Revue musicale - 14 avril 1913

Revue musicale - 14 avril 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 925-936).
REVUE MUSICALE


Théâtre de la Gaîté-Lyrique : Carmosine, comédie musicale en quatre actes, d’après Boccace et Alfred de Musset ; paroles de MM. Henri Cain et Louis Payen, musique de M. Henry Février. — Théâtre de l’Opéra-Comique : Le Carillonneur, d’après le roman de Georges Rodenbach ; paroles de M. Jean Richepin, musique de M. Xavier Leroux. — Ouverture du Théâtre des Champs-Elysées.


S’il existe déjà, comme nous le croyons, une Carmosine lyrique, non représentée, et dont le musicien fut l’aimable Ferdinand Poise, la récente Carmosine porte au nombre de quatre les comédies musicales inspirées par le théâtre de Musset, les deux autres étant : On ne badine pas avec l’amour, de M. Gabriel Pierné, et le Fortunio (d’après le Chandelier), mis en vers par MM. de Fiers et de Caillavet et en musique par M. André Messager.

Les librettistes de Carmosine nous ont dit avec insistance qu’ils avaient « adapté » non pas Musset, mais Boccace. Ils ont eu beau dire : c’est Musset qui s’impose à nous dans un sujet qu’il a fait nôtre ; c’est à Musset que, pour le fond et la forme, il eût fallu se montrer plus fidèle. C’est lui que nous attendions ici, lui que nous voulions, et qu’il nous déplaît de ne pas mieux reconnaître. Aussi bien, quelle nécessité de le méconnaître ainsi ? Fausse, arbitraire nécessité, concession déplorable à l’absurde préjugé qui veut qu’en tout opéra (sérieux ou léger), une part soit faite aux dehors, aux alentours, au spectacle, enfin à tout ce dont la tragédie ou la comédie musicale, pas plus que l’autre, n’a besoin. L’action, les caractères, voilà ce qu’il faut et ce qui suffit à la musique, de même qu’à la poésie, de théâtre. Voilà son domaine, ou son ordre, et son éminente dignité consiste à n’en pas avoir, à n’en pas rechercher un autre. Comme la plupart, hélas ! de leurs congénères, les deux librettistes « d’après » Musset n’ont pas compris et pris ainsi la chose. Carmosine leur ayant semblé maigre, ils ont mis quelque chose autour ; ou plutôt ils en ont développé les élémens négligeables et par Musset négligés à dessein. C’est pour l’avoir vu combattre et vaincre en un tournoi, que l’humble fille de maître Bernard et de dame Pâque s’est éprise du roi Don Pèdre, et languit et se meurt d’un impossible amour. « Est-il rien de plus naturel à une jeune fille sans expérience, que de sentir son cœur battre tout à coup pour la première fois, à la vue de tant d’armes resplendissantes, de tant de chevaux, de bannières, au son des clairons, au bruit des épées ! Ah ! quand j’avais son âge !... » Dame Pâque n’en dit pas plus. Et maître Bernard de répliquer, plaisamment : « Quand vous aviez son âge, dame Pâque, il me semble que vous m’avez épousé, et il n’y avait point là de trompettes. » Ces messieurs ont voulu que, dans leur comédie musicale, il y en eût, des trompettes, et beaucoup. Moins retenus que dame Pâque, ils ont consacré non pas quatre lignes, mais tout un acte, le premier, si ce n’est au tournoi lui-même, du moins aux apprêts, aux abords, à l’issue du tournoi. Cela fait spectacle, mais cela ne fait pas autre chose, et c’est peu. Ce n’est pas beaucoup non plus, au troisième acte, que le tableau, tout extérieur et, par surcroît, un peu bien crûment coloré, de la « cour d’amour. » On eût souhaité d’entendre dans un « milieu, » plus intime, bien que royal, soupirer la célèbre et délicieuse complainte de Minuccio. Ainsi deux actes sur quatre ne sont que prétexte à mise en scène. Ils faussent, en le grossissant, le style général d’une œuvre exquise, où tout est demi-teinte, mezza voce, réserve et mélancolique douceur. Que n’y a-t-on point ajouté du dehors ! Mais, au dedans que n’en a-t-on pas retranché ! Comment surtout avoir supprimé certaine scène entre Carmosine et la reine, aux approches du dénouement, dont cette rencontre délicieuse fait en quelque manière le principal et le plus fin ressort.

