Revue musicale, 1864
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 52 (p. 260-264).

REVUE MUSICALE.

Si on négligeait de dire quelques mots sur les nombreux concerts qui se sont donnés à Paris pendant le long hiver de 1864, on n’aurait pas fait l’histoire fidèle du mouvement musical qui pénètre dans toutes les classes de la société. Les théâtres lyriques sont si pauvres et produisent des œuvres si faibles que le public d’élite aime mieux aller entendre une symphonie de Beethoven, de Mozart, d’Haydn, que de s’ennuyer aux représentations d’une Mireille. Quelle différence entre un chœur de Haendel, un hymne de Palestrina, les concertos de Beethoven, de Mozart, et des opéras comme l’Éclair ! Ainsi donc il y a eu beaucoup de musique de chambre cette année, les concerts ont été nombreux et variés, et le public s’est rendu partout où on lui offrait un programme intéressant. Aussi n’a-t-il pas manqué aux séances princières du Conservatoire, aux Concerts populaires de musique classique, dont l’institution fait honneur à M. Pasdeloup, quoi qu’en disent de petits esprits qui jugent les hommes et les choses avec une arrogance ridicule. À côté de ces deux grandes institutions, il faut placer les séances de quatuor de MM. Allard et Franchomme, celles de MM. Maurin et Chevillard, de MM. Armengaud et Léon Jacquart. MM. Ritter et Saint-Saëns ont donné aussi des séances de musique instrumentale qui ont été fort goûtées. M. Ritter est un pianiste d’un grand talent, musicien jusqu’au bout des ongles, et il joue toute musique avec une précision et un éclat qu’on ne peut trop admirer. Les trois belles soirées où on l’a entendu dans les salons d’Érard ont prouvé qu’il comprenait Beethoven aussi bien que Haydn, Mozart et tous les maîtres. M. Ritter est le pianiste ordinaire de Rossini ; c’est cet habile virtuose qui joue les nouvelles compositions du maître devant le public d’élite que réunissent ses brillantes soirées. M. Saint-Saëns a eu aussi la bonne idée de convier dans la salle Pleyel un public d’amateurs pour lui faire entendre des trios, des duos, des concertos peu connus du divin Mozart. On ne peut qu’encourager M. Saint-Saëns à reprendre l’année prochaine ces séances, où le pianiste a fait preuve d’un talent si solide.

J’ai quelques observations à faire à M. Pasdeloup, qui cette année a commis plus d’une faute. Et d’abord pourquoi admettre encore dans les programmes des concerts populaires le nom de M. Vieuxtemps, violoniste célèbre, qui n’est plus que l’ombre de lui-même ? Quant aux séances consacrées un jour à la musique de Beethoven et l’autre à celle de Mendelssohn, ce sont des innovations que M. Pasdeloup fera bien d’abandonner. Qu’il se garde aussi d’admettre dans ses programmes des morceaux de complaisance !

De toutes les fêtes musicales auxquelles j’ai assisté, la plus intéressante a été le concert de musique religieuse et classique qui a été donné dans la salle Herz. On sait qu’il existe depuis quelques années une société académique formée et dirigée par M. Vervoitte, maître de chapelle à l’église Saint-Roch. C’est une réunion d’amateurs et d’artistes que la société s’adjoint, et qu’elle rémunère avec l’argent d’une souscription annuelle et le produit de ses concerts. Le programme qui a été exécuté cette année par la société académique contient des morceaux qui remontent au XVIe siècle et au-delà. La séance s’est ouverte par un Te Domine, fragment d’un Te Deum de Jean Bononcini. Ce morceau, avec chœur, solos et orchestre, est une composition d’un beau caractère. Les soli ont été interprétés avec goût par Mlle M… Jean Bononcini, qui est né à Modène en 1672, fut un musicien fécond qui a touché à toutes les formes de l’art de son temps. Bononcini courut le monde. Il était à Vienne au temps de l’empereur Léopold, qui l’admit dans sa chapelle en qualité de violoncelliste ; ensuite il fut à Londres, où, à côté de Haendel, il passa quelques années brillantes, et où il publia une foule de compositions qui lui firent une grande réputation. En quittant Londres pour une cause peu honorable[1], il passa par Paris en 1740. Après de nombreuses vicissitudes que nous ne pouvons que mentionner, Bononcini est mort à Venise à l’âge de quatre-vingts ans. Bononcini, dont le nom est aussi inconnu, je pense, en Italie qu’en France, a été, l’un des compositeurs les plus féconds, les plus variés et les plus originaux de la première moitié du XVIIIe siècle.

