Revue musicale, avril 1865

Revue musicale, avril 1865
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 56 (p. 1043-1058).
REVUE MUSICALE

LE THEATRE-ITALIEN. — LES CONCERTS.

Faut-il parler de la Duchessa di San-Giuliano ? Je le veux bien ; mais qu’en dire ? Il y a de ces œuvres avec lesquelles la discussion ne sait où se prendre. Volontiers on applaudirait, quoique d’une main banale, car après tout la conviction vous manque. D’autre part, trop blâmer, trop critiquer, serait injuste. Pourquoi en vouloir à cette musique ? Elle n’est point méchante, c’est au contraire une honnête et sage personne élevée dans les meilleurs principes. Donizetti et Verdi lui servirent de parrains, et si à ce baptême, les fées ont négligé d’accourir, ce n’est point là, une raison pour l’empêcher de faire son chemin. La carrière sera courte peut-être, mais non sans agrément Elle aura vécu, grandi dans l’estime d’un petit nombre, fait quelque bruit avant de disparaître. Les Allemands, ont un nom pour ces sortes d’ouvrages ; ils appellent cela de la musique de maître de chapelle. C’est honnête, rempli de bonnes intentions, de mérite et de courtoisie. L’auteur, en homme bien appris, y salue à tour de rôle toutes les formes et formules plus ou moins en honneur dans le répertoire. Révérence par ci, révérence par là, chaque morceau est un coup de chapeau tiré à quelqu’un ; puis, comme si le manège ne suffisait point, voilà que le maestro vient encore saluer le public, qui s’étonne à la fin de tant de politesses : bravo, Verdi ! bravo Donizettit bravi Graffigna, Aghesi, Frashnini, tutti quanti ! Je ne sais rien pour ma part de plus ridicule Que ce style poussé au noir de parti-pris. Quand le tragique ne vient pas de l’âme, ne ressort pas des entrailles mêmes de la situation, bien loin d’émouvoir la pitié, il produit l’effet d’une parodie. Jamais on n’entendit fureurs semblables. Que de bruit, que de travaux d’Hercule sans résultats ! car à ce mélodrame grotesque le public naturellement reste froid ; seul, le compositeur a l’air de croire que c’est arrivé, et quand sur le dernier accord le rideau tombe, vous seriez presque tenté de lui dire comme cette maîtresse de maison à un poète qui venait de lire une tragédie en cinq actes, quelque Véronica Cibò peut-être : « Vertuchoux ! monsieur, que vous devez être fatigué ! » L’auteur de la Duchessa di San-Giuliano, s’il n’est maître de chapelle, occupe au Théâtre-Italien l’emploi de second chef d’orchestre. Il n’est point à supposer qu’aucun paragraphe de son engagement porte qu’il aura du génie et composera des partitions. Croyons plutôt que c’est l’occasion qui l’aura tenté. Étant de la maison, il a profité du moment pour lâcher le rossignol qu’il tenait en poche. Qui voudrait l’en blâmer ? D’ailleurs, prise au particulier, cette musique n’est point absolument sans mérite. Elle n’a ni l’originalité, ni la couleur, ni le trait, mais la période italienne s’y développe avec une certaine aisance. Pour les chanteurs comme pour l’orchestre, elle est avantageuse. J’entendais naguère un honnête homme fort imbu des idées de M. Michelet louer très sincèrement un ecclésiastique de ce qu’il n’apportait pas le trouble dans les familles, il faut reconnaître à cette musique la même vertu négative : elle ne gêne point le virtuose, n’apporte pas le moindre trouble dans ses habitudes. La superbe voix de Fraschini, son grand style s’y meuvent très librement ; Delle Sedie, dès son entrée, y rencontre une phrase du pathétique le plus onctueux ; Mme Charton-Demeur, costumée comme un portrait du temps, y trouve des accens de tragédie, et la touchante romance du troisième acte fournit à Mme Méric-Lablache un motif tout disposé d’avance à se prêter à l’expression d’une belle voix. Si Donizetti et Verdi n’existaient pas, M. Graffigna les aurait inventés ; mais comme le malheur pour lui veut qu’ils existent, il s’est tout simplement proposé de tirer de leurs ouvrages le meilleur parti possible et d’utiliser en compositeur, en maestro, tout ce que le chef d’orchestre en avait appris et retenu.

Quel charmant spectacle de marionnettes, dans le meilleur sens du mot, que ce Crispino e la Comare des deux Ricci ! La Patti seule y manque, la jolie poupée ! Si vous aimez l’ancien opéra bouffe italien, cette musique abondante, joyeuse, triviale, mais dont la trivialité même a le tempérament d’un peuple artiste, allez entendre Zucchini dans ce rôle de savetier-médecin, et vous rirez, vous vous délecterez comme à Molière. Le trio des médecins qui se chante au deuxième acte dans la boutique du pharmacien Mirobolino vaut tous les chefs-d’œuvre du genre. C’est plus gai, plus franc du collier que Rossini, il faut pour trouver le vrai modèle, l’ancêtre, remonter à Cimarosa. Et la cavatine de la fritola, quelle verve, quel entrain de bon aloi ! Une cavatine pour chanter la friture, et dans la bouche d’une jolie femme encore ! il n’y a qu’un opéra écrit pour Venise où de tels amalgames se rencontrent ; mais là cette galimafrée en plein air va si bien à la musique bouffe, la Frezzaria est si près de San-Benedetto ! Il semble parfois qu’on ait mis le feu aux quatre coins de la ville, vous vous demandez : qu’y a-t-il ? C’est tout simplement des oranges, des figues, des crabes, des boudins et des allumettes chimiques qu’un vendeur ambulant débite avec des cris et des gestes comme s’il s’agissait de déraciner les portes de l’enfer. Et n’allez pas croire qu’il s’en tienne au simple énoncé de sa marchandise ; pas le moins du monde, il prodigue à cette marchandise les épithètes les plus flamboyantes ; les épithètes, le génie de l’improvisation aidant, forment bientôt des périodes, lesquelles périodes finissent par se changer en véritables monologues. Je me souviens d’un virtuose de cette espèce qui vendait des saucisses et professait pour les merveilles de son industrie une admiration si bien sentie que les larmes lui en venaient aux yeux : Ma che salgigie ! s’écriait-il en joignant les mains avec extase et dans le sublime transport d’un enthousiasme fait pour attendrir. Quanto son belle, buone, delicate ! A Venise, tout se crie, depuis le poisson encore dans l’eau jusqu’à l’orange encore sur l’arbre, depuis pulcinella dans la boutique jusqu’au saint fraîchement sorti de l’atelier d’enluminures. Tout se crie, tout se braille, et il semble que ce naturel dans l’emphase, ce lyrisme grotesque aient trouvé leur forme esthétique dans le vieil opéra bouffe italien.

