Revue musicale. — Les théâtres lyriques et le Conservatoire en 1872

Revue musicale. — Les théâtres lyriques et le Conservatoire en 1872
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 99 (p. 674-687).
REVUE MUSICALE

LES THEATRES LYRIQUES ET LE CONSERVATOIR EN 1872.

Nous aimerions à revenir plus souvent à la musique, et si parfois nous avons l’air de nous désintéresser un peu de la question, la faute en est moins à nous qu’aux circonstances. Les théâtres ne donnent rien ; çà et là seulement et de loin en loin quelques reprises brochant sur le train journalier du vieux répertoire, et n’offrant pas même l’intérêt d’une belle rentrée ou d’un heureux début ! C’est sous de tels auspices que la nouvelle administration de l’Opéra commence à fonctionner ; de troupe, il n’en existe plus. Songe-t-on à s’en procurer une ? Jusqu’ici nul symptôme de transformation ne s’annonce. Des ombres de chanteurs du côté des hommes, Mlle Hisson, Mlle Bloch, Mlle Arnaud, du côté des femmes, continuent à mener la fête, et quand vous êtes assez curieux pour vous informer des grands ouvrages qui se préparent, on vous montre au haut du mât la Coupe du roi de Thulé, c’est-à-dire une de ces pièces en deux actes qui jadis figuraient épisodiquement, en manière d’intermède, dans le paysage, et dont, paraît-il, tous nos appétits de l’année auront à se contenter. Est-ce à de pareils élémens de gloire nationale que le brillant rapporteur de la commission faisait allusion lorsqu’il s’agissait pour lui d’enlever la subvention à la pointe d’une cavatine di bravura merveilleusement exécutée ? Qu’on y réfléchisse cependant, l’assemblée de Versailles a bien pu se laisser prendre une première fois ? mais la question ne tardera pas à reparaître à l’occasion du budget de 1873, et d’ici là, si des actes authentiques n’ont parlé en faveur de l’administration de l’Opéra, la cause des 800,000 francs se trouvera fort compromise. La situation étant définie par le vote de l’assemblée, il importait qu’un sérieux programme fût à l’instant rédigé, et que le public eût confidence de ce qu’on allait entreprendre. Que s’est-il passé depuis, quels chanteurs sont mis en avant, quelles partitions ? Ce malheureux cahier des charges, qui tantôt existait encore pour la forme, vous verrez qu’on ne se donnera même plus la peine de l’éluder. On parlera de la misère des temps, et tout sera dit.

C’est un accident fâcheux à tout point de vue que ce soit un ministre de l’instruction publique qui nomme aujourd’hui le directeur de l’Opéra. La Sorbonne est un pays placé aux antipodes de cette partie du monde où résonne l’orchestre de Mozart, de Rossini, d’Halévy, d’Auber et de Meyerbeer. Je me représente M. Cousin, qui certes en valait bien d’autres, et je me demande ce que cette puissante et fière intelligence eût compris à de semblables attributions, et comme l’illustre philosophe se fût tiré de la difficulté, s’il avait eu à donner un chef de sa main à cet aimable personnel de la danse et du chant, très médiocrement en rapport, avouons-le, avec les professeurs de nos lycées et nos recteurs d’académie. Encore y avait-il chez M. Cousin un côté mondain qu’il ne faut point s’attendre à rencontrer chez le premier venu. Le traducteur de Platon était doublé de l’historien des belles dames de la fronde, et son grand art du savoir-vivre l’eût éclairé sur certaines incompatibilités que d’autres ne soupçonneront même pas. Nous ne souhaiterions, quant à nous, que d’accepter ce qu’on nous donne, et si le directeur se montre actif, intelligent, artiste, s’il ne réforme que pour améliorer, si ses économies n’atteignent aucun des services nécessaires à la grandeur du théâtre, nous ne pousserons pas la défiance plus avant. Justice ou prévention, nous avons toujours eu cette idée, que la province était, en matière d’administration théâtrale, une mauvaise voie d’acheminement vers Paris. Ce rôle de maître Jacques, à la fois directeur et régisseur, ici ne saurait convenir. À ce rude métier d’administrateur de l’Opéra, il faut une initiative que ne réclament les théâtres ni de Lyon ni de Bordeaux, où les ouvrages vous arrivent tout faits, avec leurs décors, leurs costumes et jusqu’à leur mise en scène. Un homme qui viendrait à Paris suivre les erremens de la province, qui, sous prétexte de simplifier, renverrait divers employés en prenant lui-même à tâche leurs fonctions, un tel homme serait la ruine de l’Opéra, et nous n’aurions qu’à nous en débarrasser au plus vite. Gardons-nous d’abaisser les niveaux, hélas ! déjà bien assez à ras de terre. La place d’un directeur de l’Opéra n’est point parmi ses machinistes ; sa place est dans son cabinet, où du matin au soir les compositeurs et les artistes de tout genre se succèdent, où s’élaborent les partitions, se ménagent les auditions et se discutent les traités. Après cela, rien n’empêche qu’on aille visiter ses peintres et ses costumiers et présider à la répétition ; mais la grande affaire est de susciter de bons ouvrages et d’avoir des chanteurs.

