Revue musicale - 14 juillet 1887

Revue musicale - 14 juillet 1887
Revue des Deux Mondes3e période, tome 82 (p. 454-464).
REVUE MUSICALE

Les Concerts : Symphonies de MM. Victoria Joncières, Benjamin Godard, d’Indy et Saint-Saëns. — Manfred, de Schumann. — La Société de musique de chambre pour instrumens à vent.

Les concerts sont finis ; Paris n’a plus d’affiches ; les trois orchestres du dimanche se taisent ; d’innombrables virtuoses ne jouent plus dans les salles spécialement affectées à cet usage. Il est temps de regarder en arrière et de signaler parmi les œuvres nouvelles, de rappeler parmi les anciennes celles qui méritent le plus une mention ou un souvenir.

L’année a été très symphonique. On a entendu au Châtelet deux symphonies, deux autres à l’Éden, une au Conservatoire, et qui vaut toutes les autres. Aussi finirons-nous par elle,

La symphonie de M. Victorin Joncières ne date pas d’hier. Elle a vingt ans, et ne cache pas son âge. On dirait presque d’elle, comme de certains vins, qu’elle s’est dépouillée. Les idées en sont assez minces, et l’instrumentation manque du relief, de la couleur à laquelle nous habitue de plus en plus l’école moderne. Le premier morceau du moins a de la grâce, de l’abondance, et cet ensemble de qualités moyennes qui fait l’honorabilité d’une œuvre. Depuis vingt ans, l’auteur de Dimitri, du Chevalier Jean, a fait plus, et mieux. Cette symphonie de jeunesse garde surtout un intérêt rétrospectif, et M. Joncières, en la faisant entendre, ou réentendre, a dû subir l’attrait un peu mélancolique du passé. Plus récente est la Symphonie légendaire de M. Benjamin Godard, exécutée elle aussi par M. Colonne. Dans notre siècle sceptique et naturaliste, ne serait-elle pas tout à fait morte, la petite fleur bleue du romantisme, la fleur allemande ? On aime encore les histoires de revenans, de sylphes qui dansent au clair de lune, et de cavaliers qui chevauchent la nuit au bord des étangs. Rossini, je crois, disait de Verdi : C’est oune mousicien qui a oune casque ! M. Godard, lui, a un manteau, le manteau de Chateaubriand au cap Misène, le manteau romantique, qui appelle l’air rêveur et les cheveux longs. Romantique était déjà le concerto pour violon ; romantique est encore la Symphonie légendaire. Elle l’est même un peu trop : les feux follets y succèdent aux esprits, et les elfes aux feux follets ; il n’y est question que de manoirs, de dames qui montent à leur tour, du chevalier Wilfrid et des pâles lavandières. Certains coins de ce décor sont défraîchis, et il ne faut pas les regarder trop longtemps. Nous croirions davantage aux apparitions de M. Godard si elles revenaient moins souvent ; leur ténacité nuit à leur prestige.

Un peu monotone, l’œuvre est aussi un peu décousue. Aucun lien ne relie entre eux les différens tableaux ; aucune pensée n’en est l’âme, aucun personnage n’en est le héros. Je sais bien que des sujets de ce genre tolèrent et même réclament un certain vague, aiment le crépuscule ; mais les épisodes de la Symphonie légendaire gagneraient néanmoins à se grouper autour d’une idée ou d’un type. L’an dernier, M. Vincent d’Indy, l’auteur du Chant de la cloche, avait, dans son œuvre pourtant fantastique et surnaturelle, introduit plus heureusement l’élément humain avec l’intéressante figure du fondeur Wilhelm.

