Revue musicale — Un Opéra national espagnol — «Los Pirineos»

REVUE MUSICALE

UN OPÉRA NATIONAL ESPAGNOL. — « LOS PIRINEOS »


Los Pirineos, trilogia en tres cuadros y un prologo ; poema catalan de Victor Balaguer, musica de Felipe Pedrell. Barcelona, Juan-Bautista Pujol y Cie editores. — Por nuestra musica (Algunas observaciones sobre la magna cuestion de una escuela lirico-nacional, por Felipe Pedrell ; Barcelona, Henrich y Cie, 1891.


Il y a peu de faits aussi curieux, dans l’histoire musicale de ces vingt dernières années, que la rencontre et pour ainsi dire le contact, la communauté de goût et d’idéal qui s’est établie entre les deux pays d’Europe les plus éloignés l’un de l’autre : l’Espagne et la Russie. Tous les deux en même temps, avec une force pareille, ont éprouvé le désir et senti la nécessité de réagir contre l’art officiel, étranger surtout, et de se faire ou de se refaire un art à la fois indigène et populaire. De ce patriotisme, ou de ce nationalisme musical, nous avons ici même étudié, chez les Rimsky-Korsakow et les Moussorgski, la manifestation russe. C’est du cas espagnol que nous voudrions nous occuper aujourd’hui[1].

Nous venons de lire avec un très grand intérêt, au pied des Pyrénées elles-mêmes, une œuvre qui porte leur nom et chante leur gloire. Elle a pour auteurs deux hommes qui sont parmi les plus distingués de l’Espagne. Le poète est M. Victor Balaguer, qu’un de nos savans a nommé « l’illustre historien de la Catalogne[2]. » Le compositeur est M. Felipe Pedrell. Musicien pratiquant, de qui Los Pirineos ne sont pas, tant s’en faut, le seul ouvrage, M. Pedrell est encore, et peut-être avec plus d’éclat, un maître de l’esthétique, de l’histoire et de l’archéologie musicales en son pays. Membre de l’Académie de San-Fernando, professeur au Conservatoire de Madrid, l’éminent musicologue publie depuis nombre d’années, sous le titre : Hispaniæ Scholæ musica sacra, les chefs-d’œuvre des grands Espagnols d’autrefois : les Morales, les Guerrero, les Comès et les Cabezon. Il vient d’entreprendre, à part, une édition complète de l’un des plus grands de tous, de ce tragique Vittoria, que naguère les chanteurs de Saint-Gervais nous ont révélé. Maître encore une fois en son art par la double maîtrise de la pratique et de la théorie, ou de la science, M. Pedrell occupe en Espagne un rang analogue à celui que tient en Belgique M. Gevaert, ou M. Bourgault-Ducoudray parmi nous.

En même temps que son drame lyrique, M. Pedrell a publié quelque cent pages qui le commentent, le justifient et plus d’une fois le dépassent. Elles prennent alors le caractère et la valeur non seulement d’une préface ou d’un appendice, mais d’un programme et d’un manifeste. Il est bon de les lire d’abord, afin de se familiariser avec les principes généraux dont l’œuvre musicale n’est qu’une très particulière et très rigoureuse application.


I

Le titre et l’épigraphe de la brochure en disent assez l’objet. Elle est intitulée : « Por nuestra musica (Pour notre musique) » et la première page porte ce texte d’un musicologue du XVIIIe siècle, le P. Antonio Eximeno : « Sobre la base del canto nacional debia construir cada pueblo su sistema (Sur la base du chant national chaque pays devrait édifier son système de musique). » Or l’Espagne, on l’a trop longtemps ignoré, l’Espagne est un des pays de l’Europe où cette base a toujours eu le plus d’étendue et de profondeur. Notre érudit confrère M. Albert Soubies, qui s’est institué l’historien des nationalités musicales, n’a pas consacré moins de trois volumes de sa précieuse collection aux origines et au développement de la musique espagnole[3]. Elle s’est formée d’élémens aussi riches que nombreux. Au moyen âge, c’est l’art des trouvères, dont le plus fameux, Guillaume Adhémar, chantait à la cour de Ferdinand III, roi de Castille et de Léon. C’est le génie arabe, encore plus efficace et plus reconnaissable encore aujourd’hui, qui, dans la musique ainsi que dans l’architecture espagnole, s’est introduit et fondu pour jamais.