Si du fond maintenant on passe à la forme, au langage, il faut avouer encore que la locution consacrée : « d’après Musset, » comme souvent ailleurs « d’après » Shakspeare, ou « d’après » Gœthe, marque en effet une certaine distance. Ces gens-là parlent « d’après » Musset, mais loin, très loin après ou derrière lui. Carmosine abonde en passages tels que le suivant :


Mon cœur s’étonne et s’extasie
Comme une fleur que déclôt le printemps.


Ailleurs :


Ta douleur se fera plus pure
Et tu la verras se calmer,
Si tu permets au temps, qui connaît tous les charmes.
D’épuiser lentement la source de tes larmes.


Enfin : .


Je t’aurais tant aimée,
J’aurais fait de chaque heure,
En tes petites mains
Une rose embaumée.


Il ne paraît pas douteux que cette poésie ne soit, en effet, dans le sens où nous prenions l’expression tout à l’heure, « d’après » la prose d’Alfred de Musset.

Musicien de Carmosine aujourd’hui, M. Février le fut il y a quelques années, et non sans talent, de Monna Vanna. Si nous avons bonne mémoire, sa musique effleurait trop souvent, au lieu de la pénétrer, la tragédie de M. Maurice Maeterlinck. Il est dommage qu’elle continue de s’arrêter et de se complaire à d’insignifians dehors. Le premier acte de Carmosine, celui du tournoi, ne consiste guère qu’en des chœurs de peuple et de fête, à tout moment traversés par ces trompettes dont Maître Bernard, le jour de ses noces, eut grandement raison de se passer. Comme le premier acte, une bonne partie du troisième (la fête à la Cour) n’est que représentation et spectacle. Il offre au regard, à l’oreille, les épisodes « obligés : » cortèges, ballets et le reste, y compris l’inévitable autant que fâcheuse valse lente, qu’il faudrait laisser une bonne fois aux établissemens lyriques et chorégraphiques d’une certaine catégorie.

Après la musique décorative, passons à la musique sentimentale. Inutile de nous arrêter à la musique plaisante, ou qui devrait l’être. Cette dernière est faiblement représentée, sans beaucoup de finesse et d’éclat, par la romanesque dame Pâque et par ce chevalier ridicule, cet amoureux éconduit, Messer Lyspariano, dont Musset tout seul avait fait un fantoche autrement réjouissant. Quant au sentiment, la partition de Carmosine en est pleine, elle en déborde même. Et de ce sentiment, l’expression est toujours sincère, facile toujours, et trop facile souvent, l’étant jusqu’à la banalité. L’originalité, le caractère, voilà ce qui manque au style correct, agréable et, si l’on veut, élégant, mais d’une élégance bourgeoise, de M. Henry Février. D’ailleurs, comme on dit vulgairement, l’auteur de Carmosine « sait bien son affaire ; » voire celle des autres, de quelques autres, et fort distingués. Élève de MM. Fauré et Messager, ce n’est pas à ses maîtres qu’il fait le plus d’honneur : il se souvient surtout de Massenet, çà et là de Léo Delibes et, par hasard, de M. Gustave Charpentier. Au surplus, il est sage, prudent ; il ne brise, ne brusque, ne risque rien. Il chante, il est harmonieux. On voit tout de suite et toujours avec lui d’où l’on vient, où l’on va. Pas d’inquiétude, pas de surprise, encore moins de scandale. Cette musique est l’honnêteté même. Elle est aussi le bon sens et la clarté. Rien d’absurde, rien d’obscur et, par-dessus le marché, rien d’affreux. Mais savez-vous que voilà des riens qui, dans le temps où nous sommes, valent bien quelque chose ! Ajoutez qu’en plus d’un passage la parole est notée avec autant de sobriété que de justesse. On pourrait citer, entre tel et tel personnage, des bouts de dialogue où l’orchestre se mêle, de la façon la plus naturelle et la plus harmonieuse, à la voix qui chante et qui parle en même temps. Si nous avons bonne mémoire, on trouvait déjà dans Monna Vanna des détails de ce goût.