La partition de M. Godard, qui n’a pas l’unité sérieuse, la densité de celle de M. d’Indy, possède des qualités d’un autre ordre ; elle révèle une imagination facile, des rêves plus que des méditations, mais des rêves poétiques, de charmantes visions. Disons tout de suite que la troisième partie n’est pas la meilleure : la symphonie intitulée Dans la forêt manque de grandeur ; les Feux follets prêtent un peu à rire, et les Elfes, malgré leur clair refrain, ne font songer, que pour le regretter, à l’admirable Roi des aulnes. En revanche, les deux premières parties ont beaucoup de mérite. L’introduction : Au Manoir, est pleine de couleur. Un peu longue seulement, elle est développée avec ordre, avec suite. La progression de l’idée mélodique et celle des sonorités y sont en parfait équilibre ; la phrase fondamentale est distinguée, résolue en cadences originales, et l’orchestration serait irréprochable sans quelques éclats de cymbales, inutiles accens, qu’il serait facile de supprimer.

La ballade qui suit est une remarquable page de musique descriptive. Le prélude d’orchestre est solennel ; de simples octaves étagées sur l’échelle des instrumens à vent donnent une singulière impression de mystère et de solitude. Dans la nuit, derrière les vitraux de la salle, on entend la chevauchée légère des fées et leur petit rire perlé comme une gamme de flûte. La jeune fille tremble et se presse contre son ami. Sa chanson et les réponses d’orchestre alternent très heureusement au début de la ballade, et le premier couplet semble un double frisson d’inquiétude et d’amour. Le second, plus calme, n’est pas moins gracieux. Les autres sont cherchés et tourmentés en vain, mais le dernier est peut-être le plus charmant de tous. Ce vers surtout : Donne un dernier baiser, mets ta main dans la mienne, amène une modulation délicieuse.

L’intermède instrumental intitulé la Mare aux fées rappelle à la fois le scherzo de la Symphonie héroïque et l’allégretto de la Symphonie cantate ; mais Dans la cathédrale est une inspiration simple et grandiose comme un vaisseau d’église. L’effet de ce morceau répond merveilleusement à son titre ; on voudrait l’entendre, tout seul, perdu sous les voûtes de Notre-Dame, à la chute du jour ; courber la tête sous les menaces du début et la relever quand chantent les promesses divines. Les deux thèmes sont également beaux, exposés avec franchise et sans aucune vulgarité ; je ne trouverais à reprendre que les gammes un peu mélodramatiques du milieu.

Enfin, n’achevons pas sans louer l’onction et la sérénité de la Prière, pour baryton. Elle fait songer, je ne sais trop pourquoi, à la mélodie de M. Massenet, les Enfans, élargie, élevée par une pensée supérieure. Voilà peut-être les accens les plus pénétrans de l’œuvre entière, ils doivent un peu cette puissance particulière d’émotion à l’admirable diction de M. Faure, mais aussi à la personnalité, à l’humanité du sentiment, trop souvent absente de ce sujet fantastique et légendaire.

M. Lamoureux a donné, lui aussi, deux symphonies : l’une de M. Édouard Lalo, qu’à notre grand regret nous n’avons pu entendre ; l’autre de M. V. d’Indy, l’auteur plus qu’estimable du Chant de la cloche. M. d’Indy est un des jeunes compositeurs les plus aimés par le parti avancé de la musique ; il est aussi l’un des plus aimables. Il accepte la discussion, fût-ce la contradiction. S’il vous arrive de prononcer le nom d’un homme de génie autre que Wagner, il ne vous toise pas avec trop de dédain. Il excuse le respect de Weber, de Meyerbeer, peut-être de Gounod et de Verdi ; il peut encore entendre l’ouverture du Freischütz. Il admet qu’on puisse ne pas adorer la Tétralogie sans qu’on soit le dernier des Philistins. En paroles, il n’est pas tout à fait intransigeant.

L’école à laquelle appartient M. d’Indy veut décidément rompre non-seulement avec les formules, mais avec les formes anciennes. Par horreur de ce qu’elle appelle la convention, à force de chercher le nouveau, l’original, elle tombe dans l’excentrique et le bizarre ; on dirait qu’elle a honte d’écrire avec les notes de tout le monde et dans un seul ton à la fois. Elle proscrit les phrases qui s’achèvent, les périodes qui se suivent et les morceaux qui se développent. Elle aime les crudités, les cruautés d’harmonie ou de tonalité. Pour elle, le naturel est platitude et la simplicité misère. Cette fuite obstinée de la banalité finit par être pire que la banalité même ; rien ne lasse comme de suivre ce continuel effort, et de marcher toujours en dehors de la route.

