Revue musicale — 14 mars 1835


REVUE MUSICALE.


On sait quelles tentatives musicales a faites pendant les cinq mois qui viennent de s’écouler l’administration du Théâtre Italien, et quels succès constans les ont soutenues. Il semble aujourd’hui que cette administration avait bien le droit de se reposer et d’attendre, en chantant ses airs anciens, la fin d’une saison si magnifique et si laborieuse. Mais non, il était dit que nous assisterions à l’entier développement de l’école nouvelle, et cette parole s’est accomplie cette fois avec une religieuse exactitude. À Rossini devaient succéder Bellini et Donizetti, les seuls qui se soient aventurés avec bonheur dans cette route italienne si fatale à tant de jeunes hommes. Le soleil devait resplendir entouré de ses plus radieux satellites. Après Sémiramis, Otello, la Gazza, on nous avait promis les Puritains et Faliero, simples reflets, je l’avoue, mais reflets encore assez ardens et lumineux pour éclairer nos âmes froides et débiles, et les faire tressaillir. Sur deux partitions, une seule avait paru, les Puritains de M. Bellini, car je ne parle pas ici de l’essai malencontreux tenté dans les premiers jours à propos de l’opéra d’Ernani. L’œuvre de Donizetti nous restait donc encore à connaître. Et vainement la saison avançait, vainement les prés commençaient à verdir, et tous les bruits du printemps à s’éveiller dans l’herbe ; Donizetti était là avec sa partition qu’il nous apportait de Naples. Aussitôt Julie Grisi, Rubini, Lablache, Tamburini, ces infatigables artistes, toujours prêts à chanter comme les oiseaux sur leurs nids, se sont de nouveau mis à l’œuvre, de telle sorte qu’au bout d’un mois nous avons entendu le plus charmant opéra qu’on ait encore écrit pour nous, et que le Théâtre Italien, en mourant pour renaître heureusement bientôt, nous jette comme le cygne ; un chant d’adieu frais et mélancolique.

L’opéra de Donizetti si ardemment désiré a paru enfin. À la répétition de la veille, le Théâtre Italien, le seul où se soit conservée cette fleur de politesse et de bon goût, qui jadis croissait chez nous en pleine terre, le Théâtre Italien avait ouvert ses portes au public élégant qui le fréquente de coutume. Dès midi, cent carrosses blasonnés d’éclatantes armoiries stationnaient sur la place Favart, comme s’il se fût agi d’un bal donné au bénéfice des anciens employés de la liste civile, ou d’une représentation de don Giovanni pour la rentrée de Mme Malibran ; car le Théâtre Italien ne fait point mystère de ses œuvres. Et quel intérêt aurait-il à les dérober au public, puisqu’au jour de la représentation, sa musique, à lui, n’a pas besoin de vêtemens de pourpre et d’or, de chevaux fleurdelisés, et d’impudiques saturnales, où de profanes mains touchent à des simulacres augustes, mais tout simplement d’un orchestre choisi et de chanteurs incomparables comme seul il peut en avoir. De plus, l’administration du Théâtre Italien a le bon esprit de ne pas se croire infaillible, et de consulter son public sur les œuvres qu’elle donne. C’est, d’ordinaire, à ces répétitions, devant une assemblée de femmes élégantes et de jeunes hommes exercés, que le talent du maître se discute, et que son œuvre échoue ou réussit vraiment. Et voilà pourquoi ce mode d’admission, funeste au théâtre habitué à donner des œuvres puériles et sans importance musicale, est favorable à celui qui s’est engagé, dès l’origine, dans une route parfaitement opposée. Or, si cette habitude de convier ses abonnés aux répétitions générales n’était, avant tout, un acte de politesse, je le prendrais volontiers pour une rouerie habile des directeurs ; car il est évident que l’audition de la veille avait, jeudi dernier, contribué d’une façon miraculeuse au noble succès de Faliero.

