Revue musicale - 14 février 1922

Camille Bellaigue
Revue musicale - 14 février 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 926-936).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra-Comique : Dans l’ombre de la Cathédrale, drame lyrique en trois actes, d’après le roman de M. Blasco Ibanez ; poème de MM. Maurice Lena et Henry Ferrare, musique de M. Georges Hüe. — Reprise de Don Juan. — Le Don Juan de Mozart, de Charles Gounod. — Théâtre de l’Opéra : La Mégère apprivoisée, comédie lyrique en quatre actes, d’après l’adaptation de P. Delair : paroles de MM. Henri Cain et Edouard Adenis, musique de M. Charles Silver.


Dans l’ombre de la Cathédrale est un drame socialiste et conservateur, une impie et pieuse histoire, où l’avantage final reste à la religion. Dans l’ombre de la cathédrale, de la cathédrale de Tolède, furent élevés deux frères, Esteban et Manuel. Manuel, qui donnait de grandes et saintes espérances, Manuel a mal tourné, s’étant fait anarchiste et démagogue errant. Esteban, lui, n’a pas tourné du tout : il est demeuré fidèle à sa croyance, ainsi qu’au service de sa cathédrale, dont il est devenu quelque chose comme le sacristain en chef. La profession d’anarchiste a perdu Manuel. Il revient, misérable, malade, auprès de son frère, qui l’accueille tendrement. La vieille Tomasa, leur tante, ne fête pas avec moins de joie le retour du neveu prodigue. Prodigue, mais non repentant. Son premier soin est de prêcher à tout le petit personnel de la cathédrale le communisme, l’athéisme, la haine du capital, les droits du travail et autres fariboles. On dirait du Jaurès en musique. Et cela n’est pas sans rappeler aussi, dans un jargon socialo-lyrique assez fâcheux, certains endroits du Messidor de M. Bruneau ou les moins bons passages de Louise.

Jusqu’ici, l’ombre de la cathédrale n’a point assagi Manuel. Mais ce que n’a pas fait la vieille église, une jeune et pauvre fille l’accomplira. Esteban eut jadis une enfant, Sagrario. Elle s’est perdue elle aussi par amour, non de toute l’humanité, mais d’un seul homme. Abandonnée, consumée elle aussi par la maladie et la misère, mais humble, mais pénitente, elle revient. Son père, intraitable d’abord, consent à lui pardonner. Alors, émus l’un et l’autre de pitié réciproque, Manuel commence d’aimer sa nièce et celle-ci d’aimer son oncle. Amour pur, mystique, idéal, auquel il semble que leur passé commun les ait médiocrement préparés, mais qui va les racheter tous deux.

Voilà donc Manuel « sur les chemins de la croyance. » Un soir de fête, de la fête de la Vierge, le demi-converti consent à garder jusqu’au jour la chapelle de la Madone, la Madone elle-même, et les joyaux dont elle est, à l’espagnole, pompeusement parée. (Les joyaux de la Madone. Il y eut naguère un opéra de ce nom. Mais c’était une autre histoire. Achevons celle-ci.)

Pendant sa nocturne veillée, Manuel sent bien encore, au fond de son âme, le doute revenir et gronder la révolte. Soudain surgissent de l’ombre trois de ses auditeurs d’hier, employés de l’église. Ceux-là passant de la doctrine à la pratique, ont résolu de faire main basse, au nom du travail, sur le capital que représentent les bijoux de la Vierge. Manuel indigné les défendra. Mais d’abord il se défend lui-même, lui, l’apôtre de l’idée pure, de l’idée rédemptrice et non de l’action criminelle. Peu sensibles à la distinction, les camarades l’assomment à demi. De sa main défaillante, il peut du moins sonner la cloche d’alarme. Fuite des cambrioleurs ; arrivée d’Esteban, de Sagrario et de la tante, plus quelques chanoines ; conversion finale et totale du généreux anarchiste, qui meurt, — longuement, selon l’usage, — entre les bras de Sagrario défaillante, en entonnant le Salve Reqina. Tout cela, qui fait, paraît-il, un beau, très beau roman, ne donne au théâtre, faute de préparations, de transitions et de développements, qu’un drame assez sommaire, et quelque peu heurté. Le style n’en est pas toujours d’une pureté parfaite. Il ne faut pas dire, ni même chanter : « Partie à Madrid » ou encore : des âmes qui « tendrement se causent. »