On n’entend pas sans fatigue la symphonie de M. d’Indy ; ce qui ne signifie point qu’on l’entende sans intérêt. Elle est construite sur une seule phrase : un air montagnard recueilli dans les Cévennes. Cette unité absolue d’une symphonie entière est acceptable en principe, mais très hasardeuse en pratique. Beethoven lui-même n’a pas osé tirer d’un thème unique plus d’un morceau, et M. Saint-Saëns, dans la symphonie que nous étudierons tout à l’heure, a donné à l’idée fondamentale la première place de beaucoup, mais non toute la place. M. d’Indy a voulu être plus rigoureux ; c’est un tort. Son thème est original ; il donne, à peine exposé par le cor anglais, une impression de campagne et de plein air, un peu comme le Ranz des vaches de Manfred ; mais il n’est pas de force à porter toute une symphonie. Il est trop flottant, son contour et son rythme ne s’accusent pas, ne s’imposent pas assez. Même incertitude dans le développement du motif que dans le motif lui-même. On ne suit pas aisément M. d’Indy ; l’on ne voit pas où l’on marche derrière lui, et l’on tâtonne en lui tenant la main. De là pour l’auditeur une certaine inquiétude, redoublée par les accidens du chemin : cadences rompues, résolutions bizarres, modulations incessantes, qui secouent à le briser le fil ténu du labyrinthe. Le premier morceau semble plutôt une fantaisie qu’une symphonie ; il manque de méthode et de logique. Les variations ou les variantes se multiplient, mais l’idée ne se développe guère ; on ne la sent pas grossir, se dilater avant de s’épanouir tout entière. Il est bon qu’une symphonie soit construite avec des lignes plus nettes, avec un plan plus arrêté.

Avouons en toute humilité que le second morceau nous a échappé ; mais le dernier nous a beaucoup plu. Le motif, tout à l’heure mélancolique, y prend des allures joyeuses, un entrain populaire et campagnard. On reprendrait çà et là encore un peu d’incohérence, quelques souvenirs de Berlioz, mais l’effet général est très heureux. La gaîté de ce finale est communicative ; on sourit, on rit presque à l’écouter. La facture en est fort habile, les rythmes y sont décomposés avec une science singulière de l’anatomie musicale. Quant à l’orchestration, elle ne saurait être plus ingénieuse. Le piano seulement a dans cette symphonie une importance exagérée. Il faut toujours se défier de cet instrument : il n’est guère agréable qu’à lui tout seul, et à soi tout seul. Ah ! si M. d’Indy voulait moins chercher, comme il trouverait davantage peut-être ! s’il voulait, lui et bien d’autres, se laisser aller un peu, prendre les choses plus simplement, faire de la prose sans le savoir !

