Revue musicale - 14 février 1919

Revue musicale - 14 février 1919
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 921-932).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra-Comique : Pénélope, de MM. René Fauchois et Gabriel Fauré. — A propos de Marouf et de la Fille de Roland, de M. Henri Rabaud. — Chants populaires d’Italie.


L’année qui précéda la guerre, l’Opéra-Comique donna le Marouf de M. Henri Rabaud. La guerre achevée, l’Opéra-Comique reprend, à côté de Marouf, la Pénélope de M. Gabriel Fauré. Et c’est fort bien ainsi. Pénélope, un soir, et, le lendemain, Marouf, nous offrent deux aspects et comme deux visages, l’un rieur, l’autre noble et pur, du génie musical de notre patrie.

Pénélope est une des œuvres, très françaises et trop rares aujourd’hui, que définirait assez bien cette formule : « Beaucoup de musique en peu de sons. » Après tant de musiciens esclaves de leur métier, mornes tâcherons d’une tâche aussi lourde qu’inutile, voici donc un maître de son art, de l’art le plus sobre, mais le plus efficace, de celui-là qu’on peut appeler divin, s’il est vrai, — les anciens l’assuraient, — que ce qui est divin a les pieds légers. Cet art épargne à la fois le temps et les moyens. Cette œuvre dure peu, sans pour cela paraître courte, sans qu’un détail y soit omis ou négligé seulement. En elle, rien ne traîne ou ne tarde. Rien surtout ne pèse, n’embarrasse et n’obscurcit. L’orchestre, ou la symphonie, avec la voix ; la parole, ou la déclamation, avec le chant, y entretient un rapport constamment harmonieux. Dans tous les ordres, à tous les plans, à tous les degrés de la musique, jamais de surcharge ni d’excès. L’auditeur de Pénélope ne se trouve point devant un entassement de formes vagues et vaines, mais devant un groupe d’éléments choisis et de signes éloquents. Chacun a sa raison et sa valeur. Trois ou quatre notes parfois, pleines de sens et de sentiment, veulent dire beaucoup. Deux même, en certain cas, peuvent suffire. Et ce cas n’est rien moins que celui d’Ulysse. Oui, deux notes voisines, dont la plus basse frappe vivement contre l’autre, voilà tout le thème d’Ulysse. Un thème ? A peine. Encore moins une mélodie. Plutôt un mouvement, un accent sonore. Toujours le même par l’élan ou l’ictus rythmique, l’instrumentation, la tonalité, le modifie et le renouvelle. Identique et divers, il marque ainsi de traits changeants le personnage qu’il figure : fier, éclatant, s’il désigne le héros, l’époux, en personne et présent ; tendre et comme un peu lointain, lumineux toujours, mais voilé, s’il nous le rappelle seulement au travers du souvenir de l’épouse, et de son attente, et de sa rêverie.

En tout et partout l’art sobre et discret de M. Fauré pourvoit à notre plaisir, à notre émotion même, avec une sûreté, voire une plénitude, où la prodigalité d’un art contraire atteint rarement aujourd’hui. M. Fauré connaît tous les secrets, — qui sont parmi les plus cachés, — de la déclamation lyrique, du « parler musical, » ainsi que l’ont défini (favellar in musica) les Florentins du XVIIe siècle, qui l’ont créé. Gardien en cela de la tradition latine, la nôtre, l’auteur de Pénélope comptera parmi les bons serviteurs du verbe, de notre verbe français. Il est sensible à la beauté de la parole pure, de la parole nue, ou voilée à peine. Il a pour elle un respect, une tendresse pieuse. On dirait parfois qu’il craint d’y mêler non pas même toutes les voix de l’orchestre, mais une seule de ces voix. D’elle uniquement il attend tout et sait tout obtenir. Avec quel tact et quelle réserve il la note ! Avec quelle intelligence, avec quel amour ! Il excelle à conduire, dans une espèce de solitude sonore, une longue période mélodique et vocale, que n’accompagne et ne soutient d’abord aucune symphonie. Ainsi commence (acte second, scène deuxième) la nocturne cantilène de Pénélope attachant des guirlandes de roses à la haute colonne de marbre qui domine les flots, et qu’Ulysse, revenant, apercevrait d’abord. Bientôt une autre note, isolée, puis d’autres, toujours peu nombreuses, mais choisies toujours, ajoutent au chant primitif un contre-chant et des accords délicats. Alors, comme a dit le poète de Falstaff :


Allor la nota che non é più sola,
Vibra di gioja in un aeeordo arcano.