A la fin du XVe siècle et pendant le XVIe, sous la forme alors universelle de la polyphonie des voix, la musique religieuse eut au-delà des Pyrénées son âge d’or. Et cet éclat ne vint à l’Espagne que d’elle-même ; elle n’en reçut pas un rayon, pas un reflet, de la Flandre ou de l’Italie. M. Pedrell a su prouver l’indépendance de sa patrie dès les temps reculés, et les historiens flamands ont dû reconnaître avec lui dans les Guerrero, les Morales et les Vittoria, non pas les disciples, mais les contemporains seulement et parfois, en des œuvres déjà nationales, les égaux des maîtres néerlandais. Ils ne se distinguent pas moins des maîtres de Rome ; une oreille exercée ne saurait s’y tromper, et, comme l’a dit à peu près M. Soubies, elle trouvera dans un répons de Vittoria je ne sais quoi d’un peu âpre, d’un peu rauque, qui sonne l’espagnol et non l’italien[4].

Le XVIIe siècle entretint encore le sentiment national ; mais le siècle suivant, le plus italianisé de tous, le compromit et faillit le perdre. « Notre décadence, écrit M. Pedrell, fut plus déplorable que celle de l’Italie. L’Italie, — était-ce un bien ou un mal ? — avait créé un genre nouveau que toutes les nations de l’Europe finirent par adopter, ou subir. L’Espagne, comme les autres, paya son tribut à l’étranger ; à la fin du XIXe siècle, nous le payons encore. » Alors l’élément indigène se réfugia dans les genres légers : la tonadilla, la zarzuela, d’où bientôt il tomba dans le genre moderne, plus trivial et même grossier, du flamenquismo. C’est là que l’a trouvé M. Pedrell ; c’est de cette chute qu’il entreprend de le relever, pour l’introduire, élargi et purifié, dans les plus nobles régions de l’art.

Cet élément ou cet idéal, M. Pedrell le réclame et veut le rétablir tout entier. Par ces mots : el gusto popular, el canto national, l’auteur de Los Pirineos entend un trésor composite et, pour ainsi dire, un héritage plusieurs fois séculaire de beauté. Lorsque, nous rapportant les théories, qu’il fait siennes, d’un de ses compatriotes et confrères, M. Pedrell se demande quel doit être l’opéra espagnol, il le définit ainsi : « Ce ne sera pas seulement un drame lyrique sur un sujet tiré de notre histoire ou de nos légendes. Il ne suffit pas non plus de l’écrire en castillan, d’y semer quelques thèmes populaires dont l’apparence originale cacherait imparfaitement la provenance étrangère de tout le reste. Le caractère d’une musique vraiment nationale ne se rencontre pas seulement dans la chanson populaire et dans l’instinct des époques primitives, mais dans le génie et les chefs-d’œuvre des grands siècles d’art. Pour qu’une école lyrique soit proprement celle d’une nation et ne se confonde avec aucune autre, il faut qu’elle réunisse tout ce que cette nation possède en propre : la tradition constante, les caractères généraux et permanens, l’accord des diverses manifestations artistiques, l’usage des formes déterminées, natives (nativas) qu’une puissance fatale, inconsciente, fit adéquates au génie de la race, à son tempérament et à ses mœurs ; l’expression harmonieuse, en des conditions toujours égales, de toutes les passions de cette race ; enfin, comme un résumé de toutes les études, de toutes les œuvres où de tels élémens se sont développés sans dévier jamais[5]. »

Ainsi constitué, le fond d’un art national se prête à toutes les formes et n’en exclut aucune. « Il n’importe pas d’ailleurs qu’une influence cosmopolite, qui peut être irrésistible, vienne modifier les apparences et fournir, si ce n’est imposer à tous les peuples un modèle commun. Il est évident qu’aujourd’hui, le compositeur espagnol ne saurait se soustraire aux théories environnantes. Ce qu’il faut et ce qui suffit, c’est que la matière première se conserve intacte ; c’est que le modèle commun reçoive une empreinte particulière et que l’individualité persiste non pas dans le système, mais dans l’inspiration[6]. »

