Revue musicale - 14 juin 1887

Revue musicale - 14 juin 1887
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 926-936).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra-Comique : le Roi malgré lui, opéra comique en 3 actes, paroles de MM. De Nujac et Burani, musique de M. E. Chabrier. — Théâtre de l’Opéra : reprise du Prophète.

L’Opéra-Comique est détruit, et l’on a quelque scrupule à parler musique sur des ruines aussi récentes. Au moins ne le faut-il faire qu’après avoir rendu à chacun l’hommage qu’il mérite : regrets aux pauvres morts, au pauvre vieux théâtre lui-même, et félicitations aux artistes de talent qui, le soir du sinistre, ont été des hommes de tête et des hommes de cœur.

Et maintenant parlons du dernier ouvrage qui aura été représenté salle Favart.

Henri de Valois, roi de Pologne, s’ennuie. Il s’ennuie tant, qu’il n’a voulu voir encore aucun de ses sujets, que nul ne connaît son visage, et qu’il vit entouré de ses amis de France. Son unique désir serait d’abandonner le trône où l’a placé la volonté de sa mère, et de retourner au Louvre. Il aime mieux le second rang à Paris que le premier à Cracovie. Aussi apprend-il avec une véritable joie que les Polonais ont résolu de le chasser, qu’une conspiration est préparée par le duc de Fritelli, son secrétaire, et par la duchesse, cousine d’un seigneur du pays, le comte Laski. Naturellement, le roi s’empresse de conspirer contre lui-même : sous le nom de son ami Nangis, il se fait présenter aux conjurés, et leur promet de leur livrer le roi. Malheureusement, le vrai Nangis arrive, lui aussi, au palais Laski : il va brouiller les cartes ; mais, sur un mot, sur un signe de Henri, il consent à passer pour le roi. Voilà déjà deux rois malgré eux. Peu à peu, le patriotisme des Polonais s’exalte : ils ne veulent plus seulement l’expulsion du prince étranger, mais sa mort, et le faux Nangis (vrai roi) est désigné par le sort pour tuer le faux roi (vrai Nangis). Heureusement, une jeune esclave de Laski, Minka, éprise de Nangis, le fait évader. Alors le vrai roi s’enfuit aussi ; alors il arrive dans une auberge, où tout le monde se rencontre. Alors Minka s’imagine que celui qu’elle croit le roi a été tué par celui qu’elle croit Nangis ; alors Nangis survient, et Minka est heureuse, et elle se marie, et alors Henri est rattrapé par les Polonais, et il est roi malgré lui… C’est un peu embrouillé, n’est-ce pas, cette pièce-là ? et les pauvres critiques musicaux en savent mal « développer l’embarras incertain. » Au troisième acte, on ne comprenait plus du tout, on était en nage. Il était toujours question d’une servante qui devait servir de guide ! Quel succès elle aurait en !

Malgré tout, ce livret n’est pas pire que bien d’autres ; il ne manque absolument ni de gaîté ni d’esprit. La Pologne est moins banale que l’Espagne ou l’Italie ; si le rôle d’Alexina est insipide, celui de Minka est gentil ; le premier acte s’annonce bien : il plaît par la mélancolie de ce prince qui regrette le doux pays de France, par la grâce de la petite esclave, par quelques mots heureux de Fritelli.

Ce qui vaut le moins, ce sont les vers. On les a pourtant commandés, ou demandés à un poète, anonyme ici, mais célèbre, assembleur de rimes éclatantes, apôtre lyrique du pessimisme, du cynisme et de la désespérance, enfant des races touraniennes ! Ayez donc des ancêtres qui ont habité entre la chaîne du Thibet et l’Océan, entre la mer Caspienne et la mer du Japon, pour écrire ces deux couplets :

Ah ! dans mon cœur
Douce liqueur
Que vos paroles !
Je n’ai plus peur,
Noire vapeur,
Au loin tu t’envoles !
Ah ! dans mon ciel
Doré du miel
De vos paroles, «
Quels tourbillons
De papillons
En rondes folles !


