Revue musicale, 1863/01


où l’Opéra donne le spectacle d’une complète déroute dans les ensembles, et il n’y a rien de plus triste et de plus navrant que d’entendre sur la première scène lyrique de la France Lucie, le Comte Ory ou Guillaume Tell complètement estropiés. Nous aimons à croire que le nouveau directeur aura l’autorité nécessaire pour suivre ses idées et ramener la vie dans ce grand corps usé.

Depuis sa réouverture, le Théâtre-Lyrique exerce avec mesure la puissance de ses séductions dans la nouvelle salle qui lui est échue. Ou y a repris successivement tous les ouvrages de l’ancien répertoire, la Chatte merveilleuse avec Mme Cabel, Orphée avec Mme Viardot, l’Enlèvement au sérail de Mozart, Robin des Bois, le Médecin malgré lui de M. Gounod, et enfin Faust du même compositeur pour la rentrée de Mme Carvalho, que le public a revue avec un plaisir extrême. Faust est jusqu’ici le meilleur ouvrage de M. Gounod, ce musicien ingénieux et délicat, cet esprit fin et un peu alexandrin qui s’ingénie à trouver l’accent des passions qu’il n’éprouve pas. Il nous a paru l’autre soir que les deux années qui viennent de s’écouler depuis la première représentation de Faust, qui a eu lieu le 19 mars 1860, ne lui ont pas été favorables ; Traduit et joué avec succès dans plusieurs villes d’Allemagne et même à Milan, l’opéra de M. Gounod n’est pourtant qu’un opéra de genre bâti à côté du magnifique poème de Goethe. Ni la figure étonnante de Méphistophélès, ni le caractère compliqué de Faust, n’ont été vigoureusement saisis par le musicien ; il a manqué de force et d’originalité dans toutes les grandes situations que lui présentait le poème : la promenade au jardin, la scène de l’église et la Walpürgis.

Ce qu’on peut louer dans l’œuvre de M. Gounod, c’est le chœur des étudians au second acte, le petit chœur syllabique des vieillards et la valse avec accompagnement du chœur, qui est d’un bel effet. La scène où Marguerite trouve la caisse aux diamans renferme de jolis détails de vocalisation qui conviennent bien à la bravoure et au goût exercé de Mme Carvalho ; mais le quatuor de la promenade, qui vient après, est trop court pour la situation unique que le compositeur avait à rendre. Il aurait fallu là un de ces morceaux d’ensemble longuement développés dont chaque épisode est rattaché à une idée unique et saillante qui domine le concert et guide l’oreille. Tels sont le quatuor de Zampa, l’admirable scène de la vente dans la Dame blanche, le trio de la Juive et tous les morceaux d’ensemble des vrais maîtres. Le petit duo d’amour entre Faust et Marguerite se distingue aussi par des harmonies délicates dans l’accompagnement, et il est juste de signaler encore l’hymne d’amour que chante Marguerite après son entrevue avec Faust. Au quatrième acte, on remarque le chœur des soldats et surtout le récit de Valentin mourant en maudissant sa sœur. Telles sont, selon nous, les parties saillantes de l’opéra de M. Gounod, œuvre éminemment distinguée par le soin du style, par une certaine grâce élégiaque, par des détails ingénieux et par l’élévation constante du sentiment de l’auteur, mais dont la conception générale est débile, dépourvue de force et d’originalité. L’ouvrage est monotone, et il y a plus d’une analogie entre la peinture ascétique d’Ary Scheffer et la musique du Faust de M. Gounod. L’exécution de cet ouvrage, compliqué et difficile est moins satisfaisante aujourd’hui qu’à l’origine ; Mme Carvalho, chargée du rôle principal de Marguerite, qu’elle a créé avec tant de distinction, est toujours une cantatrice d’un rare talent, quoique sa voix nous ait paru un peu fatiguée. Elle n’a pas trouvé dans M. Monjauze le Faust de ses rêves. M. Balanqué joue le rôle de Méphistophélès en comédien habile, et s’il n’y produit pas un meilleur effet, c’est la faute de sa voix. Les chœurs et l’orchestre méritent des éloges, et le spectacle est agréable. Quoi qu’il en soit de nos réserves, les représentations de Faust sont suivies, et seront fructueuses pour le Théâtre-Lyrique.

