Revue musicale — 30 avril 1836


REVUE MUSICALE

Le Conservatoire vient de clore ses glorieuses séances. Cette année, comme de coutume, Beethoven et Weber en ont fait seuls presque tous les frais. Cependant, à l’avant-dernier concert, un homme d’assez mâle stature est venu sans façon s’asseoir parmi les hôtes accoutumés du sanctuaire, apportant son morceau de musique entre la symphonie en ut mineur et l’ouverture d’Oberon. L’audace était grande : le succès pouvait l’excuser ; et comment prévoir le succès ? car si plusieurs ont tenté pareille entreprise, plusieurs ont échoué. Mais cet homme, inconnu de la génération nouvelle, et qui venait ainsi hardiment s’emparer du concert, c’était Gluck, Ritter Gluck, comme dit Hoffman ; et le morceau de musique qu’il apportait, c’était l’air de Thoas dans Iphigénie en Tauride. En vérité, quand on entend de tels chefs-d’œuvre, on reste confondu dans son admiration, et l’on se demande comment il y a des gens qui parlent des progrès et des conquêtes de l’art moderne dans le domaine de l’instrumentation. Quelle puissance, bon Dieu ! quelle originalité ! quel sentiment de l’effet dramatique ! Après Mozart, je ne sais rien au monde de plus élevé, de plus solennel, de plus beau. Toute la science des orchestres d’aujourd’hui est dans cette composition de Gluck ; et nous croyons avoir inventé quelque chose ! et sitôt qu’un homme habile puise à ces sources profondes que la foule ignore, nous le proclamons maître, et crions à la création, comme si dans toutes ces combinaisons instrumentales que nous applaudissons en attendant que la belle mélodie nous revienne d’Italie, il y avait quelque chose qui pût se comparer à cette marche ascendante de basses, qui semble un escalier de marbre fait pour soutenir l’édifice de cet air sublime ! Et dire que de pareils chefs-d’œuvre sont bannis de la scène, et qu’il faut se résigner à n’en jamais entendre à l’avenir que des fragmens, jetés au hasard au milieu d’un concert ! Quand il s’agit d’un opéra de M. Halévy ou d’un ballet pour les deux Ellsler, à la bonne heure, on prodigue tout : les cortéges se forment, les tables s’élèvent, les jardins fleurissent ; mais pour le chevalier Gluck, pour l’homme de génie, on ne saurait rien faire, et pourtant il vous demande si peu de chose : quelques aunes de drap pour couvrir ses vieux Grecs, quelques palais de marbre sans dais de velours fleurdelysé, ni dressoirs à vaisselles d’or et d’argent. Au besoin, vous pourriez le satisfaire avec les châssis dont la Révolte au Sérail ne veut plus, et les étoffes que les comparses de la Juive repoussent d’un pied dédaigneux. Vraiment c’est une dérision ! Si vous êtes théâtre royal, faites donc un jour quelque chose pour la royauté de l’art.

Du Conservatoire à l’Opéra-Comique il y a loin, aussi loin que de Gluck à M. Auber ; et vraiment, on a quelque pudeur à laisser Iphigénie en Tauride pour s’occuper des Chaperons blancs ou de Sarah la folle.

Autrefois les invocations à la Muse aidaient merveilleusement ces transitions brusques du sublime au genre gracieux, dont le but unique est de plaire ; et, quand le regard de la pensée se détourne de ces monumens indélébiles pour se porter ailleurs, sur de petits objets, on est prêt à s’écrier : « Ô Muse, fais que je change de ton et chante maintenant selon le mode français ! » La fécondité de M. Auber tient du prodige ; le voilà qui donne un opéra par mois. À l’avenir, selon que les mois auront trente jours ou trente et un, les opéras de M. Auber seront en un acte ou bien en trois. Il est rare que la renommée d’un musicien gagne quelque chose à cet excès de production, lors même qu’il serait sollicité par son inspiration (et certes, M. Auber n’est plus guère dans ce cas aujourd’hui), il devrait s’efforcer d’y mettre un frein et s’abstenir, autrement il s’épuise, et le public se lasse de l’entendre, et même, plus souvent, le public ingrat le repousse lorsqu’il est encore plein de vie et de force. Entre l’homme qui produit avec obstination et le public qui l’écoute, une lutte fatale s’engage ; il faut tôt ou tard que l’un des deux succombe, et c’est justement à cette lassitude du public qu’on doit attribuer le peu de succès du dernier ouvrage de M. Auber. Il est faux, comme plusieurs l’ont soutenu, que cette partition-là soit indigne de l’auteur du Philtre et du Serment. En général, les admirateurs du talent de M. Auber me semblent être injustes envers les Chaperons blancs. À tout prendre, je conçois que les gens qui proclament la Muette un chef-d’œuvre hors de ligne, et vous parlent à tout propos du génie de M. Auber, s’irritent contre cette partition inoffensive et refusent de la reconnaître comme la sœur de tant d’autres. Mais nous, qui avons toujours envisagé froidement cette grande question, nous trouvons que M. Auber est resté, dans cette œuvre, ce qu’il a toujours été, c’est-à-dire un musicien d’esprit et de bon goût, dont la pensée est toujours vive et sautillante, rarement originale, jamais profonde, et qui distrait par la netteté de sa composition et la coquetterie de sa phrase. Toute cette musique abonde en motifs légers et gracieux. Le trio d’introduction est entraînant de verve et d’esprit c’est là, sans contredit, le plus charmant morceau que M. Auber ait écrit dans le style bouffe, le plus difficile de tous les styles en musique. Il n’y a rien dans la Muette ou Gustave qui vaille mieux que l’air que chante le prince au troisième acte. La phrase en est simple et touchante, le sentiment vrai, Chollet le dit à merveille ; cependant cette phrase produit plus d’effet dans l’ouverture, soit qu’un mouvement plus rapide lui convienne mieux, soit que le ton pathétique et vibrant des violoncelles qui l’attaquent avec force en rende plus heureusement l’expression. Quoi qu’il en soit, les Chaperons blancs étaient dignes d’un meilleur sort.