On sait notre sentiment sur Donizetti ; déjà nous avons eu l’occasion de l’émettre à propos d’Anna Bolena, composition délicieuse, la plus sereine qui soit éclose sur la terre, depuis que l’astre de Rossini s’est retiré du firmament. Donizetti est un homme d’un talent merveilleux ; son inspiration est toujours nette et limpide, son orchestre harmonieux sans affectation, correct sans pédantisme scholastique ; il n’a, selon nous, qu’un seul défaut, celui d’écrire avec une facilité sans exemple. Certes, l’opéra qu’il vient de donner ne manque pas d’une certaine élévation ; la mélodie en est ingénieuse et souvent expressive, le style grave et soutenu, et d’un mérite si réel, que l’on se prend à regretter qu’il n’ait pas mis plus de temps à l’écrire ; car alors il eût été plus sévère dans le choix de ses mélodies, et se serait, sans aucun doute, abstenu de certaines formules tant de fois répétées, et qu’un homme de sa taille ne doit plus employer aujourd’hui. Une fois pour toutes, il faut s’entendre sur les mots : écrire facilement n’est pas être fécond, car la fécondité réside, non pas dans le nombre des œuvres, mais bien dans leur seule valeur. Dante, en cinquante-sept ans, a fait la Divine Comédie, et nul jusqu’à présent n’a sérieusement accusé cette tête de stérilité. Paisiello et Cimarosa passent assez généralement pour des hommes féconds, parce qu’ils ont écrit, l’un Nina et le duo de l’Olympiade, l’autre le Mariage secret, car des trente opéras qu’ils ont composés chacun pendant leur vie, il n’en sera plus question désormais. La partition de Marino Faliero appartient toute entière à l’école de Rossini, et Donizetti n’a pris nul soin de s’en défendre. Il ne vient pas ici avec la prétention d’avoir inventé des systèmes nouveaux, découvert de nouvelles sources d’harmonie ; il n’a pas traversé l’espace sur les ailes de Mozart ou de Beethoven, cherchant quelques sphères sonores : il a tout simplement passé sa jeunesse en Italie, et chanté sous le ciel où Dieu l’avait fait naître. Aussi, dès les premières mesures, l’ame retrouve ses plus douces affections, et s’abandonne aux voluptueuses ondulations de ces rhythmes charmans, confiante et certaine que des tempêtes subites ne viendront pas la jeter tout à coup sur des rivages inconnus. En effet, ce sont bien là les formules qu’emploie ordinairement Rossini ; mais l’idée qu’elles enveloppent est heureuse et nouvelle. Donizetti emprunte à l’auteur de Sémiramis son moule puissant et fort, mais le métal qu’il y répand est pur et bien souvent tiré des profondeurs de son ame. Jusqu’à présent, Donizetti a trouvé moyen de conserver son individualité, et de ne pas s’absorber complètement dans le grand modèle qu’il avait sous les yeux ; et c’est pourquoi, seul dans cette myriade de musiciens nés sous les pas de Rossini, il est appelé maître, et conservera ce titre encore long-temps. En vérité, une franchise pareille, quand elle se rencontre chez un artiste de ce talent, est bien digne d’être louée aujourd’hui surtout que des hommes sans mission envahissent nos salles se font proclamer créateurs, parce qu’ils ont affublé quelques chants italiens d’une instrumentation épaisse et lourde, et couvert de leurs chapes de plomb de beaux archanges qui volaient. Les hommes de génie ne poussent pas en une nuit comme des champignons ; Dieu en est plus avare, et ne les envoie ici-bas qu’à certaines distances. Or, ce serait pour l’humanité une douleur profonde, si, pendant ces intervalles qui durent quelquefois des siècles, elle n’entendait plus le concert harmonieux de ces voix qui soupirent, rappelant le passé, ou montent vers le ciel, annonçant l’avenir aux générations nouvelles. Entre le Mariage secret et Sémiramis il fallait Agnese, Camilla, la Griselda, anneaux précieux de la chaîne sonore qui lie entre eux ces deux chefs-d’œuvre. La Straniera, Anna Bolena, Faliero, trouvaient fatalement leur place entre Guillaume Tell et la partition de l’artiste qui doit un jour succéder au grand maître de notre temps. Il n’est pas donné à tous de s’appeler Raphaël, Mozart ou Rossini ; au-dessous de la sphère où planent ces trois noms lumineux, croissent encore de belles fleurs de gloire qui se laissent cueillir, pourvu qu’on soit Léopold Robert ou Donizetti.

Je le répète, Faliero est l’œuvre d’un homme d’un talent incontestable ; l’instrumentation est faite avec soin, toujours nette et limpide, et d’une telle transparence, qu’on voit rouler la mélodie au fond. Les chants ne manquent ni de grace, ni de distinction, ni de véhémence, selon que la situation l’exige. Cependant on chercherait en vain dans Faliero de ces phrases mélancoliques, de ces motifs si ravissans de fraîcheur et de naïveté, que Donizetti a semés avec tant de profusion dans Anna Bolena, et je crois que c’est au sujet qu’il faut s’en prendre, bien plus encore qu’au musicien. En général, les poèmes héroïques me paraissent peu convenir à l’art musical, qui ne peut y trouver que de sèches inspirations. La musique vit d’amour comme les fleurs de rosée ; il lui faut Juliette au balcon, Desdemona chantant le saule. De l’exaltation patriotique naît l’unisson des Puritains ; de l’exaltation amoureuse, la grande scène d’Agathe dans Freyschutz : par les airs qu’elles donnent, jugez maintenant laquelle vaut le mieux de ces exaltations.

