par le modelé mélodique, Joseph l’est en quelque sorte par le raccourci. Avec la force d’une ébauche, Joseph en a la simplicité. Adolphe Adam rapporte, je crois, dans ses Souvenirs d’un Musicien, le conseil qu’il reçut, quand il était écolier, de son maître Boïeldieu : « Faites-moi seulement une dizaine de mesures en ut majeur, et tâchez que ce ne soit pas banal. » Quelques pages de Joseph, et qui ne sont pas banales, sont en ut majeur : l’ouverture, la romance de Benjamin : A peine au sortir de l’enfance, le délicieux ensemble : Reprenons mon empire sur ce cœur agité, enfin la prière matinale des Hébreux dans le désert. La prière surtout est faite de rien : d’une mélodie brève et pour ainsi dire horizontale, modulant à peine, harmonisée les deux premières fois à trois parties et la dernière à six. Flottant sur de longues tenues des « cuivres, » elle est chantée au loin par les hommes d’abord, puis par les femmes, enfin par toutes les voix, qui se répondent et s’imitent. Chaque reprise est suivie d’un silence, d’un admirable silence, qu’ose à peine interrompre la voix parlée, plus nécessaire ici que partout ailleurs, de Joseph attentif et attendri. Voilà les dix mesures en ut majeur que demandait Boïeldieu. Quelques notes successives et quelques notes associées, deux ou trois appels de trompette, rien de plus, et c’est le matin, le désert, un peuple qui prie ; c’est l’humanité, la nature et Dieu.

Vingt ans avant Joseph, à propos d’un autre opéra du maître, Euphrosine et Coradin, qu’a repris cette année le Théâtre-Lyrique de la Renaissance, Grétry disait de l’orchestre de l’Opéra-Comique : « Méhul l’a tout à coup triplé par son harmonie vigoureuse et surtout propre à la situation. Il a dû voir qu’il est inutile d’exiger des musiciens de l’orchestre des efforts extraordinaires. Soyons forts de vérité, l’orchestre fournira toujours au gré de nos désirs. » Voilà la force qui, dans Joseph, supplée à toutes les autres, y compris celle du nombre ; la force qui nous donne l’impression non seulement de la polyphonie, mais presque de la symphonie elle-même. L’ouverture, la scène de Siméon avec ses frères, les trois finales, ressemblent à des ébauches de symphonie. On croit y retrouver, un peu plus sèche et plus étroite, la manière de Beethoven jeune, du Beethoven de la symphonie en ut majeur ou de l’ouverture de Prométhée, mais de Beethoven pourtant.

Jusque dans l’expression du sentiment, la musique de Méhul observe la même retenue et pour ainsi dire la même pudeur. Aussi tendre que celui de la Bible, le Joseph de Méhul est moins démonstratif. Le Joseph de la Genèse pleure constamment : « Ses entrailles étaient émues pour son père et il avait besoin de pleurer ; il entra précipitamment dans une chambre et il y pleura... Il se jeta au cou de Benjamin, son frère, et pleura, et Benjamin pleura sur son cou. Il embrassa aussi tous ses frères en pleurant. » Le Joseph de Méhul est plus avare de ses larmes, et dans son rôle, tout d’émotion contenue, de mansuétude et de sérénité, nous n’avons noté qu’un sanglot.

L’humanité vit de peu de chefs-d’œuvre, et quelques-uns de ces chefs-d’œuvre sont faits de peu. Joseph est de ceux-là. Peu de chose a suffi pour le créer, et même peu de temps, car ce fut en deux mois, à la suite d’une gageure, que Méhul écrivit Joseph pour l’éternité.


« O vous dont le travail est joie ! » — L’appellation ou l’interpellation du poète ne s’adresserait pas mal au musicien de Haensel et Gretel. Je ne sais pas de musique plus joyeuse, plus naturelle, plus naïve même que celle-ci : je n’en connais pas une autre qui soit, non pas certes plus laborieuse, mais élaborée avec plus de finesse, voire de raffinement. Et les deux caractères, au lieu de s’exclure, ou seulement de s’opposer, se combinent, et ce n’est pas le moindre talent de M. Humperdinck d’avoir su résoudre en harmonie un contraste qui pouvait devenir une contradiction.

Il y avait une fois en Allemagne un petit garçon et une petite fille qui s’appelaient Haensel (Jean) et Gretel (Marguerite). Ils habitaient avec leurs parens une chaumière au bord de la forêt. Un jour qu’ils étaient tout seuls, chantant comme des oiseaux et jouant comme des chats, ils burent une jatte de lait que la mère avait gardée pour le repas du soir. Et quand la mère revint, elle les gronda si fort, qu’ils se sauvèrent dans la forêt. Ils s’amusèrent d’abord à cueillir des fraises, à tresser des guirlandes de fleurs, à écouter le coucou et à lui répondre. Mais bientôt vint la nuit et, se voyant perdus, les pauvrets eurent peur. Alors passa l’homme au sable, qui les endormit sur la mousse, et du haut du ciel, par un escalier de lumière, les anges descendirent et les gardèrent jusqu’au matin. Puis, l’homme à la rosée les éveilla, et soudain ils virent s’élever de terre un palais de gâteaux. Ils commençaient d’en lécher les murailles, quand une ogresse en sortit : l’ogresse Grignotte, qui mangeait les petits enfans, non pas tout crus, mais rôtis et changés en pains d’épices. Haensel mis en cage, elle allait mettre Gretel au four ; mais Gretel était une rusée : ayant surpris les mots et le geste magique, elle délivra son frère, et l’ogresse, enfournée par les quatre petites mains, finit croquée à belles dents par Haensel et par Gretel, par leurs parens accourus et partout ce qui restait dans la maison de Grignotte de petits bonshommes de pain d’épices, redevenus vivans.