Oui, mais à côté de tout cela, ou plutôt par dessus et comme pour envelopper, noyer tout cela, quel flot de sensibilité, de sensiblerie doucereuse, un peu naïve, quand elle n’est pas larmoyante ! De même, écrivait à peu près M. Jules Lemaître un jour, qu’il y a des poètes et des poèmes qui font gnian-gnian et d’autres qui font boum-boum, il existe, dans l’un et l’autre genre, des musiciens et des opéras. Carmosine paraît le plus souvent appartenir à la première catégorie. Autrement dit, cette musique est de l’espèce romance. Elle garde partout quelque chose de superficiel et de mince. Rien ne lui manque-autant que la profondeur, si ce n’est le caractère et la nouveauté. Des moyens connus, de faciles effets lui suffisent. Elle parle avec une banale élégance, quelquefois avec des grâces minaudières, un trop coulant et trop fade langage. Inutile d’en étudier les élémens divers : la sage mélodie, l’orchestration correcte, la vérité d’expression tout extérieure. Le second acte entier, le meilleur peut-être, appartient au genre sentimental, mais sentimental à bon marché, l’étant par des procédés et dans un style vraiment trop dépourvu de distinction. Vulgaire alors ? Non pas : ordinaire plutôt, et, malgré cela, donnant dans certaines recherches, peu coûteuses aussi, et d’un goût fâcheux. Parmi « ces vains ornemens, » il n’en est pas de plus médiocre, et d’un tour plus affecté, que la terminaison de la phrase mélodique sur une note haute, généralement prise en douceur. Nous appellerions volontiers cet artifice la cadence ascendante, s’il n’y avait contradiction entre les deux idées et les deux termes d’élévation et de chute. M. Février montre un goût exagéré pour les conclusions de ce genre. Il abuse également des brusques antithèses, dont on est las, entre les forte et les piano, entre les élans soudains et les subites retenues. Banale encore, la composition d’un morceau comme l’air ou la cavatine (au second acte) du tendre Perillo. Tout se développe, tout se succède ici dans l’ordre invariable que réclament la situation et le sentiment, et qu’a réglé plus d’une fois, si je ne me trompe, le Massenet de Werther ou de Thérèse. Perillo, c’est un amoureux, un gentil fiancé, qui revient après une longue absence, le cœur battant de crainte et d’espoir. Épisodes, mouvemens, sentimens, rêverie et passion, phrase langoureuse et phrase ardente, contemplation devenant lyrisme et frénésie, tout arrive à son rang en cette cantilène ; tout, y compris — souvenir de la petite table de Manon et du clavecin de Werther — les meubles du logis retrouvé. Vous rappelez-vous, dans les Scènes de la vie bourgeoise, d’Henry Monnier, la maîtresse de piano qui dit à sa jeune élève : « Ne vous penchez pas ainsi au cantabile, c’est du charlatanisme. » Les chants de M. Février, surtout ses chants de mélancolie et d’amour, se penchent un peu trop de cette manière-là.

Cette manière, encore une fois, n’a rien que l’on puisse qualifier d’offensant, ou seulement de désagréable. Au contraire, elle flatterait plutôt certain goût, obscur et pas très noble, mêlé d’indulgence et d’ironie, que nous sentons parfois se réveiller au fond de nous-mêmes, pour les choses faciles, médiocres, pour ces formules, artistiques ou littéraires, qu’en un langage familier, mais expressif, on appelle « rengaines. » Il faut avouer que mainte page de Carmosine approche un peu trop de ce type ou de cet idéal subalterne. Aucun des élémens qu’il comporte ne manque au récit, que fait la jeune fille, avec accompagnement d’inéluctables cloches, de son rêve d’hyménée. Et surtout les trois ou quatre ariosos, éplorés autant que paternels, de Maître Bernard, peuvent passer pour des exemplaires accomplis du genre larmoyant, mais, si l’on ose ainsi parler, de ce genre-là retenant ses larmes. Le refrain : Dodo, l’enfant do, — traité naguère plus musicalement par M. Charpentier dans Louise (et puis c’était la première fois !) — sert de conclusion à l’une de ces trop nombreuses cantilènes. Une autre constate et maudit, toujours sur le mode pleureur, l’impuissance de la médecine à guérir les âmes. Une autre enfin, dans la note de Béranger ou de Nadaud, exprime les espoirs déçus, non plus d’un père seulement, mais d’un beau-père et d’un grand-père.