Pour le moment, les chanteurs manquent absolument. A la vérité, l’avenir nous promet M. Faure, et nous pouvons dès à présent espérer de revoir pendant quelques mois, mais à l’état de virtuose voyageur, notre baryton d’autrefois. Ce qui fut jadis l’ordinaire devient l’exception, et plus que jamais nous voici menacés du règne des étoiles, — système détestable en tout état de cause, et qui, si nous souffrons qu’il s’établisse, aura bientôt fait d’enlever à notre première scène lyrique déjà si déchue son dernier reste de prestige. C’était bon, les étoiles, aux temps où nous avions une troupe d’ensemble bien constituée ; alors, tandis que d’autres tenaient de pied ferme le répertoire, l’astre Nilsson décrivait sa parabole scintillante, sans dommage dans la perspective. Désormais ces sortes de fantaisies ne nous sont plus permises, nous devons concentrer nos efforts et non les éparpiller, nous devons surtout nous appliquer avec suite. Vous montez un opéra, vous avez mis la main sur un succès, quand un matin les journaux annoncent à grand fracas l’arrivée du virtuose ambulant. Soudain tout s’interrompt, se désorganise : théâtre et public sont jetés pendant trois mois hors de leurs habitudes, et l’exhibition, même réussissant, ne passe qu’en créant le vide. Mieux vaut se constituer un bon ménage et n’en pas sortir. Si c’est là ce que l’administration nouvelle de l’Opéra se propose, qu’elle le dise, que nous sachions enfin et sur quelles partitions et sur quels chanteurs on compte s’appuyer. C’est déjà trop de temps de perdu : le vote de la subvention devrait avoir mis fin au provisoire. Le public commence à s’étonner un peu de voir, après comme avant, les choses aller du même train. On nous avait d’abord parlé d’une Jeanne d’Arc de M. Mermet, l’auteur de Roland à Roncevaux, la question, pour le moment du moins, semble écartée. Jeanne d’Arc est un sujet presque impossible dans la circonstance : tant de patriotisme effraie les susceptibles ; accentuer la note belliqueuse, chanter la délivrance serait hors de saison alors qu’une partie du territoire reste occupée. Ajoutons que le drame musical de M. Mermet se termine par toutes les pompes d’un couronnement. La trompette guerrière d’une part, de l’autre ce dauphin par la grâce de Dieu qui se fait sacrer dans la cathédrale de Reims, c’était assurément plus de raisons qu’il n’en fallait pour rendre la chose impraticable et mettre hors de cause dans le présent ce qui, nous l’espérons bien, sera la musique de l’avenir, — tandis qu’avec la Coupe du roi de Thulé, à la bonne heure ! Un tel sujet, au moins, ne nous menace d’aucun conflit.

Es war ein Kœnig in Thule.


C’est d’une actualité tout allemande et d’un à-propos plein de goût ! Les jours où l’Opéra ne donnera point Faust, il jouera la Coupe du roi de Thulé. Il n’y a que nous au monde pour bien savoir faire les choses. D’autres se fâcheraient tout rouge, s’il nous prenait fantaisie d’évoquer aujourd’hui notre Jeanne d’Arc ; mais nous, gens plus débonnaires, quand au quatrième acte de Faust nous voyons une armée allemande entrer en scène, déployer son drapeau et chanter victoire, nous trouvons cela fort naturel, et ne nous souvenons déjà plus que c’est arrivé !

Il faut fléchir au temps sans obstination.


J’assistais l’autre soir au Misanthrope, et frappé plus que jamais de cette situation indéterminée entre le sérieux et le ridicule que le poète fait à son héros, à cet Alceste, l’honnête homme par excellence, qui observe, réfléchit, va au fond des choses et sait haïr, je me demandais si le hasard seul pouvait avoir poussé Molière à ce parti, et si ce n’était point plutôt un symptôme caractéristique de notre état moral que cet avantage continuel donné sur le grand Alceste à Philinte, le raisonneur, le philosophe flegmatique, en un mot le vrai Parisien d’hier, d’aujourd’hui et sans doute, hélas ! aussi de demain, qui

… Prend tout doucement les hommes comme ils sont,
Accoutumant son âme à souffrir ce qu’ils font.


Regardez nos affiches : à quelle nationalité appartiennent les noms qui s’y pavanent ? Entrez à l’athénée, non, au Théâtre-Lyrique, une scène subventionnée par l’état, s’il vous plaît ; que joue-t-on ? Sylvana. Pourquoi Sylvana ? évidemment pour se mettre une fois de plus sous l’invocation d’un grand saint du calendrier germanique. Choisir l’heure pénible où nous sommes pour s’en aller ravauder les papiers de jeunesse de Weber, c’est avoir la main malheureuse. S’il nous faut du Weber à tout prix, si nous en avons la rage, prenons le Freyschütz, Oberon, Euryanthe, mais laissons dormir dans leur poussière des médiocrités que désavouerait l’auteur lui-même. Étrange religion que celle qui dédaigne les œuvres des compatriotes morts ou vivans et s’agenouille devant de pareilles reliques ! Quand il n’y en a plus de Weber, on en invente ; on cueille ici un air, là un duo ; de toutes ces fleurs jaunies, passées et trépassées, on compose un bouquet suant la moisissure, et le comble du naïf, ce qui d’un trait vous peint une situation dans toute sa tristesse, c’est qu’on puisse s’imaginer qu’une antiquaille de cette espèce, une chose si piètre et si ridicule, en aura plus de mérite à nos yeux pour être signée du nom musicalement célèbre, mais patriotiquement exécrable, de l’auteur des Chasseurs de Lutzow et de tant de furieux houras contre la France !

