Revue musicale, 1859/06
REVUE MUSICALE
Le Pardon de Ploërmel de Meyerbeer a reparu au théâtre de l’Opéra-Comique le 15 octobre, après une suspension volontaire de plusieurs mois. Nous n’avons point à revenir sur une œuvre que nous avons longuement appréciée ici, et dont le succès est désormais un fait consacré. À Londres comme à Paris, on a rendu grandement justice à la nouvelle production d’un maître dont on peut ne pas approuver toutes les tendances, mais qui possède incontestablement la première qualité qu’on exige au théâtre, le don d’intéresser et d’émouvoir la foule assemblée. Nous faisons toujours nos réserves sur l’ouverture, que nous trouvons trop longue, trop compliquée d’incidens minutieux, manquant de clarté et d’unité d’effet ; d’autres morceaux, tels que le trio qui termine le second acte, pourraient être l’objet de quelques observations semblables. Ce qui est certain et ce que nous nous plaisons à redire, c’est que le Pardon de Ploërmel est l’ouvrage le plus facile et le plus mélodique qu’ait produit l’auteur illustre de Robert et des Huguenots. L’exécution, à l’Opéra-Comique, est encore meilleure qu’elle ne l’était dans l’origine. M. Faure surtout chante et joue d’une manière remarquable le rôle difficile et fatigant d’Hoël, et, quant à Mme Cabel, sa voix n’a rien perdu de la trempe solide qui la caractérise. Tout va donc pour le mieux, et Meyerbeer fera bien de retourner maintenant sur le grand théâtre de ses succès.
Le Théâtre-Italien continue à dérouler les œuvres de son répertoire, et à produire le nouveau personnel qu’il tient en réserve. Un ténor inconnu jusqu’ici, M. Morini, dont le véritable nom est beaucoup moins euphonique, a débuté le 12 octobre dans il Giuramento, de Mercadante. La voix de M. Morini est agréable, quoique peu forte et dépourvue de flexibilité. L’émotion inséparable d’un début n’a pas empêché M. Morini d’être accueilli avec bienveillance par le public, qui lui a su gré de sa bonne volonté et de ses qualités naturelles. M. Morini, qui est très bon musicien, peut être fort utile à l’administration du Théâtre-Italien. Tout récemment on a repris aussi Rigoletto pour une nouvelle cantatrice, Mme Dottini, qui s’est essayée dans le rôle de Gilda ; Mme Dottini est Française, sa voix et sa jolie figure l’indiquent assez. Nous laisserons Mme Dottini se produire avec tous ses avantages avant de porter sur elle un jugement qui aujourd’hui ne pourrait être que sévère. M. Graziani, qui abordait pour la première fois le rôle important de Rigoletto, si bien rendu par M. Corsi l’année dernière, a eu de beaux élans comme toujours, et s’est fait vivement applaudir dans la stretta du beau duo du second acte :
- Si vendetta,
- Tremenda vendetta.
C’est M. Gardoni qui a chanté avec bien des hasards le rôle du prince, où M. Mario déployait une tournure si cavalière et parfois de si beaux accens.