Et dire que là-dessus le musicien a écrit l’une des plus jolies pages de sa partition ! Puis croyez à l’influence des paroles sur la musique ! Ce n’est plus un jeune, un tout jeune, le musicien du Roi malgré lui ; mais les jeunes le tiennent pour un des leurs, parce qu’il a les qualités de leur âge : la verve, la fougue, l’audace. Il est en avant, très en avant ; il suit la nouvelle école. Que dis-je, il la suit ? Après Gwendoline, il passait pour la conduire. De M. Chabrier plus que de tout autre, les fidèles de certaine petite église disaient avec importance : « Il a quelque chose dans le ventre. » À ce propos, avez-vous observé que notre époque naturaliste fait passer volontiers le ventre pour le siège du talent ? C’est le ventre aujourd’hui que Chénier se frapperait sur l’échafaud.

Du talent, M. Chabrier en a, et beaucoup. Il en a montré, avant le Roi malgré lui, dans sa rapsodie endiablée España, devenue populaire aux concerts Lamoureux ; il en a montré surtout dans l’opéra Gwendoline, représenté à Bruxelles l’année dernière. Il y a dans Gwendoline plus d’une page excellente. C’est de la musique un peu sauvage, un peu rocailleuse, parfois brutale, mais appropriée à un sujet barbare ; une œuvre un peu parente du Vaisseau-Fantôme, avec plus de rudesse encore. L’harmonie en est souvent dure et l’écriture pénible, mais les duretés, les fautes même disparaissent dans la rapidité, dans la furia des mouvemens ; les dissonances passent assez vite pour ne pas nous blesser. L’ensemble de la partition laisse une impression puissante ; on en relit volontiers plus d’un fragment : la farouche ballade du premier acte, le duo du rouet et la chanson de la fileuse ; au second acte, l’épithalame et le duo suivant. Tout cela est d’un musicien et d’un homme de théâtre avec lequel il faut compter.

Tout à coup, on annonce que M. Chabrier écrit un opéra comique, mais un vrai, de derrière les fagots, ces vieux fagots où l’on ne va plus aujourd’hui chercher à boire ; et, en effet, M. Chabrier l’écrit. Il écrit des morceaux : duos, trios, rondos, couplets à ritournelles ; ce wagnérien fait de l’Auber, et les autres wagnériens de s’en réjouir dans leur cœur, parce que chez un wagnérien tous les genres sont bons… fût-ce celui que vous savez, et qu’eux surtout savent très bien. M. Chabrier, disait-on, compose un opéra comique avec les procédés modernes ; sur des pensers anciens, il fait de la musique nouvelle. — Ce serait très bien, ce serait même l’idéal ; mais le musicien du Roi malgré lui ne semble pas y avoir tout à fait atteint. Cet idéal très délicat, très léger, deux maîtres ont su le surprendre : M. Gounod, dans le Médecin malgré lui ; M. Delibes, dans le Roi l’a dit. De chacune de ses deux aînées, l’œuvre de M. Chabrier ne tient guère qu’une moitié de titre. Au Roi malgré lui manque surtout l’unité de style, d’un style moyen, qui ne s’élève ou ne s’abaisse jamais trop. M. Chabrier n’a pas la gaité de bon aloi, la finesse comique, l’esprit argent comptant sans recherche ni trivialité ; il n’a pas non plus, ou du moins pas assez, la teinte de poésie qui fait si touchans, malgré leur sourire, nos vieux chefs-d’œuvre : la Dame blanche ou le Pré aux clercs. Avec M. Chabrier, on ne sait trop où l’on est, où l’on va ; on passe d’un grand finale d’opéra à des couplets d’opérette, presque de café-concert ; de sonorités ingénieuses et choisies au vacarme vulgaire, à la brutalité de l’instrumentation, et l’auditeur cahoté ressemble au cavalier qui galope avec un étrier trop court, l’autre trop long : il manque d’assiette.