Ailleurs, presque à toutes les pages du premier acte, un nouvel exemple révélerait ou plutôt rappellerait la vertu singulière et profonde, la puissance d’exprimer et d’émouvoir, que peut conférer à la phrase, au mot le plus simple, l’intonation, la modulation la plus simple aussi de la voix. La plus simple, en apparence ; mais inspirée par la sensibilité la plus fine, mais fixée par le goût le plus pur. Au premier acte toujours, la moindre réplique de Pénélope est un détail infiniment précieux. Et dans ses dialogues avec Ulysse, chaque parole, chaque note de l’un et de l’autre interlocuteur a plus de prix encore.

Ainsi le verbe est peut-être le centre de cet art. À moins pourtant que ce ne soit l’harmonie. En cet autre domaine, ou, sur ce domaine, on sait que le musicien de Pénélope règne en maître ; en maître, comme l’époux de son héroïne, ingénieux et subtil. D’un bout à l’autre de la partition, c’est un délice d’en suivre l’enchaînement harmonique et tonal. Bien plus, une page, une phrase, une mesure isolée, nous donne le même plaisir. À côté de la parole chantante, au-dessous, autour d’elle, il suffit de quelques notes pour la fortifier ou l’attendrir, pour l’aviver ou l’éteindre, et renouveler en nous à la fois l’ordre de l’esprit et celui de la sensibilité. Quand Pénélope, aux premiers accents du mendiant qui passe et demande asile, s’écrie : « Ah ! j’ai cru que c’était celui que j’appelais ! » son exclamation, par les notes successives et montantes qui la composent, forme un accord véritable. Harmonique et mélodique à la fois, elle est ainsi doublement expressive. Ailleurs : « J’ai tissé de mes mains pour le père d’Ulysse ce linceul. » C’est la fameuse et trompeuse broderie faite chaque jour et chaque soir défaite. Et jamais la mélancolique ouvrière ne parle de son ouvrage ou ne s’y applique, sans qu’une « harmonie » encore, purement instrumentale, celle-là, faite de notes égrenées une par une et légères, éveille en nous l’idée et presque la sensation d’un tissu léger également et mystérieux.

Oui, le royaume, ou le règne harmonique est bien celui dans lequel M. Fauré découvrit le plus de choses, et souvent des choses exquises. Pénélope abonde en trouvailles de cette nature, en suites d’accords, de modulations et, comme disent les peintres, en « passages » délicats et délicieux. Je l’aime, cette musique, pour la façon dont, en effet, elle passe, dont elle ne fait que passer. Aux auditeurs, aux lecteurs de la partition, je recommande une page entre autres, entre beaucoup d’autres : le discours d’Eurymaque, un des prétendants, reprochant à la reine l’étrange lenteur de l’ouvrage dont l’achèvement, différé toujours, doit la décider à choisir un époux.


Depuis qu’en ce travail la piété s’absorbe,
Bien des fois Je soleil a parcouru son orbe,
Et les doigts de l’aurore ont éveillé souvent
La forêt endormie, auprès du mont rêvant.


