Revue musicale — 14 février 1841
La question est aujourd’hui de savoir si Mlle Loewe sera engagée à l’Opéra. Plusieurs fois déjà nous avons dit la triste situation où se trouve à cette heure l’Académie royale de Musique, les incertitudes du répertoire, le dénûment de ce personnel qui fut un des plus riches qu’on ait vus, mais où le temps, la mort et l’absence ont fait de larges brèches, par malheur bien peu habilement réparées, du côté de l’ensemble surtout. En effet, qui pourrait distinguer quelle école règne aujourd’hui à l’Opéra, dans quelle voie on marche ? Quelle sympathie, quelle affinité de talens et de manières existe entre ces vétérans de la routine et ces hommes nouveaux formés au genre italien, entre le ténor et la prima donna, entre Duprez, chanteur méthodique et sévère, et M. Stoltz, qui semble ignorer jusqu’aux premiers élémens de l’intonation et de la mesure, nous ne parlons pas du style ? Cependant la première nécessité pour un théâtre de musique, c’est l’ensemble, et quatre voix qui s’accordent et sympathisent entre elles constituent un ensemble ; voyez les Italiens, voyez l’Opéra aux beaux jours de Robert-le-Diable. Qu’on donne à Duprez et à Baroilhet une cantatrice de leur trempe, que Meyerbeer s’en mêle, et dans un an vous aurez un ensemble, une harmonie, une Académie royale de Musique ; vous sortirez de cette Babel déplorable, où toutes les langues, tous les styles s’entrechoquent dans le bruit et la dissonance. À tout prendre, la place de Mlle Falcon est la seule qui n’ait jamais été occupée ; le provisoire ne peut pourtant pas durer toujours, et si nul prodige ne nous vient du Conservatoire il est temps que nous regardions vers l’Italie ou l’Allemagne. J’espère qu’on n’ira pas faire d’un point d’orgue ou d’un trille une question de nationalité ; et nous qui avons la prétention, assez fondée d’ailleurs, d’absorber et de régénérer toutes les gloires dans notre sein, qui faisons de Gluck un citoyen français, et de Rossini un Parisien du boulevard, nous serions mal venus à répudier une cantatrice, tout simplement parce qu’elle porte un nom milanais ou viennois. Or, voici maintenant que les choses semblent s’arranger à souhait pour que l’Opéra remonte enfin au rang qui lui convient ; voici qu’une cantatrice éminente, la plus grande renommée en Allemagne depuis la Sontag, une cantatrice que Meyerbeer recommande, et pour laquelle il vient d’écrire le rôle tout entier de sa partition nouvelle, Mlle Loewe, nous arrive. On pense peut-être qu’en pareille circonstance toutes les difficultés vont s’aplanir, et que cette administration, si inhabile qu’elle puisse être à faire naître l’occasion du succès, saura du moins la saisir aux cheveux lorsqu’elle se présentera d’elle-même. Pas du tout ; au lieu de regarder l’évènement comme une bonne fortune, on s’étudie à l’éluder ; les portes, au lieu de s’ouvrir à deux battans, s’entr’ouvrent à peine, on parlemente, on négocie, on propose d’inadmissibles conditions ; et pour pouvoir, sous le règne de la médiocrité se retrancher derrière le nombre, pour pouvoir, à défaut du talent, alléguer la quantité, on multiplie les engagemens subalternes. Ah ! Meyerbeer, vous voulez Mlle Loewe ! fort bien, vous aurez Mme Nathan, cette cantatrice de marbre que le public a déjà refusé une fois d’adopter, et qu’on rappelle sans doute parce qu’elle se sera formée depuis à l’illustre école de Bruxelles ! Vous voulez Loewe ! vous aurez Mlle Heinefetter, qu’on vient d’engager pour trois ans, ceci soit dit sans porter atteinte à l’honneur des débuts de Mlle Heinefetter, qui possède une voix magnifique, pleine de fraîcheur, de charme et de vibration, mais qui sent très bien, quel que soit d’ailleurs l’éclat incontestable et légitime de ses premiers pas dans la carrière, qu’elle a trop de choses encore à gagner du côté de la vocalisation et de l’intelligence dramatique pour oser prétendre de long-temps au premier emploi. En vérité, qui trompe-t-on ? Le public ? Mais il en est quitte pour ne pas venir, et laisser se consommer dans la solitude ces tristes représentations de la Favorite, ces représentations plus tristes encore (car il s’agit de chefs-d’œuvre) de Guillaume Tell et des Huguenots. Meyerbeer ? Y pense-t-on ; c’est se faire une bien singulière idée du caractère de l’auteur de Robert, que de s’imaginer qu’il ploiera jamais devant une question de ce genre, qui est tout simplement pour sa musique une question de vie ou de mort. Il y a dix ou quinze ans, lorsqu’il n’avait encore écrit pour nous que le Crociato (qui déjà signifiait bien quelque chose), que Meyerbeer se soumît à l’autorité d’une administration de théâtre, cela se conçoit ; il y a même, dans ces démarches opiniâtres, dans cette rude et volontaire initiation à la gloire chez un homme que sa fortune met au-dessus des besoins de la vie, une force de volonté d’autant plus noble, qu’elle est naturellement exempte de toute préoccupation industrielle et ne relève que de la conscience. Mais aujourd’hui qu’il a passé par les plus grands succès, aujourd’hui que sa renommée a reçu toute consécration, que lui importe la mise en scène d’un ouvrage de plus ? Maître de chapelle du roi de Prusse, il peut attendre, bien certain que les théâtres ne lui manqueront pas, lorsqu’il lui prendra fantaisie de se voir représenter. Dans la position de l’auteur de Robert-le-Diable et des Huguenots, on ne reçoit pas de conditions, on impose les siennes, et l’administration de l’Opéra se prépare d’étranges mécomptes, si elle pense que lui, Meyerbeer, l’homme laborieux et ponctuel par excellence, confiera jamais la destinée d’un de ses chefs-d’œuvre à l’intonation équivoque de quelque cantatrice de second ordre.