Le Théâtre-Italien fait des merveilles, il nous a presque ramené les belles soirées d’autrefois. Les représentations de Cosi fan tutte de Mozart et la reprise du Matrimonio segreto de Ciraarosa, qui a eu lieu tout récemment, attirent cette fine fleur d’amateurs distingués qui forment, dans tous les temps et dans tous les pays, les vrais représentans du goût et de la civilisation. Imaginez donc ce que deviendrait une nation, si elle était tout à coup séparée de sa tradition, et si elle n’avait pour la guider que les instincts grossiers de la foule ! Nous aurions alors l’art pur de la démocratie, comme nous en avons déjà la littérature et le journalisme. Enlevez au public qui fréquente aujourd’hui le Théâtre-Italien deux cents personnes, et vous n’avez plus qu’une masse confuse d’Espagnols, d’Italiens, de Portugais, de Russes, de Valaques et de Mexicains, qui le connaissent et qui n’admirent que les opéras de M. Verdi. Il faut les voir tristes et confus quand ils sont obligés d’écouter les divines mélodies de Cosi fan tutte ou du Matrimonio segreto ! Ils sont tout ébahis, et ils attendent vainement quelque coup de théâtre et ces points d’orgue merveilleux que leur prodigue Mlle Patti. En a-t-elle fait, dans le Barbier de Séville, de ces coups périlleux ! S’en est-elle donné à cœur-joie de ces fantaisies vocales d’un goût équivoque au point de gâter la pensée de Rossini ! Cette séduisante sirène à ébloui M. Mario de l’éclat de ses strillate, elle l’a étourdi du bruit de ses castagnettes. Aussi n’est-il plus question ni de M. Mario ni de personne ; on ne parle que d’Adelina Patti, de ses grâces, de sa jeunesse, de sa belle voix, de son instinct merveilleux, de sa bravoure et de ses petites mines d’enfant gâtée qui fera bien de consulter de bons juges, si elle veut atteindre le but élevé de son art. Qu’elle se garde surtout des éloges monstrueux que peuvent lui adresser des écrivains sans crédit et sans consistance : ce sont de vrais empoisonneurs du goût et de la morale publique. On doit s’honorer de mériter leurs injures et ne craindre que leur approbation. Mlle Patti est une artiste trop bien douée pour ne pas savoir discerner, au milieu de la foule confuse qui l’acclame, l’esprit équitable et modéré qui ne met rien au-dessus de la vérité, et qui la dira toujours sans qu’on parvienne à intimider son courage.

Dans le courant du mois de décembre, le 17, il y a eu une belle solennité au théâtre de l’Opéra-Comique : on y a célébré la millième représentation de la Dame blanche devant une nombreuse assemblée. Après le premier acte de Jean de Paris, qu’on jouait le même soir, le rideau se leva, et l’on vit tous les artistes qui devaient contribuer à l’exécution du chef-d’œuvre rangés autour du buste de Boïeldieu et chantant le chœur de la Dame blanche, — Chantez, joyeux ménestrels. — Sur cinq bannières que portaient des choristes, on avait inscrit les titres des ouvrages du maître avec la date de la représentation. Après le chœur, M. Achard a récité une pièce de vers que M. Méry avait écrite pour la circonstance, puis il a posé une couronne sur le buste de Boïeldieu, et la cérémonie s’est terminée par la reprise du chœur de la Dame blanche. Cet hommage rendu à la mémoire du plus charmant des compositeurs français fait honneur à l’administration qui en a eu l’idée. La Dame blanche, qui fut représentée pour la première fois le 25 décembre 1825, est une œuvre qui marque un nouveau développement dans le genre si national de l’opéra-comique. S’il est bien prouvé que l’opéra bouffe italien a donné naissance à l’opéra-comique français, cette alliance féconde entre l’esprit, le goût et l’art des deux nations latines n’a cessé d’exister depuis Pergolèse jusqu’à Rossini. Après Grétry, qui ferme le XVIIIe siècle, le compositeur le plus vrai et le plus original dans le genre exclusif de l’opéra-comique, c’est Boïeldieu, car Méhul et Cherubini, qui sont de bien plus grands musiciens, ont touché à des régions plus élevées par l’accent dramatique et le style noble qui distinguent leurs ouvrages. C’est Boïeldieu qui continue la tradition du genre mixte de l’opéra-comique, d’abord sous l’influence de Cimarosa et de Mozart, et puis sous celle de Rossini. Contemporain de Dalayrac, de Nicolo, de Berton et de beaucoup d’autres musiciens aimables, Boïeldieu les domine par la grâce et la morbidesse de ses chants, par l’intelligence qu’il a des situations dramatiques, par la vérité de ses peintures et par la fécondité de sa veine, car il a beaucoup écrit. La Dame blanche n’est pas seulement le chef-d’œuvre de Boïeldieu, c’est le modèle du véritable opéra-comique, ce mélange ingénieux de sentiment et d’esprit, de gaîté et de tendresse, de vérité et d’aimable fiction. L’ouvrage est parfait dans son cadre.