Et dire que pendant ce temps nous laissons nos compositeurs se morfondre ! Les talens, pas plus que les bonnes volontés, ne manquent ; il faut désormais que leurs appels soient entendus, il faut que nos lauréats du prix de Rome cessent d’être réduits à devenir sur des scènes de bas étage les vils parodistes d’un art impuissant à les faire vivre. La carrière s’est élargie pour tous, nul effort sérieux ne doit être perdu ; l’assemblée nationale est pleine d’esprits honnêtes, compétens, résolus à surveiller partout ce qui se passe, les artistes le savent, et leur moral se raffermit ; qu’importe la lutte, si l’espoir de vaincre nous soutient ? Les burgraves qui naguère interceptaient la voie ont disparu, le favoritisme n’a plus de sens. A tout nom nouveau, l’heure est propice. Le danger, nous le connaissons bien ; il serait dans le mauvais vouloir des directeurs qui s’entêteraient à ne jamais sortir du répertoire ; mais, si engloutis qu’on les suppose, les cahiers des charges finiront pourtant par revenir sur l’eau. C’est donc une régénération qui se prépare. Qu’elle arrive, et nous y applaudirons de grand cœur, nous qui, depuis des années regardions progresser la ruine. En effet, nos théâtres de musique meurent littéralement de consomption, A l’Opéra, de même qu’à l’Opéra-Comique, au Théâtre-Lyrique et aux Italiens, les répertoires trop exploités ne rendent plus, et notez que le mal vient de loin. Nous voyons en petit une de ces crises qui dans l’histoire des peuples sont d’ordinaire le résultat de ce qu’on appelle les grands règnes. « Après moi, le déluge ! » les directeurs de théâtre qui se sont succédé depuis trente ans n’ont eu d’autre mot d’ordre. Pressés de faire fortune, ils tiraient du sol, à la hâte, tout ce qu’il leur pouvait donner, multipliant les récoltes, épuisant la terre sans l’améliorer, et pareils à des fermiers qui ne songent qu’à mener leur bail à bon terme. Aujourd’hui rien ne subsiste ; des compositeurs, s’il y en a, le public les ignore, et comment en serait-il autrement quand on ne joue et rejoue partout que le répertoire, quand on ne monte et remonte que les œuvres des maîtres ? « Qu’est cela, monsieur, vous m’apportez une partition ? Mais d’abord, qui êtes-vous ? Vous appelez-vous Meyerbeer, Auber, Halévy ? Non. Eh bien ! alors ne m’importunez pas davantage ; bonsoir ! » C’est ainsi que sous l’empire un aimable humoriste, dont les boutades se racontent encore, accueillait les naïfs candidats. Et les rieurs étaient de son côté, et c’était une mode du temps d’enregistrer les maximes les plus cyniques de cet homme d’esprit qui semblait n’occuper le poste où la sagesse du gouvernement l’avait placé que pour y faire le plus de mal possible. Quant à des chanteurs, le vrai, c’est que nous n’en avons plus. Les nôtres nous quittent, vont à Londres, à Pétersbourg, et, n’étant plus désormais assez riches pour les retenir, comment nous y prendrons-nous pour payer aux virtuoses étrangers les sommes folles qu’ils exigent ? Dans cette débâcle universelle, un seul moyen de salut nous reste : créer nous-mêmes les élémens de notre consommation, utiliser la grande usine nationale à façonner les produits bruts du sol, et nous arranger de manière que les. produits français, dûment élaborés, polis, affinés par nos soins, n’aillent pas ensuite enrichir à nos dépens les marchés européens.