Mlle Loewe est le plus charmant joyau que l’Allemagne musicale possède, le seul talent qui monte et qui s’élève, aujourd’hui que la Sontag, devenue comtesse, trône à la diète de Francfort, qu’il ne reste à la Ungher que son beau geste et sa physionomie de grande tragédienne, et que la Schroeder-Devrient, usée avant l’âge, succombe à cette nature ardente et passionnée qui était l’ame de son talent et qui l’a dévorée : de sorte que, si nous gardons Sophie Loewe, nous enlevons à l’Allemagne son trésor. N’importe, lorsqu’il s’agit de musique ou de poésie, l’Allemagne a bientôt fait de réparer ses pertes, et pour moi je ne la plaindrais jamais en pareille occasion, car il me semble qu’à l’exemple de ces mines des contes orientaux, elle renferme dans son sein des ressources inépuisables, et qu’il suffit de frapper cette terre du pied pour que les voix mélodieuses en jaillissent. C’est de Berlin que la réputation de Mlle Loewe s’est répandue sur toute l’Allemagne, pour venir ensuite jusqu’à nous. Pendant trois ans, Mlle Loewe a tenu sans partage l’emploi de prima donna sur le premier théâtre de la Prusse ; pendant trois ans, elle a suffi seule à toutes les exigences du répertoire. Nous signalons ce fait, attendu que, pour quiconque saura l’apprécier, il constitue déjà un mérite peu ordinaire. En général, on ne connaît guère en France ce que c’est que le répertoire d’un grand théâtre allemand. Cette habitude que nous avons de définir les genres et de les parquer dans des salles spéciales, outre qu’elle nous entraîne à une dépense excessive de voix et de talens, contribue peut-être plus qu’on ne pense à tenir la musique dans un état de déplorable servitude. En effet, avec ces classifications qui nous viennent du privilége et qui subsistent encore fort vivaces, les chefs-d’œuvre du génie humain ne sauraient ici où s’installer. Prenez le Freyschütz par exemple, quel théâtre lui donnerez-vous à Paris ? Le style sérieux de l’œuvre, son originalité, son importance musicale, proclament tout d’abord qu’elle appartient de droit à l’Académie royale. À merveille, mais l’Académie royale de Musique est un théâtre spécial où l’autorité des règlemens s’oppose à ce que le chant soit jamais interrompu, et Weber a négligé de noter les dialogues ; vous voilà donc dans l’alternative impérieuse de porter le Freyschütz à l’Opéra-Comique, où l’exécution sera nécessairement sacrifiée, ou d’y ajouter des récitatifs, c’est-à-dire d’insolentes maculatures, pour qu’il puisse être admis à l’Opéra. La musique n’est pas d’un genre, mais de tous ; n’oublions pas que c’est l’art romantique par excellence. Qui osera classer le Don Juan de Mozart ? Quant à moi, je n’ai jamais rien compris à ces dénominations singulières ; qu’est-ce par exemple qu’un chanteur d’opéra-comique ? que chante-t-il ? que ne chante-t-il pas ? Existe-t-il un point où le chanteur d’opéra-comique cesse, un point où le chanteur sérieux commence ? Alors, comme toutes les grandes œuvres musicales, comme toutes les partitions de Mozart, de Weber, de Beethoven et de Rossini, admettent cette variété de style dont nous parlions ; comme le Freyschütz, Oberon, la Gazza, Fidelio, se composent d’opéra-comique aussi bien que de grand opéra, il faudra donc renoncer à ces chefs-d’œuvre, ou, si l’on se décide à les exécuter, le même chanteur ne pourra suffire à son rôle ; il en faudra deux, un pour la partie légère et comique, l’autre pour la partie sérieuse et dramatique. On se rappelle à ce sujet ces théâtres singuliers, issus, eux aussi, du privilége, où l’on voyait un comédien gesticuler vaillamment sur la scène, tandis qu’un autre parlait ou chantait pour lui dans la coulisse. Le privilége au théâtre n’a jamais fait que des bâtards. Comment voulez-vous que le génie, accoutumé à marcher droit et la tête haute, consente jamais à s’aventurer dans ces labyrinthes de règlemens et de conditions inextricables ? Si les grands maîtres étrangers, si Rossini, Bellini, Meyerbeer lui-même, ont toujours soigneusement évité d’écrire pour l’Opéra-Comique, c’est qu’ils n’en sauraient comprendre l’économie ; c’est qu’il n’a pu leur entrer dans la cervelle que, telle situation étant donnée, un musicien doive s’abstenir de certains effets, tout simplement parce qu’il écrit pour le théâtre Favart, au lieu d’écrire pour le théâtre Lepelletier. On ne fait pas ainsi de la musique une question de rue et de quartier. Il n’y a en somme ni chanteurs de grand opéra ni chanteurs d’opéra-comique ; il y a de grands et de petits chanteurs, voilà tout. Le plus noble virtuose dont notre scène s’honore, celui qui sans doute a le plus ardemment travaillé à la régénération de la musique française, Nourrit, chantait en même temps la Vestale, Guillaume Tell et la Dame Blanche.