Le premier acte nous a paru le plus agréable ; voilà la couleur discrète, le ton qu’il fallait garder. Déjà l’opérette perce de temps en temps, mais par pointes assez fines, et qui ne blessent pas. Ici, comme dans Gwendoline, l’harmonie est trop souvent tourmentée, elle étonne un peu le lecteur et l’embarrasse ; mais à l’audition, les aspérités s’effacent et la trame semble unie. Le petit chœur des joueurs, la chanson de Nangis, tout cela court vite ; l’orchestre est toujours agile. Par l’orchestre surtout valent les couplets comiques de Fritelli ; sans une instrumentation plaisante, la vulgarité du chant ressortirait un peu trop. Charmante est l’entrée de Minka, poursuivie par un Cosaque, comme la Prascovia de l’Étoile du Nord ; avec la première phrase de la jeune fille s’enchaîne un excellent petit quintette : voilà de la musique élégante et bien tournée. La romance de l’alouette en dit plus qu’elle n’est grosse ; il y a dans cette ritournelle de hautbois, dans cette courte mélodie un parfum à la fois doux et sauvage ; c’est bien la chanson d’une enfant des steppes. La chanson du roi est bien celle d’un Français, et d’un Français de cette époque ; le prélude des deux altos en rehausse la couleur archaïque et lui donne une allure un peu traînante qui convient à la rêverie d’un exilé.

Mais quelle péronnelle que la duchesse Alexina, cette, cantinière d’opérette, qui vient vocaliser avec aigreur sur l’ambition, la politique et autres sujets peu musicaux et peu comiques ! Minka est plus aimable ; elle chante avec Henri un remarquable duo, plein de fort jolis détails. Citons entre autres la phrase câline que Mlle Isaac dit à plusieurs reprises avec une finesse délicieuse :

Mais s’il est une récompense,
Pour Nangis je la voudrais.


Avant la fin de l’acte, l’ensemble : Qu’a-t-il fait ! est traité dans le bon style, demi-sérieux et demi-plaisant, de l’opéra comique. J’aime moins un chœur de soldats grotesques, emplumés comme des casoars. Il y a là, dans l’imitation de nos sonneries militaires, un effet cherché qui ne porte pas beaucoup. Le défaut des deux derniers actes, surtout du second, c’est la vulgarité, et, curieuse rencontre, une vulgarité qui n’exclut pas la recherche : recherche d’harmonie, recherche d’orchestration. Le commencement de l’acte verse dans l’opérette, la suite vise à l’opéra ; au début, petite musique ; grosse musique à la un. L’œuvre s’annonçait avec grâce, avec charme ; la voilà qui s’encanaille. Chez le palatin Laski, on danse comme chez un podestat de M. Lecocq, ou dans l’Olympe d’Offenbach. Bon Dieu, quelle sauterie ! Le « noble comte » a l’air d’un ivrogne ; il engloutit les sorbets avec une avidité qui ne fait pas rire ; on s’attend à voir ce fantoche relever sa robe d’hermine et risquer un pas douteux. La valse de Madame Angot était une pantomime de prêtresses à côté de cette valse, où l’on retrouve, syncopés avec rage, le Bacio d’Arditi, l’ouverture de la Gazsa Ladra et des motifs de Strauss. Décidément, que M. Chabrier se défie d’une certaine brutalité qui est au fond de son talent et trop souvent remonte. Je sais bien qu’il aura sans doute ici travaillé pour le public et non pour la petite église ; il se sera dit, le musicien d’Henri III, avec Henri IV, que Paris valait bien une messe ; il a mis de l’eau dans son vin, mais cette eau n’est pas pure. L’opéra comique veut de la franchise et de la clarté, mais une clarté moins crue. Oui, tout cela est cru, tout cela est gros même, et surtout certains couplets de Henri, avec ritournelles de basson. Rien n’est périlleux comme l’emploi de cet instrument dans la musique bouffe : il peut être spirituel ; mais quand il est bête, il l’est lourdement. Il faut, d’ailleurs, se défier des gaîtés instrumentales et n’en user qu’avec prudence. Offenbach connaissait très bien les ressources comiques de l’orchestre ; je me souviens, dans la Belle-Hèlene, d’une clarinette désopilante. M. Gounod, au troisième acte du Médecin, a trouvé aussi certains effets de flûte et de basson très plaisamment imitatifs. L’orchestre de M. Chabrier est moins spirituel. Et puis, nous autres Français, pour mettre en musique un imbroglio, une pièce très intriguée, nous manquons décidément de la verve puissante, du diable au corps italien. Rossini disait qu’il n’eût jamais écrit le finale de la Vente, de la Dame blanche ; mais il a écrit le finale du Barbier. Mozart, cet Allemand à demi Italien, a écrit le finale des Noces de Figaro, et Boïeldieu n’eût jamais écrit ni l’un ni l’autre.