Nous avons un conservatoire ; qu’il nous serve, que cette grande institution, d’où sortaient autrefois les Nourrit, les Levasseur, les Falcon, cesse d’être un vain mot ; qu’on la voie enfin fonctionner et se rattacher au présent. On vient de nommer là M. Thomas, l’auteur du Songe d’une Nuit d’été, de Mignon et d’une partition d’Hamlet. D’autres, d’ailleurs excellens juges, eussent préféré M. Reber, esprit moins vaguement spéculatif et plus dans le courant des choses. Pour nous, notre conviction n’a point changé ; elle reste ce qu’elle a toujours été, à savoir que ce serait surtout un bon administrateur qu’il faudrait mettre à ce poste d’affaires en lui donnant simplement ad latus un comité des études fortement équilibré. D’Alembert disait ; « C’est aux musiciens à composer de la musique et aux philosophes d’en discourir ; » nous compléterons l’aphorisme en y ajoutant que c’est aux hommes pratiques d’administrer. Or parmi les artistes même illustres, même parmi ceux qu’il convient, comme Cherubini, Auber, d’appeler les chefs de l’école française, le bon administrateur est l’exception. L’auteur de la Muette ne l’a que trop bien démontré par son exemple. Maintenant remarquez le tact ordinaire du pouvoir, quel qu’il soit ; c’est justement à cause de la part qu’il a prise à l’administration reconnue aujourd’hui déplorable de M. Auber, dont il fut en quelque sorte le coadjuteur pendant ces dernières années, que M. Ambroise Thomas vient d’être choisi. Car de cette suprématie professionnelle par laquelle s’imposent tout de suite des noms tels que ceux de Cherubini et d’Auber, il n’en saurait être question. M. Thomas n’ayant à son compte ni le Requiem en ut mineur, ni la partition de la Muette, c’est tout simplement ce qui aurait dû contribuer à le faire écarter qui l’a fait élire. On s’est dit : Ne pas le nommer équivaudrait à une destitution, comme s’il pouvait exister des droits de survivance en pareille matière, et comme si c’était un décret providentiel qu’en tout temps et partout Louis XVI succédât à Louis XV. Il n’importe ; l’homme qui, dans les circonstances où nous sommes, se met ou se laisse mettre à la tête d’une institution de laquelle dépend l’avenir de notre école, cet homme assume une responsabilité trop grave pour ne pas mériter tous les égards de la critique, et c’est sur ses actes qu’il faut le juger. Nous y reviendrons. Évidemment M. Thomas nous arrive avec des projets de réforme. Nourri dans le sérail du vieux padischah, il n’en aura connu les détours que pour mieux aérer l’édifice, et c’est à bien apprendre comment on ne doit pas faire que cette désolante fin de règne lui aura servi. Comptons beaucoup sur sa longue expérience, sur son activité. La tâche est difficile, la maison, lézardée depuis des années, s’effondre ; travaillons à rebâtir, à repeupler, à créer une pépinière nombreuse et florissante où le théâtre français et nos scènes lyriques viennent se recruter. Le nouveau directeur du Conservatoire ne peut pas ne pas être un réformateur. M. Thomas a son système, tout le monde est d’accord là-dessus ; qu’il le montre, et nous discuterons. Une institution qui décidément a cessé d’être dans nos mœurs, c’est le Théâtre-Italien. La tentative en dernier ressort de cet hiver a complètement échoué. On ne fait pas revivre ce qui n’a plus de raison d’être. S’il fut une bienheureuse période où le goût du public le portait de ce côté, cet âge d’or a disparu, pour le moment du moins. De merveilleux chanteurs révélaient alors l’inconnu à des générations enthousiastes. Des chefs-d’œuvre et des virtuoses incomparables, une réunion de femmes d’esprit, d’hommes d’état, d’artistes et de gens du monde, qui tous se fréquentaient, s’entendaient à demi-mot, une société élégante, riche, partout cherchant l’étincelle électrique où prendre feu, — essayez de nous ramener à ces tourbillons après la guerre prussienne, après l’horrible commune ! Ces ouvrages, alors nouveaux, de Mozart, de Cimarosa et de Rossini, aujourd’hui nous les savons par cœur. La traduction, les concerts en plein vent, et jusqu’aux orgues de Barbarie en ont à ce point vulgarisé les motifs, que nous en avons les oreilles rebattues. Rien ne dit cependant que ces chefs-d’œuvre ne nous charmeraient pas de nouveau, s’ils pouvaient nous être rendus convenablement. Les chanteurs, les orchestres, en ont perdu la tradition. Rossini, lui, n’a déjà plus d’interprètes. Quant à Cimarosa, c’est lettre morte. Après les dernières représentations du Matrimonio segreto, il faut tirer l’échelle. L’Alboni seule, dans Fidalma, avait l’air de savoir ce qu’elle chantait, et l’Alboni n’est elle-même qu’un souvenir. Sa voix n’a point trop souffert, mais la virtuose manque de souffle ; pour les autres, ils manquent de tout. Exécutée ainsi à l’aveuglée, cette adorable musique vous fait l’effet d’une opérette des Bouffes. C’est maigre, étriqué. Vous entendez grincer les violons, s’espacer une voix sans âme, vous vous dites : Qu’est cela ? C’est Pria che spunti, ni plus, ni moins, une merveille, l’idéal du canto spianato, une de ces phrases que les David, les Rubini, n’abordent qu’avec une sorte de terreur religieuse, et qu’enlèvent haut la main les gens qui ne doutent et surtout qui ne se doutent de rien. Le malheur veut que ces gens-là soient aujourd’hui les plus nombreux qu’on rencontre au théâtre, et aux Italiens nous en avons vu le plus beau défilé : ténors et soprani, bassi e contralti, passant et saluant, c’était comme dans la cérémonie du Malade imaginaire. Que signifie un pareil spectacle, et qu’attendre pour l’éducation musicale de notre pays d’un Théâtre-Italien qui n’a plus à nous offrir que Mme Penco dans Anna Bolenna, Mme Laval-Floriani dans la Traviata, ou Marie Sass dans le Trovatore ? Reconnaissons donc une fois pour toutes que c’est une affaire finie, et portons ailleurs nos efforts et nos encouragemens. Restaurons le Théâtre-Lyrique, donnons-lui pour se loger la salle Ventadour ou l’Ambigu, et, puisque nous avons une commission des théâtres, qu’elle nous aide à nommer un directeur capable d’inaugurer décemment la situation. Une troisième scène musicale peut rendre des services, à cette condition néanmoins que le meilleur de son temps et de ses ressources sera consacré au présent comme à l’avenir de notre école, et qu’on n’y abusera plus des traductions. N’empruntons à l’étranger que les œuvres qui s’imposent d’elles-mêmes à notre admiration, songeons aux sommes folles d’enthousiasme que nous avons dépensées au dehors depuis vingt ans pour des musiciens qui ne nous valaient pas. Connaître les autres est bien, se connaître soi-même doit cependant compter aussi, et j’aimerais à nous voir mieux pratiquer la maxime socratique. Avons-nous donc tant besoin des autres ? Un pays qui a produit Méhul, Boïeldieu, Hérold, Auber, dans le passé, qui s’adresse dans le présent à des hommes tels que MM. Thomas, Gounod, Félicien David, Victor Massé, Reber, est-il si déshérité qu’il ne puisse songer à vivre de son propre fonds ?