M. Pedrell a pratiqué ces commandemens, et l’originalité de son œuvre — on n’en saurait faire un plus grand éloge — consiste moins dans la lettre que dans l’esprit. Wagnérien avec réserve, le musicien de Los Pirineos se sert du leitmotiv plutôt que de s’y asservir. A tous autres égards, et pour ne parler encore que de la forme ou du procédé, subissant la suggestion lointaine et puissante que nous signalions en commençant, M. Pedrell est plus attiré par les maîtres russes que par le maître de Bayreuth. Si les musiciens de Russie, écrit-il, « ont introduit dans le drame lyrique les élémens de la polyphonie, c’est à condition que celle-ci n’y prenne point l’avantage. Ils ne subordonnent jamais complètement les voix ; au contraire ils les font dominer toujours. Ils ont imaginé des formes surtout lyriques, de préférence aux formes symphoniques adoptées par Wagner. C’est au chanteur qu’ils confient l’expression de l’idée principale. Sans doute la fusion intime des paroles avec la musique est le premier précepte de leur doctrine ainsi que de celle de Wagner ; mais ils ont évité cette monotonie du récitatif dont a si prodigieusement abusé le maître allemand. Le récitatif russe est mélodique, et la déclamation, sans rien perdre de son caractère, acquiert par un moyen idéal (le mélisme) un intérêt plus décidément lyrique[7]. »

Autant que la musique russe, c’est la sienne même que M. Pedrell analyse en ces termes, et voici les traits par où il achève de la définir. « J’estime qu’il ne faut pas concentrer tout l’intérêt dans l’orchestre, sous peine de détruire l’importance que possède en réalité la voix dans le drame. L’orchestre ne doit pas exposer de ces thèmes qui réduisent les personnages à ne plus faire entendre que des fragmens de mélopée ou de récitatif, lesquels ne possèdent aucune valeur musicale et n’offrent pas un sens précis[8]. »

Mais tout cela — nous le répétons parce que l’auteur y insiste le premier — tout cela n’est que la forme, le procédé de la musique. C’est le fond et l’élément primitif, c’est en quelque sorte l’atome ou la cellule vivante, en un mot c’est la mélodie, que l’auteur de Los Pirineos s’est promis de renouveler et d’affranchir. Son œuvre maintenant va nous dire comment il y a réussi et si vraiment le musicien d’Espagne a su chanter, selon sa propre expression, avec la voix de sa patrie.


II

L’ouvrage de MM. Balaguer et Pedrell, qui participe de l’épopée autant que du drame, embrasse une période de près de soixante-dix ans. Il se divise en un prologue, où la voix d’un rapsode chante la gloire des Pyrénées, et trois tableaux ou « journées. » La première se passe en 1218, la seconde en 1245 et la troisième en 1285.

Première journée. La scène est au château de Foix. Deux trouvères exilés de Provence, Sicart et Miraval, y ont cherché refuge. Ils s’entretiennent du malheur des temps et de la guerre. Le comte est, dit-on, prisonnier du roi de France et pendant que dans Montségur assiégé ses troupes luttent encore, son autre ennemi, l’allié des Français, le légat du pape, vient prendre au nom du Saint-Siège possession de sa demeure. La comtesse ne saurait défendre le château, n’ayant autour d’elle que des femmes, des poètes, des musiciens et des jongleurs. Et pourtant elle ne craint rien, se souvenant que naguère, en un pareil danger, les dalles se soulevèrent d’elles-mêmes et que des guerriers fantômes, sortis du sol par milliers, repoussèrent l’envahisseur. Confiante dans le retour du miracle, elle ordonne des jeux, et présidé une cour d’amour. Une fille étrange y paraît, une Mauresque inspirée, héroïque, Rayon de Lune, en qui vit et chante, d’un bout à l’autre de l’ouvrage, l’âme immortelle de la patrie. Soudain, suivi de ses milices, l’envoyé du Saint-Père se présente. Il commande, il menace. Mais le prodige attendu ne tarde pas : la terre s’ouvre, le comte lui-même survient avec ses compagnons, et la patrie est sauvée.