Ce succès de Crispino sera venu fort à propos pour égayer un peu la fin d’une saison qui furieusement tournait au sombre. La campagne, disons-le sans vouloir blesser personne, n’a pas été heureuse cette année. En dehors de quelques soirées brillantes, rien à citer. Plus de public spécial, de connaisseurs empressés. Le monde qui figure là désormais vient pour la Patti, et de la musique qu’on lui chante se soucie à peu près autant que les gens qui vont voir une féerie se préoccupent de la pièce. L’administration s’évertue de son mieux, donne tout ce qu’elle trouve, sème l’or sans y regarder ; mais, hélas ! contre la désuétude, nul effort ne peut. Je crains que le dilettantisme n’ait fait son temps. Le Théâtre-Italien est une institution du passé qui, comme beaucoup d’autres, va s’écroulant. Les raisons par lesquelles nous cherchons généralement à nous expliquer cet état de choses ne sont point les vraies, il y a ici plus qu’une question de chanteurs et d’ouvrages. Le Théâtre-Italien se meurt parce qu’il ne représente plus parmi nous un genre qui lui soit particulier, parce que l’Italie musicalement a cessé de produire, et qu’elle a, comme on dit au jeu, passé la main à la France et à l’Allemagne.

Un jour Morlacchi, écrivant pour Milan un opéra sur un sujet français, imagina de donner à sa musique une légère teinte de couleur française. Quelqu’un lui en fit un reproche, à quoi le compositeur répliqua pour s’excuser que l’action se passait en France. « C’est possible, dit alors un Italien ; mais nous sommes à Milan ! » Ce mot exprime à merveille l’idée que l’Italie avait à cette époque de sa suprématie musicale, prétention d’ailleurs non moins légitime qu’imperturbable, et en faveur de laquelle les faits parlaient assez haut. les Italiens étaient en musique la première nation du monde, avaient toutes les scènes pour tributaires. C’est dire l’immense intérêt qui devait chez nous s’attacher à un théâtre spécialement destiné à nous tenir au courant des productions d’un pays possédant en propre et par excellence le don de mélodie, qui, avec ses ouvrages imprégnés des chaudes saveurs du terroir, nous envoyait d’admirables virtuoses dont la voix, l’art, le magnétisme, en doublant l’attrait de la bonne musique, réussissaient à prêter du charme même à la mauvaise. Cela se prolongea de la sorte un quart de siècle, et quand on cherche à se rendre compte de ce mouvement, on croirait avoir affaire moins à une histoire de l’art musical qu’à l’histoire de la mode en musique. Un maître chasse l’autre ; de saison à saison, comme pour les vêtemens, l’étoffe varie„ la poupe change. La première importation du rossinisme, par exemple, fait événement ; en vue de tant d’éclat, de fraîcheur, tout l’ancien fonds de magasin n’est que friperie. Cimarosa, Paisiello, Zingarelli, Paër, marchandises au rabais dont on ne veut plus ! Ici l’œuvre n’a d’intérêt qu’autant qu’elle est nouvelle. L’article nouveautés passe avant tout. Laissez faire : Rossini, lui aussi, n’aura qu’un temps ; je parle du Rossini de la première heure, de l’Italien italianisant. Comme il a chassé les vieux maîtres, d’autres plus jeunes à son tour le chasseront. En attendant que ceux-là surgissent, ses propres ouvrages se succèdent avec une rapidité telle que littéralement l’un pousse l’autre. Qui connaît seulement aujourd’hui les titres de ses trente opéras ! Où sont-ils ces brillans péchés de jeunesse, Aurélien à Palmyre, Corradin, Elisabeth, Zelmire, Armide, Zoraïde ? Et si de Moïse, du Comte Ory et de Guillaume Tell on parle encore, on parlera toujours, comment ne pas reconnaître que c’est à un déplacement d’influence que la chose est due ? De cette évolution radicale, Rossini lui-même fut l’auteur en modifiant sa manière lors de sa venue à Paris, en rattachant la tradition italienne au système français. Un Italien qui, arrivant chez nous, consentît à apprendre notre langue musicale, à la parler, cela ne s’était guère vu ; il fallait donc que la France possédât quelque nationalité musicale pour soumettre ainsi du premier coup à son esprit, à ses mœurs dramatiques, le représentant illustre d’une école jusque-là intraitable sur les transactions, et qui, non contente d’avoir débauché Mozart, osait en 1807 commander à Beethoven un opéra pour Milan. Quoi qu’il en soit, Auber et Meyerbeer aidant, la nationalité française prit le dessus ; le nord triompha cette fois du midi, et si jadis il fut de mode que les Haendel, les Mozart allassent à l’école chez les Italiens, si parmi nous des musiciens français, Halévy, par exemple, écrivant Clary, s’étaient pris à sacrifier aux grâces ausoniennes, les temps étaient venus où les Italiens devaient commencer à regarder du côté du nord. Rome décidément n’était plus dans Rome, mais à Paris. La base d’opération s’était déplacée.