Pour l’avenir, j’en citerais déjà plus d’un qui s’efforcera d’y pourvoir. Aussi je voudrais qu’à l’Opéra-Comique la porte s’ouvrît aux jeunes moins étroite. Un acte est vraiment bien peu de chose ; encore cette faveur ne s’accorde qu’aux privilégiés, on ne l’obtient qu’après avoir donné des gages. Qui ne connaît la Mandolinata, cette chanson des salons, de la rue et des bois, dont la vogue s’est emparée et qu’elle promène partout ? En musique, il n’en faut pas davantage pour lancer un nom. M. Paladilhe était un prix de Rome des mieux pourvus d’antécédens honorables ; Halévy, qui l’affectionnait, ne cessait de le recommander à la critique, aux directeurs. Un motif heureusement et lestement tourné, que tout le monde chante, a plus fait pour lui ouvrir la carrière et que les fortes leçons du maître et que son amitié. Non point que cet opéra du Passant nous semble destiné à vivre de longs jours ; les partitions en un acte peuvent réussir à l’Opéra-Comique : le Chien du jardinier, Gilles ravisseur, la Double Échelle (qu’on devrait reprendre), et par-dessus tout les Noces de Jeannette, en sont la preuve ; mais le public de la maison exige que la petite pièce ait de l’intérêt. Aller mettre en musique le Passant de M. Coppée, singulière imagination ! Dans un cercle intime, très restreint, dans les salons de la princesse Mathilde par exemple, la chose eût jadis peut-être fait merveille, le public d’aujourd’hui n’en veut plus. Deux morceaux écrits d’une main sûre et très remarqués, l’introduction et le cantabile de Zanetto, n’ont pu conjurer l’ennui de cette élégie trop prolongée, et la Mandolinata même, vaincue par ce clair de lune qui s’éternise et l’implacable azur, a manqué l’effet de son feu d’artifice. M. Paladilhe a cru voir dans le Passant un sujet d’opéra-comique, c’est surtout un sujet de pendule.

Si rares que soient les amateurs de ce genre d’intermèdes, comme il en existe quelques-uns de par le monde, hâtons-nous, pendant qu’il en est temps encore, de leur recommander un autre acte de même venue : Djamileh. Un jeune Turc athée, libertin et monologuant à perte de vue, une esclave sensible, amoureuse de cet enfant du siècle, et cet éternel précepteur de fantaisie ignorantissime et balourd, — c’est possible que tout cela soit aussi invraisemblable que l’Ours et le Pacha, mais c’est en revanche beaucoup moins divertissant, Personne plus que nous ne goûte le répertoire d’Alfred de Musset à la rue Richelieu ; ne suffit-il pas cependant de donner ses pièces telles qu’il les a composées, sans vouloir maintenant en faire des opéras-comiques, et surtout sans qu’on vienne fourrager jusque dans ses poésies ? Fantasio, chacun le sait, fut une affreuse chute. On en est à peine rétabli, et voilà qu’avec Namoûna les violons recommencent. Attendons-nous un de ces jours à voir Mardoche, Franchement, s’il y a système, le système n’est pas heureux. Le plus décontenancé en pareille aventure n’est pas le public ; il s’ennuie, trouve la chose absurde et ne revient pas ; mais l’infortuné musicien, c’est lui que je plains, lui, condamné à dépenser en pure perte sa peine et son talent, à lutter contre un sujet absolument dépourvu de situations, qui au lieu de le soutenir l’accable, à mettre en mélodies, non plus de simples vers de libretto, mais de lourdes strophes qui, parodiant le poète, n’offrent au compositeur qu’un thème intraduisible. M. Bizet moins que tout autre était l’homme d’un pareil tour de force. Écrivain à tendances élevées, s’il n’a sous la main un sujet dramatique, son talent dépérit et se traîne. L’auteur de Djamileh a traité sa partition en mélopée. De ce fond monotone et gris, aucun morceau ne se détache. Que vont penser de cet Orient crépusculaire les coloristes tapageurs du salon ? J’aurais plutôt compris une symphonie sur le poème de Musset ; ceci n’est pas même un acte, c’est un entr’acte ; vous attendez toujours que le rideau se lève. Un moment, avec la chanson de l’aimée, il semble qu’un rayon commence à luire. Déception nouvelle ; aussitôt l’orchestre se trouble, la phrase redevient nuageuse. Alors finalement vous en prenez votre parti, non sans qu’à votre ennui se mêle un peu de tristesse, car vous pensez aux brillans débuts de M. Bizet, à ce charmant air de ballet dans la Jolie fille de Perth, à cette fête de la Saint-Valentin si musicalement réussie, à tout ce que promettait cette partition, et que Djamileh n’a pas tenu.