Le second numéro du programme était rempli par un choral à quatre voix, sans accompagnement, Chant des frères moraves. Un Domine Deus salutis meæ, morceau fugué à quatre voix, avec solo et accompagnement d’orchestre de Michel Haydn, a succédé au choral. Ce morceau est d’un style plus religieux que les messes du maître illustre qui a créé la symphonie. Après un duo bien connu de l’abbé Clari, Cantando un di, — qui a été dit avec goût par Mme A… et par Mme Peudefer, on a exécuté avec un très grand ensemble un Libéra, chœur à quatre voix, avec soli et accompagnement d’orchestre de Jomelli.

Voilà un nom illustre certainement peu connu des artistes français, assez ignorans en général, et il n’est pas certain qu’en Italie on sache la valeur du plus grand musicien de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Né à Aversa, le 11 septembre 1714, Jomelli entra à l’âge de sept ans au conservatoire de San-Onofrio de Naples. Il avait à peine vingt-trois ans lorsqu’il écrivit son premier opéra séria, Odoardo, qui fut représenté au théâtre dei Fiorentini. Déjà célèbre, Jomelli fut appelé à Rome, puis à Venise, où il composa un opéra, Mérope, qui excita les transports de cette ville, où sont nés les plus grands artistes du monde. Nous regrettons de ne pouvoir nous étendre sur la vie de ce grand maître, qui, après avoir fait un assez long séjour à Rome, fut engagé par le duc de Wurtemberg pour diriger son théâtre et sa chapelle. Jomelli resta à Stuttgart vingt ans, et cette longue station dans une cour allemande, où il entendait chaque jour des opéras et de la musique du pays, lui donna le désir de modifier sa manière et les formes qu’il avait apportées de l’Italie. « Il donna à ses modulations, dit un historien de la musique, des transitions plus fréquentes, il fortifia son orchestre en l’enrichissant de nouveaux effets. Cette transformation, dont on trouve la preuve dans presque tous les opéras qu’il a écrits à Stuttgart, le mit en faveur auprès du prince allemand. » De retour à Naples, Jomelli sentit bientôt que sa réputation s’était un peu affaiblie pendant une si longue absence. Il se retira dans sa ville natale d’Aversa ; mais il passait la saison du printemps dans un lieu riant appelé l’Infrascata di Napoli, et pendant l’automne il allait à Pietra-Santa, autre lieu charmant. Ce fut dans cette retraite que Jomelli reçut du roi de Portugal la demande de deux opéras et d’une cantate. Le roi donna au maître pour ces beaux ouvrages la somme de 1,200 ducats. Pendant le peu de jours qui lui restaient à vivre, le maître écrivit pour le théâtre de Saint-Charles un opéra, Armida, l’un de ses meilleurs ouvrages ; mais le peuple napolitain, qui trouvait cette musique un peu étrange, lui fit un mauvais accueil. Demqfoonte, dont la musique est encore plus belle que celle de l’Armida, n’eut pas cependant un meilleur sort, et l’Ifigenia, qui fut jouée en 1773, tomba de même. Tant de disgrâces plongèrent Jomelli dans une tristesse profonde et déterminèrent une attaque d’apoplexie. Rétabli de cette secousse terrible, Jomelli eut encore la force de composer une cantate pour la naissance du prince de Naples, puis un Miserere à deux voix, qui fut sa dernière production. Jomelli, qu’on avait surnommé le Glück de l’Italie, est mort à Naples le 28 août 1774. On lui fit de magnifiques obsèques. La musique d’église de Jomelli a un caractère tout moderne qui se détache vivement de l’école de Scarlatti. Sa messe de Requiem, un Miserere, et un oratorio de la Passion, dont j’ai entendu quelques morceaux à l’école de Choron, sont, dit M. Fétis, des modèles de beauté.