Sur cette histoire d’enfans et pour enfans, M. Humperdinck a composé de la musique pour enfans et pour grandes personnes. La facture, ou, comme nous écrivions plus haut, le « travail » de son œuvre est sensiblement wagnérien. Il l’est d’abord par la polyphonie : autrement dit par le grand nombre des instrumens, par l’orchestration complexe et quelquefois un peu grosse, un peu lourde aussi pour un sujet si mince et si léger. Wagnérienne aussi la symphonie, c’est-à-dire le développement. La symphonie joue ici un double rôle. Tantôt elle se déploie seule et libre : dans l’ouverture, qui n’est pas le chef-d’œuvre de la partition, dans les deux entr’actes excellons (la Chevauchée de la sorcière et la Maison de Grignotte), dans le touchant et vraiment admirable épilogue instrumental qu’est la veillée des anges autour des enfans endormis. Ailleurs, et presque partout, la symphonie accompagne l’action et le discours. Elle forme la trame qui, dans la musique de théâtre même, nous est devenue nécessaire, et d’où la mélodie et la voix n’arrivent plus guère à se détacher. Ici du moins elles s’en détachent, et sur le fond le plus riche en même temps que le plus souple et le plus lisse, elles s’enlèvent toujours. Rien ne m’a plus séduit dans Haensel et Gretel que l’heureuse proportion entre la mélodie et la symphonie, entre l’idée elle-même et l’idée qui évolue, entre le principe de fixité pour ainsi dire et le principe de mouvement. Une cote mal taillée par tant d’autres m’a paru taillée ici de main de maître.

C’est en maître aussi que M. Humperdinck use des leitmotive. Il les combine quelquefois ; plus souvent il les développe et les transforme. Le premier thème du premier acte circule et se multiplie à travers l’acte entier. Le chant de triomphe entonné par les deux petits après l’enfournement de l’ogresse n’est que le thème, un peu modifié, de l’ogresse elle-même à cheval sur son balai. Elle chevauchait sur un rythme de polka ; c’est sur un rythme de valse qu’elle cuit. Ne dites pas que pour elle, — et même pour nous, — le détail a peu d’importance. Il en a beaucoup dans la musique de théâtre telle que Wagner nous l’a faite, et le meilleur des meilleures œuvres d’aujourd’hui ne tient parfois qu’à ce double pouvoir, dont nous venons de citer un ou deux exemples, de transformation et de développement.

Mais dans l’œuvre de M. Humperdinck, il y a mieux encore que cela : n y a la joie, la gaieté, la divine enfance du cœur. L’ingéniosité de la facture et la perfection du métier n’est dépassée ici que par la simplicité de l’élément premier, je veux dire de l’idée musicale. Pour l’invention ou l’esprit mélodique, M. Humperdinck ne doit rien à Wagner : car ce n’est rien que l’influence des Maîtres Chanteurs (méditation de Sachs) sur l’exquise prière en forme de choral ; rien, moins que rien, au premier acte, entre deux couplets, un grupetto de Tannhäuser. L’artiste de race, de sa race et de toute sa race, que la mélodie de M. Humperdinck nous révèle, ce n’est plus le fils de Wagner : une ou deux fois c’est un petit-fils de Schubert, et c’est constamment un arrière-petit-fils de Haydn et de Mozart, j’entends le Mozart de la Flûte enchantée, le Mozart allemand. Je croirais encore à d’autres affinités, plus modernes et plus modestes aussi, que ne désavouerait peut-être pas M. Humperdinck : avec Strauss, non pas celui des poèmes symphoniques d’aujourd’hui, mais celui ou ceux d’autrefois, ceux de la valse viennoise ; que dis-je 1 avec Offenbach lui-même, un Allemand qu’il ne faut pas mépriser tout entier, et dont Rossini se moquait seulement à demi quand il lui donnait son portrait avec cette dédicace : « Au Mozart des Champs-Elysées. » Pendant le premier acte, pendant la plus grande partie du dernier, écoutez au hasard ces innombrables mélodies. Elles sont aussi contraires que possible aux mélodies wagnériennes. Elle commencent, elles continuent, elles s’achèvent, tandis qu’on a pu dire assez plaisamment des mélodies de Wagner qu’elles ne font que durer. Au lieu d’être la mélodie infinie, les thèmes de M. Humperdinck sont des mélodies définies, fixées en des formes concrètes et comme plastiques de danses et de chansons, aisées à percevoir et même, ô honte ! mais honte délicieuse ! faciles à retenir pour les fredonner en sortant. Elles ne méprisent ni le rythme et la carrure, ni les couplets et les refrains. Avant de passer dans l’orchestre, de s’y mêler et de s’y dissoudre, elles existent par elles-mêmes, elles vivent d’une vie personnelle et remplissent leur destinée. Avant de se voiler, elles se montrent à découvert et ce n’est qu’après avoir joui de leur présence que nous sommes charmés par leur souvenir.