Pour la musique, arrivez au commencement. Les premières pages sont excellentes. Un thème paisible et grave y est exposé, puis, avec un soupçon de fugue, développé. C’est, le premier de tous, ainsi qu’il convient, et ce sera constamment, au cours de l’ouvrage, le « motif » religieux, le signe ou la figure sonore des gens et des choses d’église, et de l’église, de la cathédrale. Mais celle-ci voulait davantage. Et les pieux accessoires qui s’ajouteront à la mélodie principale, ne suffiront pas non plus pour créer le « milieu, » ou l’atmosphère, dont la musique, en ce sujet, devait et pouvait nous envelopper. Comment ? C’est son secret. Et c’est notre regret, à nous, qu’elle y ait échoué. Certes, ni les oraisons ne manquent, ni même les « offices, » Pater noster, Ave Maria, Salve Regina, bénédictions et « saints. » L’Opéra-Comique a trouvé son spectacle pour les matinées du dimanche. Avec tout cela, ou plutôt malgré tout cela, je vois bien la cathédrale, mais je ne l’entends pas, ou pas assez. Elle n’est que le décor du drame, quand elle en devrait être l’âme, l’âme chantante, mais chantant autre chose qu’une phrase d’orchestre, même belle, plus un cantique, d’ailleurs fort agréable, pour voix d’enfants, (dernier acte), et, çà et là de courtes psalmodies.

Laissons de côté la prédication politique et sociale. Elle est franchement déplorable. La musique en est creuse et vide, par où d’ailleurs elle a tout au moins le mérite de s’ajuster exactement aux paroles et aux idées. Toute cette partie, eût dit Lemaître, fait boum-boum. Et j’ai peur que la contre-partie, sentimentale, amoureuse, (dans les scènes entre Manuel et Sagrario), ne fasse quelquefois un peu, un tout petit peu gnan-gnan. Il y a là certain récit édifiant de mariage blanc qui sent l’imagerie de sainteté. Mieux vaut, beaucoup mieux, une précédente image : celle de Sagrario pardonnée, sinon consolée, et tirant humblement l’aiguille auprès de Manuel, son compagnon de misère, de mélancolie, et déjà d’amour. L’orchestre et la voix se mêlent, s’entrelacent ici avec bien de la tristesse et de la douceur.

Et puis, si l’on se rappelle, — d’un peu loin déjà — la partition de M. Hüe, et qu’on la compare à d’autres, à tant d’autres, antérieures, on l’estime davantage. Cette musique est sérieuse, elle est honnête ; elle est exempte de mauvais goût, de charlatanisme et d’excentricité. Elle n’est même pas dépourvue, à l’orchestre au moins, de toute velléité mélodique et chantante : témoin, après le « motif » religieux cité plus haut, et dans un tout autre genre, le thème alerte, cordial, et symphoniquement traité, de la bonne tante Tomasa. Le mouvement, le désordre de la foule, de la foule des mendiants, aux abords de la cathédrale, est un tableau vivant, très vivant. Et s’il est vrai, comme l’a dit un moraliste, que, même en musique, « tôt ou tard on ne jouit que des âmes, » nous reconnaissons volontiers que dans la crise suprême où se débat son âme, son âme douloureuse, certains accents de Manuel n’ont pas été loin de nous faire éprouver cette sorte de joie.

« Dans l’ombre de la cathédrale, » ou plutôt à sa lumière, aux mille feux des cierges, des pierreries dont la robe de la Madone étincelle, le moment du ballet galamment dansé devant l’autel, à la mode espagnole, nous parut le meilleur moment, le vrai « moment musical » de la soirée. Nous avons beaucoup aimé ce brillant épisode, autant pour l’éclat, pour la grâce aussi de la musique même, que pour le concert original que forment ici la symphonie, la pantomime et les oraisons. Et puis, et surtout, ici, rien qu’ici, la musique est vraiment à l’aise et nous y met. Elle est libre de se développer, de se déployer, au lieu, comme ailleurs, partout ailleurs, de se rompre au gré des paroles qui la hachent, quand elles ne l’étranglent pas. Il faut le dire et le redire, la tyrannie du verbe et la servitude des sons, voilà dans l’état présent de la musique de théâtre, le grand désordre et le pire dégât.