Nous donnons furieusement aujourd’hui dans l’art laborieux, et prétentieux,.. et ennuyeux,.. L’ennui dans la musique ! le beau sujet d’article à notre époque, et de quel long article ! Il y aurait sa place, l’auteur du Chasseur maudit, des Variations symphoniques pour piano et orchestre, de Ruth, des Béatitudes, celui que ses zélés disciples appellent le Bach français, le Maître, et qui n’est au fond qu’un excellent professeur. Ils sont une douzaine dans Paris, de ces jeunes doctrinaires, qui s’en vont répétant sérieusement que Meyerbeer n’avait pas le sentiment dramatique, que Rossini ne savait pas la musique, que Gounod et Verdi sont des malfaiteurs, que Massenet est un sous-Clapisson ; et que M. César Franck a du génie. De tous ces paradoxes, les premiers seuls nous réjouissaient avant le Festival-Franck ; depuis, c’est le dernier qui nous réjouit le plus. Un Festival-Franck ! Il faut y avoir assisté pour comprendre à quel point ces deux mots-là jurent ensemble. Oh ! la froide solennité dans la froide salle du Cirque d’hiver ! On gardait son manteau pour écouter cette musique-là. Le Maître dirigeait avec onction et componction ses œuvres glaciales, et le sourire ne se figeait pas sur ses lèvres ; il avait l’air du Saint-Just de la musique. On jouait le Chasseur maudit, une rapsodie, et il souriait ; Ruth, oratorio biblique ; les Béatitudes, oratorio évangélique, tout cela gris, sans émotion, sans vie, sans rien de ce qui fait la grâce et la beauté, il souriait toujours. Non, vraiment, M. César Franck n’est pas le Maître, et la dévotion de ses fidèles est excessive. M. Franck, le plus doux et le plus affable des hommes, le plus sincèrement épris de l’art, et de son art, est aussi un organiste, un improvisateur hors ligne ; un musicien sérieux, très sérieux ; il sait à fond et il enseigne à merveille tout ce qui s’apprend ; mais le principal, en art, c’est ce qui ne s’apprend pas, et voilà tout ce que nous voulions rappeler.

Ce qui ne s’apprend pas pourrait bien être dans la symphonie en ut mineur de M. Saint-Saëns, acclamée et redemandée par le public du Conservatoire. Oui, ce public a battu des mains ; il a même trépigné, ou à peu près, « et dans ce doux asile, » comme disait Rameau, pareille ovation n’avait pas été faite depuis longtemps, je ne dis point à un virtuose, mais à une œuvre, surtout à l’œuvre d’un vivant ; là-bas, on ne fête que des ombres.

C’est avec une vraie joie, artistique et nationale, que nous saluons la symphonie de M. Saint-Saëns. Rien de plus beau dans ce genre n’a paru depuis Mendelssohn, et peut-être depuis Beethoven, ni chez nous, ni chez les autres, fût-ce au pays de Schumann, de Raff et de Brahms. Elle ne se nomme ni légendaire ni romantique, cette symphonie-là ; elle n’a besoin ni de titre ni de commentaire ; elle revêt hardiment la forme austère des vieux chefs-d’œuvre. Certes, nous aimons la parole chantée, et l’opéra ou le drame lyrique ; mais la musique instrumentale est une manifestation plus pure encore du génie, et la beauté de l’art symphonique excuserait presque l’anathème de Grillparzer sur ceux « qui mêlent des mots aux subtiles émanations de l’âme, et renouvellent le sacrilège des anges du Seigneur s’unissant aux filles de la terre. » C’est aux fortes leçons de la musique instrumentale que s’est formé le talent de M. Saint-Saëns, Sa muse est sérieuse, « et même un peu farouche, » plus sévère par exemple que celle de M. Massenet. Elle préfère les accords de sa lyre aux sous de sa propre voix. M. Saint-Saëns est avant tout un symphoniste, un musicien d’orchestre encore plus que de théâtre, fils de Bach et de Beethoven plutôt que de Weber et de Meyerber. Il a montré ici toutes les qualités des grands maîtres : l’imagination et la raison, la fantaisie et l’ordre, la profondeur et la clarté. Cette symphonie est plus symphonique que pas une ; je n’en connais pas d’autre, fût-ce parmi les plus illustres, qui soit traitée avec plus de rigueur, où l’idée maîtresse domine davantage et rassemble autour d’elle des éléments plus variés et plus dociles à la fois.