Les concerts populaires de musique classique, dont nous avons entretenu si souvent les lecteurs de la Revue, sont plus suivis et plus brillans cette année que l’année précédente, où ils ont été fondés. L’orchestre que dirige M. Pasdeloup a fait des progrès sensibles dans l’exécution des chefs-d’œuvre de la musique instrumentale, surtout les violons et les instrumens à cordes en général. Les instrumens à vent laissent parfois désirer plus d’éclat, car ils ne sont évidemment pas assez nombreux pour une si grande masse d’instrumens à cordes. Les programmes de ces belles séances sont en général composés avec goût et suffisamment variés. Peut-être pourrait-on reprocher à M. Pasdeloup de faire exécuter trop souvent des fragmens de quatuor, de quintette par tous les instrumens à cordes, et de trop compter sur l’effet de ces tours de force. Bien que la société du Conservatoire ait donné l’exemple de ce genre de licence, il serait bon que M. Pasdeloup ne se crût pas obligé de l’exagérer. En général il faut respecter la pensée des maîtres, et une composition écrite pour quatre instrumens ne peut être exécutée par quarante instrumens de la même nature sans que l’esprit et les proportions n’en soient altérés. La séance du 28 décembre a été particulièrement remarquable. Après l’ouverture très médiocre de Weber connue sous le titre du Roi des Génies, on a exécuté la symphonie pastorale de Beethoven, dont il est inutile de louer la magnifique conception. L’orage a été faiblement exprimé, l’orchestre n’est sans doute pas assez nombreux pour rendre ce puissant effet de la nature courroucée ; mais le finale a été exécuté avec beaucoup de brio, ainsi que l’admirable andante qui forme la seconde partie. Quelle merveille que cette symphonie ! Peut-on écrire de la musique pittoresque après un pareil tableau ? L’adagio du troisième quintette en sol mineur de Mozart, exécuté par tous les instrumens à cordes, a précédé la belle ouverture d’Athalie de Mendelssohn. C’est un morceau de maître que cette ouverture largement développée, où l’on remarque surtout la péroraison attaquée par les instrumens de cuivre. La séance s’est heureusement terminée par le finale de la symphonie en sol mineur d’Haydn, badinage délicieux que le public a voulu entendre deux fois.

Deux virtuoses, d’un mérite différent, se sont fait entendre cette année aux concerts populaires : M. Joël, pianiste au jeu élégant et sûr, et M. Vieuxtemps, grand violoniste dont tout le monde connaît la haute renommée. À la première séance, M. Vieuxtemps a exécuté un morceau de sa composition, une ballade polonaise d’un style fort soigné sans doute, mais qui n’a pas paru digne de figurer sur un programme où se trouvent les plus grands noms de l’histoire musicale. Aussi l’impression produite par le virtuose a-t-elle été médiocre, et le public a-t-il quitté la salle avec la conviction que M. Vieuxtemps s’était fourvoyé. L’artiste éminent dont la réputation est plus qu’européenne n’a pas voulu rester sous le coup de cette surprise, et le dimanche 21 décembre il a joué dans cette même salle du Cirque-Napoléon le concerto en ré majeur, pour violon et orchestre, de Beethoven. Là M. Vieuxtemps a été à la hauteur de l’admirable composition qu’il avait à interpréter, morceau capital, où le violon trouve à qui parler et ne cesse de concerter avec l’orchestre. Le style large de M. Vieuxtemps, la netteté et la vigueur de son exécution, son beau coup d’archet et l’ingénieux point d’orgue qu’il a conçu lui-même, ont excité l’admiration du nombreux public qui l’écoutait. Sans doute on pourrait souhaiter à M. Vieuxtemps un son plus moelleux et plus rayonnant, un peu plus de brio et de naturel dans son exécution savante ; mais il ne faut pas oublier que M. Vieuxtemps est né en Belgique, et qu’il faut le soleil et la terre de l’Italie pour produire des voix comme celle de l’Alboni et des violonistes comme M. Sivori. M. Vieuxtemps a ses qualités, qui ne sont pas communes, et par ses compositions, par son exécution sévère et noble, il est, avec M. Joachim et M. Sivori, l’un des trois grands violonistes de l’Europe.


P. SCUDO.