A suivre les mots, à les poursuivre, à tâcher de les noter et de les commenter au passage, (si vite qu’ils passent), à leur faire un sort à chacun, la musique aujourd’hui se fatigue, s’essouffle et continuellement se brise. Nous ne parlons, bien entendu, que de la musique d’orchestre, l’autre, — la musique vocale, — ayant disparu du théâtre depuis de longues et dures années. Mais, symphonique même, la musique se réduit et s’écourte. Que sont devenus les grands partis pris, les généreuses effusions d’autrefois ! Wagner lui-même ne s’en privait pas : le Wagner de la Walkyrie (Adieux de Wotan), et de Siegfried (chant de la forge), et de Tristan (nocturne à deux voix du second acte), et de Parsifal (scènes du temple). Aujourd’hui, plus rien ne dure. C’est à peine si quelque chose commence. Plus de « morceaux » en musique, dit-on. Mais c’est la musique elle-même, et tout entière, qu’on a mise en morceaux, et si petits ! Quel déchet, ou quelle déchéance ! Et quelle disette aussi ! Que pauvres sont les formes, et rares les idées, pour ne pas dire absentes ! Si d’aventure on nous demande : « Qu’est-ce qu’une idée ? Avez-vous l’idée d’une idée ? » nous ne répondrons pas comme le cocher Patersen dont par le Henri Heine : « Une idée, c’est une bêtise qu’on se fourre dans la tête. » Un de nos plus distingués confrères, critique musical sous le nom de Jean Darnaudat et, sous un autre nom, bien autre critique encore, s’interrogea lui-même sur ce sujet, et justement à propos de l’œuvre de M. Hue. « Définition difficile, » a-t-il écrit. « Une idée musicale, quelquefois c’est une longue mélodie ; quelquefois un bout de phrase ; quelquefois deux accords, ou même deux notes ; quelquefois un simple roulement de timbales. Quel phénomène secret ! Où est le Platon musical qui nous en donnera la formule synthétique ? » Et voici la synthèse qu’en deux formules, Jean Darnaudat proposait : « Il y a idée quand on ne voudrait pour rien au monde s’en aller à ce moment-là quand on se sent cloué sur son fauteuil. Pour le dire plus savamment, l’idée doit, je pense, se reconnaître à un certain signe, à un certain sentiment de nécessité. » Savamment ou familièrement, cela n’est pas mal dit. Eh bien ! voyez-vous, le malheur, c’est que, dans la musique actuelle, il y a trop peu de ces moments où pour rien au monde on ne voudrait s’en aller.

L’interprétation de l’ouvrage de M. Hüe fut louable. M. Priant se montra chaleureux, M. Vieuille cordial, et touchante Mlle Davelli. Il est seulement fâcheux que MM. les directeurs de l’Opéra-Comique aient laissé tout le personnel, (chanoines, chantres et chantrillons), de la cathédrale, et de la cathédrale de Tolède ! prononcer le latin comme on ne le prononça jamais dans les églises d’Espagne et comme enfin il n’est plus permis désormais, — grâces en soient rendues à S. E. le cardinal-archevêque ! — de le prononcer dans les églises de Paris.

« Je m’asseyais devant ma table de travail vers l’heure de minuit. Une bouteille d’excellent vin de Tokay était à ma droite, mon écritoire à ma gauche, une tabatière pleine de tabac de Séville devant moi. En ce temps là une jeune et belle personne de seize ans, que j’aurais voulu n’aimer que comme un père, habitait avec sa mère dans ma maison. Elle entrait dans ma chambre pour les petits services de l’intérieur, chaque fois que je sonnais pour demander quelque chose. J’abusais un peu de la sonnette, surtout quand je sentais ma verve tarir ou se refroidir. Cette charmante personne m’apportait alors tantôt un biscuit, tantôt une tasse de café, tantôt seulement son beau visage toujours gai, toujours souriant, fait exprès pour rasséréner l’esprit fatigué et pour ranimer l’inspiration poétique. Je m’assujettis ainsi à travailler douze heures de suite, à peine interrompues par quelques distractions, pendant deux grands mois. Pendant tout ce temps ma belle jeune fille restait avec sa mère dans la chambre voisine, occupée soit à la lecture, soit à la broderie, soit au travail de l’aiguille, afin d’être toujours prête à venir au premier coup de sonnette. Craignant de me déranger de mon travail, elle s’asseyait quelquefois immobile, sans ouvrir la bouche, sans cligner les paupières, me regardant fixement écrire, respirant doucement, souriant gracieusement et quelquefois paraissant prête à fondre en larmes sur l’excès du travail dans lequel j’étais absorbé. Je finis par sonner moins souvent et par me passer de ses services pour ne pas me distraire... »