En Allemagne, on ne sait rien de ces subtilités ; aussi le répertoire d’un grand théâtre de musique embrasse à la fois toutes les compositions anciennes et modernes, étrangères et nationales, tout depuis le Don Juan, l’Iphigénie, la Vestale, le Freyschütz, et l’Eurianthe jusqu’à la Sonnanbula, à la Lucia, à l’Ambassadrice, jusqu’au Postillon de Lonjumeau ; et pour quelques phrases de dialogue jetées plus ou moins dans le texte musical, on ne se croit pas dans la nécessité de créer un genre, de bâtir une salle et d’engager de nouveaux chanteurs, dont l’emploi sera de jouer d’abord, puis de chanter s’ils peuvent, tandis qu’il y en aura d’autres, à quelques pas de là, qui devront sur toute chose s’étudier à bien chanter. Dans une pareille organisation, on conçoit quelle responsabilité doit peser sur la cantatrice qui prétend régner seule et sans partage. Il s’agit ici, en effet, de tenir tête à toutes les éventualités du répertoire, de se transformer à chaque instant, de se multiplier, d’être aujourd’hui doña Anna, Valentine, Norma ; demain, Henriette de l’Ambassadrice, Angèle du Domino Noir ; que sais-je ? Et la voix se ploiera-t-elle à de si exigeantes conditions, changera-t-elle d’un moment à l’autre de caractère et de physionomie, passera-t-elle de l’expression tragique aux volubilités capricieuses d’une Persiani ou d’une Damoreau ? En cela, le théâtre de Berlin avait trouvé sa cantatrice dans Mlle Loewe ; dire qu’elle y tenait deux emplois à elle seule, que son activité se portait sur tous les points, qu’il n’y avait pas, dans ce vaste répertoire, un seul rôle en dehors de ses facultés et de ses moyens, c’est tout simplement rappeler un fait dont l’Allemagne a pu juger. Le talent de Mlle Loewe a deux faces, mais si distinctes, si nettement accusées, que l’une ne laisse jamais entrevoir ni deviner l’autre ; c’est toujours comme une révélation chaque fois qu’elle change de style, et le contraste chez elle vous étonne moins encore que l’imprévu du contraste. Ainsi, entendez-la chanter l’Adélaide, cette rêverie adorable dont elle exprime, comme peut-être on ne l’a jamais fait, toutes les délicates et vaporeuses nuances ; et vous jurerez que, lorsque l’on est Allemande à ce point, on ne saurait être autre chose, et qu’une ame qui rend de pareils sons quand Beethoven la touche, est un clavier dont nul autre n’aura le secret. Fort bien ; laissez-la reprendre haleine, dans un moment elle sera aux prises avec une cavatine d’Auber ou de Bellini, et vous me direz tout-à-l’heure, en la voyant se débattre avec tant de grace, d’espièglerie et d’élégance sous le réseau de filigrane de ces vocalisations inextricables, si c’est une Allemande qui chante ainsi. À l’énergie, à la puissance, à l’expression d’une tragédienne de premier ordre, Mlle Loewe réunit la flexibilité d’organe d’une virtuose, l’agilité d’une de ces cantatrices de luxe, qui fredonnent un air comme un rossignol sa chanson ; et ces deux élémens, si peu accoutumés à se trouver ensemble, loin de se combattre, se fondent et se combinent dans la mesure la plus juste, c’est-à-dire que la flexibilité chez elle se subordonne toujours au sentiment et ne prend le dessus que dans les choses frivoles de la musique, dans certaines cavatines d’Auber, par exemple, qu’elle chante avec le goût, la finesse, la distinction, la coquetterie exquise de Mme Damoreau, mais avec une voix jeune, fraîche, vibrante, d’un timbre argentin et sonore, avec un ton de comédienne qui vous enlève. Depuis la Sontag, jamais cette union des deux genres les plus opposés qu’il y ait, cette harmonie parfaite ne s’était révélée d’une aussi éclatante manière. Encore faut-il voir dans la Sontag plutôt une virtuose, dans le sens italien, qu’une grande et forte cantatrice. Quels que soient les magnifiques élans qu’elle ait eus, l’inspiration dramatique lui vint un peu tard, et bien des gens persisteront à voir en elle plutôt l’Aménaïde de Tancrède et la Rosine du Barbier de Séville que la doña Anna de Don Juan ou la Desdemona d’Otello, c’est-à-dire plutôt l’instrument que l’expression, plutôt le gosier merveilleux que l’ame intelligente et passionnée. Les lueurs dramatiques de la Sontag n’apparurent guère que sur la fin de sa carrière musicale, lorsque l’astre de sa renommée allait disparaître, et l’on pourra toujours, sinon les contester, du moins les attribuer à un enthousiasme exalté par la fièvre du moment, et que sa nature fragile n’aurait peut-être pas soutenu plus long-temps. N’importe, l’éclair fut beau et mérite qu’on en tienne compte. Ici au contraire l’accent dramatique est inné. Le sentiment de l’effet grandiose, qui chez la Sontag fut peut-être le résultat d’un moment d’inspiration tardive, habite ici dès l’origine et prend conseil de l’étude et de la réflexion. Sophie Loewe ne donne rien au hasard de la scène, elle compose son geste, arrange son maintien, et, si généreuse et si puissante que soit sa nature, veut que l’art en modère l’épanouissement. C’est au sein même de la musique, dans les entrailles de l’œuvre, qu’elle va chercher le secret du personnage qu’il s’agit de représenter, et jamais sa curiosité ne s’arrête dans cette voie d’exploration.
