Revue musicale - 14 juillet 1892

Revue musicale - 14 juillet 1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 459-464).




REVUE MUSICALE



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Théâtre de l’Opéra-Comique, les Troyens de Berlioz.


Voici comment s’exprime, en son volume sur l’Œuvre dramatique d’Hector Berlioz, un fervent admirateur du maître, M. Alfred Ernst : « Les Troyens sont réellement une forme nouvelle de l’opéra français. Si on les compare aux œuvres qui leur sont contemporaines, il est impossible de ne pas sentir la différence des conceptions et des procédés. Sans doute, certaines règles traditionnelles de l’opéra y sont encore respectées ; mais à tout moment l’ancien croule, craque et se disloque ; la convention vieillie fait place à la vivant liberté de l’action ; le drame lyrique apparaît, simple, logique, lumineux… Au moment où Berlioz écrivait les Troyens, il est en avance sur tous les musiciens français, sur les Allemands eux-mêmes, un seul excepté : Richard Wagner. »

Pour avoir une idée à peu près juste de l’œuvre de Berlioz, il suffit de prendre le contre-pied de cette appréciation. Non, les Troyens ne sont en aucune manière une forme nouvelle de l’opéra ; ils ne disloquent et n’abolissent rien. L’esthétique wagnérienne n’a rien à voir ni dans ce livret, ni dans cette partition, et le Faust de M. Gounod, par exemple, de quatre ou cinq ans antérieur aux Troyens, marquerait peut-être une évolution plus notable dans l’histoire de notre musique, un écart plus sensible du style et de la tradition classique, où les Troyens ne font que revenir. Retour glorieux, mais retour, n’en déplaise aux théoriciens, grands arrangeurs de faits pour les besoins de leurs théories, et qui voudraient poser Berlioz en précurseur, ou en coadjuteur de Wagner, alors même qu’il en est, comme ici, l’antagoniste et le formel contradicteur.

Du type wagnérien, l’opéra de Berlioz diffère par tous ses élémens essentiels. Le sujet d’abord y est aussi humain et concret, qu’il est, dans la Tétralogie, par exemple, abstrait et surnaturel. En outre, le leitmotiv, pierre angulaire du wagnérisme, en est absent. Berlioz n’a pas caractérisé par des formules musicales les sentimens ou les passions de ses personnages. L’expression psychologique (les Grecs eussent dit : l’ἦθος) de cette musique y perd-elle quelque chose en force et en justesse ? Je ne le crois pas et pour ne le pas croire non plus, songez seulement à l’admirable fin du dernier air de Didon. Adieu, beau ciel d’Afrique ! murmure la reine, et soudain, se rappelant le duo chanté jadis avec l’infidèle, elle en répète exactement et les paroles et la mélodie : Ô nuit d’ivresse et d’extase infinie ! Nous n’avons pas ici, dans le sens wagnérien du mot, un leitmotiv, c’est-à-dire un motif ramené pour la centième fois avec une centième variante, mais un motif rappelé une fois seulement, identique à lui-même, au moment où s’impose un souvenir. N’ayant pas été usé, ni seulement escompté par d’innombrables redites, ainsi ramassé en cet étroit et unique passage, l’effet ne se produit qu’avec plus de soudaineté et de puissance.

Par d’autres côtés encore, la forme des Troyens s’écarte de la forme wagnérienne. D’abord, l’orchestre de Berlioz n’exerce pas la même tyrannie que celui de Wagner. Il partage avec le chant la souveraineté, sans un instant de jalousie, sans une velléité d’usurpation ou seulement de querelle. Il accompagne les voix comme des amies auxquelles on fait honneur et non comme des captives auxquelles on fait escorte. Il les entoure et ne les étouffe pas, et d’un bout à l’autre des Troyens, c’est dans les parties vocales que se trouve le centre de gravité, la clé de voûte de l’édifice sonore. Est-ce à dire par là que l’orchestre se désintéresse du drame ? En aucune façon : il s’y mêle, au contraire, et s’y donne parfois sans réserve. Associé, confident de toute joie et de toute peine, il sait écouter, comprendre et répondre. Il est un écho, un reflet, et comme les reflets et les échos, il possède la douceur avec la fidélité. Ce n’est pas tout. Au lieu de la mélopée infinie chère à Wagner ; au lieu de ce fluide étrange, souvent irrésistible et presque toujours insaisissable, qui circule à travers les œuvres du maître de Bayreuth, on ne rencontre dans les Troyens que des mélodies parfaitement définies, ayant chacune, avec sa personnalité, son autonomie, offrant à l’oreille les lignes arrêtées, le relief plastique que présentent aux yeux les formes de l’architecture et de la statuaire.