Il n’est pas mauvais, quelquefois, de lire, de relire les paroles sans la musique, même des paroles comme celles-ci, qui ne sont point méprisables, pour comprendre, sentir le peu qu’elles sont, qu’elles disent, et tout ce que la musique y ajoute, l’émotion qu’elle en dégage, la poésie dont elle les enveloppe et les baigne. La musique ici, la seule musique a tout créé, le paysage et l’état d’âme : l’un, vaporeux ; l’autre, flottant et rêveur, comme si, par je ne sais quelle secrète influence, dans l’âme, tout à l’heure encore irritée, du prétendant farouche, quelque chose avait passé de l’âme de la triste prétendue. Cette émotion et cette poésie, l’harmonie, autant que la mélodie, la suite des accords non moins que celle des notes, en est la source. Les accords se succèdent, se déduisent les uns des autres, se fondent les uns dans les autres, sans chromatisme, par une dégradation diatonique, et tout de même infiniment nuancée. A chaque instant, fût-ce deux fois par mesure, la tonalité se dérobe et nous échappe. Mais, pareille à la nymphe antique et comme elle fugitive, c’est pour se laisser non pas seulement voir, mais surprendre et saisir. A la fin de la période musicale, elle revient, et l’ayant retrouvée on peut douter si l’on a pris plus de plaisir à sa fuite ou à son retour.

Gounod répétait volontiers : « Jamais de bornes, mais toujours des bases. » L’art d’un Fauré peut bien reculer les premières ; il n’abandonne pas les autres. Errante et même un peu vagabonde, la pastorale du vieil Eumée, au début du second acte, flotte au-dessus d’un rythme constant, qui la suit, la retient et finit par la ramener. Nous partions en commençant d’un thème, fait de deux notes. Mais il s’en faut que la musique de Pénélope s’enferme toujours en des formules aussi brèves. Autant qu’à de tels raccourcis elle se plaît à des effusions généreuses. Son épargne n’a rien de l’avarice, ni de la sécheresse, encore moins de la stérilité. Maintes fois, au premier acte surtout, elle se donne carrière : témoin certaine mélodie, instrumentale d’abord et seulement dansée, où bientôt la voix de Pénélope ajoute et pour ainsi dire insinue un chant délicieux.

Elle vient, cette sinueuse et fluide mélodie, elle vient de l’un des plus célèbres lieder de M. Fauré : Clair de lune, sur une poésie de Verlaine. Pareillement rêveuse, et nostalgique, et furtive, avec autant de grâce et de mélancolie, elle trace à peu près la même ligne, ou mieux les deux mêmes, car, cette fois encore, le dessin de la voix et celui de l’orchestre (autrefois du piano), tantôt s’effleurent l’un l’autre et tantôt s’entrelacent. Semblable enfin est le mode, et cette couleur antique, et ce charme étrange, fait de rayons et d’ombres, qu’une note altérée, une autre évitée, répand sur le cours égal et changeant de la longue mélodie. Longue, mais de cette longueur de grâce dont Chateaubriand a parlé. Longue sans monotonie, et, de période en période, évoluant au lieu de se répéter. Il y a, dans l’œuvre nouvelle de M. Fauré, des parties de chef-d’œuvre et nous y voilà. Cette scène, celles qui suivent, jusqu’à la fin du premier acte sont d’une pure et profonde beauté. Parlant un jour de la vieille musique française, Henri Heine y trouvait « même de la poésie. Oui, cette dernière n’est pas absente, mais c’est une poésie sans le frisson de l’infini, sans charme mystérieux... sans morbidezza, je dirais presque une poésie jouissant d’une bonne santé. » A la moderne, très moderne musique d’un Fauré, la morbidezza même est loin de manquer. Entendons-nous seulement sur le mot italien. Morbidezza ne signifie ou n’implique rien de maladif, de malsain moins encore, mais quelque chose de moelleux, et de souple, quelque chose qui prête et qui ploie. Quanta la poésie, quant au mystère, Pénélope en est tout imprégnée. Un tel art exprime et signifie beaucoup. Il suggère encore davantage. Nulle part il n’insiste et n’appuie. Il ne nous dit pas tout. Il garde plus d’un secret et par certains côtés il reste le dieu inconnu. Écoutez, puis lisez et relisez les dialogues de Pénélope et d’Ulysse. Quelle réserve ! Que de réticences ! Il y a là des mélodies et des accords, des accents, contenus ou retenus, dont vous ressentirez obscurément le vague sortilège. Il vous semblera que la musique vient à vous de très loin et qu’en vous elle va plus loin encore. Elle donne beaucoup à penser, à sentir, et plus encore à rêver peut-être. Mystérieuse, c’est l’un des mots où , quand on parle d’elle, on ne saurait trop revenir. Le mode, le ton, la mélodie et même l’orchestre, tout est étrange en certaine leçon, j’allais dire homélie, de Pénélope aux prétendants, sur les devoirs de l’hospitalité et sur l’éminente, — peut-être divine, — dignité des pauvres, des vagabonds, dont les dehors misérables peuvent cacher la personne des dieux. Plus loin, mystère encore, toujours, la vertu d’une modulation, d’une note unique même, qui transforme soudain l’ordre musical et l’ordre sentimental ensemble. « Viens, Euryclée, » dit la reine à la vieille nourrice, et rien qu’à cet appel voici que pour exprimer les invariables sentiments de Pénélope, espérance fidèle, mélancolique attente, les formes, toutes les formes de la musique vont se renouveler :