Le rôle de doña Anna la possède surtout. Incessamment préoccupée de l’idéal que Mozart a mis dans sa musique, elle essaie tous les moyens de l’exprimer ; elle étudie, elle médite, et va jusque dans Hoffmann chercher des intentions qu’elle produit çà et là, mais avec une réserve pleine de goût et de discrétion. Aussi passe-t-elle aux yeux de l’Allemagne entière pour la plus noble et la plus mélancolique doña Anna qui se soit jamais rencontrée, et, certes je ne vois pas d’éloge qu’on puisse ajouter à celui-là. Vous vous figurez à quel point Sophie Loewe doit être adorée des Allemands. On n’écoutait, on n’applaudissait, on ne rêvait qu’elle à Berlin ; sa voix grandiose ou légère, capricieuse ou mélancolique, transportait d’enthousiasme tout ce monde de docteurs, et tournait chaque soir ces têtes pleines de métaphysique, de critique et d’exégèse. Le succès l’avait adoptée, et la mode, elle aussi, la mode qui naît du succès comme la couleur de la lumière ; et, si l’on excepte quelques manœuvres de M. Spontini, le plus illustre cabaleur qui existe sous le ciel, lorsqu’il s’agit de sa musique, manœuvres qui du reste donnaient toujours au public l’occasion de se déclarer du parti de sa cantatrice, Mlle Loewe n’avait à Berlin que des hommages et des triomphes de toute espèce. Quand on sait quelle affectueuse admiration cette noble Allemagne portait à Sophie Loewe, on se demande comment la jeune cantatrice a fait pour s’échapper ainsi, on se demande pourquoi elle a renoncé à tant de glorieuses certitudes, et quitté volontairement le théâtre de ses plus beaux succès. Pourquoi ? Est-il donc besoin d’expliquer les mille fantaisies qui passent par la tête aux cantatrices, ces aspirations invincibles qui les entraînent toutes vers la France et l’Italie, cette nécessité d’agir et de combattre qui leur fait échanger sans cesse les certitudes du présent contre les chances de l’avenir, la sécurité d’un succès légitime et durable contre les angoisses de nouveaux débuts, le calme de la possession contre les hasards de la conquête ? C’est une chose triste à dire, mais vraie : la quiétude en ce bas monde n’appartient qu’aux sots. — Dahin ! Dahin ! wo die Citronen blühn ; — là-bas ! là-bas ! où les citronniers fleurissent, dit Mignon. Sophie Loewe a fait ainsi ; un beau matin, en s’éveillant, la belle cantatrice s’est écriée, dans l’exaltation de sa nature poétique : Dahin ! Dahin ! là-bas ! là-bas ! où les mélodies naissent d’elles-mêmes, où les voix sonores et flexibles montent vers le ciel bleu, où le myrte croît silencieux près du laurier sublime :
là-bas où vécurent tous ceux qui ont aimé la voix humaine et chanté pour elle, où les cavatines s’exhalèrent des lèvres de Cimarosa, où le mélancolique Bellini soupira son chant de cygne.
Cependant le roi de Prusse refusait de laisser partir sa cantatrice. En Allemagne, on ne se sépare pas si facilement. Une grande cantatrice, c’est l’amour de tout un peuple, l’honneur d’une résidence, presque un joyau de la couronne. Dans ce pays de mœurs paisibles et domestiques, il existe souvent, entre les souverains et les premiers artistes de leur théâtre, une certaine intimité, respectueuse d’une part, pleine de bienveillance de l’autre, mais avouée, honnête, et qui nous surprendrait peut-être en France, où les nécessités d’une situation presque toujours tendue laissent à peine le temps à nos rois de s’occuper de leur propre maison. En Allemagne, dans les états absolus, la machine du gouvernement fonctionne d’elle-même, et cette impulsion, reçue de longue date, permet aux princes une sorte de dilettantisme intellectuel, qui, la plupart du temps, va de la chose aux personnes. De là sans doute ces longues correspondances que Frédéric entretenait avec Voltaire ; de là cet intérêt si touchant, cette sollicitude presque minutieuse avec laquelle Marie-Amélie et Charles-Auguste ne cessèrent de suivre pas à pas dans la vie chacun de ces hommes dont les écrits devaient illustrer la grande période de Weimar. Étendez les distances, et ces rapports deviennent impossibles. En Allemagne, où le théâtre, comme toutes les administrations, relève immédiatement de la couronne, le souverain sait tout ce qui se passe derrière le rideau, s’informe de son maître de chapelle et de sa cantatrice, et leur rend visite aussi bien qu’aux gens de sa cour, chaque fois qu’il lui en prend la fantaisie. Vous êtes chez une prima donna célèbre ; une personne entre, s’assied, cause de littérature et de musique ; souvent avec beaucoup d’esprit, et vous apprenez, quand elle se retire, que c’est le prince héréditaire du royaume ou le souverain du grand-duché. — Le roi de Prusse, qui ne voulait pas entendre parler du départ de Mlle Loewe, commença par lui faire les propositions les plus gracieuses ; et, comme rien