Sur toutes ces questions d’ailleurs, que son temps commença d’agiter, Berlioz a pris parti hardiment. Dans la naissante querelle des anciens et des modernes, l’auteur de la Damnation de Faust, en dépit de son romantisme, tenait au fond pour le passé. Il espérait beaucoup, mais ne craignait pas moins de l’avenir. Je ne m’affilie point, écrivait-il à l’école de demain, je ne jure point par elle, si elle vient nous dire : — « On est las de la mélodie ; on est las des airs, des duos, des trios, des morceaux dont le thème se développe régulièrement ; on est rassasié des harmonies consonantes, des dissonances simples, préparées et résolues, des modulations naturelles et préparées avec art… Il faut, dans un opéra, se borner à noter la déclamation, dût-on employer les intervalles les plus inchantables, les plus saugrenus, les plus laids. »

Berlioz avait raison de prendre ses sûretés, de distinguer entre les promesses et les menaces de l’avenir. Le langage qu’il prêtait à l’école du lendemain, on sait trop que celle-ci l’a tenu. Berlioz, du moins, n’entendait pas y souscrire. Avant de faire du maître un de ses porte-étendards et des Troyens un de ses manifestes, que l’école en question y regarde de plus près : l’étendard n’est pas à ses couleurs et le manifeste, loin de l’annoncer, la désavoue.

Comment, par exemple, les sectaires du nouveau régime peuvent-ils admirer ou seulement admettre le premier air de Didon : Chers Tyriens ? Il est du plus ancien modèle, précédé de récits à peine accompagnés, divisé en deux reprises, dont la seconde fait quelque longueur et provoque un ensemble que devrait prendre en pitié, sous peine de contradiction, la jeunesse d’aujourd’hui. Et quel bon petit accompagnement du temps jadis ! Chez tout autre que chez Berlioz on le traiterait de guitare. Je me hâte d’ajouter qu’on aurait le plus grand tort et qu’une fois de plus on, le fameux on, serait un sot. Je la tiens pour exquise, la première allocution de Didon à son peuple, pour le plus adorable discours du trône, à la fois royal et féminin ; discours de reine et de veuve empreint de jeunesse, d’affabilité et de regrets, mais de regrets déjà sourians et presque consolés. Quelle jolie tonalité d’abord ! Dans les réponses de l’orchestre à la voix, que de distinction, de grâce et de sympathie ! Si longue qu’elle soit, et si soutenue, la phrase se plie aux moindres inflexions de la pensée, à mille nuances de courtoisie d’abord, puis de dignité, de reconnaissance et de patriotique orgueil. La déclamation la plus travaillée n’aurait jamais posé la noble figure de la reine de Carthage avec autant d’aisance et surtout d’amabilité que ces quelques lignes, naturelles et coulantes, de pure musique.

Plus loin, un autre sentiment, celui d’une fraternité féminine, s’exprime avec non moins de délicatesse et par les mêmes moyens : je pense ici au duo des deux sœurs, à la première phrase, si affectueusement insinuante, d’Anna, Anna soror, à la réplique de Didon, vaguement assombrie par le retour en mineur d’un motif instrumental qui court à travers le duo, reliant ces deux voix de femmes, comme parfois, dans les vignes romaines, un feston de pampre unit deux colonnettes de marbre.

