Revue musicale — 14 septembre 1841

REVUE MUSICALE

— Les théâtres ne font guère parler d’eux, du temps qui court, et chôment en attendant novembre ; l’Opéra surtout se montre d’une discrétion exemplaire, et, loin d’importuner le public par toute sorte de nouveautés qui ne lui laissent pas le temps de respirer, s’efface si bien, qu’on finirait par l’oublier tout-à-fait sans les mésaventures qui ne cessent de l’assaillir. Un jour c’est la représentation du Comte Ory qui manque, le lendemain c’est Robert-le-Diable, qui ne peut aller jusqu’au bout. Mlle Roissy, après avoir remplacé Mme Stoltz dans le page, a besoin elle-même qu’on la remplace dans Alice ; de là ces spectacles excentriques où vous voyez deux acteurs s’exercer dans le même rôle, où Mlle Roissy vient reprendre le trille indéfiniment suspendu de Mme Stoltz, où Mlle Dobrée achève ensuite à son tour ce que Mlle Roissy a commencé. Nous nous sommes plusieurs fois élevés contre les mesures de l’administration ; mais, en vérité, en présence de ce qui arrive, nous n’avons plus le courage de blâmer, il faut plaindre. Est-ce la faute du théâtre si Mme Stoltz reste court au milieu de ses rôles, si la voix de Duprez s’en va note par note, si nulle production sérieuse ne se prépare dans l’avenir, si le Freyschütz même, ce chef-d’œuvre heureux qui n’avait jusqu’ici qu’à se montrer pour conjurer les plus mauvaises fortunes, tombe et disparaît du répertoire sans que le public s’en soucie davantage que d’une symphonie de M. Berlioz ? Heureusement le gracieux ballet de Giselle s’est trouvé là pour aider à traverser l’été. Mais une pareille situation ne saurait se prolonger davantage. Que fait-on pour en sortir ? quels opéras nouveaux tient-on en réserve ? quels débuts ? Le Comte Ory et Robert-le-Diable sont des chefs-d’œuvre, mais voilà bien long-temps qu’on le sait, et tout le monde connaît les espiègleries de Mme Stoltz dans le page Isolier, aussi bien que les efforts furieux auxquels Duprez se livre dans Robert. On a parlé des débuts de M. Poultier, le fantastique tonnelier de Rouen ; les journaux ont même retenti d’une querelle survenue entre ce ténor et l’administration de l’Opéra, au sujet du rôle dans lequel il paraîtrait pour la première fois. M. Poultier demandait Arnold dans Guillaume Tell, l’administration ne voulait lui donner que le Mazaniello de la Muette. Nous ignorons comment la querelle se sera vidée ; une chose certaine, c’est que le tonnelier ne débute pas. En attendant, on travaille à la mise en scène de la partition nouvelle de M. Halévy. À défaut de Meyerbeer, qui plus que jamais persiste à se récuser, on prend ce qui se rencontre. Cinq actes de M. Halévy, le Chevalier de Malte, destiné à servir de pendant à la Juive : à la bonne heure ! voilà du contrepoint pour tout l’hiver : que le Conservatoire se rassure ! S’il faut en croire ce qu’on raconte, Duprez aurait été mis de côté cette fois, et le rôle principal de l’ouvrage serait écrit pour Barroilhet, jeune chanteur qui gagne du terrain chaque jour. Quant à Mme Stoltz, la prima donna par excellence, il va sans dire que les triomphes de la Favorite se renouvelleront pour elle en cette occasion. L’Opéra fera bien de renoncer décidément à la partition nouvelle de M. Meyerbeer, dans les circonstances actuelles du moins ; il serait en effet curieux de voir, après tant d’incertitude, de scrupules et de combats, l’auteur de Robert-le-Diable et des Huguenots s’en remettre aux garanties que peuvent lui offrir les talens et l’ensemble aujourd’hui florissans à l’Académie royale de Musique. Si M. Meyerbeer avait dû confier un rôle à Duprez, par exemple, il l’aurait fait déjà depuis long-temps. Ce n’est pas lorsque le grand chanteur n’est plus que l’ombre de lui-même, que le maître ira se décider à le prendre pour interprète.

L’Opéra-Comique est plus heureux. Les reprises lui réussissent. Dernièrement Mme Rossi nous a rendu la Dame blanche, et ce joli chef-d’œuvre contemporain, qui frise ses vingt ans, a paru d’hier, pour la grace du sentiment et la fraîcheur des mélodies. Le vent est aux réactions musicales ; l’Opéra-Comique y pousse et fait bien. Après la Dame Blanche est venue Camille. On ne se souvient guère de Dalayrac aujourd’hui, et cependant comment refuser à sa musique des qualités aimables, toutes françaises, de ces qualités qui doivent suffire pour sauver un nom de l’oubli ? Cela déclame un peu sans doute, mais chante aussi. Le motif d’ailleurs s’y retrouve, le motif de Boïeldieu, d’Hérold et d’Auber ; c’est quelque chose de sentimental, de légèrement tendre et passionné ; il y a du Florian dans le chevalier Dalayrac. Remarquons encore la clarté de l’orchestre, la grace toute naïve et transparente des ritournelles instrumentales où vous sentez comme une influence de Mozart.

L’Opéra-Comique travaille de toutes ses forces à combler le vide que laisse dans son répertoire la retraite de Mme Damoreau. Deux cantatrices sont à l’œuvre pour tenir tête à l’emploi de l’ancienne prima donna : Mme Thillon, qui voudrait bien la remplacer dans les rôles à vocalisations ambitieuses, Zanetta et le Domino Noir, et Mme Rossi, qui tire de son côté les créations plus tranchées, plus musicales. Mme Damoreau mêlait à son talent de virtuose italienne un certain instinct du vaudeville français qui la rendait fort précieuse à l’Opéra-Comique. C’est à cet instinct que Mme Thillon en veut, c’est là qu’elle réussirait par la gentillesse de sa figure et les minauderies de sa personne, sans l’ignorance complète où elle est de toute méthode, et surtout sans cet horrible accent anglais qui gâte ce qu’elle chante plus encore que ses trilles heurtés, ses points d’orgue à perte de vue et ses incroyables gammes chromatiques. Il s’en faut que Mme Thillon fasse oublier Mme Damoreau dans Zanetta, et nous ne lui conseillerions pas après une telle épreuve de s’aventurer dans le Domino Noir. Mme Rossi vient d’aborder l’Ambassadrice avec plus de bonheur. Sans être une cantatrice d’un ordre bien éminent, Mme Rossi tient son emploi avec distinction, depuis son retour d’Italie du moins ; déjà dans la Dame Blanche, on avait pu remarquer ses progrès. Le charmant rôle d’Henriette lui a fourni l’occasion d’un nouveau succès ; Mme Rossi chante cette musique avec aplomb, éclat, agilité. On n’en peut dire autant de la manière dont elle joue ; son dialogue est embarrassé, son geste lourd et dénué de distinction ; mais, sitôt que les duos et les cavatines reparaissent, la cantatrice se relève et fait merveille, et si plus d’une intention spirituelle, plus d’une de ces notes coquettes que Mme Damoreau savait si bien jeter, reste dans l’ombre, disons, pour être justes, que la voix de Mme Rossi, sonore, accentuée, vibrante, donne à certains morceaux une expression dramatique, un sens musical, qu’on ne leur soupçonnait pas.