Vingt-cinq ans après. La patrie est de nouveau perdue. Montségur excepté, qui résiste encore, tout est au pouvoir de la France, de l’Inquisition et de Rome. Après une lutte acharnée, et pour échapper aux représailles du Saint-Office triomphant, le comte de Foix s’est réfugié dans le cloître de Bolbona, parmi les tombeaux de ses aïeux. Rayon de l’une vient l’y rejoindre, et le trouve, caché sous une robe de moine, assistant, comme fit depuis Charles-Quint, à ses propres funérailles. Elle, vieillie, mais non lassée de croire et de travailler à la liberté du pays, le supplie de quitter sa lâche retraite et de reprendre les armes. Il refuse. En vain elle lui rappelle un serment prêté jadis par son père, qui dort ici dans l’ombre, pour lui-même et pour toute sa race. Il refuse. Alors (le mouvement est superbe), Rayon de Lune court au sépulcre et somme le mort de tenir sa parole, puisque le vivant la trahit. Celui-ci, pour le coup, ne résiste plus ; Rayon de l’une déjà l’entraîne, quand un messager accourt, annonçant la prise de Montségur, l’irréparable désastre et l’approche des Inquisiteurs. Ils paraissent, et le comte, rejetant sa robe de moine, se dénonce lui-même et se remet entre leurs mains.

Troisième journée. Au col de Panissars où, l’an 1285, les Français et leur roi Philippe le Hardi, qui avaient envahi la Catalogne, furent battus et rejetés de l’autre côté des monts par le roi d’Aragon Pierre III. Le personnage de Rayon de l’une achève ici de prendre une grandeur symbolique. « Je suis, dit-elle, une légende, je suis la tradition fervente et vivante de cette terre, j’ai vu les malheurs qui l’ont accablée… Fille de Grenade, je ne suis pas née parmi ces monts immenses. Mais ma vie est ici. Rien pour moi n’est secret dans ces montagnes. Elles pensent, elles respirent, elles ont un cœur et une voix. Oui, les Pyrénées ont une âme, elles connaissent la douleur. Pour être libres, elles sortirent de l’Océan ; à l’abri de leurs lianes, on doit vivre libre. »

Ainsi chante, presque centenaire, la fière sibylle à cheveux blancs, et ses refrains exaltent ses compagnons et préparent leur victoire. Près de leur camp, de ses mains décharnées, elle creuse une fosse, et quand ils ont vaincu, sa tâche accomplie, elle s’y couche, en saluant pour la dernière fois, délivrées et glorieuses, ses montagnes chéries.

On peut trouver en ce drame plus de grandeur et de poésie que d’unité. L’intérêt s’y partage un peu trop entre des héros divers, alliés plutôt que compatriotes : les comtes de Foix, pendant les deux premiers actes ; au troisième, les Espagnols et le roi Pierre. Et puis, une autre chose, au premier abord, nous déconcerte et nous gêne : c’est que la patrie glorifiée par le poète et le musicien n’est pas leur patrie d’aujourd’hui, mais une terre d’autrefois, plus vague, ou du moins autrement définie, ayant les Pyrénées pour centre et non pour frontière ; cette patrie enfin, qu’on pourrait appeler romane, où quelque chose de ce qui est devenu l’Espagne se mêlait encore avec un peu de ce qui a formé la France. Et ce mélange est de l’histoire sans doute. Il ne laisse pourtant pas, ne fût-ce qu’un moment, de jeter un peu d’incertitude sur le sentiment national de l’œuvre dramatique et de diviser pour ainsi dire la notion même de la patrie.


III

Les formes de l’œuvre musicale sont bien celles dont M. Pedrell, en sa brochure, se déclare le partisan. Usage modéré du leit-motiv, prédominance d’un lyrisme toujours vocal et mélodique sur la polyphonie de l’orchestre, à cela se réduisent les procédés ou le système du musicien. Quant au fond, il est constitué par les deux élémens que l’auteur de Por nuestra musica regarde comme les plus précieux. L’un est le génie des grands artistes espagnols (ceux du « siècle d’or ») ; l’autre est le génie de l’Espagne elle-même, et tout entière, telle que depuis l’origine les siècles et l’histoire l’ont faite. Mais ces deux élémens, le musicien se garde avec soin de les employer à l’état brut. Sous peine de n’être plus qu’un copiste, un plagiaire, il faut qu’il les prépare et les travaille. Dans le drame lyrique d’aujourd’hui l’instinct et l’art doivent s’unir. « Il importe que la mélodie populaire, cette voix des foules, cette inspiration ingénue et primitive du grand chanteur anonyme, passe par l’alambic de l’art contemporain et donne sa quintessence[9]. » Le compositeur s’en nourrit et se l’assimile. Tout ce que peut contenir la mélodie, il l’en dégage, « grâce à l’extraordinaire puissance de développement que les siècles passés ne connurent point et que notre époque a conquise[10]. » Ainsi l’ancienne musique fournit la « matière première » et la musique moderne, à son tour, apporte ses ressources : la faculté de représentation et de symbolisme dont elle dispose, l’infinie variété de formes qui fait sa richesse. Alors s’opère entre les deux élémens comme un heureux hymen ; alors on voit se produire, entre les deux termes, je ne sais quelle équation de beauté.