Après quelques mesures d’introduction, cette idée, souveraine de l’œuvre, s’expose dans son intégrité. Elle est de qualité rare, et les amateurs de « mélodie » peuvent la goûter sans honte. Mendelssohn en aimerait la mélancolie, l’inquiétude redoublée par la trépidation des notes répétées. Voilà un thème assez fort pour soutenir presque toute une symphonie, assez déterminé pour qu’on le reconnaisse, soit entier, soit par fragmens, dans ses développemens et ses métamorphoses. Il se transforme bientôt, et quand un second motif intervient, il l’accompagne de ses frissons continus. Au-dessus éclate alors une phrase passionnée qui descend des hauteurs des violens ; puis le second motif s’affirme à son tour ; l’un et l’autre alternent et se croisent. La phrase principale se morcelle, se coupe de silences ; elle prend le rythme d’un Dies iræ haletant, que traversent des lueurs d’espoir. Les hautbois gémissent et les trombones scandent le trémolo pathétique des instrumens à cordes. Tout se mêle et fermente ; des lambeaux de phrase cherchent à se réunir, les timbres s’appellent, les harmonies veulent se rejoindre ; enfin, le travail symphonique se poursuit jusqu’à ce que, de cet orchestre en fusion, l’idée rejaillisse encore plus belle et mieux trempée. La rentrée, décisive en toute symphonie, est ici d’une incomparable puissance. Elle donne le frisson des grandes beautés et la double joie particulière à la musique symphonique : joie de l’âme violemment émue, joie de l’esprit saisi par la brusque et triomphante synthèse d’une idée minutieusement analysée et reconstituée soudain.

Le premier morceau n’est que trouble et passion, le suivant n’est que gravité et recueillement. Sur une basse d’orgue qui descend lentement se pose un chant admirable. Nous parlions tout à l’heure de Mendelssohn ; en vérité, ses adagios ne sont pas plus beaux. L’adjonction de l’orgue à l’orchestre produit ici un effet extraordinaire, avec ces grands soupirs qui fortifient et veloutent la mélodie. L’adagio est traité plus librement que le premier morceau : l’idée y est seulement exposée, puis ramenée en réponses par les différens groupes d’instrumens, tantôt sans voiles, tantôt voilée au contraire sous des variations transparentes, par exemple sous un délicieux dessin de violons. Un instant rappelée par de sombres pizzicati de violoncelles, la phrase du premier morceau s’efforce de troubler cette quiétude ; mais peu à peu elle aussi s’apaise, se fond en modulations charmantes, et les pizzicati mêmes, doucement entraînés, accompagnent la dernière reprise du thème et rehaussent seulement sa tranquille beauté. Enfin, une dégradation chromatique à la Wagner et une cadence aussi heureuse qu’inattendue achèvent dans une paix profonde cet adagio, qui peut compter parmi les plus belles pages de la musique contemporaine.

Le scherzo qui suit est étincelant ; sa couleur, son allure fantastique rappellent un peu la Banse macabre. Le thème fondamental y revient encore, épars en gerbes de notes brillantes ; des arpèges de piano partent comme des fusées, les flûtes ont des gaîtés étonnantes ; on dirait que l’orchestre est aux mains d’une armée de lutins.

De puissans accords d’orgue ouvrent le finale, et aussitôt après un choral se fait entendre, soutenu par des batteries exécutées sur les hauts registres du piano. Ce choral n’est autre que le thème infatigable, source non encore tarie de l’œuvre tout entière. Un nouveau changement de rythme en a fait un cantique divin, derrière lequel l’accompagnement de piano met comme un nimbe d’harmonie, un fond de ciel où fourmillent de petits anges. L’effet orchestral est ravissant, et l’on ne trouverait son pareil que dans l’adagio du concerto en mi bémol de Beethoven. Le finale tout entier, un peu trop long peut-être, n’est fait que de ce thème haché, décomposé, travaillé avec une science, j’allais dire avec un génie étonnant. Quel merveilleux instrument de la pensée que le style symphonique ! Que d’aspects différens une seule idée peut recevoir ! À combien d’inversions, d’antithèses elle se ploie ! Deux fois seulement, une phrase charmante se dégage du contre-point et de la fugue ; elle semble le levain de cette pâte vigoureuse. Enfin, quand l’idée est épuisée, quand rien ne reste plus à dire, le musicien conclut avec une sorte de rage, comme s’il voulait briser le moule de la statue achevée. On a dit que la symphonie de M. Saint-Saëns était l’œuvre d’un chimiste musical ; soit, mais d’un chimiste qui saurait faire de l’or.