D’un bout à l’autre de l’ouvrage, les mêmes caractères se manifestent, aussi opposés aux tendances actuelles que conformes aux traditions classiques. Classique, voilà le mot qui renferme la définition et l’analyse des Troyens. Par ce mot il faut entendre, avec Sainte-Beuve, « une forme large et grande, une et sensée, saine et belle en soi, » en ajoutant à toutes ces qualités, comme faisait lui-même le maître critique, « des conditions de régularité, de sagesse, de modération et de raison qui dominent et contiennent toutes les autres. » En ce sens très large et très pur, elle est classique aujourd’hui et pour jamais, l’inspiration de Berlioz le révolutionnaire, l’échevelé, le sectaire et le fou (jadis on lui donna tous ces noms). Elle est en quelques parties égale, supérieure peut-être à l’inspiration de Gluck… Les Troyens, qui ne sont pas un chef-d’œuvre, contiennent un chef-d’œuvre : le second acte, ou du moins ce qu’on nous donne pour le second acte dans la version actuelle et très mutilée de l’Opéra-Comique. Cet acte comprend un ballet, un air, un quintette, un septuor avec chœurs et un duo. Est-il rien (les titres seuls des morceaux en témoignent), rien de moins wagnérien ? En tout cas, il n’est rien de plus beau, ni chez Wagner, ni chez nul autre. Chez Wagner, surtout, rien n’est beau de cette beauté sereine, reposée et reposante. Sur ces pages fraîches et pures, pas une fois n’a passé le souffle de Bayreuth, l’énervant siroco qui dessèche, qui brûle et tend les nerfs, comme des cordes, jusqu’à les faire crier.

C’est le soir, un soir d’Afrique, dans les jardins de Didon. La reine, languissante, a suspendu les danses qui l’importunaient. Elle demande au poète Iopas de chanter sur un mode grave et doux, et Iopas obéit :


                         Citharâ crinitus Iopas
Personat auratà.


Le Iopas de l’Opéra Comique n’avait point la chevelure du rapsode virgilien et ne s’accompagnait pas sur la lyre. Mais son chant est si beau, si purement antique, qu’à l’écouter on croit voir et entendre Apollon aux boucles blondes promener ses doigts mélodieux sur la cithare d’or. Quel calme en cette invocation à Cérès ! Quelle piété véritablement païenne, exempte de trouble et de terreur, quelle confiance en la bonne déesse ! Parfois des ombres non pas de tristesse, mais de rêverie traversent la cantilène, pareils aux beaux nuages blancs qui voguent dans les ciels d’été. Puis ces voiles légers se dissipent, se fondent au soleil et l’hymne lumineux reparaît et sourit.

La reine toutefois demeure inquiète. De son hôte maintenant elle réclame le récit des infortunes troyennes. « Apprenez-moi le sort de la belle Andromaque. » Le héros le lui apprend, et Didon alors laisse échapper un soupir dont Virgile et Racine eussent envié l’adorable pudeur. À ces récitatifs de grand style succède un merveilleux quintette ; Berlioz y a concilié, sans apparence d’effort ni de gêne, la beauté des formes musicales avec la vérité et la variété des expressions musicales. « Où vous égarez-vous ? Voilà votre chemin, » serait-on tenté de dire à notre école française en leur montrant de semblables modèles. Et du septuor qui suit, quelles leçons encore ne tirerait-on pas ? Ah ! vous aurez beau raisonner à perte de vue sur la vérité au théâtre, sur l’invraisemblance des ensembles en musique, attendu que plusieurs personnes ne doivent pas parler à la fois. Arguties ! comme disait le bon Labiche. Il se peut que plusieurs personnes aient tort de parler ensemble ; mais de chanter ensemble elles ont raison, quand elles chantent le sublime septuor des Troyens. Et c’est justement l’ensemble des sept voix d’abord, puis des chœurs, qui donne à cet admirable nocturne ses résonnances profondes et pour ainsi dire ses dessous de velours.


Tout n’est que paix et calme autour de nous ;
La nuit étend son voile et la mer endormie
Murmure en sommeillant ses accens les plus doux.