Sauf une chanson de Minka, rapsodie tzigane très vibrante et très sifflante, que termine comme à coups de fouet l’inévitable cadence de la musique bohème, le second acte du Roi malgré lui n’est pas bon. Le duo d’Henri et de la désagréable duchesse n’est pas à sa place. Nous n’avons que faire de ces fadeurs sentimentales, de ces réminiscences de gondole et de clair de lune ; aussi bien, la mélodie principale de ce duo manque d’originalité ; on la prendrait pour la barcarolle des Contes d’Hoffmann. Quant aux grands ensembles de la Conjuration, du Serment, qui ne remplissent pas moins de cent pages de la partition, ils doivent être pour M. Chabrier le noyau de son œuvre ; pour nous aussi, mais le noyau qu’on rejette en mangeant le fruit. Trop de sérieux nous déroute, trop de fracas nous étourdit, au milieu d’un opéra comique que l’on voudrait plus léger. Une conjuration ! Nous en avons tant vu, depuis celle des Huguenots jusqu’à celle de Madame Angot. Celle du Roi malgré lui tient de l’une et de l’autre, et le mélange n’est pas heureux. Au milieu de ce long tapage, entre les reprises toujours plus bruyantes d’un motif peu relevé, parmi des rythmes trop dansans, comme le finale : Avant une heure, il faut qu’il meure, on doit cependant signaler la chanson de Nangis, une brave petite chanson du bon vieux temps.

La meilleure page peut-être de la partition, une assez belle page vraiment, c’est le duo du dernier acte entre Nangis et Minka. La jeune fille croit son ami perdu ; elle le pleure en une phrase pleine de sanglots, qui monte bien, qui s’exahe avec passion. Tout à coup, Nangis parait et Minka tombe dans ses bras, étourdie, suffoquée. L’effusion un peu haletante d’une joie soudaine est rendue ici avec beaucoup d’originalité et de force. L’inégalité rythmique du chant et de l’accompagnement est une véritable trouvaille ; toute la période se poursuit, vibrante, chaleureuse, et s’achève par un beau cri d’amour. Le reste du duo ne vaut pas moins ; la phrase : Pour planer dans l’air libre et pur ; plane véritablement. Elle est d’un fier accent, surtout à la dernière reprise, quand les accords hachés accentuent un accompagnement que l’abus des harpes risquait d’amollir.

La note de ce duo pourrait bien être celle qui convient le mieux au tempérament de M. Chabrier : la note émue, la note sensible (sans jeu de mots), plus que la note comique. Le comique en musique est décidément un genre malaisé. Il demande du goût, du tact, un esprit fin, et M. Chabrier possède d’autres qualités : la force, l’abondance, l’exubérance même, voire la douceur et la grâce, comme le prouve le rôle de Minka. Tous ces dons, et avec eux des harmonies originales, parfois trop recherchées, une instrumentation toujours intéressante, trouveraient mieux leur emploi dans un grand opéra. Que M. Chabrier retourne à Gwendoline ; s’il n’est pas bon de forcer son talent, il n’est pas bon non plus de le réduire.