Quant à l’orchestration, elle est au-dessus de tout éloge. Le compositeur joue de l’orchestre comme du piano ; il l’a sous les doigts. Personne ne possède au même degré que M. Saint-Saëns l’instinct et la science des sonorités. Toujours les combinaisons des timbres ajoutent à l’intérêt, à la beauté de l’idée ; jamais elles n’en masquent la pauvreté, encore moins l’absence. Et la probité n’est pas seulement dans la forme, mais dans le fond de ce talent sérieux et solide. Une pareille œuvre ne dérobe point par surprise une admiration superficielle et passagère dont on craigne d’avoir un jour à revenir ; on l’aime tout de suite et tout de bon. C’est bien au Conservatoire qu’il appartenait déjouer la symphonie en ut mineur ; comme le disait Gounod, elle a sa place au Louvre.

C’était au Conservatoire aussi de nous donner la messe en de Beethoven. On l’avait annoncée, étudiée même, et puis on a remis ce beau projet à la saison prochaine. À ce propos, il est permis de regretter que nos orchestres ne fassent pas entendre plus souvent des œuvres anciennes ou modernes dans leur intégrité. Partout l’on n’exécute guère que des fragmens, et le public ainsi ne peut se faire ou se refaire des œuvres et des hommes que des idées incomplètes. Il serait bon que pendant la semaine sainte, par exemple, on pût renouveler connaissance avec les oratorios ou les messes classiques, sans parler de certaines partitions contemporaines, comme le Requiem de Verdi, le Déluge de M. Saint-Saëns, la Marie-Magdeleine ou l’Eve de M. Massenet, qui reçoivent de trop rares honneurs.

Des trois chefs d’orchestre parisiens, M. Colonne a le plus de goût pour les exécutions complètes. C’est à lui que nous devons d’entendre parfois tout Struensée, d’avoir entendu tout Manfred. L’audition musicale et dramatique de l’œuvre de Schumann a été fort intéressante. M. Émile Moreau a fait du poème byronien une nouvelle et remarquable adaptation ; c’est plaisir d’ouïr à la fois de belle musique et de beaux vers. Aussi bien, cette forme du mélodrame, cette association de la déclamation et de la symphonie agit très puissamment sur les nerfs ; les maîtres ont souvent obtenu d’elle des effets saisissans ou délicieux. Egmont, le Songe d’une nuit d’été, Struensée, l’Arlésienne sont, comme Manfred, des chefs-d’œuvre en ce genre. Qui sait ? L’avenir du drame lyrique est peut-être dans cette voie. Peut-être l’opéra, de plus en plus symphonique et de moins en moins vocal, finira-t-il par abandonner, après le chant, la parole elle-même, et se réduire à des pantomimes, qu’un orchestre merveilleusement expressif accompagnera. Sans discuter à l’avance une transformation aussi radicale de l’art lyrique, jouissons des œuvres comme Manfred, auxquelles l’heureux mélange du chant et de la symphonie donne une beauté singulière.