La partition de Los Pirineos renferme peu de pages où ne revive tantôt le génie des maîtres d’autrefois, tantôt le génie du peuple, ce maître de toujours.

Dans le prologue, empreint d’une couleur épique et religieuse, telle marche d’harmonie, telle cadence trahit l’influence de cette école sacrée qui fit la plus pure gloire de l’Espagne. Une suite d’accords est empruntée à certain Ginès Ferez, qui fut au XVIe siècle maître de chapelle de la cathédrale de Valence. Écoutez les moines invisibles dont la psalmodie interrompt parfois la mélopée du rapsode. M. Pedrell vous apprendra qu’ils chantent un faux bourdon « du premier ton, » publié vers 1565, à Valladolid, par Tomaso de Santa Maria. L’O filii grandiose, pour triple chœur, qui termine le prologue, est issu tout entier de deux petits motifs de Comès. Et, sans doute, il ne s’agit point, cette fois ni jamais, d’une simple paraphrase, encore moins d’un emprunt matériel et d’une sèche citation. En ceci comme en tout, « il y a la manière, » et celle de M. Pedrell vaut par la largeur et par la liberté. Comparons les deux thèmes de Comès, auxquels le musicien lui-même nous renvoie, avec le triple chœur qu’il en a fait, comme le fleuve de la source, jaillir et ruisseler ; nous comprendrons aussitôt quels trésors d’harmonie l’art des vieux maîtres recèle et peut livrer à qui sait l’agrandir et le fortifier de toutes les puissances de l’art contemporain.

C’est de la même façon, par la transformation et le développement, que M. Pedrell a traité les thèmes populaires. Ils fourmillent en son œuvre et j’admire comment, loin de la fractionner, ils la font harmonieuse, l’organisent et l’équilibrent. Jamais ils ne lui donnent l’aspect d’une mosaïque ou d’un pot-pourri. Sans doute la musique de M. Pedrell est d’un archéologue ou d’un érudit ; mais elle est aussi d’un artiste. Beaucoup plus que la volonté et que l’effort, elle atteste l’inspiration spontanée ; elle a l’unité, la souplesse et le fondu de la vie.

La scène de la cour d’amour me paraît un tableau de maître. Il mériterait que le directeur d’un de nos concerts (c’est surtout à M. Bordes que je pense) le détachât pour l’exposer parmi nous. Là s’enchaînent les plus originales mélodies. Là de galans dialogues alternent avec des complaintes mélancoliques, et les chants guerriers succèdent aux romances d’amour. Parmi les jeunes femmes et les écuyers, les trouvères et les jongleurs, on songe à ces réunions de Florence, dont parle Dante, et que présidaient aussi de gracieuses dames : « Et comme nous voyons tomber la pluie mêlée de belle neige blanche, ainsi leurs discours me semblaient mêlés de soupirs. »