ne pouvait fléchir la belle doña Anna, décidée à courir le monde, Frédéric-Guillaume finit par lui reprocher d’être une mauvaise Allemande, et de n’avoir point de cœur pour son pays, Kein Herz für Vaterland (ne l’a-t-on pas dit de Goethe ?). À cela, Mlle Loewe répondit à peu près par le langage que nous tenions dernièrement à M. Liszt, à savoir que les virtuoses n’ont point de patrie, ou plutôt qu’ils ont l’univers pour patrie, et qu’ils chantent comme les oiseaux du ciel, partout où il y a un rayon de soleil pour essuyer leurs ailes, un brin d’herbe pour cacher leur nid, une ame pour les écouter et les comprendre. Mais le roi n’en voulait pas avoir le démenti, et quand l’ingrate fugitive vint demander ses passeports, on les lui refusa sous prétexte qu’elle est née en Autriche, et qu’il fallait s’adresser à la chancellerie de Vienne. Retenir de force une prima donna dans ses états, n’est-ce point là le plus aimable compliment qu’on puisse lui faire, et savez-vous une galanterie plus flatteuse que cette violence ? Combien seraient heureuses de se voir contrainte de la sorte, et dont le public signerait au plus vite les passeports ! Cependant Sophie Loewe en écrivit à M. de Metternich, qui leva les difficultés de la meilleure grace. Vienne enviait à Berlin sa cantatrice. Depuis, des négociations nouvelles ont eu lieu, mais sans résultat ; on travaille à la rappeler avec autant d’ardeur qu’on en mettait à s’opposer à son départ. Chaque jour, l’intendant du théâtre de la cour, Koeniglich-Hof-theater, M. le comte de Rederen adresse à la jeune cantatrice les plus beaux projets d’engagemens qu’elle refuse. Sophie Loewe ne retournera pas à Berlin, de quelque temps du moins ; elle sent qu’elle est arrivée à cette période du talent où le public d’une ville ne vous suffit plus, cette ville fût-elle la capitale d’un grand royaume. Elle veut entendre, étudier, connaître ; si l’Opéra lui manque, les Italiens l’accueilleront ; elle ira de Paris à Milan, de Milan à Londres, puis à Vienne, puis à Pétersbourg ; elle prendra son vol à travers toutes les capitales, tous les succès, toutes les émotions ; il lui faut l’espace et le grand air qu’ont respiré avant elle la Pasta, la Sontag, la Malibran, ses nobles sœurs de voix et de génie.
On a beaucoup disserté en Allemagne sur la voix de Mlle Loewe (sur quoi les Allemands ne dissertent-ils pas !) ; les uns prétendaient y voir les conditions d’un soprano sfogato ; les autres se déclaraient ouvertement pour le mezzo soprano. La querelle fut chaude, les antagonistes se rencontraient chaque matin sur le terrain de la publicité, et l’on pense quelles escarmouches avaient lieu ! On n’eût pas mis plus de zèle et de véhémence à traiter une question d’ontologie ou de vieux droit allemand. Quant à nous, s’il nous était permis d’intervenir dans ces graves débats, nous n’hésiterions point à nous déclarer pour la seconde de ces deux opinions, et nous avouerions franchement que nous pensons que la voix de Sophie Loewe est un mezzo-soprano. Et d’abord tâchons de nous expliquer. Personne n’ignore qu’il y a dans la nature deux espèces de voix élémentaires et fondamentales, le soprano et le contralto, c’est-à-dire, la force douce et féminine, et la force active ; l’éclat et l’énergie, Vénus et Junon, l’or et l’argent ; en un mot, ces deux principes éternels de vie et de génération qu’on retrouve partout, et que la plupart des mythes enveloppent. Cependant ces deux métaux originels, ces deux sonorités premières ne se rencontrent pas toujours à l’état pur, dans notre temps surtout, où les observateurs ont remarqué que les voix franches deviennent de plus en plus rares. De là des organes mixtes qui, sans pouvoir s’appeler soprano ou contralto, participent de l’un et de l’autre, embrassent même quelquefois la double gamme, mais à la condition d’une sensible altération dans le caractère essentiel de ces deux natures de voix ; signe inhérent, du reste, à toute bâtardise. De là, les mezzo-soprani aigus, les mezzo-soprani graves, et les voix proprement dites sopran-e-contralti. Pour prendre au hasard des exemples, nous citerons au nombre des mezzo-soprani aigus la Persiani et la Loewe ; des mezzo-soprani graves, les deux sœurs Heinefetter, Sabine et Catinka ; et comme parcourant avec une égale puissance les deux échelles de voix, c’est-à-dire comme sopran-e-contralti, la Malibran et Pauline Garcia. En ce qui touche les voix mixtes, les exemples se multiplieraient à l’infini, tandis que, si l’on cherche de notre temps un soprano pur, sans alliage, normal, on ne trouvera guère que la Grisi ; et, pour nommer un véritable contralto, il faudrait remonter à la Mariani ou à la Pisaroni. Le soprano sfogato parcourt les deux octaves, et sa puissance réside d’ordinaire entre l’ut et le mi