Sur ces trois pauvres vers se déroule une admirable nappe d’harmonie. Au sommet de l’orchestre, des flûtes, des instrumens limpides, répètent une note invariable qui semble un scintillement d’étoile ; plus bas ondulent les voix, bercées par une houle puissante et douce ; quelquefois un soupir étouffé des timbales rythme l’haleine régulière et le sommeil des flots. On voit dormir la mer et ses rivages ; on les entend rêver. Lentement, la mélodie suit sa course nocturne. Elle traverse des modulations pareilles à des zones successives de pénombre et de clarté ; du ciel elle descend peu à peu sur les vagues et s’y repose mollement, tandis que, à la surface des eaux, la voix de la reine, errante en nonchalans détours, semble tracer des arabesques d’argent.

Wagnériens, que pouvez-vous penser d’aussi paisibles splendeurs ? Maintenant les ombres sont tout à fait tombées ; l’un après l’autre se sont éloignés les témoins de ce délicieux crépuscule. Énée et Didon restent seuls et leurs deux voix unies soupirent un duo d’amour, sinon sans rival, au moins sans pareil. Il en est de plus dramatiques, de plus sensuels ; il n’en est pas un plus égal, plus uniment harmonieux et mélodieux, plus passionné pourtant, mais à l’antique, sans qu’un seul instant la passion en déforme la beauté.

Par une telle nuit, le front ceint de cytise,
Votre mère Vénus suivit le bel Anchise
               Aux bosquets de l’Ida.

Par une telle nuit, fou d’amour et de joie,
Troïlus vint attendre au pied des murs de Troie
                La belle Cressida.


Même en ce mouvement, imité de Shakspeare, dans cette brûlante évocation des belles nuits passées, dans cette émulation des deux amans se rappelant l’un à l’autre les fabuleuses veillées d’amour, même ici la musique se contient et se maîtrise. Pas de cris, pas de ces furieuses poussées d’orchestre qui précipitent Iseult haletante aux bras de Tristan éperdu ; la vie cependant anime cette scène, mais la vie supérieure, idéale, dont vivent encore les marbres et dont jadis vivaient les dieux.

De ces dieux et de ces marbres, nous venons de traverser l’éblouissante patrie. Hier nous avons vu, sur les mers de la Grèce, aux premiers rayons du jour, s’allonger, comme des formes de femmes, les pures silhouettes des îles et des rivages antiques, et devant Paros et devant Milo, dans la chanson des vagues, avec la poésie d’Homère et celle de Virgile, entre le ciel et la mer d’Ionie, la musique de Berlioz s’est mise à chanter.

On sait avec quel éclat une petite fille de Meudon, qui n’a pas vingt ans, s’est révélée dans le rôle de la reine de Carthage. — Mlle Delna possède une admirable voix de mezzo-soprano, pure, égale, moelleuse et puissante, et cette voix chante bien, très bien, surtout naturellement bien, sans paraître avoir appris ; « Comme on chante à vingt ans, » dit la vieille romance. Oh ! non ; à vingt ans on n’a pas coutume de chanter ainsi : avec cette simplicité, cette sobriété, ce style, ces nuances délicates, cette noblesse ingénue et cette heureuse ignorance du mauvais goût, de l’affectation et de l’emphase. Vous pouvez devenir une grande artiste, Mademoiselle. De vous-même, il semble que vous n’ayez presque rien à craindre : seulement, une légère et fâcheuse tendance à grossir les notes graves de votre voix. Vous n’avez pas d’autres défauts ; mais vous pouvez en acquérir : les flatteurs, et certains professeurs aussi, vous y aideraient. Plutôt que des leçons de chant, prenez maintenant des leçons d’art et des leçons d’âme. Ne faites plus que de la musique, comme disait Platon, qui entendait par là une infinité de belles choses. Il vous faut les connaître, les aimer, et peut-être alors serez-vous un jour plus encore que Didon : Iphigénie, Alceste, la sublime héroïne de l’antiquité lyrique, que notre génération n’a pas connue et qu’elle attend.

Camille Bellaigue.