Rossini, Bellini, Donizetti, Verdi, il semble qu’à chacun de ces noms l’échelle descende d’un degré. Rossini crée et fait époque ; avec moins de circonférence et plus de maniérisme, Bellini crée encore, reste Italien ; mais à Donizetti s’ouvre l’ère de la décadence éclectique. On sent, ici qu’il ne s’agit plus ni d’un dieu ni d’un demi-dieu. L’habileté remplace le génie, le savoir-faire tient lieu des dons naturels. De création proprement dite, il n’en est plus question, Donizetti n’apporte rien de neuf, il vient simplement continuer ce que d’autres ont commencé, amalgamer, combiner, fusionner les diverses nationalités de style, avec du français et de l’allemand faire du neuf italien : en un mot expérimenter. « Les Allemands prétendraient me voir écrire comme Haydn et Mozart, s’écriait en 1822 Rossini, fêtant ses premiers triomphes sur le sol germanique ; mais quand je m’y évertuerais de toutes mes forces, je ne serais jamais qu’un pauvre Haydn et qu’un piètre Mozart. Mieux vaut donc que je reste Rossini. Si petit que je sois, je suis encore quelqu’un, et du moins ne peut-on dire que je sois un mauvais Rossini ! » C’était se bien connaître et en même temps comprendre son époque. Se faire Allemand, pourquoi, lorsque le vent soufflait de toutes parts à l’italianisme, et que l’opéra italien était le vrai journal des modes patronné de la haute aristocratie musicale ? « Quel temps, remarque à ce propos en se voilant la face d’épouvante et d’horreur un moraliste et théoricien du pays de Beethoven, l’ingénieux et savant M. Riehl, quel temps que celui où une partition de Tancredi, écrite par un imberbe adolescent, avait pour interprète un contralto à moustaches postiches ! Décidément Boerne a raison, le type d’un héros d’opéra, c’est un papillon voletant sur un champ de bataille ! » Si ridicule que cela fût, c’était le temps, et devant cette ivresse universelle produite par le rossinisme triomphant, l’esthétique perdit ses droits. Elle eut beau protester en Allemagne par la bouche irritée de Weber, mettre au nombre des désastres légués à l’Europe par le premier empire ce besoin de distractions frivoles, d’énervantes sensations. « Le monde appartenait aux extrêmes, à la mort et au plaisir ; les circonstances le voulaient ainsi. Accablées, abruties par les horreurs de la guerre, familiarisées avec tous les désespoirs, les générations se précipitèrent à corps perdu dans la jouissance. Le théâtre devint une sorte de lanterne magique où le spectateur à bout d’émotions ne chercha plus que des fantasmagories musicales ou littéraires ! » Weber en fut pour sa colère et ses satires. L’heure de l’Allemagne et de ses maîtres n’avait pas sonné. L’Italie, musicalement, asservissait le monde. En dépit des blasphémateurs, des mécontens, Rossini menait son char à grandes guides, semant partout sur le chemin des bulletins de victoire qui, pour les populations du moment, remplaçaient, non sans avantage, ceux du Moniteur. On avait tant lutté, tant souffert ; pourquoi se serait-on refusé pareille aubaine ? « Musique de bastringue ! » s’écrie Weber. C’est un peu dur ; mettons de contredanse : eh bien ! Après l’épreuve à laquelle on venait d’échapper n’avait-elle pas été assez terrible ? On se retrouvait, on fêtait la vie ; jusque dans la tragédie, on voulait des airs de danse. Aux maréchaux et feld-maréchaux avaient succédé les diplomates. Le musicien diplomate par excellence fut Rossini. Il comprit son époque, très habilement s’en rendit maître, et dans ces temps où l’Italie politique n’existait pas promena par toutes les capitales de l’Europe la domination italienne. Les grandes villes se l’arrachaient ; bientôt un seul Rossini ne suffit plus. On vit se grouper autour de lui une légion d’imitateurs : Mercadante, Generali, Caraffa, tous gens adroits à s’approprier son style en ce qu’il pouvait avoir de banal, de courant, tous également habiles à manœuvrer le crescendo, la stretta, la cadence, à traiter ce fameux chœur dont la mélodie sautille dans l’orchestre et ce récitatif avec trombonnes obligés. À force de se copier lui-même, le maître avait rendu d’ailleurs la besogne facile et presque sans reproche aux autres, et la plupart de ces imitations furent si bien réussies qu’on les prendrait, à la simple audition, pour du mauvais Rossini, tout comme on prend pour des Rubens une foule de portraits et de tableaux exécutés par les élèves du grand Flamand. Toutefois ces noms-là, quoiqu’il s’en rencontre un parmi eux, Mercadante, qui dans sa seconde période ait brillé d’un éclat particulier, ces divers noms disparaissent entièrement dans le rayonnement de l’astre dont l’attraction les absorbe. Jusqu’à Bellini, Rossini n’a que des imitateurs plus ou moins intelligens, des satellites. À Bellini commence une période nouvelle, période de décroissance qui par Donizetti se précipite jusqu’à Verdi, sous le règne duquel l’opéra italien n’a décidément plus de raison d’être.

Un blond et charmant jeune homme, musicien de génie, à l’âme tendre, émue, un lyrique dont la plume incessamment distille quelque larme, et qui, après avoir avec une fabuleuse rapidité conquis toutes les scènes, s’évanouit subitement au plus beau de son triomphe, un tel jeune homme sera toujours, quoi qu’on dise, une très intéressante apparition, pour les femmes surtout, et l’on sait si, en fait de modes musicales, les femmes ont du crédit. Parmi les physionomies se détachant de la foule des compositeurs italiens, il en est deux qui se ressemblent : Pergolèse et Bellini. Vous croiriez voir deux frères, deux jumeaux : même nature indolente et douce, même attrait romanesque. Les deux figures ne diffèrent que par des conditions d’époque : Pergolèse est un Bellini du rude temps jadis, Bellini un Pergolèse de la libre ère moderne. Chose fort caractéristique, Bellini n’a jamais écrit d’opéra bouffe. Chez un Italien, le cas était sans exemple ; mais à cette âme sentimentale, la gaîté franche, la verve humoristique répugnaient. Guère mieux ne lui convenaient la tragédie, l’élan sublime ; ce qu’il lui fallait, c’était le drame lyrique, ni plus ni moins. Émouvoir, amollir, sa voix douce et languissante n’a d’autre objet. Verdi empruntera plus tard à l’étranger, au Français, au Tudesque abominé, l’art puissant d’un nouveau langage ; mais lui, le dernier des Italiens, il module sa plainte en enfant du pays, jette aux échos le chant du cygne de la patrie musicale qui va mourir et faire place à la patrie politique. Si abondant, si riche, si fécond, s’était épandu d’abord dans le Pirate ce grand flot mélodieux, qu’on s’attendait toujours à des surprises. Les surprises ne vinrent pas. Le malheur des génies purement lyriques est de n’avoir qu’une corde. Quand ils en ont bien joué, ils recommencent et forcément se répètent. Bellini subit la loi commune. Norma, la Sonnambula, les Puritains, c’était toujours un peu la même note ; mais cette note allait merveilleusement aux chanteurs, ce qui fit que cette musique, longtemps après que sa période fut passée, resta au répertoire, s’y maintient encore aujourd’hui, et partage avec les chefs-d’œuvre classiques et le bon vin le rare avantage de gagner en vieillissant. Ici c’est la cantatrice qui fait la pièce. Lorsque la Patti chante la Sonnambula, son interprétation crée des sens nouveaux dans ce texte démodé, ! des sens qui au piano ne sont pas dans la partition, et qu’au théâtre vous ne retrouverez plus demain, quand la Frezzolini prendra le rôle. La Frezzolini jouant Amina, une villanelle de seize ans, et après la Patti, quel spectacle ! On n’imagine pas d’antithèse plus triste, plus navrante. Cette voix qui tombe pour relever cette œuvre caduque, cette ardeur qui s’éteint pour raviver cette passion refroidie : ruine sur ruine ! Plus une seule de ces fleurs dont la petite fée a dans son tablier tout un printemps ! Il y a au théâtre des ouvrages qui portent, d’autres qui au contraire veulent être soutenus. Quand la Frezzolini, obéissant à cette inéluctable force d’attraction qui ramène éternellement toute cantatrice émérite sur la scène de ses anciens succès, reparaissait dans Don Juan les années précédentes, son grand style et cette grande musique se venant en aide, on ne demandait en quelque sorte qu’à s’abandonner à l’illusion. Et puis cette figure tragique de donna Anna, avec ses longs vêtemens noirs, son voile et son masque, pouvait jusqu’à un certain point être abordée en dehors des conditions d’âge ordinaires ; mais Amina, une bergerette, un type de jeunesse à peine échappé des mains d’Adelina Patti ! en vérité, on a beau être aux Italiens, de tels anachronismes ne se comprennent pas. Et d’honnêtes gens vous annoncent que c’est la première fois que Mme Frezzolini joue ce rôle en France ! Il était en effet temps de s’y prendre. Hélas ! à ce reste de flamme convaincue, à ces généreux mouvemens de grande artiste que tout trahit, hormis l’inspiration, un double regret vous saisit, et vous déplorez que la Frezzolini n’ait point tenté de faire, il y a vingt ans, ce qu’elle eût si bien dû s’abstenir de faire aujourd’hui.