Elles font la joie de cette œuvre, une joie que, depuis Falstaff, la musique n’avait guère connue. Et cette joie est de plus d’une sorte, elle a ses nuances et ses degrés ; joie sans monotonie et surtout sans sécheresse, qui se fond, au second acte, en mélancolie souriante et en mystérieuse poésie. Le changement est sensible dans les mélodies elles-mêmes et, par exemple, dans le motif autour duquel s’enroule l’adorable scène du coucou. Pour une fois, ce n’est plus à Haydn, c’est à Schumann qu’on songe. Autant la musique était franche et tout en dehors quand elle accompagnait les jeux des enfans et leurs malices, autant, lorsqu’ils ont peur, elle rentre pour ainsi dire en elle-même et s’inquiète pour eux. Perdue elle aussi dans les bois, elle doute, elle flotte, et, charmante tout à l’heure de précision et de vivacité, elle l’est à présent de rêverie et d’incertitude. Mais cet émoi ne dure guère ; à part un ou deux accens de détresse enfantine, il ne va pas jusqu’à l’épouvante, et sur la fin du second acte, la cantilène de l’homme au sable et surtout la prière à deux voix, reprise et développée par l’orchestre, étendent la paix, qui n’est que la forme la plus pure, la plus sereine, et comme la perfection de la joie.

Cette joie désormais ne sera plus troublée. Elle perce, ou plutôt elle couve sous le rôle entier de Grignotte. Une bonhomie, que l’interprète a saisie et rendue spirituellement, égaie et fait aussi plaisans que terribles les thèmes de la chevauchée et de l’incantation. Elle éclate encore, cette joie, et peut-être de son éclat le plus vif, dans la valse chantée et dansée par les deux enfans devant le four où la sorcière s’est engloutie. Enfin les dernières pages sont radieuses. Je ne dirai pas que la musique ici dépasse le sujet ; mais elle l’emporte avec elle, assez haut. En cette histoire, sans doute, il n’y a pas l’ombre, ou, —-si vous voulez, — pas un rayon de symbolisme. Haensel et Gretel ne disent et ne font pas autre chose que ce qu’ils disent et font. Plus que nos contes à nous, ce conte est sans arrière-pensée, et la bague de Peau-d’Ane n’est pas cachée au fond de ce gâteau allemand. Le poème, je le sais, n’a pas de « dessous, » mais au-dessus des deux petits vainqueurs et de leurs compagnons ressuscites par eux, la musique ouvre un coin du ciel. Sous les caresses de Haensel et de Gretel, les petits bonshommes de pain d’épices reviennent lentement à la vie. Cette vie afflue en eux de partout ; elle ondule, et module à travers un finale admirable d’expansion, de progression, de lumière et de fluidité. Au terme d’un petit chef-d’œuvre, un souvenir des grands nous revient sans trop nous étonner, et quelques enfans, délivrés de leur prison de beurre et de miel, nous font songer aux plus nobles, aux plus sublimes délivrances que Beethoven ou Wagner ait jamais chantées.

Il y a trois siècles bientôt que, par la voix du vieux Schütz, la musique allemande appelle tous ceux qui souffrent, leur promettant de les soulager. Hier, fidèle à une autre parole divine, elle a laissé venir à elle les petits enfans. Elle les a bénis et consacrés. Elle a tout aimé d’eux et tout exprimé : leurs aventures et leurs jeux, leurs dangers, leurs prières et jusqu’à leur sommeil innocent, aussi digne peut-être d’une symphonie, que nos veilles ardentes, en un mot tous les menus faits qui composent leur destinée. Avec autant de sympathie et de bonheur, elle a traduit les menus sentimens qui se partagent leur âme. Il semble qu’elle ait pris et retenu quelque chose d’eux-mêmes, quelque chose de leur grâce et de leur joie, et c’est pour cela que la muse allemande, celle que Henri Heine jadis appelait la bonne fille, pour la première fois depuis longtemps, a souri.


J’espère et déjà même je commence à croire que Mlle Delna (l’ogresse) va retrouver à l’Opéra-Comique la voix et le talent qu’elle y avait laissés. Mlles Rioton et de Craponne sont des amours d’enfans, et M. Messager dirige avec une précision élégante et sans rigueur une œuvre qui, par endroits, ressemble à certaines de ses œuvres.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voir le recueil de mélodies intitulé : Poèmes russes.