Un fragment de l’oratorio Salomon, de Haendel, qui était composé d’un chœur à cinq voix, d’une ballade qui a été bien rendue par Mme Peudefer, et d’un chœur à cinq voix, a terminé la première partie de ce programme vraiment intéressant. La seconde partie a été inaugurée par un psaume à huit voix, Dixit dominus, de Léonard Léo. Voici encore un nom qui est peut-être moins connu encore que celui de Jomelli. Né en 1674, dans un village du royaume de Naples, Léo a été un musicien charmant en qui la science n’affaiblissait pas l’imagination. Sa musique religieuse est expressive et très mélodique. Léo a écrit aussi pour le théâtre. Parmi les opéras qu’il a fait jouer sur plusieurs scènes de l’Italie, on cite Achille in Sciro, qui fut représenté à Turin en 1743, et Demofoonte, où se trouve cet air admirable :

Misero purgoletto.


J’ai eu le bonheur, dans ma jeunesse, d’entendre cet air célèbre, chanté par le sopraniste Pacchiarotti, qui habitait Padoue, où il est mort en 1821. Parmi les œuvres qu’on doit à ce doux génie, qui, par la suavité du style, se rapproche un peu de Mozart, se trouvent l’Ave maris stella, pour voix de soprano et orchestre, son Credo à quatre voix, et un Miserere à huit voix, en deux chœurs et sans orchestre. Mon maître, Choron, a donné en 1808 une édition de ce dernier chef-d’œuvre de Léo ; il a mis à la tête de cette édition une biographie du maître italien, et lorsqu’il fonda en 1816 son Conservatoire de Musique classique et religieuse, il introduisit beaucoup de morceaux de Léo dans les programmes des séances qui se donnèrent à son école pendant toute la restauration.

Un chœur sans accompagnement, Vos omnes, de Vittoria, qui fut le contemporain de Palestrina, a suivi le psaume de Léo et précédé le duo piquant de Haendel :

Che vai cercando
Folle pensier.


Ce duo a été dit un peu lentement par Mme la baronne de F… et M. Bossini, qui est bien lourd. Heureusement, après ce duo, on a entendu une autre composition admirable de Jomelli, — Confirma hoc, — chœur à cinq voix, avec solo et accompagnement d’orchestre. C’est grand, c’est beau, et le public qui assistait à cette fête musicale a compris le style large de cette composition religieuse, qui est bien supérieure aux messes de Cherubini. Après un chœur à quatre voix, l’Hiver, charmant badinage de Lulli, la séance a été close par un fragment d’un Te Deum, quemadmodum, fugue à quatre parties, avec accompagnement d’orchestre, de Romberg. Ce compositeur, qui a été un virtuose célèbre sur la clarinette, est né dans le nord de l’Allemagne, près d’Osnabrück, le 27 avril 1767. Très jeune encore, il se mit à voyager en Hollande, en Allemagne et en Italie. Il vint à l’âge de dix-sept ans à Paris, où il se fit entendre avec succès chez un baron de Bagge. Après des courses infinies, Romberg fut appelé à Gotha, en 1813, pour y remplir les fonctions de maître de chapelle de la cour. Il est mort dans cette ville le 10 novembre 1821 ; il était âgé de cinquante-huit ans. Romberg a abordé tous les genres et a laissé une œuvre considérable : opéras, musique religieuse, musique de chambre, etc. Le Te Deum de Romberg ne m’a pas paru être d’une grande originalité.