Au point de vue du sentiment, le Manfred de Schumann est avant tout une œuvre originale ; il n’en existe ni modèle ni copie. Manfred est le produit d’un état intellectuel qui dura peu : le pessimisme romantique ; et Schumann est le sombre représentant de cet état, qu’avaient ignoré avant lui tous les musiciens. Haydn et Mozart, ces âmes de lumière et de joie, ne connurent pas de pareils troubles. Beethoven fut plus robuste et plus sain, même dans ses pires douleurs. Weber, le plus romantique d’es maîtres, le Weber du Freischütz, écouta bien des voix mélancoliques ou terribles ; mais l’effroi dont sa musique frissonne était tout extérieur à son âme ; ce n’est pas en lui-même qu’il regardait, ce n’est pas de lui-même qu’il avait peur. Mendelssohn enfin, qui fut un passionné, fut aussi un sage ; le plus profond de son cœur demeurait calme. En Schumann, au contraire, tout est fièvre, tout est angoisse ; les dernières fibres elles-mêmes sont douloureuses. Frère d’un héros chanté par Berlioz, auquel il n’est pas sans ressembler un peu, Schumann est, lui aussi, « d’une sensibilité maladive ; » ses facultés n’étaient pas en parfait équilibre, il y a un peu de désordre et d’égarement dans son génie. L’âpre tristesse, le nihilisme lyrique de Manfred avaient de quoi le séduire et l’inspirer. Cette poésie voulait une musique vague et grandiose comme elle, et Schumann est bien le musicien de cette musique-là. Il a fait de Manfred une œuvre sobre et saisissante, esquissée à grands traits. Un tel sujet ne réclamait pas plus de précision ; il est de ceux où l’imagination de l’auditeur, éveillée seulement, doit achever elle-même les visions suggérées par le compositeur. Schumann a le secret de pareilles suggestions. L’audition de Manfred laisse une extraordinaire impression de tristesse et de souffrance, tristesse inexpliquée, souffrance étrange sans doute ; mais est-il besoin de raisonner toujours nos douleurs ou nos joies ? Que nous importe le secret de ce pâle jeune homme, qui sur les glaciers étincelans, sous le feu du soleil et le vol des aigles, se répand en magnifiques lamentations ? il parle d’amour, de crime, de remords ; il appelle les génies de l’air et les fées des eaux ; il évoque un fantôme adoré, il écoute le chalumeau du pâtre, et quand il est redescendu dans la vallée, rentré dans son château, accoudé à sa fenêtre, il regarde pâlir le soleil et se regarde lui-même mourir. Voilà tout Manfred, et c’est tout ce qu’il faut à la musique.

Dans Manfred comme dans ses Lieder, Schumann est sobre, il est bref, et quand il possède ces qualités-là, c’est un artiste incomparable Si houleuse, si belle que soit l’ouverture, peut-être lui préférons-nous encore les entr’actes, et les quelques mesures d’orchestre semées çà et là au cours de la partition. L’apparition du génie de l’air, l’entr’acte en fa, l’apparition de la fée des Alpes et le ranz des vaches sont de petits bijoux. Un grand paysage de Suisse tient dans ces deux derniers morceaux. L’un n’est qu’un bruissement de violens qui murmurent comme une cascade légère ; l’autre, une simple phrase de cor anglais redite par l’écho. Il suffit ainsi de quelques notes pour qu’on se sente en pleine montagne, en pleine solitude, en plein silence, pour qu’on respire l’air vierge des cimes glacées ; mais il faut des notes comme celles-là.

La partie humaine de Manfred, si ce poème singulier a quelque chose d’humain, ne le cède pas aux tableaux de nature. Schumann n’a pas osé faire chanter le héros lui-même, mais tout chante autour de lui. À son appel, les élémens prennent une voix, et la voix qui convient à chacun d’eux. Le génie de l’air, le génie des eaux murmurent doucement, le génie de la terre est plus lourd. Le quatuor des esprits infernaux est une admirable page, toute chargée de haine et de malédictions. Plus belle encore est l’évocation d’Astarté. C’est là une des meilleures inspirations de Schumann, et l’une des plus personnelles. Lui seul a connu cette amertume, lui seul a trouvé de ces mélodies qui brûlent comme des larmes. Lui seul aussi pouvait achever Manfred par un de ces tableaux où il excelle. Le héros est mort désespéré ; alors, dans le lointain, au fond des vagues horizons témoins de ce drame étrange, s’élève un chant de Requiem. On ne sait au juste quelle âme vient de partir, ni quelles voix prient pour elle ; mais ces quelques notes sont si funèbres, si désolées, qu’elles éveillent en nous l’inquiétude de la mort et de l’éternité. Décidément les plus belles œuvres ne sont pas celles qui prétendent tout dire, mais celles qui laissent le plus à penser.