suraigu, tandis que le contralto, qui va du sol au mi, trouve sa force véritable entre le si et le la. Telle est à peu près la mesure de ces deux voix fondamentales, dont procèdent les mezzo-soprani, qui, bien qu’ils ne s’étendent que du ré au la, saisissent cependant presque toujours aux deux extrémités quelques notes qu’ils donnent avec plus ou moins de bonheur, ici ou là, selon qu’ils appartiennent à la classe des mezzo-soprani aigus ou des mezzo-soprani graves. Et c’est ce qui fait que tant de gens s’y trompent, et sur la foi d’un son arraché à l’enthousiasme du moment ou conquis par un travail opiniâtre, vont confondre ces organes mixtes avec les voix premières, les voix simples. On aurait grand tort de prendre l’étendue pour la seule et unique règle à suivre lorsqu’il s’agit de définir le caractère d’une voix. Un pur soprano peut ne monter que jusques au la sans qu’on lui conteste sa nature, de même qu’un contralto qui ne descend que jusqu’à l’ut a des titres aussi légitimes à son nom que celui qui prend le fa. Ce qui classe une voix, c’est la qualité du son, la franchise avec laquelle certaines notes sont émises. Il ne s’agit pas de pouvoir parcourir à son gré les mille gammes fantastiques d’un rossignol qui s’égosille, mais d’avoir dans la voix un milieu juste, large, sonore, sympathique, un instrument généreux que l’art développe et mette un jour au service de l’ame. Maintenant, si nous rangeons la voix de Mlle Loewe dans la classe des mezzo-soprani aigus, ce n’est pas que nous ignorions le moins du monde les ressources fécondes de cette voix splendide. Nous ne voulons pas renouveler ici les querelles de Berlin, et nous savons aussi à merveille que cette voix, qui module avec une hardiesse sans égale, peut toucher en ses velléités ambitieuses, d’une part, aux belles notes du soprano sfogato, de l’autre, aux sons graves du contralto ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que la force originelle de cet organe, sa puissance, son timbre normal et caractéristique, résident entre le ré et le la, c’est-à-dire, dans la tonalité du mezzo-soprano. Cette quinte sert de point d’appui à sa voix tout entière ; elle en est, qu’on nous passe l’expression, elle en est le germe et le noyau. Alors, comment se fait-il que, lorsqu’il se rencontre par hasard dans son chant une note douteuse, ce soit justement à ce point le plus ferme et le plus solide que le dommage arrive ? À cela nous répondrons par une raison toute simple, c’est que là se trouve le passage le plus difficile à pratiquer qu’il y ait, le pont, comme disait Paër, entre le mezzo-falso et le pur falsetto, autrement appelé voix de tête, et que toute cantatrice, soprano sfogato ou mezzo-soprano, est sujette à trébucher en cet endroit. Nous avons nommé tout-à-l’heure la Persiani ; qu’on ne s’y trompe pas, il y a plus d’un rapprochement à faire entre l’élève de Tacchinardi et la jeune Allemande dont il est question dans cette esquisse. Ces deux voix ont les mêmes principes radicaux ; seulement la voix de la Persiani, brisée dès l’origine par le travail qui l’a déflorée, n’a pour ainsi dire point eu de jeunesse, tandis que la voix de Sophie Loewe, au contraire, fraîche, sonore, métallique, résiste à l’étude et n’en sort que plus éclatante et mieux trempée, comme l’acier de la fournaise. Il faut avoir entendu Sophie Loewe dans la sublime cantate de Beethoven, pour se faire une idée de l’art vraiment prodigieux avec lequel elle a su égaliser les registres de sa voix, dont il me semble qu’on pourrait définir ainsi les divisions originelles entre le mi et le sol, jonction de la voix de poitrine avec la voix de mezzo-falso ; entre le ré et le fa, jonction de la voix de mezzo-falso avec la voix de tête pure. Ce dernier fa surtout vibre dans son gosier d’un éclat incomparable. C’est sur cette note qu’elle file si admirablement le son merveilleux dont elle entoure comme d’une vague auréole le nom d’Adélaïde à l’avant-dernière mesure du morceau. Quant à la flexibilité de cette voix, il n’y a rien dans Rossini, dans Auber, qu’elle n’aborde avec une hardiesse, un aplomb, une verve musicale, qui vous étonnent. Aucun trait ne l’effarouche, aucune gamme chromatique ne l’épouvante ; elle s’y lance à tire d’aile comme l’oiseau dans l’air, et s’y roule avec tant de fantaisie et de caprice, qu’on ne dirait jamais que le chant large et spianato est avant tout son élément natal. En effet, l’agilité de la voix de Sophie Loewe nous semble plutôt un résultat du travail, d’un travail opiniâtre, intelligent, heureux, qu’un don de la nature ; c’est là plutôt une chose conquise qu’une de ces facultés innées qui la plupart du temps excluent chez une cantatrice la force d’ame et d’expression et l’entraînent irrésistiblement contre sa volonté, son goût même.