Chez le féminin Bellini, le centre de gravité de l’opéra se trouve presque toujours placé dans le rôle de la cantatrice, et ce rôle, vaguement dessiné, d’un contour indécis, flottant, laisse d’ordinaire à la virtuose toutes ses aises. Rossini, tout en donnant beaucoup à ses chanteurs, les force néanmoins à chanter ce qu’il veut. Avec Bellini, les cantatrices chantent ce qu’elles veulent, et cette variété d’inspirations, de performance, comme on dit en Angleterre, après avoir fait au début la fortune de ses ouvrages, en fait maintenant la durée. Il semble qu’à mesure que des talens nouveaux s’y exercent, ces rôles gagnent en originalité, en contexture. Jamais musicien ne s’entendit mieux que Bellini à élever à la hauteur d’une faculté créatrice la virtuosité de l’interprète. Prenez la plus grande cantatrice du monde, et donnez-lui à chanter Gluck ou Mozart, je défie bien qu’avec toute son âme et toute sa voix elle parvienne à faire d’Iphigénie ou de donna Anna autre chose que ce que Gluck et Mozart en ont fait. Essayez en revanche de repasser vos souvenirs de Norma, et voyez comment, entre les mains des diverses tragédiennes, s’est transformé ce type élastique, commode, auquel la Pasta et la Grisi, Jenny Lind et Mme Viardot, ont pu à tour de rôle, et sans lui rien ôter de son intérêt, attribuer le caractère de la plasticité grecque, de l’exaltation, romantique et de la sauvagerie cimmérienne. On remarquera que je ne parle ici que des cantatrices éminentes qui ont étudié, creusé le personnage, car pour le menu, peuple, — pour celles qui se complaisent à n’envisager une partition qu’au point de vue purement concertant, qui chantent Casta diva en italien, tandis que le chœur répond en allemand : Keusche Göttin, ou, comme faisait à Lille l’autre jour la Patti, gazouillent au bon public le si Lindor moi sara du Barbier de Bossini tandis que Figaro, en prose, française de Beaumarchais, lui donne la réplique, — pour tout ce joli monde, uniquement préoccupé de trilles, d’arpèges, de staccati, il va sans dire qu’en dehors de la partie dramatique, la Norma et la Sonnambula restent d’admirables répertoires d’airs de bravoure et de cavatines qui sont de vraies sonates pour la voix.