C’est dans ces conditions, assez convenables au sujet comme au héros, qu’un abbé italien, Da Ponte, écrivit d’après Molière, — de très loin après, — pour être mise en musique par son ami Mozart, l’histoire de Don Giovanni : « giovane estremamente licenzioso, » disent les programmes du temps. Le librettiste n’assista pas à la première représentation, qui fut, comme vous savez, donnée à Prague, avec un succès éclatant. Mais à Vienne, dit-il, Don Giovanni « ne fit aucun plaisir. » A l’Opéra-Comique, le mois dernier, ce fut, pour nous du moins, comme à Vienne. Nous sommes tenté, nous cédons même à la tentation d’en vouloir à ceux et à celles qui sont arrivés à nous gâter, à nous ôter le plaisir d’entendre l’un des plus purs chefs-d’œuvre, peut-être le plus pur, de la musique de théâtre et de la musique tout court. Aucun interprète ne fut cette fois, the right man... et the right woman non plus. Par leur faute, par leur très grande faute à tous, pas un seul instant Don Giovanni, dramma giocoso in due atti, ne parut dramatique ni joyeux. Avant tout, au lieu de Don Giovanni, c’était comme toujours Don Juan, et, suivant la coutume aussi, non pas en deux actes, mais en quatre. Ne se décidera-t-on jamais à garder au moins la coupe originale, singulièrement plus légère et plus vive que l’autre, sinon le texte italien, qu’on est hélas ! obligé de traduire ! Que de traductions depuis cent trente-six ans ! Et lesquelles ! La présente est peut-être la pire. Pour s’en convaincre, il n’est que d’ouïr la sérénade chantée par M. Vanni Marcoux dans les deux langues tour à tour. On ne perd pas un mot de l’un et de l’autre idiome, et pour le français, c’est dommage. Autre exemple, encore plus fâcheux, ridicule même, et dans un passage qui ne prête point à rire :


Don Giovanni ! a cenar teco
M’invitasti : son venuto.


Telles sont les premières paroles du convive de pierre. « Don Giovanni ! Tu m’as invité à souper avec toi : je suis venu. » Rien de plus simple, de plus naturel. Que la traduction le soit également, si possible. Mais en tout cas, il est au moins un mot que jamais, sous aucun prétexte, on ne devrait traduire : c’est le premier, c’est le nom. Autant, sur les quatre notes fameuses, » Don Gio-van-ni ! » est terrible, autant est horrible « Don Ju-an-an ! « Cela ne tient pas du chant, mais du braire. Qu’on n’aille pas non plus chercher à côté et remplacer, comme il est arrivé souvent, l’apostrophe initiale et nominale, par quelque chose dans ce genre : « Un con-vi-ve « , ou dans ce goût : « Voici l’heu-re. » Il est naturel, encore un coup, il est logique d’appeler les gens par leur nom, et le Commandeur n’y manque pas. Que si l’on trouve singulier de nommer en italien un personnage espagnol sur un théâtre français, à la bonne heure, mais alors que la règle soit la même pour tous : que Mazetto devienne Mazet, faisons de Leporello Petit-Lièvre et donnons du « Monsieur Octave » à Don Ottavio.