Le talent de Sophie Loewe procède comme sa voix, dont il a le caractère et la variété. Nous le répétons, ce qui distingue entre toutes cette cantatrice, c’est un assemblage original, singulier peut-être, des facultés les plus diverses, et qui, habilement distribuées et maintenues, composent l’harmonie de sa nature. Ainsi elle a, d’une part, plus de vocalisation que la Pasta, la Malibran, les grandes cantatrices purement dramatiques ; de l’autre, plus de largeur de style, de portamento, que la Sontag, Mme Damoreau ou même la Persiani. Sa méthode est généralement bonne et puisée aux sources italiennes. Chaque son vibre ou porte, selon le caractère qu’elle imprime à la musique, dans les régions modérées surtout ; la mezza di voce sort avec richesse et plénitude. Mais sa manière de filer les sons dans certaines parties de sa voix entre le ré et le la par exemple, dépasse tout ce qu’on a pu entendre dans ce genre. C’est une pureté métallique, argentine, une délicatesse sans exemple ; il y a quelque chose de vague, de poétique, de merveilleux dans ce fil sonore qui naît au-dessus du lac paisible et transparent de l’harmonie, s’étend et se prolonge sans se briser jamais, et finit par s’exhaler moriendo dans les vapeurs de l’air, comme ces imperceptibles tissus qu’avril balance dans la lumière du printemps. Avec plus d’haleine, la Grisi, dans le récitatif qui précède l’air de Casta diva, toucherait de bien près à cette perfection dont Sophie Loewe semble jusqu’ici avoir possédé seule le secret. Sophie Loewe tire un rare parti de cet art dans sa manière de chanter Adélaïde. On le sait, depuis tantôt dix ans cette noble cantate de Beethoven a toujours été pour les plus grands chanteurs un sujet d’étude et de triomphe. Haitzinger, Rubini, la Devrient, s’y sont exercés chacun selon la mesure de son intelligence et de son talent. La Devrient par exemple, qui produisit autrefois avec Adélaïde un si puissant effet, ne me semble pas en avoir jamais rendu le sens véritable, la légitime expression. Impétueuse et vive comme une femme dramatique et passionnée qu’elle est, la Devrient apportait dans cette élégiaque mélodie quelque chose des souvenirs du théâtre. Sophie Loewe, au contraire, s’y montre pleine de réserve et de discrétion. Elle récite Adélaïde avec une grace décente, une pureté suave, une mélancolique sérénité que bien des gens peuvent prendre pour de la froideur, mais qui nous paraît à nous l’idéal du caractère de ce morceau. Quelle poésie dans ces longues tenues, dans ces sons doucement prolongés dont elle file comme un voile de brouillards sur cette forme vague et mélodieuse ! Oui, c’est bien là une rêverie dans les vapeurs d’une matinée d’Allemagne, lorsque la rosée tombe, que les oiseaux s’éveillent dans les branches, que l’ame se souvient et prie, une rêverie dans un jardin sonore tout rempli de bruits et de parfums, où s’élève peut-être au milieu des touffes de fleurs une croix de bois venue sur quelque tombe ignorée, cette croix que Goethe n’aimait pas à rencontrer dans ses promenades, et dont l’ombre presque toujours tempère le naturalisme éclatant de Beethoven.
Il convient de dire un mot du répertoire de Mlle Loewe ; les rôles sur lesquels se fonde sa renommée en Allemagne sont en première ligne : la doña Anna de Mozart, la Desdemona de Rossini, la Jessunda de Spohr, la Norma de Bellini, puis dans un genre moins grandiose, mais aimable et charmant, la Henriette de l’Ambassadrice, l’Angèle du Domino Noir, la comtesse Reiterholm de la traduction de Gustave (on sait qu’en Allemagne les titres de nos opéras subissent fréquemment des modifications nécessaires) ; ce personnage de la comtesse surtout lui sied à ravir. Il faut voir quel ton de cour, quel goût, quelle dignité souveraine, quelle distinction dans le maintien et dans la mise ! Et puis à Berlin on comprend cette musique de Gustave, on aime ce joli chef-d’œuvre que nous n’avons jamais voulu apprécier, peut-être à cause des acteurs et des actrices, qui ne savent rien exprimer de cette finesse, de cette grace mélancolique, de ce je ne sais quoi de comme il faut que M. Auber a mis dans sa partition. Jouer la tragédie, se pénétrer des passions d’un autre temps, les rendre avec énergie et puissance, être Iphigénie, la Vestale, Norma, cela me paraît un art grandiose, sublime ; mais ce qui m’étonne davantage peut-être, c’est qu’on sache marcher et se tenir lorsqu’il s’agit de rendre ces passions sous les apparences du monde où nous pouvons les rencontrer, et qu’on le fasse sans exagération, sans embarras, avec politesse, convenance et bon air. J’avoue que Molé me semble encore plus merveilleux que Talma. Pendant les six derniers mois que Mlle Loewe a passés à Berlin, chaque fois qu’elle jouait, un petit homme à l’œil intelligent et vif, au sourire inquet et nerveux, venait s’asseoir dans une loge, et, d’un bout à l’autre de la soirée, écoutait religieusement. Or, cet auditeur mystérieux, c’était tout simplement l’auteur des Huguenots et de Robert-le-Diable, Meyerbeer, qui, du fond de sa cachette obscure, suivait dans ses moindres inflexions cette noble voix pour laquelle il écrivait alors son nouveau chef-d’œuvre, et ne se lassait pas d’étudier ce talent qu’il a pris à tâche de produire en France. Meyerbeer est ainsi fait ; il court le monde à la recherche des belles voix dès qu’il en rencontre une, il la note sur ses tablettes, et va se composant de la sorte une troupe idéale qu’il rêve incessamment pour l’exécution de sa partition prochaine. La voix de M. de Candia, la voix de Pauline Garcia, la voix de Sophie Loewe, toutes y sont ; il les porte sur lui jour et nuit, et sait mieux que ceux qui les possèdent le parti qu’on en pourrait tirer dans l’occasion. Vous verrez qu’un de ces jours Meyerbeer prendra la poste et s’en ira noter en Italie les voix de Moriani et de Poggi, les seules qui lui manquent, je pense. Ne trouvez-vous pas qu’il y a quelque chose de fantastique dans cette manière de faire collection de soprani, de ténors et de basses-tailles ? Meyerbeer vous découpe une belle voix, ni plus ni moins que ce diable qui prend au clair de lune l’ombre de Peter Schlemihl, la plie avec grand soin et l’enferme dans son portefeuille.