L’interprétation du Roi malgré lui a été satisfaisante. L’orchestre a fort bien joué. M. Bouvet a chanté de même le rôle de Henri de Valois. M. Delaquerrière est un élégant ténorino. Quant à M. Fugère, il est excellent comme toujours, et, comme toujours aussi, Mlle Isaac est parfaite. Et notez qu’il ne s’agit pas ici de la perfection dite désespérante, d’une perfection insipide et glacée. Pour dire le duo du troisième acte avec cette émotion, avec ce trouble délicieux, avec cette flamme, il faut plus que la voix, plus que le style d’une virtuose ; il faut l’intelligence et le cœur d’une artiste, et Mlle Isaac a tout cela.


On a fort bien dit : Nous ne reprenons pas les chefs-d’œuvre ; ce sont les chefs-d’œuvre qui nous reprennent. Comme le Prophète nous a repris ! Le hasard avait fait que depuis dix ans peut-être nous ne l’avions ni revu ni relu tout d’une haleine. En dix ans, que de musique entendue, soit en France, soit à l’étranger ! Que de courans établis ! Que de doctrines se disputent notre époque incertaine ! Et nous retournions au Prophète avec un peu d’inquiétude. Aujourd’hui, l’on médit tellement de Meyerbeer ! Il est tellement à la mode, parmi les nains du jour, de rapetisser ce géant ! Nous-même, allions-nous donc le retrouver amoindri ? Sentirions-nous faiblir au fond du cœur notre admiration d’autrefois, et n’entendrions-nous plus, comme dit le poète, chanter l’oiseau de nos jeunes années ? — Mais non ; l’œuvre a reparu, et elle a resplendi. La voilà toujours, dans sa grandeur colossale ; la voilà sur sa base inébranlée, avec ses proportions gigantesques et son architecture de cathédrale ; la voilà, cette œuvre de poésie et de vérité, toute vivante, toute vibrante d’humanité, et belle avec cela de certaines beautés plus qu’humaines. La voilà, puissante avec sobriété, complexe sans confusion, faite à la mesure de notre âme, pour l’emplir et non pour l’excéder.

Le Prophète est de 1849 ; Lohengrin, de 1850. Il est intéressant d’entendre les deux opéras tout près l’un de l’autre, comme ils sont nés. De cette dernière épreuve, ainsi que de toutes les précédentes, Meyerbeer, à nos yeux, sort infiniment plus grand que Wagner, plus grand que tout autre musicien de théâtre. Certes, même après Meyerbeer, on pouvait faire encore de belle musique, de plus belle peut-être, puisque l’honneur humain c’est de faire toujours plus beau. Mais, au lendemain du Prophète, il n’était pas besoin d’une révolution. L’œuvre qui venait de naître pouvait suffire aux plus hardis. Ce n’est point là le produit d’un art en décadence qu’un nouvel art devait remplacer. Ceci n’a pas tué cela, et le drame lyrique, comme on dit aujourd’hui, n’a pas détrôné l’opéra, comme on disait alors ; du moins l’opéra de Meyerbeer. Vainement je cherche dans le Prophète les abus à corriger ; vainement aussi, dans les plus belles œuvres de Wagner, les réformes nécessaires et les questions résolues. Où trouver, chez le Meyerbeer de 1849, des erreurs dramatiques, des manquemens à cette prétendue loi de la vérité, que les doctrinaires du jour proclament la première de toutes ? Ah ! la vérité dans l’art ! que de crimes on commet en son nom !