Si la traduction a paru cette fois plus que jamais traîtresse, la mise en scène, (les costumes du moins, non les décors), pourrait être qualifiée de belle infidèle. Trop de rubans, de soie et de satin. On a vêtu comme princes et princesses les gens, les bonnes gens de la noce de Mazetto et de Zerline, des villageois. Zerline, toute en riches dentelles, avait l’air d’une infante. En revanche, on a dévêtu le trio des masques de ses dominos consacrés. C’est un tort, c’en est même deux. Sur le fond clair d’un tableau de fête, il faut ces trois taches sombres. Elles annoncent le drame. Et puis et surtout, don Ottavio, Donna Anna et Donna Elvire ayant gardé leurs habits de tout à l’heure. Don Juan, qui n’a fait que les rencontrer aux quatre coins de la ville, ne peut manquer de les reconnaître chez lui, même sous le masque, et tout de suite.

Pour les paroles, pour le vestiaire, passe encore. Mais il y a la musique. Et, dans l’occurrence, elle n’a pas médiocrement pâti. « Tout de même, » disaient les plus accommodants, que La Fontaine estime les plus habiles, « tout de même, mieux vaut ce Don Juan — là que pas du tout. » Mais ce Don Juan — là ne fut presque pas du tout Don Juan. Pourquoi ? Pour trop de raisons, et qu’il serait long, cruel peut-être, et d’ailleurs inutile de déduire. Le régisseur du théâtre de Prague, au temps de Mozart, s’appelait Guardasoni. Il nous a toujours paru que ce nom valait à lui seul un avertissement, un programme. Régisseurs, directeurs, chanteurs, cantatrices, chefs d’orchestre, instrumentistes, quand vous touchez à Mozart, avant tout, plus qu’à tout, prenez garde aux sons.

C’est à propos de Don Juan que Gounod écrivait naguère : « Il est impossible de dresser un catalogue complet des abus et des licences de toute sorte qui dans l’exécution dénaturent le sens et compromettent l’impression d’une phrase musicale. On peut néanmoins les ramener à quelques chefs sous lesquels se résument à peu près les infractions les plus habituelles aux règles de l’art et du simple bon sens, à savoir :

Le mouvement.

La mesure.

Les nuances.

La respiration.

La prononciation.

Le chef d’orchestre.

Comme dit Leporello, « il catalogo è questo, » et chacun des « chefs » ci-dessus énumérés mériterait au moins un paragraphe. Chacun fournit jadis un chapitre à Gounod, à la fin de son petit livre : « Le Don Juan de Mozart » [1]. Au début on lisait ceci : « Don Juan est populaire, indiscuté, consacré à jamais. Est-il compris ? » Pas toujours, la dernière reprise vient de le prouver. Gounod ajoutait : « Je le dédie » (ce livre), » je le dédie surtout aux jeunes compositeurs et aux interprètes de Don Juan. » Et encore : « Je n’ai point l’intention de donner ici de leçon à qui que ce soit. » Pourquoi donc ? Aussi bien, le livre en donne plus d’une, en tout genre, que les interprètes, et que chacun de nous peut recevoir et ferait bien de méditer. Leçons d’ordre technique ; leçons aussi d’ordre en quelque sorte moral, qui font de l’ouvrage un essai de psychologie musicale, l’analyse, — à propos d’un chef-d’œuvre et dans le chef-d’œuvre même, — de ce qu’un psychologue musicien, Charles Lévêque, appelait le rapport entre les forces du son et celles de l’ame. Puisqu’il s’agit de Mozart, nous ne dirons pas seulement les forces, mais les grâces, toutes les grâces, celles de l’esprit et celles du cœur.

Pas une page, pas une phrase, pas une note même de Don Juan n’était étrangère à Gounod. Il tirait d’un fragment une vue d’ensemble, une loi générale, une de celles au moins qui régissent le génie de Mozart.

Ceci, par exemple, à propos de l’air de Zerline : « Batti, batti. » « Les seize premières mesures établissent tout d’abord la forme mélodique du morceau avec cette tranquillité tonale qui révèle la sécurité de l’inspiration et qui, de plus, est un véritable enchantement pour l’oreille et pour l’esprit de l’auditeur. C’est, le plus souvent, l’absence ou l’insuffisance de l’idée qui entraîne à l’abus des modulations si fréquent dans une foule de compositions modernes. On redoute l’unité tonale comme une pauvreté et l’on se jette dans des divagations harmoniques sans fin dont l’inévitable résultat est la plus fatigante monotonie. »