Le duo de Miraval avec Brunissenda est une chose exquise, un chef-d’œuvre d’élégance et de courtoisie. Des deux thèmes qui le composent, Comès a fourni l’un ; M. Pedrell a trouvé l’autre dans un vieux recueil intitulé Affetti Amorosi, d’un titre que cet exemple seul suffirait à justifier. La scène entière n’est pas sans quelque analogie avec le concours des chanteurs au second acte de Tannhäuser. Chaque trouvère à son tour improvise un récit, une ode, une ballade. Le sensible Miraval conte d’une voix légère et comme ailée, sur un ton de vague tristesse et de pitié souriante, la fameuse légende de l’épouse infidèle à qui l’époux trahi voulut faire manger le cœur de celui qu’elle avait aimé. Trois mélodies, paraît-il, ont formé cette narration charmante : l’une est française et les deux autres sont catalanes. Or, devinez ce que l’une au moins nous rappelle. Une chanson, populaire aussi, que chante l’enfant d’un autre peuple ; une complainte, sœur de celle-ci, que module là-bas, aussi loin que possible de l’Espagne, le héros de la Sniegouroichka de M. Rimsky-Korsakow, Lel, un amoureux berger. Et cela dérangerait peut-être les principes du folklore et la théorie des nationalités, si chacun ne savait que même en musique, il arrive que les extrêmes se touchent, que les peuples les plus divers peuvent avoir en commun, non seulement des doctrines et des systèmes, mais des formes et des sons, et que le ciel de neige et que le ciel de flamme versent parfois la même mélancolie dans l’âme de tous les hommes et dans leur chant.

Au gracieux récit une ode héroïque succède une sorte de mélopée, admirable d’ampleur et de fierté. Elle dit la gloire et le deuil de la terre romane ; elle nomme des villes autrefois superbes, maintenant asservies : Toulouse, Carcassonne, Béziers, et ces noms, familiers à notre oreille, sonnent en musique avec un éclat d’épopée ou de légende que nous ne leur connaissions pas. M. Pedrell est modeste quand il assure que ce chant n’a pas de caractère particulier. Je le tiens au contraire pour une page grandiose, et sauf la péroraison, que gâte une mauvaise formule italienne, la mélodie, le mouvement, le rythme, tout en est beau.

Tout cela est plus beau encore dans le rôle entier de Rayon de Lune. Au milieu de la Cour d’amour, l’ardente créature fait une merveilleuse entrée. Les deux chansons qu’elle chante là sont le centre ou le sommet du premier acte. Là s’avivent les couleurs et les reliefs s’accusent. C’est d’abord une Orientale chantée et dansée à la fois. Dans la noble assemblée, à travers les deux propos et les rites aimables, on dirait l’irruption de la vie primitive, libre, à demi sauvage. Brusquement la salle de fête s’emplit des senteurs de la montagne et de la poussière des chemins. « Veux-tu, demande la comtesse à la bohémienne, veux-tu maintenant nous dire la ballade de la Mort de Jeanne ? » Et, se tournant vers ses hôtes, en quelques notes admirables d’amertume et de sourde révolte, elle ajoute : « Sachez que Jeanne, c’est la patrie. » Elle a raison : voici la patrie elle-même, et toute la patrie. Voici les thèmes d’Aragon et de Catalogne ; voici les modes arabes, les sons rauques et durs que les Maures ont laissés dans la voix de l’Espagne, comme dans ses veines leur sang. La liberté des rythmes et leur variété, le déhanchement et la dislocation de la mélodie, le diatonisme avec son étrange rudesse ; enfin, sur un accompagnement inégal, à contretemps, et pareil au grondement de guitares farouches, le vol capricieux de je ne sais quel âpre vocero, tout, est national, tout est populaire ici. Elle triomphe, « l’impérieuse et hardie musique vulgaire… l’admirable mélodie naturelle, » celle qui crie à l’oreille du savant : « Ne cherche pas dans tes livres et ne t’embarrasse pas de ta science. C’est moi qui suis l’art pur. La véritable musique, c’est moi[11]. »

Elle encore, elle toujours, fait dramatique et grandiose l’acte du cloître de Bolbona, le débat entre Hayon de l’une et le comte. Dans la marche funèbre, dans le récit délicieux de la bohémienne rappelant au héros le serment héréditaire ; ne fût-ce que dans l’appel suppliant et tendre (quatre notes seulement) au mort couché dans son tombeau, partout « la mélodie naturelle » est présente ; elle est partout ouvrière, et l’ouvrière unique, de la vie et de la beauté.