J’aurais voulu que ma fillette,
Au lieu d’avoir chimère en tête,
Épousât quelque jour quelque brave garçon.
Je les voyais s’aimer, être heureux, se le dire…
Et j’entendais le rire
De quatre ou cinq mioches
Grimpant sur mes genoux, s’agrippant à mes poches.


À ces paroles, toujours « d’après » Musset, la musique est exactement assortie. Sur le dernier des trois mots : « se le dire, » un long point d’orgue s’attarde, plein de signification et de promesses. L’ensemble forme un petit chef-d’œuvre de sensibilité bourgeoise. On croirait un Greuze, d’Épinal. Rien de plus touchant, et, puisque nous parlons images, cela fait songer, révérence gardée, à certain tableau que vous savez, qui représentait de modestes oignons, et dont cet insolent de marquis de Prestes disait, à son Poirier de beau-père, que c’était à tirer les larmes des yeux.

Après tout, il n’est pas impossible que, dans le théâtre et dans le quartier, populaires l’un et l’autre, où se joue Carmosine, Carmosine fasse pleurer. Musset encore a dit :


Mais une larme coule et ne se trompe pas.


Alors c’est nous qui nous trompons, et cela peut arriver aussi. Enfin il serait injuste de ne pas signaler, parmi les choses aimables de l’ouvrage, la mélodie écrite sur l’adorable complainte de Minuccio :


Va dire, Amour, ce qui cause ma peine…


Ici d’abord les paroles ne sont plus « d’après » Musset, mais de Musset lui-même. Et la musique semble s’en ressentir, en éprouver une influence plus profonde et comme un frisson inconnu. Sans doute elle ne vaut pas, la chanson de Minuccio, les deux chansons de Fortunio : l’une, écrite récemment par M. Messager, et l’autre, qui reste la perle du genre, composée par Offenbach il y a plus d’un demi-siècle. Elle n’est pourtant pas indifférente. À l’exemple de M. Messager, M. Février s’est affranchi de la forme strophique. Sa mélodie suit un libre chemin. De faciles artifices, comme l’altération de telle ou telle note, donnent à la cantilène un petit air ancien et troubadour. La reprise, à la fin, de la phrase initiale, sur un autre accompagnement, qui l’attendrit encore, n’est pas maladroite. Et puis, et surtout la poésie de cette dernière strophe est telle, si délicieuses en sont les paroles. qu’on n’imagine pas de musique assez mauvaise pour y résister ou seulement pour y contredire.

En somme, de la facilité, de l’intelligibilité, sans oublier de menus agrémens, voilà qui n’est point à mépriser. Et ce n’est pas rien non plus qu’une œuvre tempérée et raisonnable, une œuvre conservatrice et de tout repos. Que si pourtant l’on veut autre chose, et que, d’ailleurs, on réprouve les recherches laborieuses et vaines, les obscurités, les excès en tout genre, d’une école opposée et d’un art contraire, qu’est-ce donc, à la fin, que l’on veut ? Ainsi nous interrogeait, le soir de la « première, » un partisan de Carmosine. A quoi la critique répondra peut-être qu’elle n’est pas faite pour définir à l’avance le chef-d’œuvre toujours attendu, pour en donner la recette, en imposer la formule et dire : « Il sera ceci. » Puisse-t-elle seulement, s’il vient à se produire un jour, savoir le comprendre, le reconnaître et déclarer : « Le voilà ! »

La représentation visible de Carmosine est quelquefois un peu voyante. L’exécution musicale en est honorable. Mme Lamber-Vuillaume (Carmosine elle-même) use avec une certaine adresse d’une voix un peu bien aigrelette et mince. Dame Paque au contraire (Mme Fierens) a de la rondeur. M. Gilly (Perillo) parut un ténor agréable. La voix et le chant de M. Maguenat (Minuccio) rappelèrent, plus agréablement encore, celle et celui du regretté Bouvet. M. Fugère se fait toujours davantage, en vieillissant, un talent, un style mixte, ou plutôt double. On doute par momens s’il chante ou s’il parle. La vérité, c’est qu’il chante et qu’il parle à la fois, et ce mélange est délicieux. Enfin Pierre d’Aragon, roi de Sicile réunit en toute sa personne tous les élémens les mieux faits pour rendre la passion de la pauvre Carmosine invraisemblable jusqu’à l’incrédibilité.