Ainsi que chaque soir montons sur la colline
D’où l’on peut voir briller toute la mer divine ;
Et le sort pitoyable enfin nous fera voir
Peut-être et reconnaître,
« — Jamais mon cœur n’eut un désir plus cher, —
La nef d’Ulysse sur la mer,


Vers libres, libre musique aussi ; qui, s’étant retenue, repliée en maint passage, à présent se déploie. Ceci, comme bien l’on pense, n’est point un air ; plutôt un lied, mieux encore : une strophe, et du lyrisme le plus émouvant. Le progrès en est continu jusqu’à la cime, où s’allume une flamme. Et la métrique sonore en est parfaite. il n’est pas jusqu’à la parenthèse (Jamais mon cœur n’eut un désir plus cher), que la musique, imitatrice de la parole, ne relègue à l’arrière-plan. Ainsi la logique, voire la syntaxe, est observée par les sons. Mais c’est à l’âme, encore plus qu’à l’esprit, qu’ils se montrent dociles. Ils en traduisent, ils en accusent les moindres mouvements. Paisibles d’abord, dès le second vers ils s’animent, se troublent. Autant que d’un mot, mis en sa place, qui dira le pouvoir d’une note, d’une note sur un mot, de ce peu de notes sur ce peu de mots, qu’elles font vibrer, frémir d’angoisse et d’amour : « toute la mer divine. » Maintenant tout se calme. Puis de nouveau tout s’exalte. Le nom d’Ulysse provoque l’éclat suprême, qui lentement s’éteint et meurt, et dans le demi-silence de la symphonie apaisée, l’épouse n’entend plus chanter tout bas, que le souvenir et le signe sonore de l’époux.

Demi-silences, ou plutôt silences de l’orchestre et des voix tour à tour, voilà, dans Pénélope, encore un dernier élément de mystère et de poésie. Élément d’équilibre aussi. La musique elle-même peut, doit avoir des beautés presque taciturnes. Pour elle, comme pour l’architecture, l’alternance des pleins et des vides est une loi.

Un autre partage, une autre proportion n’était pas ici moins nécessaire. Elle s’y rencontre. » Mieux vaut douceur et violence, » dit le proverbe, revu et corrigé naguère par un homme d’esprit. Avec M. Fauré, nous étions bien sûr de la première. Nous avons eu la seconde aussi. Les « endroits forts, « dans Pénélope, ne le cèdent point aux passages contraires. Ils y sont moins nombreux, voilà tout. Aussi bien et par la nature même du sujet, ils devaient l’être. On en compte exactement quatre, qui suffisent. C’est d’abord, au premier acte, un monologue d’Ulysse, brusque et brève échappée d’allégresse et d’amour, oh la voix du héros sonne en fanfare, tandis que dans la symphonie éclatent, fous de joie, et se précipitent l’une vers l’autre, les deux thèmes de l’époux et de l’épouse.