L’exécution de Manfred au Châtelet a été bonne. Bonne aussi, l’exécution de la Symphonie légendaire, où les cuivres se sont particulièrement distingués. La vogue relativement récente des concerts Lamoureux ne semble pas nuire à la popularité plus ancienne des concerts Colonne. À l’Éden et au Châtelet, tout est différent : chef d’orchestre, interprétation, répertoire et public. Certes, l’orchestre de M. Lamoureux est excellent, et tout bien pesé, le premier peut-être. Nul autre n’obéit avec cette discipline et cette rapidité, ne joue avec cette netteté et cette précision. Wagner surtout est rendu à l’Éden mieux que partout ailleurs, partout, même en Allemagne, Bayreuth excepté. Ni le premier acte, ni la Chevauchée de la Valkyrie ne marchent à Dresde, et surtout à Bruxelles, comme à Paris. Mais Wagner à la longue gâte la main comme l’oreille et comme la voix. De même que les Yseult et les Brunehilde ne savent plus être des Valentine, des Alice, des Agathe ou des Léonore, de même un orchestre durci par trop de violence désapprend le style plus souple et plus moelleux qui convient aux maîtres classiques. Ce style se conserve mieux au Châtelet qu’à l’Éden, et, soit dit en passant, au Conservatoire mieux encore que partout ailleurs. Il arrive à l’orchestre Lamoureux de jouer trop vite l’ouverture de Coriolan et celle d’Euryanthe ; trop vite aussi, et trop sèchement, la Symphonie pastorale, surtout le second morceau. M. Lamoureux n’a pas toujours l’instinct ou la tradition des mouvemens véritables. Mais ce sont là des critiques de détail, qui ne sauraient beaucoup diminuer un éloge presque sans restrictions.

N’achevons pas sans louer, et complètement cette fois, une petite compagnie de grands artistes : la Société de musique de chambre pour instrumens à vent. Chaque printemps, elle donne salle Pleyel une série de six séances. On ne saurait entendre, à Paris ou ailleurs, de plus jolie musique, ni plus joliment exécutée. Spiritus flat ubi vult. Véritablement, tous ces messieurs soufflent comme ils veulent et jamais Eurus, Notus et Zéphire n’ont fait ramage aussi harmonieux. Il existe pour « les vents » tout un répertoire exquis. Mozart a fait une sérénade qui, jouée ainsi, ferait mettre toute une ville d’Espagne ou d’Italie à ses balcons. L’adagio en est admirable, le finale étincelant, et le scherzo exige, et obtient, de deux clarinettes, des prodiges d’agilité. Certain trio de Weber pour piano, violoncelle et flûte, est charmant avec son scherzo de cristal. Des compositeurs modernes, notamment MM. Lefebvre et Gouvy, sans parler de M. Gounod, ont écrit pour cet orchestre spécial des œuvres très intéressantes. Enfin, l’illustre violoniste Joachim a prêté son concours à une merveilleuse exécution du Septuor de Beethoven, et ce fameux Septuor, si rebattu, si ressassé, a resplendi comme un chef-d’œuvre nouveau. Ah ! L’éclatante musique, sortie toute joyeuse d’un front encore sans rides, d’une âme encore sans blessures ! Toute la jeunesse de Beethoven est là-dedans. Aussi M. Joachim et ses compagnons ont-ils joué avec jeunesse, avec enthousiasme, et cependant avec le style le plus pur. Jamais M. Joachim, et c’est l’honneur de ce grand artiste, ne dénature les maîtres qu’il interprète. Il se contente de les comprendre, et peu d’interprètes les comprennent comme lui. — Il faudrait louer tout le monde dans cet excellent petit orchestre. Après ses chefs éminens, MM. Taffanel, Gillet, Turban, nous serions heureux de nommer au moins les autres ; mais ils sont trop : ce serait la rose des vents.


CAMILLE BELLAIGUE.