Parmi les musiciens, ou les « maîtres, » encore jeunes, le compositeur d’Astarté, de Théodora, de la Reine Fiammette, du Chemineau et du Carillonneur, M. Xavier Leroux, est l’un de ceux qui savent le mieux faire, comme on dit, « les gros ouvrages. » L’esprit de M. Xavier Leroux n’est pas tout à fait l’esprit de finesse. Les caractères de son art sont la force, la violence même, et la « poigne, » plutôt que le doigté, la discrétion et la distinction. On pouvait encore se demander, avant le Carillonneur, s’il y avait rien de commun entre Bruges, son aspect ou son visage, son silence, son mystère, sa poésie, son âme enfin, et la musique de M. Xavier Leroux. Après le Carillonneur, c’est une question qu’on ne se posera plus.

L’argument du drame est le suivant. Un brave homme d’antiquaire brugeois, Van Huile, avait deux filles, très différentes d’humeur. L’une, Godelieve, blonde, suave et mystique, étrangère à la vie présente, s’absorbait dans le souvenir et le regret des temps passés. L’autre voulait ce qu’on appelle aujourd’hui « vivre sa vie, » la vivre complète, corps et âme, et c’était la brune, ardente, ibsénienne Barbara. De plus, le roman de Georges Rodenbach ayant des velléités symboliques, il s’ensuit que, des deux demoiselles Van Hulle, la première représente la Bruges d’autrefois, « Bruges la Morte, » et que Barbara figure ou, comme on dit, comme on peut le dire de cette gaillarde, « incarne » la Bruges de l’avenir. Avec un personnage secondaire de la pièce, un nommé Farazyn, apôtre également de la cité future, Barbara pense et parlerait volontiers ainsi :


Nous qui voulons respirer, le front haut,
Dans le vent du progrès qui nous évente,
Nous qui vivons enfin, ce qu’il nous faut.
C’est Bruges la vivante.


Or la douce Godelieve aimait en secret le jeune musicien Joris Borluut et de lui se croyait aimée. Mais Joris en tenait pour l’autre, et furieusement, comme en témoignent les forcenés et mystiques propos que, la voyant en larmes, il lui tenait :


Oh ! ces pleurs venant arroser
Le bouton froncé de tes lèvres !


Ou bien encore :


O bouche en calice et cœur en ciboire,
Vin de démence à boire.
Rouge hostie à manger !


Sensible à ces appellations, Barbara Van Hulle épousa Joris Borluut. Puis, la place de carillonneur étant devenue vacante, on la mit au concours, et Joris, en une seule volée, l’emporta. Voilà pour les deux premiers tableaux.

Troisième, quatrième et cinquième tableaux. Le vieux Van Hulle est mort. Pour obéir à son dernier vœu, les Borluut ont recueilli Godelieve. Et la suite se devine, bien que le libretttiste, sinon le romancier, ait pris trop peu le soin de la faire prévoir. Nous apprenons tout d’un coup, par les confidences de Joris à l’un de ses camarades, qu’il a trouvé dans sa femme un démon, ou plutôt une malade, une demi-folle. Assez lucide en tout cas pour découvrir que dans le cœur de son mari sa sœur a pris sa place, Barbara, sous prétexte d’aller au loin, se guérir, quitte la maison et laisse le champ libre aux amoureux. Ceux-ci d’en profiter aussitôt. Non, pas aussitôt, car ils résistent longtemps, avant la chute finale. Une tendresse encore chaste inspire à Joris des vers tels que ceux-ci :


 O bonheur innocent, profond, silencieux,
De mirer mes yeux dans tes yeux.
Sans qu’au fond de ce lac délicieux
Mon devoir se noie et trépasse.


Mais bientôt le trouble de la passion croissante s’exprime en ce moins paisible quatrain :


Oh ! combien ses façons douces
Me donnent un rude émoi !
C’est, au plus profond de moi.
De chavirantes secousses.


Quant à la scène qui décide ou plutôt qui décidait de la faute, elle se passait à l’église. C’est à l’église que Godelieve, en termes déjà singuliers, donnait rendez-vous à Joris. C’est devant l’autel, et l’autel de la Vierge, au chant des litanies, qu’ils prononçaient, ou proféraient ensemble, en un langage encore plus déplacé, des sermens peu recevables ici. On a supprimé cet épisode le lendemain de la répétition générale. C’est la veille qu’on aurait dû le faire.