Vous dites : l’art lyrique ne saurait demeurer exclusivement musical, — Meyerbeer l’a dit avant vous. Pas un de ses opéras qui ne soit un drame. La moindre exigence, la moindre convenance dramatique n’est jamais sacrifiée à la beauté spécifique de la musique. Dans le Prophète surtout, le drame est souverain. C’est à lui que les cinq actes appartiennent ; il ne s’attarde même pas, comme les Huguenots, à un prologue délicieux. Nous ne sommes plus en Touraine ; on ne déjeune plus chez le comte de Nevers ; on ne courtise plus les reines ; plus déjeunes demoiselles qui se baignent, plus de joli page pour les épier. Dès la première scène du Prophète, tout menace, tout gronde. L’émeute se fait révolution ; derrière les personnages s’agite la foule ; derrière ce cabaretier de village, sa fiancée et sa mère, l’histoire apparaît. Chez Meyerbeer, le fond du tableau est toujours immense, l’horizon infini. De grands principes moraux, comme dans Robert, de grands paysages, comme dans l’Africaine, de grands faits historiques, comme dans les Huguenots et le Prophète, sont liés aux aventures des héros. Le Prophète, ce n’est pas seulement l’amour maternel, c’est encore, et peut-être davantage, le mysticisme guerrier, la victoire d’un fanatique, d’un illuminé ; c’est la guerre, telle que la faisait Israël, avec l’ivresse du sang versé par l’ordre de Dieu et pour sa cause, avec l’horreur sacrée des massacres bibliques et des exterminations voulues par Jéhovah.

Tout cela ne ressemble guère au vieux répertoire italien, et point n’était besoin de rappeler le créateur d’un art pareil à la vérité dramatique. Il la respecte ici plus que partout ailleurs, non-seulement dans la conception de l’ensemble, mais dans le détail des morceaux. Prenons par exemple, et au hasard, le songe du second acte. Jean raconte aux anabaptistes son rêve. Une phrase sereine se déroule : les flûtes murmurent un grave cantique, et Jean rappelle ses visions. Il se voyait debout dans une église immense, dominant de son front couronné la foule à genoux. La musique n’a jamais dessiné plus auguste attitude ; la phrase s’arrondit comme un cercle d’or autour de cette tête prédestinée. Tout à coup, le psaume s’interrompt : sur le marbre ont flamboyé des menaces. Le sang ruisselle et monte, on l’entend bouillonner dans l’orchestre. Sur des dissonances terribles, la malédiction a éclaté ; mais aussitôt une prière est sortie de l’abîme, une voix a soupiré : Clémence ! et le jeune homme s’est éveillé. Voilà tout le drame en raccourci. Ce n’est pas là un air, mais une scène chantée, c’est la vie même en musique, et la vie du rêve, plus rapide et plus intense que l’autre. Quelle noblesse d’abord, et, a sous les vastes arceaux, » quelle perspective infinie ! Quelle conviction, quel respect dans la gamme montante : C’est l’élu ! le Messie ! Voici le cauchemar maintenant, et la fièvre ; puis, quand les yeux se sont rouverts, la lassitude, l’anéantissement qui suit le mauvais sommeil. Tous n’avons-nous pas en ainsi des songes de grandeur et de ruine ? — Tous du moins nous avons senti, à certaines heures de départ ou de séparation, se briser en nous des cordes douloureuses. La grande phrase de Jean, cri d’amour filial lancé au milieu du quatuor : Adieu ma mère, et ma chaumière ! est parmi les sublimes éclats de la musique dramatique. Il n’est pas d’orphelin qui pourrait l’entendre sans pleurs.