J’ignore quel avenir attend Sarah la folle de Glencoë, mais il faut avouer que c’est là une bien triste musique. Le jour de la première représentation, à voir l’empressement du public, je demandai si M. Grisar était par hasard un des élèves de l’école de Rome, et s’il avait écrit quelque symphonie ou quelque grande composition qui justifiât l’empressement qu’en France on apporte si rarement autour de la première œuvre d’un homme. — Oh ! oh ! dit un de mes voisins, qui, devant que le rideau fût levé, nageait déjà dans son exaltation, et son enthousiasme, on voit bien, monsieur, que vous ne vous occupez guère de musique. Grisar a fait mieux qu’une symphonie, il a écrit la Folle, une romance que Nourrit chante à merveille.

— Eh ! c’est sans doute cette romance qu’il vient de mettre en opéra-comique ?

— Comment ne sentez-vous pas que ceci est une attention délicate de Melesville ? (Mon voisin disait Grisar et Melesville, comme il aurait dit Beethoven et Goethe, ce qui cessa de m’étonner lorsque je vis à quel point il était initié dans les secrets des deux auteurs.) Le poète, voyant que le compositeur excellait à rendre la folie en musique, s’est empressé de lui fournir un sujet qui pût favoriser son inspiration. Comme la première romance de Grisar s’appelle la Folle, son premier opéra-comique devait nécessairement porter le même nom. Si Grisar eût débuté par une romance intitulée le Klephte, par exemple, alors il eût été convenable de donner au poème qu’on lui destinait une couleur orientale ; mais de ce que les titres sont pareils, il ne s’ensuit pas que les œuvres se ressemblent le moins du monde. Il y a divers genres de folies, comme il y a différentes espèces de Klephtes.

— Alors pour que son œuvre soit complète, la première symphonie que M. Grisar composera s’appellera nécessairement la Folle.

— Que parlez-vous de symphonie ? dit mon voisin en détournant la tête d’un air dédaigneux ; Grisar ne fera jamais de symphonie.