Le second acte est sans contredit le meilleur de l’ouvrage. Le chant d’Ivanoff, au commencement, est d’une mélodie heureuse et porte l’empreinte de cette tristesse qui s’exhale comme une vapeur des lagunes de Venise. Ensuite vient la cavatine de Rubini, composition charmante dont l’andante vous ravit par une phrase simple et touchante et largement développée, que les violoncelles exécutent, et dont la fin vous entraîne par sa cabelette vive, pétulante, emportée, l’une des plus originales qui se trouvent dans Donizetti. Jusqu’à présent nous avions regardé l’exécution de la cavatine de Niobé comme une telle merveille, qu’il nous semblait impossible, à Rubini lui-même, de jamais dépasser les limites qu’il s’était tracées. L’air de Faliero lui a donné l’occasion de s’élever plus haut encore, et désormais nous nous abstiendrons de toute prévision à l’égard de cet homme étonnant, car ce serait folie que de vouloir calculer les essors d’une si prodigieuse organisation. Rubini dit l’andante avec un sentiment profond, une mélancolie adorable ; puis, quand toutes ses larmes ont coulé, sa haine se réveille, sa colère éclate. Alors il est grand, impétueux, terrible. C’est bien là le neveu de Faliero, insulté dans l’honneur de la femme du doge. C’est ainsi que devait bouillonner dans un cœur de vingt ans ce sang si chaud encore sous la peau d’un vieillard. Nous savions, nous, que Rubini était aujourd’hui le plus grand tragédien de notre temps, comme il en est le plus divin chanteur ; à la représentation de Faliero, le public a confirmé notre jugement de la plus éclatante façon. L’expression de Rubini est toujours naturelle et profonde. Il ne fait aucun geste, lui ; ses yeux ne roulent pas dans leur orbite, ses mains ne se tordent point en de folles convulsions, et pourtant il fait ce que nul autre que lui ne sait faire : il émeut et ravit, et les applaudissemens éclatent en vous bien avant que vos mains ne les lui transmettent. Fernando est blessé à mort, et vient expirer, comme dans la pièce française, sous les yeux de son oncle. Seulement ici, à la place des emphatiques déclamations de M. Delavigne, Donizetti a mis un chant simple et grandiose, dont Lablache s’empare, et qu’il jette dans la salle avec toute la puissance de sa voix magnifique.

Le troisième acte appartient tout entier à Giulia Grisi. L’air que chante Helena après la condamnation de son époux, est heureusement inventé ; Donizetti a renoncé pour cette fois à ses formules ordinaires. Cet andante, d’une expression douloureuse et plaintive, enchassé entre deux phrases rapides et véhémentes, est du meilleur effet. Mlle Grisi la chante avec un sentiment profond, une admirable expression dramatique, et cette voix qu’elle maîtrise avec tant d’art au premier acte, pendant son duo avec Rubini, donne là toutes ses vibrations, et vous émeut autant qu’elle vous ravissait tout-à-l’heure. Durant toute la dernière scène, elle s’est maintenue à la hauteur de ses plus belles inspirations ; il faut dire aussi qu’elle était merveilleusement secondée par Lablache. Après la chûte du rideau, toutes les voix de la salle ont demandé Donizetti, et quand il a paru, ont éclaté des applaudissemens auxquels toutes les loges prenaient part, car cette fois ils étaient mérités.

Il se passe aujourd’hui une chose étrange à laquelle nous étions loin de nous attendre. Le Conservatoire ouvre ses portes à M. Halévy. Ainsi le dernier sanctuaire de l’art est envahi. Voilà que le trio de la Juive entre tête haute sous la voûte sonore, tandis que depuis quatre ans le trio de Guillaume Tell et celui de Robert-le-Diable attendent sans être admis. Serait-ce que M. Halévy est déjà un plus grand maître que Rossini ou Meyerbeer ; si vous le voulez, qu’il en soit ainsi, rien ne nous étonne plus. Cependant le répertoire de la Société des concerts est assez vaste et fécond pour qu’elle puisse s’abstenir de l’augmenter de la sorte. Qu’a donc à faire le trio de la Juive dans une salle où l’on va pour entendre de la musique et non pour voir des costumes ou des danses ? En vérité, s’il y avait une lacune dans le programme, il fallait la combler avec un andante de symphonie, une sonate de Sébastien Bach, un chant de Weber, que sais-je ? Mais le trio de la Juive entre une scène de Beethoven, chantée par Mlle Falcon, et le roi des Aunes de Schubert ! entourer de pareilles épines le bouquet de Mozart et de Beethoven ! Maintenant vous tous, maîtres de l’art ancien, retirez-vous pour faire place. On ne veut plus de toi, Beethoven, reprends ton œuvre, et descends, comme un prêtre aboli, les degrés de ton temple ; imite-le, Mozart, et suis dans l’exil celui que tu as précédé dans la gloire. Et toi, Schubert, pâle jeune homme, rassemble sur les pupitres les cahiers que Nourrit vient de déposer, et va en Allemagne continuer tes belles rêveries ! Anges de Dieu, fuyez comme les femmes et les enfans d’une ville prise au bruit des trompettes rivales ! Voici les chevaux, fuyez !


W.