Nous ne reprocherons pointa l’Opéra-Comique d’avoir pris les Noces de Figaro à l’ancien fonds du Théâtre-Lyrique, il y trouve son avantage, et nous y trouvons notre plaisir, puisque le chef-d’œuvre de Mozart remplit la salle et nous enchante une fois de plus. Tâchons cependant de nous en tenir à cette aventure, fort galamment menée d’ailleurs par Mme Carvalho dans le page et Mlle Battu dans la comtesse. Un seul répertoire, le nôtre, nous suffit ; deux répertoires encombreraient la place, et c’est moins que jamais le moment de vouloir fusionner l’ancien Châtelet avec Favart. Mozart n’a pas besoin qu’on le mette ainsi dans ses meubles un peu partout. N’est-ce point d’ailleurs une sorte de disgrâce pour nos musiciens que cette préoccupation somptuaire qu’on n’affecte qu’à l’égard des maîtres étrangers ? Le nom de Mlle Battu paraît sur l’affiche, il semble que ce soit une acquisition pour tout le monde ; nullement. Mlle Battu ne connaît et ne doit connaître que les Noces de Figaro, et ceux-là se trompent qui pensent que les ouvrages nouveaux vont profiter de sa présence. Avec ce système, on n’aboutit qu’à la confusion, disons mieux, qu’à l’impossibilité d’être, et le théâtre n’aura que ce qu’il mérite lorsque, par un juste retour, demain M. Victor Massé, pour donner son Paul et Virginie, prétendra qu’on engage M. Capoul et la Patti.

Bruxelles s’applaudit déjà de son nouveau directeur du conservatoire, et ce rapide succès ne surprendra point quiconque a vu naguère ici M. Gevaërt à l’œuvre dans les importantes fonctions qu’il remplissait à l’Opéra. M. Gevaërt est un enfant de cette Belgique savante et musiquante qui nous a donné les Grétry, les Fétis, les Grisar. Compositeur éminent, nos théâtres lui doivent plusieurs ouvrages, entre autres une excellente partition de Quentin Durward, représentée avec honneur à l’Opéra-Comique, et ce Capitaine Henriot, si joyeusement traité à la manière des comédies héroïques, Peut-être regretterons-nous maintenant d’avoir trop peu profité de la bonne volonté productive d’un pareil maître pendant que nous l’avions chez nous. Il est vrai que son temps passé à l’Opéra ne fut pas un temps perdu, bien s’en faut. S’il s’abstenait d’écrire pour son propre compte, c’était pour ne plus s’occuper que des autres et concentrer dans ses mains toute la direction des études musicales. L’ancienne administration de l’Opéra avait cela de bon, qu’elle savait ne point reculer devant la dépense, et s’attachait M. Gevaërt, alors qu’elle avait déjà des chefs de service tels que MM. Victor Massé et George Hainl. Du reste, ces surcroîts-là portent toujours leurs fruits. M. Gevaërt ne se contentait pas de gouverner le personnel, il se mêlait aux détails administratifs, conseillait, surveillait, inspirait ; quand on pensait à mettre en scène quelque œuvre d’ancien répertoire, c’était lui qui remplaçait Gluck ou Mozart. Un homme de cette valeur ne pouvait qu’être désigné d’avance à l’attention de son gouvernement. Le roi des Belges y a tenu la main envers et contre les cabales, et M. Fétis a trouvé tout de suite son successeur. Outre la somme énorme de science musicale, historique et linguistique qu’il possède, le nouveau directeur du conservatoire de Bruxelles a pour lui bien des avantages : la jeunesse, l’activité, l’entente des affaires. Voilà l’homme qu’il nous fallait, et notre mauvaise chance veut que ce soit un Belge. A peine installé, M. Gevaërt a donné le branle. Une société s’est organisée sur le modèle de notre société des concerts. On sait quelle pépinière d’instrumentistes est la Belgique ; de là nous sont venus les Bériot, les Servais, les Vieuxtemps ; l’œuvre fonctionne et grandit à vue d’œil. Ce n’est pas tout, l’influence du directeur du conservatoire s’étend sur les théâtres de musique ; cette absolue nécessité d’un continuel échange de rapports, M. Gevaërt l’avait comprise, et le roi, en l’appelant à ce poste, a décidé que ses pleins pouvoirs s’étendraient sur toute musique dramatique, religieuse et symphonique. Espérons que l’exemple va nous piquer d’émulation, et qu’on nous épargnera cette nouvelle disgrâce de voir un petit pays nous battre avec des ressources beaucoup moindres que les nôtres, et tout simplement parce qu’il aura mieux su discerner les aptitudes des hommes qu’il emploie, ce qui me paraît de plus en plus être un art qu’en Europe tout le monde possède, excepté nous.

M. George Hainl vient de se démettre de ses fonctions de chef d’orchestre de la Société des concerts. Faut-il ne voir dans cette abdication d’autre motif que celui qu’on lui prête généralement, c’est-à-dire un surcroît d’attributions offertes et acceptées à l’Opéra, où M. George Hainl, déjà chef d’orchestre, occupera désormais en même temps l’emploi que remplissait M. Gevaërt ? Il est certain qu’un pareil cumul semble de nature à devoir absorber toute l’activité d’un homme. C’étaient cependant de bien illustres fonctions que celles de chef d’orchestre au Conservatoire, et nous avons quelque peine à supposer qu’on puisse les abandonner, ainsi de gaîté de cœur, alors qu’on se croit sûr de réunir la majorité des suffrages à de prochaines élections. Tranchons le mot, le mal qui ruine nos théâtres travaille aussi et depuis longtemps la Société des concerts. Là, comme partout ailleurs, chacun tire à soi, veut dominer. Dans une compagnie de ce genre, où les soldats sont eux-mêmes des capitaines, la subordination ne saurait exister à demeure, on ne l’obtient qu’en l’imposant ; battre la mesure ne suffit pas, il convient d’avoir une force, un prestige, d’être quelqu’un. Habeneck en ce sens fut le héros. Tête carrée, intelligence vigoureuse, main de fer, il avait la puissance de cohésion, l’autorité. Habeneck savait ce qu’il voulait et le faisait exécuter, sans jamais souffrir de réplique et ne se laissant interpeller sur un mouvement ou mettre en cause ni par la petite flûte ni par le basson. Avec lui, tout le monde se tenait à sa place. De plus, c’étaient alors les premiers temps de la Société, chacun avait la foi dans l’œuvre, chacun l’aimait et s’y dévouait. Sous Girard, esprit modérateur et persuasif, la bonne constitution se maintint encore, et ce n’est guère qu’à dater de l’avènement de son successeur que les signes de dislocation commencèrent à se manifester. D’un côté, amoindrissement de l’autorité, complet dépérissement du pouvoir discrétionnaire entre les mains d’un chef plus ou moins discuté, contesté ; de l’autre, diffusion de la musique instrumentale : telles furent les principales causes du désarroi auquel nous assistons.