Maintenant, s’il faut dire toute notre pensée, nous croyons qu’en dépit de tant de magnifiques avantages que personne en Allemagne ne lui conteste, et qui font d’elle une cantatrice d’opéra de première volée, en dépit du patronage actif et militant de Meyerbeer, Mlle Loewe ne sera point engagée à l’Académie royale de Musique. D’où vient cela ? Quelle force mystérieuse, quelle puissance souveraine se révolte aujourd’hui contre l’autorité du génie et du succès ? il ne nous appartient pas d’entrer dans les secrets de l’administration ; nous discutons ici une question d’art, et c’est à ce titre que nous déplorons les difficultés qui s’opposent aux débuts de Mlle Loewe, car il ne s’agit pas cette fois seulement d’une grande cantatrice que l’on pourrait avoir, et dont on prive, de gaieté de cœur, le répertoire, mais d’un chef-d’œuvre qu’on éloigne peut-être sans retour de notre première scène lyrique. En effet, sans Mlle Loewe, l’opéra de Meyerbeer devient impossible, et rentre dans la catégorie de ces illusions sans nombre dont on berce éternellement le public, fatigué jusqu’au dégoût des plagiats de M. Donizetti. Chacun sait que Meyerbeer est l’homme du monde qui met le plus de soin et de persévérance à combiner entre elles toutes les chances du succès, et cela se conçoit : l’homme qui a passé quatre ans à élaborer une œuvre dans les veilles, le recueillement et la méditation, ne va pas la jeter au public avec cette ridicule étourderie d’un improvisateur italien, qui compte ses semaines de travail par des partitions en cinq actes. Or, lorsque Meyerbeer a tant fait que d’écrire un rôle tout entier pour une cantatrice qu’il aime et qu’il admire, lorsqu’il a tant fait que de noter sa musique dans la gamme d’une voix dont il connaît les moindres ressources et dont il aura sans doute utilisé les plus secrètes inflexions, ce serait supposer au grand maître une singulière bonhomie que de croire qu’il ira modifier son œuvre, et la remuer de fond en comble pour la mettre à la taille de Mme Nathan ou de Mme Stoltz, par exemple. Qu’un musicien remanie sa composition lorsqu’il s’agit de l’agrandir, de lui donner des dimensions plus larges et plus hautes, de la faire passer de l’Opéra-Comique à l’Opéra, de la voix de Ponchard ou de Chollet à la voix de Nourrit ou de Levasseur, cela se conçoit. Meyerbeer lui-même n’a pas fait autre chose pour Robert-le-Diable, destiné d’abord et mis à l’étude au théâtre Ventadour. Mais toucher à son œuvre dans des conditions d’amoindrissement, la reprendre pour la dégrader, en vérité une pareille besogne pourrait tout au plus se proposer à quelque honnête lauréat du prix de Rome, dans toute la candide effervescence d’un premier début ; l’auteur des Huguenots n’en est point là. Quant à Mlle Loewe, à la saison prochaine, le Théâtre-Italien ne peut manquer de lui ouvrir ses portes. Pourquoi, dans cette occasion, le maître ne suivrait-il pas sa cantatrice ? Nous ne pouvons croire que la fortune de Meyerbeer soit irrévocablement liée à la fortune de l’Académie royale de Musique. En tout cas, ce ne sont pas les égards dont on entoure la représentation de ses chefs-d’œuvre qui doivent le pénétrer d’une bien vive tendresse. Quoi d’étonnant d’ailleurs que l’auteur du Crociato voulût renouveler connaissance avec l’Italie ? Plus d’une fois, au sortir de quelque magnifique représentation des Puritains, de Norma ou d’Otello, nous l’avons vu exprimer hautement le désir d’entendre exécuter sa musique par ces nobles voix. Du moment qu’il y a pensé, il le fera tôt ou tard. Alors pourquoi pas tout de suite ? De la sorte, les choses s’arrangeraient à merveille pour Mlle Loewe aussi ; car, lorsqu’on y réfléchit, on se prend à redouter pour cette voix si argentine, si flexible, si pure, ces terribles traditions de urlo francese encore fort en honneur rue Lepelletier, quoi qu’on dise ; ce répertoire, véritable minotaure, qui en moins de dix ans a dévoré Nourrit, Mlle Falcon et Duprez. En somme, le voisinage de Rubini lui conviendrait mieux, et puis elle retrouverait sur cette scène Mozart, Rossini et Bellini, tous les maîtres qu’elle affectionne. Qui sait ? c’était peut-être sa destinée de passer immédiatement du théâtre royal de Berlin au Théâtre-Italien de Paris, et de parcourir ainsi presque pas à pas la même route que la Sontag, pour atteindre ensuite au même but, à la même couronne, de grande cantatrice s’entend.