Plus admirable encore est la reconnaissance d’Ulysse et des bergers (fin du second acte). Ici la secousse est si forte, que le jour de la répétition générale, nous en fûmes tous ébranlés. L’appel du maître à son vieux serviteur. « Eumée ! Eumée ! » est jeté sur deux notes inattendues et qui percent la nuit. Il se développe en fulgurante apostrophe et quand y répond la tumultueuse acclamation des pâtres, la terre, le ciel et la mer, tout s’illumine, tout retentit. Cela, comme le reste, est rapide ; cela dure quelques instants à peine, mais qu’on ne souhaite pas d’arrêter, car ils n’en sauraient être plus beaux.

La force, avec la brièveté, fait la beauté d’un autre instant encore. C’est, au début du dernier acte, l’entrée d’Ulysse, et l’on dirait aussi bien d’Hercule, la musique se montrant ici, par l’adresse et par la vigueur, également digne de l’un et de l’autre héros. Une fois de plus c’est un musicien ingénieux qui se plaît à laisser fuir et comme filer au loin la tonalité primitive. Mais pour la ressaisir, non plus avec des doigts légers, mais avec une main de fer ; pour fonder, pour bâtir sur un tel rythme, sur de telles harmonies une telle page ; enfin, et plus généralement, pour conférer par endroits une grandeur tragique à la tendre et triste élégie qui fait le sujet de Pénélope ; pour l’entrecouper, en quelque sorte, et de coups aussi retentissants, il faut un grand musicien.

« Et ego... » Dans toute musique de M. Fauré, nous croyons entendre « l’oiseau de nos jeunes années. » Oiseau-prophète, comme celui de Schumann, et qui ne s’est pas trompé. Au printemps de 1871, à l’âge où l’on est écolier, nous habitions, sur les bords de la mer normande, une maison amie et presque paternelle. Avec nous, un musicien d’une trentaine d’années, à la chevelure sombre, aux yeux profonds, en était l’hôte. Il en était aussi l’âme sonore. Une voix de femme chantait ses premières mélodies. Et tant d’autres, qui les ont suivies, même les plus belles, ne les ont point effacées de notre souvenir d’enfant. C’était : les Matelots, la Sérénade toscane, Ici-bas, Au bord de l’eau, celle-ci devenue classique ; enfin et surtout, plus classique encore, Après un rêve, sur des paroles italiennes, et du style même, du plus grand style italien, « Levati, sol. » Elle se levait sur les flots, l’éclatante et cependant morne cantilène, pareille à certain rayon de soleil, « come un raggio di sol, » mortellement triste aussi, que le vieux Caldara, sur la mer de Venise, a fait monter autrefois.

Ainsi, pour nous, en nous, les premiers essais de cette jeunesse prédestinée se rattachent à des jours lointains, hélas ! et douloureux. Une guerre, et laquelle ! venait seulement de finir. Aujourd’hui voici qu’une autre, oui, grâce au ciel, tout autre, à peine achevée, on reprend la dernière œuvre du maître. Mais bien plutôt elle nous reprend. Et le triomphe de nos armes lui donne sur nous une prise nouvelle, une puissance non encore éprouvée, qui la fait plus nôtre encore, et nous encore plus siens. L’autre soir, aux esprits comme aux âmes le symbolisme national de Pénélope, à tout moment, éclata. Pareille à l’héroïne antique, objet, comme elle, des convoitises, des menaces et des outrages des méchants, notre patrie ne s’est lassée ni d’attendre ni d’espérer le salut. Elle a souffert toutes les douleurs, toutes les angoisses, une seule du doute, exceptée. Ici, que de mélodies, que d’accents, de soupirs, sont pour nous rappeler, autant que nos malheurs, notre ferme, notre invincible patience. Il n’est pas jusqu’au dernier monologue du héros, cachant encore sous ses haillons ses armes ressaisies et bientôt vengeresses, où tel de nos grands chefs de guerre, sensible à la musique, ne retrouverait peut-être cette joie, cet enthousiasme, dont la certitude de vaincre, la veille de la victoire, dut enflammer son cœur. Dans l’ordre symbolique même, la fin, ou le finale de l’œuvre la couronne. Pénélope s’achève par une courte, mais radieuse apothéose sonore. Désormais, tout est accompli, tout est sauvé. En cet épilogue musical, il y a quelque chose qui rappelle un peu l’action de grâces dernière d’un Fidelio, d’un Freischütz, d’un Guillaume Tell, ces opéras qu’on a parfois nommés, à cause de leur conclusion généreuse et vraiment libératrice, les « opéras de la délivrance. » Dans une acception particulière, actuelle, qui nous émeut et qui l’honore, donnons ce titre à Pénélope. Qu’elle le reçoive et le garde comme notre hommage suprême. Elle en paraîtra plus belle et plus française encore.