Elle anime le dernier acte du même souffle, caressant ou rude, mais toujours pur et, pour ainsi dire, vierge, qu’il nous semble n’avoir jamais respiré. Pour suivre, dans les combats, le roi qu’elle vit naguère en Sicile et que du premier coup d’œil elle aima, une enfant de quinze ans a pris le costume, les armes et le nom d’un jeune cavalier. Mais Rayon de l’une l’a reconnue, ou devinée, et dans une scène charmante, avec une indulgence, une tendresse d’aïeule, elle se plaît à confondre l’innocente imposture d’amour. « Il y avait une fois, au beau pays de Sicile… » Tout le récit, fait sur un ton de légende ou de conte de fées, est un modèle de narration lyrique, un exemplaire achevé du sentiment et du style populaire. C’en est un autre peut-être, au moins vers la fin, que la chanson chantée par la petite Sicilienne à l’étoile aimée, trop haute pour savoir qu’on l’aime, et qu’on supplie seulement de se mirer un soir dans le cercueil d’argent où dormira l’humble morte d’amour. Ici, comme en toute l’œuvre de M. Pedrell, la mélodie règne seule. Le caractère, l’originalité consiste dans les divers élémens de la mélodie : contours et proportions, métrique irrégulière à dessein, liberté des mouvemens et désinences étranges. Cette musique n’a de beauté que celle de la matière première, mais précieuse, dont elle est formée.

J’ai trouvé enfin dans le troisième acte de Los Pirineos une page qui, sans être la plus parfaite de l’ouvrage, en pourrait bien être la plus nationale : c’est le chant de guerre des Almogavars, entonné par Rayon de l’une et repris en chœur par les soldats allant à la victoire. Une ou deux formules vulgaires se perdent ici dans les accens héroïques et les transports sacrés. Avec une chaleur, un feu qui les a fondus ensemble, le musicien combine trois thèmes différens : l’un est la chanson catalane de la Batalla del rey Moro ; le second imite l’appel du muezzin à la prière ; le troisième n’est autre que la Kaaba vertigineuse, enragée, dont Beethoven a tiré, dans les Ruines d’Athènes, le chœur en tourbillon de ses derviches. Cet hymne d’enthousiasme et de fureur, c’est bien l’Espagne qui le chante, l’Espagne indomptable et sauvage, telle que les Maures l’ont faite et que, même défaits par elle, ils l’ont laissée à jamais ; l’Espagne qui teint ses drapeaux des deux couleurs les plus éclatantes, celle du sang et celle du soleil.

A Madrid, le matin, par un bleu matin de l’été de Castille, avez-vous jamais vu relever la garde du palais ? C’est un radieux spectacle. La haute esplanade est fermée de deux côtés par les architectures blanches, qui paraissent de marbre. Au Nord, le regard s’étend jusqu’aux monts de Guadarrama, glacés d’azur. Le jeune roi paraît quelquefois au balcon. Sur le sable de la cour, il regarde passer les fantassins, les cavaliers et les canons. Dans l’air sec et sonore, il écoute la Marche royale. Elle n’est pas très vive : un peu grave plutôt, mêlée assez étrangement, surtout en ses dernières mesures, de joie calme et de mélancolie. Et je trouve qu’elle ne dit pas tout de ce pays et de cette race. Elle ne dit pas les choses anciennes, les choses profondes. « Si j’étais le roi d’Espagne, » comme chante la vieille romance, je chercherais peut-être ailleurs les hymnes de ma patrie. Pour les jours de deuil et de misère, je choisirais la « Mort de Jeanne, » et le chant des Almogavars pour les jours de combat, de gloire et de liberté.