C’est par cette humanité de son génie, par cette prise irrésistible sur l’âme que Meyerbeer est peut-être le plus admirable. Lorsque Jean, au troisième acte, pénètre dans sa tente, les bras croisés sous son manteau blanc, on attend du héros un cri de triomphe, que sais-je, des harangues, des oracles. — Pas du tout : il baisse la tête ; la lassitude, le dégoût de ses victoires l’accable. Mais voici que doucement quelques violoncelles murmurent et lui redisent l’écho de sa chanson villageoise. Il regarde : derrière l’étang glacé, derrière les arbres blancs dégivre, loin, bien loin, il revoit les prairies de Hollande, une auberge où le dimanche valsaient des paysans, et une vieille femme abandonnée pendant son sommeil par l’enfant pour qui ses lèvres priaient en songe. Alors, dans un déchirement brusque, apparaît la détresse de cette âme restée naïve, le cœur bat sous cette cuirasse, une larme monte à ces yeux hardis, et de cette poitrine de fer un seul mot s’échappe, le mot qui nous revient à tout âge, et que les plus durs ne désapprennent jamais : ma mère ! — Ce rappel d’une phrase entendue n’est pas, je le sais, le leitmotiv au sens wagnérien ; c’est le motif répété, mais au fond le principe est le même et l’effet est autrement saisissant chez Meyerbeer, parce que Meyerbeer sait user de tous les moyens, et ne les use jamais.

Voici maintenant les beautés plus qu’humaines du Prophète. Au moment où les soldats furieux vont marcher sur leur chef, ils l’aperçoivent debout. De ses questions hautaines il arrête leurs menaces, et sur l’aveu de leur faute, il les écrase de son mépris. Sa voix se hausse par degrés ; mais son courroux gronde encore sans emportement ni violence en des récitatifs dont l’ampleur ne sera peut-être jamais dépassée. Peu à peu l’effroi se répand même dans l’orchestre, qui tremble, et la colère du héros plane sans contrainte. De ses poings serrés, maître de lui-même et de tous, il jette les rebelles à ses genoux. Tout serait à étudier ; chaque mesure, chaque note est inestimable dans ce finale. Quelle clarté dans le double appel des trompettes qui se répondent ! Quel cri sur ces mots : la victoire sainte ! Il y a là un accord subit qui découvre tout l’horizon. Et après, comme la phrase roule, comme elle s’étend au-dessus de l’armée entière ! — Maintenant que la terre se tait, Jean peut écouter le ciel. Au premier rayon de soleil, à la première envolée des harpes, il voit les anges lui tendre des palmes d’or, il tire hors du fourreau son glaive assuré de la victoire. Semblable, dans son extase, à David qu’il invoque, il trouve même des grâces juvéniles. À ces paroles : Comme David, ton serviteur, sa voix s’attendrit ; il ne commande plus, il piie, il adore. Le psaume se fortifie, s’exalte, il éclate en hurlemens de joie. Le prophète veut que ses compagnons, que la nature même bondissent en l’écoutant : Que les monts tressaillent de joie ! De note en note monte le cantique royal et religieux, et quand, ramené par une vocalise foudroyante, il retentit pour la dernière fois, quand le jour se lève sur la glace de l’étang, on pense au verset de l’Écriture célébrant le triomphe de Josué : « Il n’y a point en de jour comme celui-là, où l’Éternel ait écouté la voix d’un homme. »

Dans l’œuvre de Meyerbeer, on peut hésiter entre le Prophète et les Huguenots, et, dans le Prophète lui-même, entre le troisième acte et le quatrième, je ne sais trop lequel est le plus grand. Non, en vérité, le drame musical n’était plus à faire après la scène de la cathédrale, et par personne il n’a encore été refait ainsi. Tous les réformateurs auront beau décréter que plusieurs personnes ne doivent plus chanter ensemble, des ensembles pareils sont la charpente d’un opéra. Quelle scène que celle où Fidès, au-dessus du Domine salvum, lance son imprécation ! Quelle force dans ce double courant d’amour et de haine ! Quel contraste entre ces bénédictions et cet anathème ! Et le chœur des enfans, cette phrase simple, entonnée par des voix un peu rêches, un peu vulgaires, véritable chanson d’école apprise pour une cérémonie, est-il rien de plus pur, de plus beau ? Voilà l’épanouissement, l’apothéose du thème entendu au second acte pendant le récit du songe ; voilà l’âme musicale du drame. Avec ce rappel de la mélodie, nous retournons en arrière, et toute l’œuvre se rassemble, le héros apparaît, debout et tout entier, ici, pas de motifs ni de sous-motifs, pas de phrases numérotées, pas de petits casiers mélodiques pour classer les sentimens et les sous-sentimens ; pas de complications ni de puérilités ; mais la sobriété, la sagesse du génie.