MM. Gabriel Fauré et René Fauchois, dans une lettre de remerciements à MM. les directeurs de l’Opéra-Comique, ont cité les premiers, — comme il convenait, — « les noms, éloquents par eux-mêmes, de Rousselière et de Germaine Lubin. » Souscrivons à cet éloge en imitant cette réserve. Nommons avant tous les autres les deux principaux interprètes de Pénélope, et contentons-nous de les nommer Pour M. Vieuille, dans le rôle d’Eumée, sa belle voix et sa diction parfaite nous a paru plus éloquente encore que son nom. Les chœurs et l’orchestre n’ont mérité que des louanges. Enfin les décors ont formé, selon les traditions de l’Opéra-Comique, un spectacle « à souhait pour le plaisir des yeux. »


L’Académie des Beaux-Arts vient d’élire, dans sa section de musique, le musicien de la Fille de Roland et de Marouf. L’Académie des Beaux-Arts a bien fait. Marouf nous paraît être la plus brillante comédie lyrique de notre époque en notre pays. Jamais nous ne la réentendons sans y reprendre un plaisir extrême. L’œuvre de M. Rabaud a fort peu de chose, et pourtant quelque chose de commun avec celle de M. Fauré, quand ce ne serait que sa façon, toute musicale, de finir. Encore une fois, nous aimons ce genre d’épilogues. La tragédie, ou la comédie lyrique achevée, s’il ne reste rien à faire et rien à dire, il peut rester, et beaucoup à chanter. C’est l’heure, ou tout au moins le moment, pour le musicien, de s’abandonner à la musique pure, à la libre musique ; musique non pas étrangère, ou seulement indifférente au sujet, aux sentiments tout à l’heure exprimés par elle, mais qui, dans une certaine mesure, leur échappe et, tout en les rappelant, les surpasse. M. Rabaud a jugé bon de conclure ainsi, par un robuste chœur fugué, tout débordant de vie et de joie. Nous avons dit naguère, et plus que jamais il nous plaît de redire aux auditeurs de Marouf : « Ne vous levez pas trop tôt. Modérez votre hâte accoutumée de quitter vos places, de reprendre votre « vestiaire » et de trouver une voiture. Les pages finales de la partition méritent de vous retenir. Vous en emporterez, après tant d’impressions vives et légères, une assurance de force, de grandeur et de solidité. »

Ce n’est pas tout. En écoutant Marouf, une fois de plus, la sensibilité de cette musique, autant que son esprit, nous charmait. Marouf, savetier du Caire, est le titre complet de l’ouvrage. « Marouf, pauvre homme ! » répètent volontiers les voisins et les amis. Et la musique, avant de célébrer l’heureuse aventure du gentil faiseur de babouches, s’intéresse à l’humilité de son état et compatit à son infortune. La complainte initiale et qui circule à travers le premier acte : « Dans la ville du Caire ; » chaque phrase, tantôt de 'Marouf, tantôt de l’orchestre qui l’accompagne ou lui répond, tantôt du bon pâtissier qui le console ; ses gémissements de mari querellé par sa « calamiteuse, » puis roué de coups par autorité de justice, tout ici respire la pitié non moins que la souffrance ; tout y décèle un art non pas ironique, mais cordial, un art en quelque sorte à base de tendresse et de sympathie.