Ainsi qu’on vient de le voir, le programme du cinquième concert de la société académique était richement composé : il y avait des morceaux de tous les âges, de tous les styles et de tous les pays, en sorte que ce concert a été pour les amateurs comme un cours d’histoire de la musique depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours. L’exécution a été assez bonne cette année, et on doit des remercîmens à M. Vervoitte.

Il y a longtemps qu’on s’est posé la question de savoir quel doit être le caractère de la musique religieuse. On peut assurer que cette question remonte à la naissance des sociétés et des cultes. De nos jours, la musique religieuse a été le sujet d’un débat qui dure encore. Ce qui est certain, c’est que le culte, de quelque religion qu’il relève, ne peut se passer du concours de l’art qui exprime le mieux les sentimens intimes de l’âme. « Le culte est d’une telle importance, dit M. Vinet, pour le maintien de la religion parmi les masses, qu’à lui seul il fait à cet égard ce que la vérité ne ferait pas aussi sûrement. Il est important de donner un corps aux sentimens et aux idées fondamentales de la religion. La vie ne se passe pas plus de symboles que le langage de métaphores ; le rite est une métaphore en action… L’adoration est un état de l’âme que le chant seul peut exprimer. » On ne peut mieux définir la nécessité du culte ni parler plus noblement du rôle que joue la musique dans le drame liturgique.

Écoutons maintenant Mendelssohn sur un sujet qui a été la préoccupation de toute sa vie d’artiste. Mendelssohn était un véritable Allemand, car il raisonnait sur son art avec une pénétration qui aurait fait de lui un critique remarquable. Dans une lettre qu’il écrivit à un ministre protestant nommé Bauer, on remarque ce passage : « Une vraie musique religieuse, qui doit suivre les cérémonies du service divin, — une semblable chose est presque impossible. La difficulté n’en est pas seulement de savoir quelle place doit occuper la musique dans les cérémonies… En fait de musique religieuse, je ne connais que celle qu’on chante à la chapelle papale, où le chant n’est que l’accessoire des épisodes de la cérémonie. » Voilà qui est bien, voilà qui est juste. Il ajoute : « Pour les oratorios, il faut un sujet précis et des personnages caractérisés. Si tu me réponds : que faire de notre pauvre église ? — je te dirai alors quel étonnement j’ai éprouvé d’entendre chanter une messe catholique dont le caractère était théâtral. Ce procédé commence à Pergolèse, à Durante, qui plaçaient dans les Gloria et dans d’autres parties des trilles ridicules qu’on trouve dans les finales des obéras modernes. Si j’étais catholique, je commencerais ce soir même à m’essayer sur le thème que je vous indique, et quel que fût le résultat de mes efforts, je n’en aurais pas moins une messe qui serait dans l’esprit de l’église. Pour le moment, je ne veux rien entreprendre dans ce genre ; un jour peut-être, quand je serai plus vieux[2]… »

Le bel esprit de Mendelssohn, dont l’érudition musicale était assez restreinte, a eu deux préoccupations dans sa vie : écrire un opéra, aborder le théâtre, fut un désir qui ne l’abandonna jamais, et on vient de voir que l’appropriation de la musique au culte fut aussi un sujet qui hanta l’imagination de l’auteur du Paulus, de l’Elie, et d’autres œuvres considérables. Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’admirer un grand artiste qui aspire à faire des conquêtes nouvelles dans ce vaste empire de la musique où Mendelssohn occupe la première place après les dieux Haydn, Mozart, après Beethoven, immense, varié comme la nature, et qu’on ne peut comparer qu’à Shakspeare.


P. Scudo.


V. de Mars.
  1. La vie de Bononcini est un roman des plus compliqués et des plus intéressans. D’un caractère inquiet où dominait une vanité presque ridicule, Bononcini dut quitter Londres parce qu’il s’était approprié un motet qu’on reconnut être l’œuvre de Lotti, maître vénitien d’une grande renommée.
  2. Cette lettre est datée du 12 janvier. 1835. Mendelssohn était alors à Düsseldorff.