Au début de l’avant-dernier tableau, nous sommes témoins des remords, inégalement partagés d’ailleurs, de Joris et de Godelieve. Suit une scène entre les deux sœurs : Barbara de retour, sobrement douloureuse, et Godelieve, repentante avec exaltation. Enfin le dénouement a lieu sur un quai de Bruges, en vue du beffroi. Godelieve est entrée chez les Béguines. Aujourd’hui même elle doit prendre part à la procession, dite du Paraclet, qui va passer, et que Joris, à demi fou de désespoir, attend. La voici, composée de pénitentes, chacune portant ou traînant une lourde croix. Dans le cortège expiatoire, Joris a vite reconnu Godelieve. Il s’élance vers elle, il la supplie et tâche de la reprendre. Elle ne lui répond que par d’impassibles psalmodies. Impassibles elles-mêmes et singulièrement inattentives, les nonnes, agenouillées à trois pas de là, continuent leurs patenôtres. Joris alors s’enfuit éperdu. Se souvenant qu’il est carillonneur, il a résolu de mourir selon sa condition, d’une mort affreusement professionnelle. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire et surtout, il me semble, pour le faire, il gravit les degrés, gagne le sommet de la tour, et voici que tinte le glas. C’est Joris qui le sonne, non plus de ses mains, mais de tout son corps, de son corps de pendu devenu le battant de la cloche funèbre. Et Godelieve hurlante, râlante, plutôt que chantante, ayant décrit l’effroyable vision, finit par tomber et s’étendre sur sa croix qui gît à terre. Cependant les bonnes sœurs achèvent paisiblement leurs oraisons. Excepté par ce détail, cette scène, de même que la scène de l’église, n’appartient pas au genre tempéré.

Dans l’une et dans l’autre M. Xavier Leroux s’en est donné, comme on dit, à cœur joie. Il n’est pas d’excès où ne se soit portée, emportée sa musique, pas de faute que n’ait commise contre la dignité, ou seulement la tenue et le goût esthétique, son art convulsionnaire. Ne fût-ce que dans l’ordre sonore, il faut avouer que les dernières scènes du Carillonneur ont je ne sais quoi de brutal et de presque grossier. Vous diriez des figures du musée Grévin ou Tussaud, animées, égarées jusqu’au délire par une musique digne de leurs formes et de leurs couleurs. On a retranché la scène de l’église ; fort bien. Mais dans la partition elle subsiste, on peut la lire, et d’aucuns, dont nous sommes, l’ont vue.


Aimez ce que jamais on ne verra deux fois,


a dit Vigny. Mais il y a des choses qu’il suffit d’avoir vues, entendues une seule fois, pour se sentir tout près de les haïr. L’expression vous semblera forte. Mais si vous saviez à combien de sentimens, littéraires, poétiques, musicaux, — sans parler de certains autres, encore plus respectables peut-être, — cette scène faisait violence. Violence encore une fois grossière, et, avec cela, si parfaitement inutile ! Songez seulement aux crises, aux transports de la passion, même la plus véhémente, tels que les ont représentés les plus grands, les plus nobles maîtres du pathétique. Alors, vous souvenant d’Orphée, ou de dona Anna, l’épileptique Godelieve ne manquera pas de vous inspirer une sorte d’horreur. Lire cette scène de l’église n’est rien. Il faut y avoir assisté. Drame, ou plutôt mélodrame, et musique, tout y était au paroxysme. Pour les béguines assemblées et déjà non moins insensibles que dans la dernière scène à de si proches et si bruyans scandales, un invisible aumônier vociférait les litanies. Des lèvres de Godelieve hors d’elle-même et se roulant sur les dalles, c’était, en guise de prières, des imprécations qui semblaient sortir. Et lorsque survint Joris, alors en quel duo forcené se changea le furieux monologue ! Ils marchaient, les deux amans, ils marchaient vers l’autel, enlacés, enivrés, en chantant. Et chaque strophe de leur cantique, répondant à chaque verset des litanies, y faisait une réponse, dans l’intention de l’auteur peut-être héroïque et même sainte, mais en réalité impie et sacrilège. A propos de cette marche, de son rythme, de son allure, quelqu’un n’a pas craint de rappeler Saint-Saëns, même Haendel. Un Saint-Saëns de barrière alors et un Haendel de café-chantant. Nous ne les connaissons pas.