Puisque nous venons de nommer M. Mario, il nous faut bien dire un mot de la scène pénible qui vient de se passer au théâtre italien de Madrid. Comme presque tous les virtuoses célèbres qui, pendant de longues années, ont joui de la faveur du public, Mme Grisi n’a pas eu le bon esprit de s’arrêter à temps dans une carrière où la jeunesse et la beauté font pardonner tant de défauts à une femme. Riche, entourée d’une célébrité européenne peut-être exagérée, Mme Grisi n’a pas voulu comprendre les avertissemens significatifs que nous lui avons donnés ici bien souvent. Elle a persisté à vouloir paraître sur un théâtre encore tout rempli de sa gloire et des souvenirs de sa splendide beauté, qui plaidaient en sa faveur, mais qui ne suffisaient pas cependant pour pallier les défaillances d’un organe aujourd’hui éteint. M. Mario, tout dévoué aux intérêts d’une cantatrice superbe dont les conseils n’ont pas été inutiles à sa propre renommée, a eu l’incroyable imprévoyance de conduire Mme Grisi dans une ville qui ne l’avait pas entendue à cette époque où elle n’avait qu’à se montrer pour exciter l’admiration de tous. Aux noms de Mme Grisi et de M. Mario, apposés sur l’affiche, le public de Madrid, qui est très passionné pour la musique et les chanteurs italiens, est accouru en foule. Mme Grisi a débuté dans la Norma, l’un des beaux rôles qu’elle a créés à Paris, et qui ont fait sa réputation. Le public de Madrid, en voyant et en entendant Mme Grisi pour la première fois, a été d’abord fort surpris, et il n’a pas tardé à manifester son profond mécontentement. La prima donna, étonnée à son tour de l’accueil qu’on lui faisait, n’aurait pu s’empêcher de révéler le dépit qu’elle en éprouvait, ce qui aurait redoublé la mauvaise disposition du public. Alors Mme Grisi éprouva une secousse si violente, qu’il fallut la transporter tout en larmes dans sa loge et suspendre la représentation, qui n’a pu s’achever. À la deuxième représentation, la scène fut encore plus accidentée, et Mme Grisi et M. Mario durent se retirer définitivement.
Cet incident, qui vient de se passer tout récemment au théâtre italien de Madrid, a été diversement apprécié. On s’est généralement fort apitoyé sur le sort de la célèbre cantatrice qui, pendant si longtemps, a fait les délices de Paris et de Londres. Nous sommes loin assurément d’approuver la rigueur avec laquelle le public espagnol a cru devoir manifester son désappointement en voyant devant lui une cantatrice qui n’est plus que l’ombre de la belle créature que nous avons tant admirée, et nous voudrions voir disparaître ces usages barbares qui existent encore dans les principales villes de France et de la Belgique, où l’on ne rougit pas d’infliger aux artistes dramatiques les plus honorables des jugemens tumultueux indignes de nos mœurs douces et équitables. Il n’y a pas de plus grande punition pour un artiste, comme pour les rois, que le silence. Toutefois n’y a-t-il pas lieu de faire quelques réflexions sur la trop grande importance qu’on accorde de nos jours aux interprètes de l’art, aux virtuoses de toute nature, qu’on acclame et qu’on enivre de folles louanges ? Gustave Planche, dont le vigoureux esprit, la haute et ferme critique allaient au-devant de la vérité sans s’inquiéter jamais des vanités et des intérêts qu’il pouvait froisser, a écrit ici, sur l’infatuation des comédiens, des pages remarquables, qui n’ont rien perdu de leur à-propos. Et pourquoi n’oserais-je pas dire toute ma pensée ? Le convoi et les funérailles de Mlle Rachel, les ovations ridicules dont elle a été l’objet pendant sa vie, la vente de son mobilier, où l’on se disputait à prix d’or les moindres bagatelles qui lui avaient appartenu, sont une de ces scandaleuses apothéoses de notre temps qui blessent le plus le sens moral, le goût et la raison. Que ferez-vous donc pour le génie créateur, pour un Corneille ou un Molière, pour un Beethoven ou un Rossini, si vous prodiguez à des comédiennes, à des ballerines et à des cantatrices, aussi merveilleuses que vous le voudrez, de pareils témoignages d’admiration publique ? D’où je conclus que la leçon que vient de recevoir Mme Grisi à Madrid est bonne à méditer.