Voilà sans doute une première leçon pour certains. Et peut-être en voici, pour d’autres, une seconde : « Mozart donne à ses personnages un contour musical d’une si frappante justesse, qu’il est impossible de se méprendre sur la qualité de chacun d’eux. Il les dessine et il les peint. Il les fait voir. Qu’il s’agisse d’un grand seigneur comme Don Juan, d’un gentilhomme comme Don Ottavio, d’une grande dame comme Donna Anna ou Donna Elvire, de villageois comme Zerline ou Mazetto, d’un dignitaire comme le Commandeur, d’un valet comme Leporello, toujours la forme musicale est l’image fidèle, nette et saisissante du personnage ; elle en reproduit le caractère, le rang, l’attitude noble ou vulgaire ; et cela non par ce procédé commode et banal d’unité factice qui consiste à coller, en manière d’étiquette, sur un personnage une formule une fois adoptée, et à la reproduire avec une persistance obsédante. L’unité, chez Mozart, c’est l’identité, non la monotonie ; c’est la permanence de l’individu sous la variété de l’accidentel ; c’est quelque chose d’analogue à la physionomie d’une écriture sous la différence des lettres dont elle se compose. »

Et pourtant, si pleine que soit la vie personnelle dont ils vivent, les personnages de Mozart s’élèvent, s’étendent constamment au-dessus, au delà d’eux-mêmes. Ils ne se contentent pas d’être : ils représentent et ils signifient. Ils prennent au sérieux l’enseignement que l’instituteur des jeunes Crépin donnait plaisamment à ses élèves : ils procèdent du particulier au général.

Gounod encore une fois a raison : « Nous nous reconnaissons tous en lui (en Mozart). » Mais en lui nous devinons aussi quelque chose de supérieur à nous, je veux dire l’idée, — au sens platonicien, — ou l’essence du sentiment que tel personnage exprime, et qui le dépasse. Ainsi dans le sextuor, lorsque Leporello, découvert sous le manteau de son maître et menacé de la bastonnade, supplie, à genoux, qu’elle lui soit épargnée, sa voix n’est pas seulement la sienne. Si vaste est la musique, et si haute, et si profonde, que dans la misérable requête d’un poltron de valet, nous croyons ouïr aussi toutes les plaintes, toutes les prières, celles même des plus nobles douleurs. Et la sérénade, fameuse entre toutes les sérénades, pour qui, pour quel « objet » Don Juan déguisé la chante-t-il ? Pour une camériste, une figurante, qu’on ne fait qu’entrevoir et qui disparaît. Mais la médiocrité de la destinataire, loin de le rabaisser, rehausserait plutôt le prix de l’exquise chanson. Qu’importe vers quelle fenêtre elle monte et quelle femme l’écoute, assurément sans la comprendre, si la divine beauté de la musique l’élève, l’ennoblit et pour jamais en fait un soupir de l’éternel, de l’idéal amour.

Il était une fois à Padoue, (époque de la Renaissance), un bon vieillard nommé Batista. Il était père de deux filles, très différentes d’humeur : Bianca, douce autant que jolie, et la belle Catarina, plus méchante encore que belle, querelleuse, emportée, grande bailleuse d’injures et même de soufflets. Craignant le tête-à-tête avec elle, le père a juré de ne marier la colombe qu’après s’être défait de la pie-grièche. Auprès de Bianca s’est déjà glissé, déguisé en maître de luth, le gentil Cambio. Mais qui voudra jamais de la mégère ? — Un hardi seigneur de Vérone, Petruccio. Insolences, bourrades, rien ne le rebute. N’a-t-il pas entendu mugir la tempête sur mer et, dans les combats, le canon ? Qu’est-ce que la colère d’une femme ? L’éclat d’une châtaigne sous la cendre. « Cateau, lui dit-il d’emblée, Cateau, je t’ai vue ; tu m’as plu ; je te veux ; je t’aurai. Je suis né tout exprès pour te mater. » Et il la matera. Elle crie, il rugit ; elle brise, il extermine ; elle invective, il lui clôt la bouche d’une riposte ou d’un baiser. Le dimanche fixé pour la noce, il vient, le rude fiancé, mais en retard d’une couple d’heures, et dans un accoutrement de carnaval, suivi d’un valet fait comme lui. C’est en tel équipage qu’il conduit son Euménide à l’autel.