La Société des concerts se démembre. N’est-elle pas aujourd’hui un peu partout ? Qui trouvons-nous à la tête de toutes ces réunions nouvelles qui se forment ? Des, chefs de pupitre de la rue Bergère, fatigués d’obéir et saisissant à leur tour le bâton de commandement. On érige autel contre autel, on en élève à Beethoven, Haydn, Mendelssohn, Berlioz, Schumann, à tous les dieux, demi-dieux et quarts de dieux de la symphonie, du quatuor et du concerto. La primitive église voit avec amertume ses enfans se détacher de son sein pour aller prêcher ailleurs la parole des maîtres, heureuse quand les apôtres ne deviennent pas des dissidens et des schismatiques. Nommer ici toutes ces fondations, tâche impossible ! Essayons d’en citer quelques-unes. Nous avons d’abord les concerts populaires, maison à part à laquelle toute espèce d’échange avec le personnel de l’œuvre-mère est interdite, ne s’y rattachant que par le choix de ses morceaux, le caractère d’ailleurs plus osé de l’exécution et le tour généralement beaucoup plus aventureux de sa tactique. Viennent ensuite la société Morin et Chevillard pour les derniers quatuors de Beethoven, la société Schumann, la société Jacquard et Armingaud, la société philharmonique de M. Saint-Saëns, les concerts Danbé, Lamouroux, la société Alard, Franchomme et Planté, et bien d’autres que j’oublie, et qui toutes ont réussi à s’achalander, grâce à l’absolu dénûment de musique vocale où nous sommes réduits. On prend ce qu’on a ; lorsque les chanteurs manquent, on s’adresse aux instrumentistes : de là ce goût du symphonisme déjà si répandu chez nous, et qui, chose plus extraordinaire, se propage également même en Italie. Verdi, en réagissant contre Cimarosa et Rossini, en forçant et brisant les voix, n’a peut-être pas médiocrement contribué à provoquer ce mouvement tout en faveur de l’Allemagne. Pour nous, il ne nous reste qu’à tâcher de nous consoler avec ce que nous avons. Appelons des temps meilleurs, mais travaillons surtout à les préparer.

Nous savons d’où naît le mal ; il vient de cette fièvre de personnalité qui dévore notre âge et qui fait que nul ne peut rester honnêtement à son poste. Les mêmes causes qui nous ont dotés de la commune ont amené la désorganisation des beaux-arts. Primer, s’enrichir est l’unique affaire ; consacrer nos efforts, nos talens au profit d’une de ces institutions nationales dont la gloire et la fortune redescendent ensuite sur nous selon nos mérites, quelle duperie ! Mieux vaut s’établir pour son propre compte, se mettre en chambre et ne s’occuper que de soi. Personne aujourd’hui n’est ce qu’il devrait être. L’intérêt du théâtre auquel il appartient n’entre plus un seul moment dans les préoccupations d’un chanteur ; autrefois on s’attachait à la maison. Nourrit ne quittait jamais la place, ne vivait que par l’Opéra et pour l’Opéra ; un appointement de 25,000 francs suffisait à ce grand artiste, toujours sur la brèche, toujours prêt à servir la cause de l’idée, fût-ce aux dépens de ses avantages particuliers. Ainsi des autres. C’étaient de très médiocres spéculateurs que ces princes de notre scène lyrique, et, quand venait le renouvellement, on n’avait à craindre d’eux aucune de ces prétentions léonines qui faisaient dire à un directeur parlant d’une virtuose célèbre : « Mais c’est un procureur que cette femme-là ! » Au siècle dernier, lorsque le bailli du Rollet, rencontrant Gluck à Vienne, s’efforçait de le conquérir à la France, il lui vantait la troupe d’ensemble de notre Opéra, les vingt-quatre violons du roi, les ballets, le spectacle et tous ces puissans moyens d’exécution qui sollicitent au travail l’imagination d’un maître. Réussir n’est point tout ; il faut faire succès qui dure. Les chefs-d’œuvre n’existent qu’à ce prix, et ces conditions de stabilité ne s’obtiennent qu’avec l’aide d’un personnel d’ordre supérieur et sérieusement organisé pour longtemps. C’est par ce grand attrait, qui tentait l’auteur d’Iphigénie et d’Armide, que plus tard nous avons saisi Rossini et Meyerbeer. Aussi les bras vous tombent quand vous entendez un ministre demander au premier venu de lui découvrir des chefs-d’œuvre ! Chose facile en vérité ! Comme si des ouvrages tels que Guillaume Tell, Robert le Diable et les Huguenots s’improvisaient là, tout de suite, sans préparation et sans objectif, sur simple commande.