Le règne de Bellini fut le déclin de l’influence musicale italienne au théâtre. Pareil enthousiasme ne devait pas se revoir. Donizetti, qui lui succède, en travaillant davantage perd en conséquence : plus d’étude et moins de génie ! Il va d’un style à l’autre, se fait la main à tous les genres, revient au bouffe rossinien avec l’Elisire d’amore, passe à l’opéra-comique français avec la Fille du régiment, fusionne Bellini et Meyerbeer dans la Lucia et la Favorite, et par Lucrèce Borgia prépare Verdi. Ne demandant rien à son art en dehors de certains effets et des effets certains, ne cherchant, ne voulant que ce qui peut être obtenu sans aucun risque, ce qui le distingue, c’est une singulière, intelligence de l’économie dramatique. Il compose des opéras de répertoire, des opéras qu’on peut donner partout, à Paris, et à Carpentras, à Vienne, et à Bückebourg, bien montés, mal montés, complets ou mutilés, soigneusement distribués, étudiés, comme pièces à recettes ou livrés aux doublures en manière de bouche-trous ; de grands opéras à quatre personnages, à mise en scène modérée, ni trop longs ni trop courts, ni trop aisés ni trop difficiles, que tout le monde comprend et par lesquels beaucoup se laissent charmer. Bellini écrivait pour ses chanteurs, Donizetti pour les directeurs de théâtre. Déjà ses ouvrages ne font plus époque ; ils ont beau se fourrer, se nicher partout, ils ne sont pas des dates comme Tancrède ou Norma. Leur influence, leur action est en surface, en étendue bien plus qu’en profondeur. Quand il vint à Paris, il trouva Rossini installé à l’Opéra, où s’accomplissait par lui ce croisement des deux styles italien et français qui devait finir, à un jour donné, par ôter chez nous toute espèce de signification à l’existence d’un théâtre italien. À ce système, Bellini dans sa seconde période, le Bellini des Puritains, commençait à se rattacher lorsqu’il mourut. Donizetti, en praticien habile, vit la situation, l’exploita, et de l’ancien rossinisme, dont en en Italie même on ne voulait plus, passa au nouveau plein d’avenir ; plein devenir, entendons-nous, pour la fortune du compositeur et de son continuateur Verdi, car il est certain qu’un pareil renouvellement ne pouvait avoir lieu qu’aux dépens du genre. L’opéra italien, du jour où il se ferait à Paris avec de l’Auber, du Meyerbeer, du Rossini et du Bellini, cesserait forcément d’être pour l’Italie un article d’exportation. Chose très digne de remarque, en même temps que l’Italie nous empruntait le secours de nos armes, elle abdiquait musicalement devant notre système dramatique, perdant ainsi par un côté cette existence nationale que de l’autre nous lui apportions. Donizetti fut un éclectique ; Verdi, comme Halévy, commente Meyerbeer. Après Robert le Diable la Juive, après la Juive il Trovatore, et ainsi de suite. Que nous sommes loin désormais de cette Italie des Italiens qui régna sur l’Europe, l’Italie des Cimarosa, des Paisiello, des Rossini, des Bellini ! Un pas de plus, vous touchez à Richard Wagner. On n’imagine point combien, sur ce terrain, les idées ont voyagé. En 1817, lorsque le Titus de Mozart fut représenté à Milan, dès le finale du premier acte, plusieurs s’écrièrent : « Ce n’est pas de la musique cela, c’est de la philosophie ! » Allez à Milan aujourd’hui, vous y trouverez tout un parti pour la musica filosofica. C’est ce parti qui fait le succès de nos ouvrages, proclame un chef-d’œuvre le Faust de M. Gounod, et prend plaisir à discuter Richard Wagner. En présence d’un semblable état de choses, il est donc permis de se demander quelles ressources un théâtre italien à Paris doit attendre désormais de la mère-patrie. Et, d’autre part, si ce théâtre ne tient en réserve que des articles de confection française et allemande, quelle raison a-t-il de subsister ? Ce prétexte d’être une école de gai savoir, une sorte de conservatoire où se perpétue la grande tradition de l’art vocal, ne saurait même plus être invoqué en sa faveur. Il n’y a plus là ni tradition ni troupe, c’est un va-et-vient continuel de personnalités plus ou moins fameuses qui se rencontrent en un caravansérail, et, toujours prêtes à lever le pied, traitent la plupart du temps leur voix, leur style et leur inspiration comme des objets d’un inutile déballage. Qu’on ne me parle pas de l’exécution des chefs-d’œuvre classiques, car c’est à Ventadour qu’il faut aller maintenant pour les voir travestis. Je consens à me taire sur Don Juan, mais prenez les Noces de Figaro, que le public a pu entendre à tour de rôle aux italiens et au Théâtre-Lyrique, on s’était mis en frais cette fois, on avait soigné son attitude, et cependant qui fut battu ? de l’interprétation italienne ou française, laquelle l’emporta ?

On dit : Il ne se fait plus de chanteurs. On se trompe : les chanteurs existent, mais dispersés. Jadis ils n’étaient que là, ils sont aujourd’hui un peu partout. Voyez M. Faure, Mme Carvalho, voyez surtout combien de talens, de voix rares pendant cette foire musicale qui de mai en août se tient à Londres ! La vie se prouve par la vie. Tant que l’opéra italien, qui n’est plus désormais qu’un mort qu’on galvanise, répondit à une idée, à un besoin, les ressources ne lui manquèrent pas. Ses chanteurs remplissaient l’Europe du bruit de leurs exploits. Nous nous occupons de la Patti ; mais qu’est-ce que ce feu d’artifice isolé quand on le compare aux enthousiasmes de Milan, de Venise et de toutes les capitales de l’Italie à cette bienheureuse époque des Capuletti e Montecchi, alors qu’il pleuvait des bouquets, neigeait des colombes sur la scène, et qu’au milieu des trépignemens et des hourras, mille bras agitaient dans l’air des mouchoirs estampillés du portrait des deux Grisi ? Et dès le lendemain c’étaient d’autres étoiles. Où nous en citons une à cette heure, il y en avait des voies lactées. Ces bulletins du théâtre italien passionnaient le monde, arrivaient à Paris, où les journaux politiques les enregistraient avec une importance dont l’idée seule, à distance, fait sourire. Que s’était-il passé à Sinigaglia à propos de l’Esule di Roma de Donizetti ? Quel accueil les Normani de Mercadante avaient-ils reçu à Jesi ? Que pensait-on à Cagliari d’Anna Bolena, à Sassari de la Chiara de Ricci ? Voilà ce qu’avant toute chose un honnête homme devait apprendre, et les mêmes feuilles que remplissent à présent les discours du baron Ricasoli ou du général La Marmora vous racontaient gravement les succès mirifiques, portentosi, de la signora Adélaïde Fantuzzi à Mirandole, ou le fiasco stupendo de la Corri Paltoni à Bergame. Quant au bon public, en attendant de passer à la question romaine et de se ménager plus tard une opinion sur le pouvoir temporel des papes, il suivait avec un intérêt plein d’émotion la lutte acharnée, implacable, que dans un coin encore plus ignoré les guelfes de la signora Clorinde Corradi Pantanelli livraient aux gibelins de la signora Galzerani Battagia, tandis que la signora Gilda Minguzzi profitait de l’occasion pour grouper tout doucement un petit tiers-parti qui n’était pas à dédaigner. L’homme s’agite et Dieu le mène. Ces détails grotesques, bien que n’ayant rien qui doive jeter du discrédit sur une époque, témoignent du moins de l’influence exercée au dehors par l’Italie musicale en 1830. L’opéra italien régnait en maitre : désormais ce règne a vécu.

C’est du nord aujourd’hui que nous vient la lumière.