Et là quelle cérémonie ! Il sacre, il tempête, gourme le sacristain, renverse le prêtre et le piétine, demande alors du vin pour se rafraîchir et, prenant la mariée par le cou, lui plante sur les lèvres un tel baiser, que tous les échos de la chapelle en claquent. Vous n’êtes pas au bout, ma mie. Le cortège à peine de retour au palais, deux chevaux sont préparés : l’un pour le valet, l’autre pour le maître et sa dame. En dépit du beau-père, de toute la noce terrifiée, il l’enlève à la pointe de l’épée, et la voilà vêtue encore de sa robe nuptiale, galopant en croupe, de nuit, par la pluie et le vent. Le cheval bronche : elle roule dans la boue du chemin. On arrive enfin au château. » Quoi donc ! gronde Petruccio. Personne pour nous recevoir ! Holà ! drôles, coquins ! » Les gens accourent, s’excusent, s’empressent. Le cuisinier sert le souper : « Il ne vaut rien. Cateau, je vous défends de manger. Eh ! quoi ! ce lit est fait comme un lit d’auberge ! « (Et les draps et les oreillers de voler en l’air.) « Cateau, je vous défends de dormir. Mon amour, vous reposerez dans ce fauteuil.» A demi morte d’inanition, de fatigue et de sommeil, vaincue par ses propres armes, massacrée avec son humeur à elle, Catarina se laisse tomber et s’endort. Quelques menues épreuves encore, et la voilà soumise. Sa fureur, avant de s’éteindre, jette, de plus, quelques éclairs, mais les derniers. « Mon amour, dit Petruccio, regarde à l’horizon monter la lune, rouge de pudeur comme une jeune épousée. — La lune, dites-vous, et qui monte ! mais... c’est le soleil qui descend. — Quoi ! serai-je encore et toujours contredit ! Par le fils de ma mère, c’est la lune. — Soit, mon doux seigneur, je veux aussi que ce soit la lune, ou, s’il vous plaît, une torche, une chandelle. — Non, tu mens à présent, c’est le soleil béni. » Catarina alors, avec une explosion de joie : « Gloire à Dieu ! et que ce ne soit plus le soleil ou que ce le soit encore, il n’importe. Désormais, mon bien-aimé, je ne veux plus voir que par tes yeux. » Le fameux mouvement d’Hamlet : « Doute des étoiles, du soleil... » n’est pas plus spontané, plus touchant que celui-ci, que cet oubli de soi-même, cette abdication, cette remise aveugle des sens, de la raison et de l’être tout entier à la merci de l’amour.

Cependant qu’est-il arrivé de Bianca, l’autre sœur, et de son jouvenceau ? Comme Juliette et Roméo, ils se sont mariés en secret. Le père, tout à la joie de retrouver sa Catarina domptée, pardonne aux amoureux. Voilà tout le monde réuni. Mais la douce Bianca, seule, manquera la fête. » Où donc est-elle ? demande son mari. Qu’un valet me l’aille chercher. » Et bientôt le valet de revenir, assez penaud. Bianca refuse de paraître. A la fin pourtant elle arrive, mais récalcitrante, revêche, quasi mégère à son tour. Cette vicissitude fait tout le dénouement d’une comédie par où nous apprenons : d’abord, qu’un mari peut toujours venir à bout de la pire des femmes ; ensuite, que la plus aimable des jeunes filles, à peine mariée, se changera peut-être en pécore. L’une de ces deux leçons nous rassure, et l’autre nous inquiète.

Ce que nous venons de raconter, c’était une comédie, non plus tout à fait de Shakspeare, mais de Paul Delair, d’après Shakspeare, que représenta le Théâtre-Français voilà quelque trente ans. Mise en musique à l’Opéra, la dite comédie est encore un peu moins qu’elle n’était alors d’après Shakspeare. La vicissitude finale a été supprimée, ainsi que d’autres choses, shakspeariennes aussi. Quant à la musique ajoutée, elle manque d’originalité d’abord, et puis, et bien davantage, de gaîté. De ces deux manques, le second, en un tel sujet, a paru le plus sensible.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. 1 vol. ; Paul Ollendorff, 1890.