Que la maison de Molière y prenne garde, la crise qui menace d’emporter l’Opéra pourra bien, avant peu, l’atteindre à son tour. Là, de même, les vieilles fondations sont ébranlées, les mauvaises habitudes s’introduisent ; l’ancien faisceau, s’il ne se rompt, commence fort à se distendre. Qu’est devenu cet amour exclusif des intérêts de la société, ce traditionnel attachement au foyer domestique ? On va, on vient, on se disperse ; quand ce n’est pas l’étranger, c’est la province. Que dire aussi de cette rage nouvelle de courir les salons pour y débiter toute sorte de romances, de ballades, de rondos et de cavatines sans musique ? Le grand style exige plus de recueillement, et les artistes de la Comédie-Française ne sauraient être pourtant des virtuoses en cours perpétuel de représentations particulières. J’avise que les fiers ancêtres, les Fleury, les Contat, les Mars, les Talma, seraient bien étonnés de voir leur aristocratique progéniture se livrer à tous ces exercices de guitare. Hélas ! le répertoire quotidien auquel le goût actuel nous condamne n’est déjà point si relevé que des artistes puissent impunément, en dehors du théâtre, se farcir ainsi la mémoire d’un tas d’inepties rimées ou non rimées. Un pareil train nous va mener droit à la confusion des langues ; nous y perdrons le peu de style qui nous reste au cœur, et dire les vers du Misanthrope deviendra pour la Comédie un secret tout aussi bien perdu que l’est pour l’Opéra l’art de parler la langue de Gluck, de Sacchini ou de Spontini. Cette mode ridicule évidemment passera, les comédiens se lasseront d’un métier qui ne saurait leur rendre en dignité ce qu’il leur coûte en frais de mémoire et de déplacement, et le mieux qu’on puisse faire en attendant pour maintenir le style du théâtre à son point, c’est de jouer beaucoup Musset et l’Aventurière de M. Emile Augier.

Une commission, où se rencontrent quelques noms des plus rassurans et des plus autorisés, vient d’être instituée. C’est la première garantie donnée au pays de la manière dont ses fonds vont être employés. N’oublions pas qu’il s’agit à présent de voir les choses d’un peu haut. Jusqu’ici, les intérêts de l’art n’ont été que trop abandonnés à la direction des subalternes. Les hommes que les événemens ont appelés au pouvoir, soit qu’ils n’eussent de la question aucune idée spéciale, soit qu’ils fussent sollicités ailleurs par des raisons plus graves, ont commis cette triste erreur de laisser à des chefs de bureau le soin de pourvoir à tout. La commission comprendra ce qu’une telle situation renferme de périls. Il importe qu’elle soit là, non-seulement pour veiller sur l’avenir, mais pour rectifier le passé et régler le présent. Il faut qu’elle-même rédige les cahiers des charges, quitte à les faire intégralement exécuter ensuite. Ce que veut l’assemblée, ce que nous voulons tous, c’est que les subventions ne soient pas un simple thème à tirades oratoires. Nous attendons qu’on nous montre des résultats ; l’état paie assez cher sa curiosité pour savoir désormais à qui profitent ses largesses, et si c’est l’art musical qui s’enrichit ou seulement le directeur du théâtre. Nous ne pouvons admettre cependant que la France donne à l’Opéra 800,000 fr., qu’elle entretienne un Conservatoire national de musique et de déclamation, à cette unique et glorieuse fin de voir la brillante jeunesse de ses écoles subvenir aux besoins du répertoire des Variétés, des Bouffes-Parisiens et des Folies-Dramatiques. Phénomène très remarquable que l’envahissement chaque jour plus complet de ces illustres scènes ! Cet art, qui dans l’origine n’eut qu’un fournisseur, un seul, compte désormais des adeptes par douzaines. En serait-il ainsi, je le demande, si les avenues des grands théâtres s’ouvraient comme elles doivent au talent qui se présente sous le firman du prix de Rome ? Ces jeunes lauréats dont les directeurs se sont tant joués, à force d’être rebutés de partout, ont fini par ne plus se prendre au sérieux, et les voilà qui se moquent d’eux-mêmes et de vous. Sunt lacrymæ rerum ! Vous les envoyez à Rome s’édifier au spectacle de la ville éternelle, déchiffrer les palimpsestes sacro-saints, écouter la musique des anges dans la chapelle Sixtine. Quand ils vous reviennent d’un pèlerinage si fameux, c’est pour écrire le Canard à trois becs, la Tour du Chien vert, la Timbale d’argent, les Cent Vierges, et donner le coup de pied de Cassandre à Pierrot dans le dos de Palestrina et d’Allegri. Assez de pindarisme, déposons la lyre thébaine, voyons les choses comme elles sont, et que la question des subventions, lorsqu’elle se représentera, redevienne une question comme les autres. L’assemblée doit être éclairée, elle veut des raisons et non des hymnes ; elle s’est laissé émouvoir trop aisément, il est temps et grand temps que quelqu’un vienne enfin à ce propos lui parler affaires dans la langue de M. d’Audiffret-Pasquier.


F. DE LAGENEVAIS.