Dans le genre plus que tendre, amoureux, une scène unique de Marouf, unique à dessein, est bien jolie. Le soir des noces, la belle princesse et son mystérieux époux sont demeurés seuls : lui surpris, ému, jusqu’à défaillir, de son incroyable bonheur ; elle, un peu intriguée et vaguement craintive, mais désireuse d’aimer en différant de craindre. Ici le duo banal était à redouter. Il n’y a qu’un dialogue, et plus original, plus délicieux qu’on ne l’aurait pu rêver. Encore une fois, au cours de la comédie constamment plaisante et brillante, une telle péripétie est unique. Pour en exprimer le caractère et le sentiment nouveau, la musique s’est renouvelée. Ses rythmes, ses mélodies et jusqu’à ses accords, elle atout relâché, tout alangui. Elle a lié les notes qu’elle se plaisait à pointer, à piquer jusqu’ici. Loin de s’éparpiller en gouttes sonores, c’est largement, par grandes ondes, qu’elle s’est épanchée. Rien d’aimable, rien d’heureux comme cette surprise. Elle nous détend et nous délasse. Sur le front et les lèvres du jeune homme évanoui, avec le baiser de la jeune femme, celui de la musique elle-même est descendu. « Poésie sans frisson, sans morbidezza. » Henri Heine, décidément, n’a pas su comprendre ou prévoir tout entier le génie de la musique française.

Bien avant de s’appeler comme aujourd’hui, l’auteur de Marouf, M. Rabaud aurait mérité qu’on le nommât l’auteur de la Fille de Roland, inférieure à sa comédie, sa tragédie musicale n’était pourtant pas sans beauté. Solide, sévère, un peu froide souvent, elle s’animait, en certain passage, d’une héroïque et patriotique ferveur. Charlemagne, en ce passage-là, faisait vraiment une grande, une superbe figure. Témoin de la victoire de Gérald sur le Sarrasin, il entonnait d’abord, sous forme d’apostrophe ou d’invocation à la France immortelle, un libre, très libre récitatif, auquel cette liberté même donnait une allure d’éloquente et chaleureuse improvisation. Puis, avec l’entrée et l’hommage du jeune vainqueur : « Sire, voici Joyeuse et voici Durandal, » le style de la musique changeait, et la beauté s’en augmentait encore. De la forme récitative, un peu sommaire, jaillissait tout à coup non plus une forme unique, mais tout un groupe de formes nouvelles et de forces redoublées : un chant du vieil empereur, et, s’unissant à celui-là pour le soutenir et l’accroître, pour en multiplier l’expression et l’émotion, tous les contre-chants de l’orchestre, ou plutôt de la symphonie. Il y avait là quelques-uns des plus beaux moments que la musique de France, en un sujet français, nous ait jamais fait passer. On ne saurait aujourd’hui les oublier sans injustice, ni les rappeler sans orgueil.


Le nom de chanteuse est trop vulgaire, et celui de cantatrice un peu trop solennel pour l’originale et séduisante artiste que nous eûmes récemment le plaisir d’écouter. C’est d’Italie que nous est venue la signorina Geni Sadero. Elle ne souhaitait rien moins, — et même elle en était officiellement chargée, — que de « révéler par le chant l’âme italienne à l’âme française. » Mais sa patrie, qui nous l’envoyait, n’avait pas assez préparé et, comme on dit, d’un mot affreux, « organisé » sa mission populaire et fraternelle. Alors il est arrivé ceci, que la mélodieuse messagère a chanté moins souvent pour des ouvriers, pour des soldats, pour le peuple enfin, que « dans le monde. » Mais le monde lui-même l’a comprise. Elle a su le charmer et l’émouvoir.