Le vol est à la musique allemande. L’œuvre d’enseignement fondée il y a trente ans au Conservatoire sous la direction d’Habeneck, poursuivie à travers mille vicissitudes par les associations orphéoniques, les traductions, les concerts populaires, cette œuvre a produit ses résultats ; la propagande fait son chemin, le goût se forme. Nous sommes loin de l’époque où M. Baillot, voulant donner à Paris des séances de quatuors, s’apercevait avec douleur qu’il avait affaire à un public tellement exceptionnel, tellement restreint, qu’il fallait renoncer à l’entreprise, à moins d’en vouloir à soi tout seul supporter les frais. L’artiste, indigné, gémissait, lorsqu’un aimable galant homme, que possédait l’esprit des Haydn, des Mozart, des Beethoven, le comte Pillet-Will, vint offrir son hôtel pour asile à ces dieux errans devant lesquels refusaient de s’ouvrir les salles de concert. Grâce à cet empressement d’un amateur riche et bénévole, quarante personnes environ purent se réunir deux fois par mois pour entendre en leur particulier des chefs-d’œuvre de musique classique qu’il eût été impossible de produire en d’autres conditions. Qui se serait alors imaginé qu’un temps viendrait où ces quatuors, ces sonates, à peine appréciés de quelques connaisseurs, trouveraient dans ce même Paris un public assez nombreux pour défrayer plusieurs entreprises du genre de celle de M. Baillot ? Et pourtant ce que nous voyons aujourd’hui dépasse les rêves les plus dorés que jamais aient pu faire autour de leur pupitre les adeptes de l’hôtel Pillet-Will. Partout prospèrent et grandissent ces institutions privées qui, sous les diverses directions de MM. Armingaud, Jacquard, Lamoureux, Lebouc, viennent appuyer le mouvement progressif qui s’accomplit au théâtre et ailleurs. Naguère encore c’était un public qui fréquentait ces succursales du Conservatoire ; maintenant c’est le public. Lessing a dit : « L’arbre de nos plaisirs a-t-il donc tant de branches pour que de gaîté de cœur on en supprime ? » Notre époque ne supprime rien, conserve les genres, tient compte de chacun, pourvu qu’il soit bon. En même temps que la ritournelle italienne devait donc disparaître tout ce fatras de variations, de pots-pourris, polonaises, fantaisies et transcriptions dont l’unique but était de mettre en évidence la virtuosité de l’exécutant. Au théâtre comme au concert, comme dans un salon, nous prétendons que la musique soit de la musique. Notre siècle, en vieillissant, s’il a perdu beaucoup d’illusions, a trop pris d’expérience et de sens critique pour continuer à se laisser berner par des grimaces.

Le style est aujourd’hui ce qui le charme. Si vous voulez qu’il s’amuse à la bagatelle, faites que la bagatelle soit de Beethoven. Donnez-lui l’Invitation à la valse de Weber, la Marche à quatre mains de Schubert, les Lieder sans paroles de Mendelssohn, les Scènes enfantines de Schumann. Quels noms figurent sur tous les programmes ? Où va le courant qui nous entraîne ? Interrogez les plus brillans élèves du Conservatoire : Planté, Diémer, Duvernoy, Mlle Marie Mongin : qui étudient-ils, recherchent-ils ? Les maîtres, toujours les maîtres. Et pendant ce temps que se passait-il au théâtre ? Obéron, les Noces de Figaro, la Flûte enchantée. De toutes parts le mouvement s’affirme, c’est complet, Leibnitz dirait sphérique ! Tout se tient dans l’œuvre des maîtres, et ce n’est pas en vain qu’on dira d’un Shakspeare, d’un Beethoven qu’ils ont créé. Vous avez vu ces puissantes images où le grand Albert Dürer, multipliant partout l’abondance, la vie, amoncelle autour de la Vierge céleste des trésors de végétation et de fécondité. Tandis que paisiblement elle sourit à son enfant, la Vierge naturante, les soleils la contemplent, les fleurs par milliers éclosent sous ses pieds, les oiseaux vont à leurs nids, les abeilles à leurs ruches, les écureuils dans les branches d’arbre se lutinent, les lapins gambadent dans le pré, dans le clair ruisseau les truites se croisent. Lumière, épanouissement, promiscuité ! Dans ce coin étroit, cette page, le génie d’un homme fait venir l’univers. Ainsi procède l’œuvre des maîtres : création véritable où tout a sa loi d’être, son système. Ces immenses, ces incalculables symphonies de Beethoven n’entraînent-elles pas dans leur orbite planétaire des mondes de sonates, de cantate, d’ouvertures ? Autour des soleils qui s’appellent Don Juan, les Noces de Figaro, la Flûte enchantée ne voyons-nous pas graviter toute sorte de constellations mélodiques ? Cette loi de variété dans l’unité, posée d’avance au créateur, quel qu’il soit, n’a pas manqué d’accomplir chez nous son effet. Les maîtres, à l’heure qu’il est, son partout. « Il n’y en a que pour eux ! » s’écrie haineusement l’impuissance ajournée aux calendes grecques. Tandis qu’au firmament leurs soleils brillent, leurs inspirations moindres, comme de précieuses découvertes, nous attirent, nous émerveillent. J’ai dit où tendait la réaction, quelle grande place le goût du public faisait au style. C’est qu’en effet tout ce qui vient du procédé passe avec la mode, tandis que le style au contraire, avec l’âge, gagne en puissance. Dernièrement, j’entendais au Conservatoire l’ouverture de Guillaume Tell ; me croira-t-on ? Entre Mozart et Beethoven, cette page, au théâtre admirable, ne tient pas. Le même désappointement m’était arrivé du reste à propos de l’ouverture de Zampa, qui, bien que d’une valeur moindre, exécutée à sa vraie place, est un beau morceau. Il y a trop d’éclat, de couleur voyantes ; cette instrumentation, encore que magistrale, produit l’effet d’un décor d’opéra à côté d’une toile du Vinci. Ce qu’il manque, c’est la dignité. Lart suprême n’a pas de ces accens tranchés, de ces velléités tapageuses. Gluck et Mozart s’étaient contentés d’introduire les trompettes dans l’orchestre, Rossini sans scrupule y appela toute la bande militaire, ophicléide, grosse caisse, petite flûte ; comme César ouvrant le sénat aux mille nationalités barbares, ce dictateur d’un jour ouvre l’orchestre aux janissaires. Et les violons, les instrumens à cordes, ces traditionnels interprètes de la beauté, de la noblesse du sentiment, frémissent d’être obligés de céder le pas désormais aux parvenus de la musique turque. Sérieusement, sans rien vouloir ôter de son mérite, la méthode rossinienne et tout en reconnaissant le profond intérêt qu’offre à quiconque s’entend à séparer ce qui est bon de ce qui ne l’est pas l’étude de cette instrumentation, toujours en progrès jusqu’à Guillaume Tell, il est permis de constater combien ce gouvernement de l’orchestre au seul point de vue de l’effet théâtral nuit à la distinction, à la noblesse de son élocution. Ceux qui se défieraient de nos impressions n’ont qu’à aller entendre au Conservatoire les deux meilleures symphonies qu’ait produites ce système, l’ouverture de Guillaume Tell et l’ouverture de Zampa : là seulement on jugera, par une comparaison immédiate avec les grands maîtres, ce que cette pompe a de banal, ce sublime de conventionnel, et quels services peuvent rendre parfois des hommes comme Mendelssohn en venant rétablir l’ordre en toute chose, restituer aux violons et aux instrumens à vent ce qui leur appartient, et renouer discrètement le fil des âges à la tradition des Haydn, des Mozart et des Beethoven.