C’est assez, et le Prophète sans doute n’a plus besoin de notre éloge. Nous l’avons loué moins pour lui que pour nous-même, pour retrouver aussi fervente l’admiration d’autrefois. Il faut de temps en temps se remettre en face des chefs-d’œuvre, et se consoler de vieillir, avec eux qui ne vieillissent pas.

L’interprétation actuelle du Prophète est passable, excellente et détestable. Nous n’en parlerons qu’aux deux premiers points de vue. Mlle Richard est une Fidès tendre ; à défaut de la puissance du rôle, elle en rend la douceur. Elle chante bien le dernier acte, après avoir pardonné : cette voix magnifique ne saura jamais tenir rigueur. On doit savoir gré à Mlle Richard de sa conscience et de sa docilité ; elle travaille, elle comprend, et corrige si vite certains détails défectueux, que, dès la seconde représentation, on n’a plus à les critiquer. — M. Plançon fait beaucoup de progrès. Il gagne en simplicité de style et de jeu ; il a bien détaillé ses récits et roulé avec vigueur et précision les vocalises du trio bouffe. M. Dubulle est un Zacharie intelligent.

Quant à M. Jean de Reszké, pour lequel on reprenait l’ouvrage, il mérite qu’on parle de lui plus en détail. Nous avions déjà pour le talent de M. de Reszké une estime singulière ; mais cette fois il a dépassé même notre espérance, et le grand artiste que nous pressentions s’est pleinement révélé. Voilà un ténor comme n’en ont pas connu les gens de notre âge, qui ne sont plus de tout jeunes gens, et comme nos pères, disent-ils, n’en ont pas connu depuis les plus grands. On ne dira plus de M. de Reszké : sa voix a le charme et la grâce ; ou plutôt on le dira toujours, mais on dira aussi qu’elle a l’ampleur et la force, non pas une force aveugle, qui se prodigue au hasard en secousses brutales, mais une force constante, qui soutient tout entier un finale comme celui du troisième acte. Quel plaisir d’écouter tout un rôle (et quel rôle ! ) sans avoir à regretter une intention méconnue, une nuance incomprise ou exagérée ! M. de Reszké a chanté et joué la scène si difficile de la cathédrale avec un goût parfait : pas une grimace, de grands effets par le regard seul. Dans l’ensemble du rôle, mille détails seraient à louer : par exemple, le trouble, l’effroi de lui-même avec lequel le paysan couronné laisse tomber les mots impies : Je suis l’élu, je suis le fils de Dieu ! Bravo encore pour l’adorable phrase : Que je veux voir ma mère ! dite avec tendresse et sans mièvrerie. Bravo surtout pour toute la scène des soldats, pour cette autorité dans les récits, cette ampleur dans la déclamation, pour cet enthousiasme croissant de strophe en strophe, et ce mysticisme rayonnant, qui, de l’âme de l’artiste a passé dans celle des auditeurs. Roger disait, avant de créer le Prophète : « Quand une cathédrale est achevée, il faut bien qu’un ouvrier hardi aille planter sur le faite le coq doré de saint Pierre ; il monte et chacun lui prédit malheur, il va se briser les os… Moi de même… Je me casserai ce que le bon Dieu voudra, mais je planterai le coq[1]. » M. de Reszké vient de faire comme Roger : il ne s’est rien cassé, et il a planté le coq.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Carnet d’un ténor, par G. Roger ; Ollendorf.