Si nous avons insisté sur de telles pages, c’est qu’on y reconnaît les caractères principaux et, selon nous, déplorables, de la musique de M. Xavier Leroux, de son imagination, peut-on dire de son idéal ! Il y a dans le Carillonneur une scène encore, beaucoup moins antipathique sans doute, où nous aurions souhaité pourtant plus d’élévation et de noblesse, plus de poésie, et plus de musique même. Nous voulons parler de la scène du concours. Au drame lyrique, au drame symphonique, elle offrait un sujet également propice. L’occasion était belle ici d’animer ou de ranimer Bruges la Morte, et de la ranimer tout entière, de rendre non seulement aux êtres, mais aux choses, non seulement aux individus, à la foule, mais à l’histoire, aux monumens, aux maisons couleur de rose, à l’eau dormante des canaux, aux brumes de mousseline, cette vie mystérieuse, à la fois puissante et subtile, dont il n’est pas de plus merveilleux artisans que les sons. Ils n’en donnent ici qu’une ébauche sommaire, empâtée lourdement. L’orchestre, les chœurs procèdent par touches épaisses et massives. Le dialogue manque de naturel, de justesse et de légèreté. Bourgeois, artisans, tout ce peuple encore une fois n’est pas vivant. Plus d’un trait sans doute est indiqué, même appuyé ; mais la musique, loin d’élever le sujet, l’écrase. Il n’est pas dépourvu d’une grâce à dessein vieillotte et dolente, le thème carillonné par Joris, et la foule, et Godelieve se laissent gagner un moment par sa mélancolie. Mais ce que j’aurais voulu, c’est que lui-même il gagnât de proche en proche, qu’il montât par degrés ; c’est que la rêveuse et triste complainte peu à peu se changeât en hymne joyeux et vainqueur. La symphonie alors, la symphonie entière, instrumentale et vocale, eût résonné, retenti de lui seul ; il en eût été l’âme partout présente et vivante partout. Alors, dans le concert de tant de voix diverses, mais unanimes, la vieille cité flamande aurait pu trouver, se reconnaissant toute, et des souvenirs et des promesses ; alors, dans un finale vraiment symbolique, avec les regrets et les deuils de Bruges la Morte, les ambitions et les espoirs de Bruges la Vivante auraient chanté.

Une telle œuvre pourtant, oui, même telle, renferme çà et là quelques intentions, quelques velléités dignes d’indulgence, voire d’une certaine sympathie. On finit par les découvrir, à la lecture, en cherchant bien. Et nous avons cherché ainsi. Dans les scènes d’intérieur, dans la salle à manger du vieux Van Hulle, dans l’atelier de Joris, il y a des coins, d’ombre ou de clair-obscur, assez agréables. Auditeurs ou lecteurs, ne soyez point tout à fait insensibles à la rêverie de Godelieve assise et travaillant près de sa fenêtre (premier acte). Plus loin, le très long dialogue d’amour (il dure deux tableaux), entre Godelieve et Joris, contient aussi quelques passages : tantôt un mouvement, tantôt au contraire une accalmie, une halte, qui ne manquent pas, celui-là de justesse et celle-ci de douceur. N’importe, comme disait l’autre, notre remarque, ou nos remarques subsistent.


Un des jouets que les enfans désirent et demandent avec le plus d’ardeur, c’est un théâtre, « un beau théâtre. » Tous les musiciens de Paris, c’est-à-dire les Parisiens qui aiment, ceux qui croient aimer et ceux qui feignent d’aimer la musique, formaient depuis longtemps le même vœu. M. Gabriel Astruc y a répondu. C’est un beau théâtre, d’une beauté simple, sobre, harmonieuse, que le Théâtre des Champs-Elysées. C’est également — ô merveille ! — un théâtre commode, confortable, et qui fait à toutes nos aises leur part. Les deux spectacles d’inauguration comprenaient le Benvenuto Cellini de Berlioz et le Freischütz, le Freischütz véritable (autre surprise). Nous parlerons le mois prochain de ces deux œuvres, également romantiques, mais différemment. Honorable, rien de plus, et quelquefois un peu moins, parut tel ou tel interprète. Mais il y eut une interprétation générale, admirable d’intelligence et de sensibilité, de puissance et de grâce : M. Félix Weingartner. l’illustre chef d’orchestre, en fut l’auteur.


CAMILLE BELLAIGUE.