Il serait difficile de dire à quelle école appartient cette musique : ce n’est là ni le système italien avec sa généreuse mélodie et sa verve entraînante, ni le système allemand avec son instrumentation et son dessin correct et vigoureux ; c’est tout simplement l’école de la romance. L’ouverture est une romance, l’introduction une romance, le finale une romance ; les duos ont des couplets et les quatuors des refrains. Malheureusement l’inexpérience de M. Grisar se révèle à chaque instant par le dénuement de son orchestre et la banalité de sa modulation. Et pourtant il abuse à tous propos des moyens dont le musicien dispose. Son orchestre est bruyant, tumultueux, confus ; il y a des timbales et des trombones à la surface, et rien au fond. C’est le propre de tous les hommes qui n’ont pas encore acquis l’habitude de l’instrumentation, de ne pas savoir se modérer dans le bruit : avec eux, les timbales roulent toujours, et les cuivres n’ont pas de cesse, on dirait qu’ils font tout cela pour tromper la foule ; mais le manteau de sons dont ils enveloppent leur musique est transparent, et par malheur en laisse voir toute la nudité. Certes, M. Grisar a eu le plus grand tort en agissant ainsi ; car ce tumulte incohérent ne convient en aucune façon au genre tout pastoral qu’il affectionne. Au moins si quelque mélodie heureuse et franche venait par intervalles reposer l’esprit et lui faire oublier le dénuement de cet orchestre ; mais hélas ! la mélodie de cette partition est une mélodie de romance, c’est-à-dire la plus monotone et la plus insipide de toutes les mélodies. Les gens qui admirent la Folle, et certes le nombre en est grand (je parle de la romance et non de l’opéra-comique), prétendent que c’est là un petit chef-d’œuvre de mélodie et d’expression. S’il en est ainsi, on ne saurait trop conseiller à M. Grisar de persévérer dans ce genre gracieux qui lui a valu ses premiers succès. Ce soir-là, Mlle Jenny-Colon, prima donna du théâtre des Variétés, débutait à l’Opéra-Comique. Tout ce qu’on peut dire de Mlle Jenny-Colon, c’est qu’elle joue assez bien la comédie, pour que la plupart du temps le public ne s’aperçoive pas qu’elle a une voix aigre et dépourvue de toute agilité, et qu’elle chante avec assez de méthode et de goût pour faire excuser sa mignardise et l’afféterie de son jeu. Les dilettanti trouvent que Mlle Jenny-Colon est une fort charmante comédienne, et les gens curieux de pantomime parlent beaucoup de son talent de cantatrice ; de cette façon, chacun trouve en elle ce qu’il n’y cherchait pas, et tous sont contens. Mlle Jenny-Colon est une femme comme tout bon amateur d’opéra-comique doit en souhaiter à son théâtre favori, pour jouer les pièces de Marsollier et chanter la musique de Champin. Malheureusement il n’est plus guère question aujourd’hui de Marsollier ni de Champin, cela soit dit avec tout le respect dû à l’ancienne renommée de ces deux hommes. En vérité, on ne conçoit rien aux hésitations continuelles des directeurs du théâtre de la Bourse : sitôt qu’ils ont fait un pas, ils reculent comme s’ils craignaient de s’être trop avancés. À peine ont-ils engagé Mme Damoreau, qu’ils s’empressent d’enlever Mlle Jenny-Colon au Vaudeville, dont elle faisait les délices, pour l’amener sur leur scène, où son talent gracieux doit échouer. À cela on vous répond : mais il fallait bien cependant remplacer Mme Pradher. Et d’abord, pourquoi remplacer Mme Pradher ? Il semble, au contraire, que des administrateurs d’un théâtre lyrique, quelque peu soucieux de la prospérité musicale de leur entreprise, doivent battre des mains et se féliciter, lorsqu’il leur arrive, par fortune, qu’une cantatrice telle que Mme Pradher se retire. À vrai dire, le théâtre de l’Opéra-Comique fera bien, à l’avenir, de chercher ses prime donne autre part qu’aux Variétés ; et, pour peu que cela continue ainsi, je ne vois pas pourquoi il ne prendrait pas fantaisie à Frédérik-Lemaître de réclamer un emploi de premier ténor, par cette seule raison qu’il a créé le rôle du marquis de Brunoy. Tous les élémens de ses succès et de sa fortune, l’Opéra Comique les possède ; qu’a-t-il besoin de se mettre en quête ? Pour remplacer Mme Pradher, il a Mme Damoreau ; vraiment il est bien à plaindre. Il y a là cinq ou six sujets qui, réunis, formeraient un ensemble excellent : Inchindi, Chollet, Mlle Prévost, Mme Casimir ; ce sont là, certes, des talens distingués, et dont on pourrait se servir autrement qu’on ne le fait. Mais voyez quelle imprudence, ces acteurs, au lieu de les réunir, on les disperse ; quand Mme Damoreau chante, M. Chollet se promène ; quand M. Chollet revient, Mme Damoreau voyage. Procéder de la sorte, c’est folie. Aujourd’hui le nom d’un comédien, bien qu’écrit sur l’affiche en lettres gigantesques, n’émeut plus guère le public. Ce qu’avant tout on recherche au théâtre, c’est un ensemble harmonieux. Rubini lui-même, cette merveille, ne suffit pas pour remplir la salle des Italiens il en est de même de Tamburini, de Lablache et de la Grisi ; ils sentent bien que chacun d’eux pris à part, et seul, n’a que la quatrième partie de cette force qui attire la foule, et la pousse à l’enthousiasme ; et qu’il ne pourrait y avoir de belles soirées, s’ils ne se réunissaient tous ensemble. Or, ce que Rubini, Lablache, Tamburini et la Grisi font tous les jours de si bon cœur, dans l’intérêt de l’art et de leur administration, Mme  Damoreau, Chollet, Inchindi et Couderc peuvent bien le faire. L’union fait la force : c’est surtout au théâtre que devrait avoir cours cette belle parole d’une devise. Mais voici venir M. Meyerbeer, et M. Meyerbeer n’est pas homme à supporter de pareils abus. Prenez donc patience, et soyez certains que la partition nouvelle de l’auteur des Huguenots sera le point de la terre sur lequel toute cette troupe dispersée viendra se réunir un jour.