IV

Telle est l’œuvre. Écrite il y a dix ou douze ans, elle n’a jamais été représentée. On ne peut répondre avec assurance de l’effet qu’elle produirait au théâtre ou, comme on disait jadis, aux chandelles. Il est du moins permis, après lecture, d’affirmer qu’une vie encore cachée, mais puissante, est en elle. Sérieuse et forte, ne contenant rien de bas ou seulement de frivole et d’agréable avec banalité, plutôt que de contrefaire un idéal étranger, elle restitue et relève, — très haut, — l’idéal de la patrie. Par là, comme sa sœur lointaine à laquelle on a vu qu’elle ressemble, cette musique nous donne une précieuse leçon. Leçon nouvelle, ou plutôt renouvelée, car de grands siècles d’art l’ont autrefois entendue et suivie. Ils furent souvent nationaux et populaires, les « timbres » grégoriens du moyen âge, que les fidèles à l’église entonnaient d’une seule voix. L’élément populaire subsista dans la polyphonie des âges suivans, et les maîtres flamands, italiens ou français, ne craignirent pas toujours de construire sur des thèmes familiers, profanes même, leurs chefs-d’œuvre religieux. Les temps changèrent bientôt. L’Italie créa le récitatif, puis la mélodie. La musique se fît plus aristocratique et plus individuelle ; avec le peuple désormais elle cessa d’avoir rien de commun. En même temps, elle devenait commune à tous les peuples et dans la beauté pour ainsi dire internationale des chefs-d’œuvre classiques, les caractères et les différences ethniques allaient s’effaçant. Les Bach, les Haydn et les Beethoven ont fait autrefois en leur génie peu de place au génie populaire. Wagner, de nos jours, en dépit de ses théories sur le peuple créateur de l’œuvre d’art, s’est montré, dans la pratique, le moins « peuple » des grands musiciens.

Autant que l’Allemagne, l’Italie et la France ont trop délaissé « la musique naturelle, » comme dit si bien l’auteur de Los Pirineos. Puisque l’Espagne et la Russie nous donnent aujourd’hui le conseil et l’exemple d’y revenir, écoutons-les. Déjà ces vingt dernières années ont vu paraître plus d’un signe favorable : je veux dire quelques œuvres que le sentiment national et populaire anime. C’est Haensel et Gretel en Allemagne ; en Italie, cette Cavalleria, qu’on a traitée trop mal et trop bien ; chez nous, l’admirable Roi d’Ys, et dernièrement, cette Louise charmante et dont le charme opère de plus en plus, la première œuvre musicale qu’ait inspirée notre Paris. Oui, le meilleur d’elle-même, c’est à Paris qu’elle le doit ; c’est à des chants, que dis-je, à des cris de la rue. Parmi les motifs populaires, il en est un surtout que le musicien a traité comme le musicien d’Espagne a fait de ses thèmes nationaux : non par la simple citation, mais par le développement. « Voilà l’plaisir, Mesdames ! » De cette chétive formule mélodique, M. Charpentier a déduit la plus ample, la plus harmonieuse période, et dans l’humble appel du pauvre marchand d’oubliés, l’âme de la ville immense, un instant, a passé.

Por nuestra musica. A l’exemple de vos frères d’Espagne et de Russie, souvenez-vous de notre musique nationale et populaire, ô musiciens de notre pays ! Elle vous attend et vous appelle. Elle garde pour vous, cachés au plus profond, au plus lointain d’elle-même, des trésors de mélodie, de cette mélodie, matière première de votre art, que vous travaillez de mieux en mieux et que vous ne savez plus créer. Empruntez-la donc. Et surtout, à la théorie des nationalités musicales, à ses défenseurs, ne laissez pas répondre, en termes absolus, que par définition et par essence la musique est le langage universel. Oui, sans doute, elle l’est. Mais cela ne signifie pas qu’il ne doive exister qu’une seule musique. Cela veut dire seulement que pour être perçus par notre intelligence et par notre sensibilité, les sons étrangers n’ont pas besoin, comme les mots, d’être traduits. Et ce mystérieux privilège, s’il facilite les communications, ne supprime pas les différences. Il n’empêchera jamais que chaque peuple se fasse une musique à lui, qu’il l’entretienne et la développe, afin que, par des modes particuliers et des formes diverses, s’exprime éternellement l’âme commune de l’humanité.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Consulter sur ce sujet l’excellente brochure de M. Albert Soubies : Musique russe et musique espagnole ; Paris, Fischbacher, 1896.
  2. M. Baudon de Mony : Relations politiques des comtes de Foix avec la Catalogne.
  3. Histoire de la musique en Espagne, par M. Albert Soubies ; Paris, E. Flammarion, 1899-1900.
  4. Histoire de la musique en Espagne, t. I.
  5. Por nuestra musica, p. 18.
  6. Ibid., p. 8 et suiv.
  7. Por nuestra musica, p. 10.
  8. Ibid., p. 35.
  9. Por nuestra musica, p. 36.
  10. Ibid., p. 39.
  11. M. Pedrell : La Festa d’Elche, ou le drame lyrique-liturgique : La mort et l’Assomption de la Vierge ; Madrid.