Le Théâtre-Italien ne se repose pas, car il vient de reprendre le 29 octobre la Semiramide de Rossini, avec un nouvel artiste pour chanter le rôle si important d’Assur. M. Merly est un Français qui a passé plusieurs années à l’Opéra, et qui vient d’Italie, où il a appris à diriger une fort belle voix de basse, très souple et très mordante. D’un physique avantageux, comédien suffisant, M. Merly chante avec feu et semble ne redouter aucune difficulté de vocalisation. Il pousse l’audace jusqu’au sol des ténors, et ce n’est peut-être pas ce que le virtuose fait de mieux que d’abuser ainsi de la partie élevée de son organe, qui vibre plus qu’on ne le voudrait. Toutefois M. Merly a été remarquable dans l’introduction de cet opéra colossal, et il a chanté avec un vrai talent d’artiste et de comédien la scène et l’air des tombeaux au second acte. Mme Penco, qui manque un peu d’ampleur et de puissance pour le personnage de Sémiramis, a eu d’heureux momens, et elle aurait chanté le duo fameux du second acte avec Arsace, — Eh ben ? a te ferisci, — presque dans la perfection, si elle n’avait outre-passé la liberté que doit se permettre une artiste qui interprète la pensée d’un maître comme Rossini. L’Alboni lui donnait pourtant un exemple qui eût été bon à suivre, en chantant la partie d’Arsace avec autant de charme que d’exactitude. Le duo n’en a pas moins produit un grand effet, et la représentation a été l’une des plus intéressantes de la saison. Un seul homme a gâté, autant qu’il a dépendu de lui, le plaisir de cette belle exécution d’un admirable chef-d’œuvre, c’est le chef d’orchestre. Il n’était question dans le foyer, après la chute du rideau au premier acte, que de ce personnage bizarre qui se démène comme un possédé, qui précipitent altère tous les mouvemens, et qui s’imagine, à tort, qu’il porte toute l’exécution musicale du Théâtre-Italien sur ses épaules. Pas tant de zèle, monsieur Bonnetti, pas tant de zèle, car J’orchestre que vous dirigez si mal entendrait à demi-mot, si vous aviez de bonnes intentions à lui communiquer.
La mort vient d’enlever en Allemagne un compositeur célèbre, Louis Spohr, qui s’est éteint à Cassel le 22 octobre, âgé de soixante-seize ans. Né le 5 avril 1783 dans une petite ville du duché de Brunswick, Saesen, Spohr montra dès l’âge le plus tendre de grandes dispositions pour la musique. Il devint promptement un habile virtuose sur le violon, fit des voyages en Russie, dans l’Allemagne du sud, surtout à Vienne, où il s’acquit la réputation d’un violoniste de premier ordre et d’un compositeur distingué. Tour à tour maître de chapelle du duc de Brunswick, du duc de Saxe-Gotha, chef d’orchestre du théâtre an der Wien à Vienne, où il a composé son opéra de Faust, qui a longtemps occupé la scène allemande, Spohr fut nommé maître de chapelle à la cour électorale de Hesse-Cassel, où il est resté jusqu’à sa mort. Après avoir fait un voyage en Italie, Spohr vint à Paris en 1819 et se fit entendre en public et dans plusieurs séances de quatuors sans y produire, comme violoniste, une très vive sensation. Il fut plus heureux à Londres, où les journaux anglais lui firent un accueil très brillant. Spohr a composé beaucoup de musique instrumentale, de musique religieuse, et des opéras dont le plus célèbre, regardé comme son chef-d’œuvre, est Jessonda. Chef d’une école de violon qui a produit de nombreux artistes et dont il a exposé les principes dans un ouvrage spécial, Violinschule, qui a paru à Vienne en 1831, Spohr est un compositeur essentiellement allemand par le caractère de ses idées mélodiques, la complication de sa forme, le coloris de son instrumentation, et par son harmonie travaillée, toujours remplie de modulations ardues. Spohr, qui ne fut pas un homme de génie, se rattache au grand mouvement de l’école allemande qui a produit Beethoven, Weber, Mendelssohn, et en dernier lieu Robert Schumann. Si Weber n’était pas venu, Spohr aurait occupé le premier rang peut-être sur la scène lyrique de son pays.