La fortune de l’Opéra grandit ; le succès des Huguenots est cause que de belles dames ont retardé d’un mois leur départ pour la campagne. C’est là un beau triomphe, que la musique de M. Meyerbeer obtient sur les premiers rayons du soleil et les chants du rossignol. De temps en temps, à certains jours perdus, lorsque Mlle Falcon est épuisée et que le gosier de Nourrit a besoin de repos, on donne au public un acte de quelque chef-d’œuvre de Rossini, et cette musique est livrée aux chanteurs du second ordre. Sincèrement, Guillaume Tell n’est pas fait pour subir de pareilles injures, et il semble que l’on pourrait fort bien mettre à sa place un acte du Philtre, ou de la Juive ou du Serment : la salle n’en serait pas plus vide, et l’on ferait une profanation de moins. Le congé de Mlle Falcon va forcer l’administration à suspendre, pendant un mois, les représentations des Huguenots. Pendant que la jeune cantatrice emportera avec elle toute notre musique en province, la danse reviendra. Il est fort question d’un ballet nouveau pour les deux sœurs Ellsler, et d’une composition de M. Taglioni pour la rentrée de sa fille. Quant à l’opéra nouveau que l’on prépare, la représentation en est encore si éloignée, qu’il devient inutile d’en parler. Il faudra, jusque-là, nous contenter du Comte Ory, qui nous reste, à moins que Mlle Jawureck, elle aussi, ne parte ; car alors je ne vois pas qui pourrait remplacer cette charmante actrice dans le rôle du page, où Rossini l’aime tant.

À propos de Rossini, on sait avec quelle inquiétude le public attend un nouveau chef-d’œuvre de lui, et quelles espérances magnifiques les administrations fondent sur sa musique. À certaines époques de l’année, il n’est bruit dans quelques endroits que de Rossini. On se demande de toutes parts : — Écrit-il ? — À cela, les uns répondent : Oui ; les autres : Non. Plusieurs même discutent fort sérieusement sur le titre d’un opéra qu’il ne fait pas. La plupart du temps, quand on leur fait une pareille question, les directeurs de théâtre boutonnent leur habit, se rengorgent dans leur cravate, et, s’élevant sur la pointe de leurs pieds, pour retomber sur les talons, ont l’air de vous dire d’un ton plein de contentement : « Nous ne parlons pas, mais nous savons ce que nous savons. » Cependant Rossini continue à se promener sur le boulevart des Italiens. — Or, les poètes, émus à cette nouvelle, abattent leur volée du haut des airs, où ils planent, sur les combles de la salle Favart, où Rossini demeure, apportant les conceptions de leur fantaisie à l’auteur de Sémiramis et de Cenerentola, qui les reçoit avec ce sourire que les ames candides prennent pour de la bienveillance, et qui est de l’ironie. Après les poètes viennent les chanteurs, le primo tenore et le primo basso, qui lui reprochent de ne rien faire pour eux, lui qui pourrait tant faire, et de laisser languir leurs talens dans l’oubli. « Mes amis, leur répond alors Rossini, je m’occupe de vous jour et nuit, et comment pourrais-je ne pas m’occuper de vous ? Et pour vous prouver que je suis sincèrement dans l’intention d’écrire un opéra, je veux vous soumettre deux livrets entre lesquels j’hésite, et dont il me plairait fort de savoir ce que vous pensez. » Et disant cela, il prend au hasard, dans une pile de livrets entassés l’un sur l’autre. Les chanteurs, ainsi congédiés, s’en vont, et, huit jours après, les livrets étant lus, annotés et curieusement augmentés, ils reviennent. Rossini les reçoit avec la plus grande cordialité ; il leur parle beaucoup de la guerre d’Espagne et des mouvemens de l’armée carliste. Puis, quand les livrets reparaissent : « Ah ! ah ! dit-il, vous avez eu la bonté de vous occuper de cela… J’ai changé d’avis ; j’y renonce. En voici deux autres qui me conviendraient mieux ; et si ce n’était abuser de votre amitié, je vous prierais de me rendre le même service. » Et cela durera ainsi jusqu’à ce que l’on soit arrivé au dernier livret, à celui qui sert de base à cette pile énorme. Et ce jour-là, tous les livrets étant lus, corrigés et pourvus de notes précieuses, Rossini fera écrire sur les couvertures le nom de leurs auteurs, auxquels il les renverra par son portier. De cette manière, tous seront contens : les chanteurs, parce qu’ils compteront sur un rôle ; les poètes parce qu’ils croiront avoir un manuscrit annoté de la main du grand maître, et Rossini parce qu’il partira pour Bologne. Ô sublime oisiveté d’un homme de génie !


H. W.