L’artiste a choisi comme devise une cigale, avec ces mots : « Canto la luce, je chante la lumière. » Et ses chansons et sa manière de les chanter justifient son emblème. Que dis-je ? sa manière. Elle en a plus d’une, de la plus spirituelle et légère à la plus pathétique. Et même, aussi bien que la lumière, elle chante la nuit. Il nous souvient d’une phrase de M. Maurice Barrès, dans la Colline Inspirée : « Une saga du Nord raconte qu’une devineresse chantait à midi l’air de la nuit. Et si loin que son chant portait, les ténèbres s’établissaient. » Une canzone au moins de la jeune Italienne eut sur nous ce pouvoir. Mais ici, dire « les ténèbres, » serait trop dire : plutôt l’ombre seulement, les nuits de là-bas étant lumineuses à demi. Par une telle nuit, le charretier sicilien chemine. Sur la route blanche de lune, il voit marcher à son côté son ombre, dont il a peur. Pour se rassurer, il chante : « Amour, tu m’as troublé le cerveau. Tu m’as fait oublier mon Pater noster et mon Ave Maria. » Dès le début, une appoggîatura un peu rude, mordant sur une note haute, puis le mode incertain, les mélismes à l’orientale, tout enfin trahit l’origine arabe de la traînante et poignante mélopée. De temps en temps, elle s’arrête. L’homme ne chante plus : il parle. Il parle tout bas, à son petit cheval, son compagnon, son ami. Comme il le caresserait de la main, il le flatte et l’encourage de la voix, d’un mot affectueux, moins que d’un mot, d’un son, à peine un léger claquement de langue, à peine un vague soupir.

Le chef-d’œuvre, dans le genre tragique, et sur un mode oriental aussi, de ce répertoire populaire, est une complainte de la Vierge, on pourrait dire une Pietà. En Sicile encore, dans le sauvage pays qui s’étend de Girgenti à Caltanisetta, les femmes se rendent à l’office du Vendredi Saint en chantant à peu près ceci : « Montre-toi, Marie, et regarde. Voici ton fils, exténué, sanglant, le corps labouré de coups et le front couronné d’épines. » — Et Marie de répondre : « Hélas ! allez me quérir Jean, afin qu’il vienne et qu’il pleure avec moi son maître et mon enfant. » Il paraît que là-bas, avant de commencer, les chanteuses ont coutume de dire au passant : « Vous donnerez un sou pour la chanson ; mais, si elle vous fait pleurer, vous en donnerez deux. » L’autre jour, plus d’un auditeur, ses yeux en témoignaient assez, eût donné bien davantage.

Avec le don des larmes, cette musique a celui du sourire. Elle abonde en tableaux de mœurs, ou de genre, querelles de ménage, espiègles propos de coquetterie et d’amour. Les paysages non plus n’y sont point rares : chansons de la montagne et de la mer, celles-ci changeantes avec la forme et les dimensions du filet, selon l’effort des bras qui le jettent ou le relèvent. Elles ont leur chanson, les porteuses d’eau de la Pouille aride et les vendangeuses de Sicile. Singulière et belle entre toutes, avec ses tons posés hardiment, à plat, à côté l’un de l’autre, ils ont la leur, les pâtres de Sardaigne, et c’est en l’entonnant, à la manière d’un hymne, qu’ils saluent le lever du jour.

De tant de chants divers, l’interprète se fait diverse elle-même. Après les avoir, presque tous au moins, découverts et recueillis, elle lésa complétés par les harmonies, subtiles ou fortes, que non seulement comportaient, mais exigeaient les singulières mélodies. Il y a plus : avant de les chanter, elle les parle, elle les raconte, et le récit qui les prépare et les commente, n’a pas moins de poésie, ou d’esprit, que le chant. Ainsi l’artiste crée un double ambiente, musical et pittoresque, dont l’œuvre d’art est par elle enveloppée. Et cet ensemble, ou cette combitiazione, est quelque chose de rare et de délicieux.


CAMILLE BELLAIGUE.