Le fils de l’auteur du Freysckütz et d’Euryanthe M. le baron de Weber, ingénieur au service du roi de Saxe, était, à ce qu’on raconte, dernièrement à Paris. À propos de ce voyage, qui se rattachait, paraît-il, à des intérêts purement administratifs, divers journaux à l’étranger ont mis de nouveau en avant la question d’un opéra inédit de Weber et prétendu que le fils, ayant apporté dans sa malle la partition du père, ne nous quitterait qu’après en avoir assuré la prochaine représentation. Plusieurs se sont demandé ce qu’il fallait penser de cette annonce. Nous, ignorons le voyage de M. de Weber, et quelles négociations il a pu entamer soit avec les directeurs de lignes télégraphiques, soit avec les directeurs de théâtre ; mais ce que nous sommes en droit d’affirmer pertinemment, c’est que ce Pater Schlewihl existe, bien qu’à l’état le plus embryonnaires comme l’homunculus de Faust ; dans sa bouteille. Longtemps Meyerbeer eut entre ses mains cet ouvrage, qu’il avait pris à tâche de terminer. Parmi les papiers laissés par Weber se trouvait un manuscrit que sa veuve confia à Meyerbeer, le priant d’aviser à ce qu’on en pourrait faire. C’était de la musique bouffe un peu à la manière d’Abou-Hussan. Meyerbeer conçut à la lecture la meilleure idée de ces fragmens et forma tout aussitôt le projet d’achever la partition. Cela devait dans sa pensée, avoir deux actes, le premier de Weber, le second de Meyerbeer. Restait à fabriquer un poème, ce fut toute une histoire :

Trois mois entiers ensemble nous passâmes,
Lûmes beaucoup et rien n’imaginâmes.


On ne se figure pas telle besogne : inventer une pièce originale ayant son intérêt, sa couleur propre, et dans laquelle l’ordre même des morceaux de Weber fut maintenu, à plus forte raison le sentiment et le caractère ; — de la pièce allemande, impossible d’en utiliser quoi que ce soit : ni ébauche, ni scenario, rien de tracé que les vers sur lesquels le musicien avait écrit ses fragmens ! J’avoue que jamais je n’admirai tant l’art d’un Cuvier reconstruisant un animal sur la simple découverte d’un os maxillaire. J’y perdis mon latin et mon allemand, mais j’y gagnai bien des conversations charmantes, de longues heures de tête-à-tête où nous causions de tout, excepté de la pièce. Les journaux, en attendant l’annonçaient. « L’acte de Weber existe, un acte d’opéra bouffe plein d’entrain, de verve, de génie ! » Oui certes l’acte existait, mais celui de Meyerbeer, quand viendrait-il ? C’est ce qu’à l’Opéra-Comique on ne cessait de se demander, et Meyerbeer de promettre, de promettre toujours. Vous connaissez, l’histoire de cet amateur, le comte de V…, venant un jour demander à un célèbre professeur du Conservatoire, combien de temps à peu près il lui faudrait pour savoir jouer de la flûte. Mais, répondît le virtuose, c’est selon, un an, dix-huit mois, plus ou moins. On s’entendit. Les études commencèrent. D’abord tout alla bien, puis le zèle de l’élève se ralentit, et bientôt, éludant toute leçon de la meilleure grâce du monde, il se contenta, chaque fois que le professeur venait de lui remettre son cachet après un moment d’aimable et spirituelle conversation. On finit même par ne plus se voir, et ce fut le domestique. qui respectueusement présenta le cachet. Au bout de dix-huit mois de ce manège, l’élève, avisant son maître au foyer de l’Opéra, l’aborde, et lui serrant gaîment la main : « Vous savez que c’est ce soir que je dois savoir jouer de la flûte ! » C’est ce que Meyerbeer ne manquait jamais de me dire chaque fois que nous nous rencontrions : « Vous savez que c’est demain que nous devons avoir trouvé la pièce. » Nous ne trouvâmes rien et ne cherchions même plus que nos séances avaient toujours lieu, tantôt chez lui, tantôt chez moi. Nous parlions de Hoffmann et de Novalis ; des romantiques allemands nous passions à Victor Hugo, dont le théâtre musicalement l’intéressait beaucoup. Il savait à fond les divers répertoires, aimait à vous citer telle situation dans laquelle il croyait entrevoir de grands effets pour son art, et quand vous lui répondiez « je la connais, » presque toujours il ajoutait : « Eh bien ! n’en parlez pas, » tant il se plaisait à entasser les provisions dans le grenier d’abondance de son cerveau. Je me souviens d’une série de troubles et d’angoisses que, sans le vouloir, je lui causai aux premiers temps où il commençait à s’occuper de l’Africaine. Ces rapports d’idées dans lesquels nous vivions m’avaient amené à prendre note en mes lectures de tout ce que je pensais pouvoir l’intéresser. Alors déjà, comme aujourd’hui, j’aimais fort les écoles buissonnières à travers les champs de l’intelligence, et chaque fois qu’il m’arrivait de trouver sur mon chemin une plante plus ou moins rare capable de fixer son attention, je la lui apportais pour son herbier en m’écriant : « Tenez, et celle-ci, la connaissiez-vous ? » Mettre Meyerbeer au défi, le prendre sans vert, c’était mon triomphe. Il est vrai qu’il fallait pour cela se lever matin, car le cher maître en savait long en fait de calendriers dramatiques et autres. Un jour on m’apporta de Londres un drame très singulier. La scène s’y passait à Java, et le fameux arbre dont le poison tue à distance y figurait au dénoûment.

— Lisez cela, dis-je à Meyerbeer, j’ai idée que musicalement on en pourrait tirer parti. — Et, sans plus de façon, je me mis à lui raconter l’aventure.

— Bah ! s’écria-t-il après m’avoir écouté attentivement, mais ce n’est pas possible ! Comment, la situation existe ?

— Oui, maître, et vous n’en saviez rien ; pends-toi, Crillon.

— Je n’en savais rien, qui vous l’a dit ? Peut-être est-ce au contraire que j’en savais trop. — Puis, se ravisant : — N’allez pas croire au moins que ce soit là le sujet de l’Africaine.

— Je n’ai point à faire de suppositions, mais si j’en voulais risquer une, les quatre mots qui viennent de vous échapper me prouveraient que j’avais deviné juste.

— Et vous prétendez que la pièce s’appelle…

La loi de Java, lisez vous-même : The law of Java !

— En avez-vous déjà parlé à quelqu’un ?

— Non certes.

— Eh bien ! n’en soufflez mot, et laissez-la-moi. Cette situation en effet me parait dramatique, et il faudra voir plus tard s’il n’y aurait point à la mettre à profit.

— Oui, répondis-je en souriant, plus tard ! quand vous aurez eu le temps d’achever votre partition d’Héro et Léandre, de composer l’Apprenti sorcier, et d’écrire ce fameux second acte de l’opéra de Weber, sans compter la Vie et la mort de Charles-Quint dont je ne parle plus.

— Un magnifique cinquième acte à faire ! reprit-il, tout heureux de saisir au vol un moyen de détourner la conversation. Cet empereur dont on célèbre les funérailles, qui se dresse comme un spectre au milieu de l’épouvante générale et dont la mort vient enfin clore le drame tenu en suspens un moment par sa résurrection : il y a là en effet le programme d’un finale admirable.

— Et vous comptez bien utiliser ce programme, continuai-je en l’interrompant, un jour ou l’autre, après l’Africaine et la Loi de Java ?

— Pourquoi plaisantez-vous ? On croirait que vous vous imaginez que la situation est la même ?

— Pas le moins du monde, puisque dans la pièce anglaise il s’agit d’un upas, tandis que dans l’Africaine il s’agit…

— Eh bien ! de quoi s’agit-il, s’il vous plaît ?

— D’un mancenillier, ce qui certes est fort différent, en matière de silviculture surtout, car pour l’effet dramatique vous conviendrez entre nous que…

— Mais comment l’avez-vous su ? Excepté Scribe, Duponchel et moi, nul ne se doute de la pièce.

— Aussi est-ce vous qui venez de me l’apprendre, car je vous affirme qu’en entrant j’ignorais tout et que sans votre émotion et vos réticences…

— Je vous répète que vous vous trompez, ajouta-t-il avec un sourire d’intelligence. Quoi qu’il en soit, ne parlez à personne de ces suppositions, et tâchez de garder pour vous votre pièce anglaise.

— La garder pour moi, cela vous plaît à dire. Vous oubliez que vous venez de l’enfermer dans votre tiroir.

— L’ai-je enfermée ?

— Oui, par distraction, tout en causant.

— Eh bien alors ! qu’elle y reste, dans mon tiroir l Au fait, qu’en avez-vous besoin maintenant ? qu’en feriez-vous ?

J’arrivais à cette époque des universités d’Iéna et de Gœttingue et ne me lassais pas de provoquer la discussion. Vous eussiez dit la scène de l’étudiant dans Faust. Goethe, qu’il admirait par ses grands côtés et aussi pour la forme si merveilleusement musicale de ses poésies lyriques. Goethe revenait à chaque instant dans l’entretien. Meyerbeer évoquait dès ce moment certains types de l’œuvre du poète, Mignon par exemple, dont la physionomie jusqu’à son dernier jour le devait préoccuper. À qui n’a-t-il pas demandé un poème sur ce sujet. Il l’aimait trop pour jamais prendre une résolution « Je suis l’ami de vos succès et l’amant des miens, » écrivait Beaumarchais à un confrère. Meyerbeer eut ainsi dans sa vie deux ou trois sujets, dont il resta l’amant très passionné, très fidèle, mais très platonique. Il les adorait comme Pygmalion sa statue. Sans aucun, doute, ce platonisme n’eût pas demandé mieux que de devenir un tout autre sentiment ; mais où trouver quelqu’un pour donner la vie dramatique à cette idée qui le charmait ? Un jour nous étions allés voir ensemble Ary Scheffer qui travaillait à une copie de son Mignon rêvant à sa patrie. — Quel dommage, s’cria Meyerbeer admirant, qu’on ne puisse pas mettre en musique de semblable, peinture !

— Bah répondit. Scheffer ayez-en seulement la volonté, et vous réussirez, car m’est avis que rien de pareil ne vous serait impossible.

— Vous croyez ? Eh bien ! je tâcherai.

Et en effet Meyerbeer a tâché. Lorsqu’il rendait en dernier lieu ce poème de Mignon, resté quelque temps entre ses mains, ce n’est point qu’il eût renoncé le moins du monde au sujet de ses rêves, mais au contraire qu’il avait tout simplement résolu de mettre en musique la peinture d’Ary Scheffer d’après Goethe. On verra plus tard comment il y a réussi. En attendant, le vaisseau de l’Africaine s’apprête à prendre la mer. Encore quelques jours, et le lancement aura lieu. Que de travaux, d’efforts, de difficultés au dernier moment surmontées ! On avait beau redoubler d’activité, prolonger les répétitions jusqu’au milieu de la nuit : arriver à temps devenait impossible ; Pour ne pas se voir entravé dès le début, il a fallu racheter les congés des chanteurs, s’entendre avec le directeur de Covent-Garden, M. Gye, lequel n’était pas homme à se laisser émouvoir par des chansons : M. Faure, M. Naudin, Mlle Battu, sont à coup-sûr des virtuoses d’un très haut prix ; mais des chanteurs qu’on se dispute valent double, et de cette plus-value c’est à qui bénéficiera. Chacun s’étant donc maintenu imperturbable dans les avantages de sa position, c’est, on le devine aisément, un surcroît de quelques centaines de doublons qu’il en a coûté à la cassette de l’administration impériale. Quand on pense que cet incident de la dernière heure a failli faire renvoyer l’ouvrage aux calendes d’octobre ! Après tant de vicissitudes, de délais, un tel atermoiement eût tout compromit. Nihil est his qui placere volunt tan adversarium quam expectatio ; cette vérité, qui déjà du temps de Cicéron n’était pas neuve, a été noblement comprise de l’administration supérieure, assez riche, nous ne dirons pas, pour payée sa gloire, mais pour faire au génie une avance que le succès va se charger d’acquitter.


F. DE LAGENEVAIS.