Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 6 (p. 844-848).

REVUE MUSICALE.
L’ART DE CHANTER, THEORIE ET PRATIQUE, par H. Panofka.

À quoi peuvent servir les méthodes qui ont pour objet l’art de chanter ? Ce n’est pas assurément à faire l’éducation de ceux qui les achètent, car il n’y a rien de plus inutile à l’élève qui veut apprendre à chanter qu’un livre où est exposée la théorie d’un art d’imitation qui vit d’exemples et de bons modèles. En effet, s’il y a une chose au monde qu’on ne puisse apprendre sans un maître qui vous guide, c’est l’art d’exprimer les sentimens du cœur par les modulations savantes de la voix humaine. Comme tout ce qui sert à la manifestation de la vie morale, le chant se compose d’un ensemble de détails matériels et de nuances de sentiment, d’exercices physiques et d’analyse, qu’il est à peu près impossible d’indiquer par des signes. Même en ne s’occupant que de la simple vocalisation qui a pour objet l’assouplissement de l’organe, comment s’y prendre pour éclairer l’élève, sans le concours du maître en personne, sur la manière de filer un son, de le dilater successivement, sans cahots et sans déchirement, d’en former un tout qui ait sin commencement, son milieu et sa fin ? Comment expliquer par la parole abstraite ce que c’est qu’une phrase musicale, quelle est l’importance d’un trait, d’une inflexion et de ces mille petits ornemens qui caractérisent le style et qui doivent orner l’idée mélodique, sans en altérer le caractère ? La difficulté redouble, si l’on s’aventure dans le domaine de l’expression. Une méthode de chant sans un professeur qui la commente, l’explique et la vivifie, est encore plus inutile à l’élève, dépourvu d’expérience que la grammaire d’une langue, étrangère dont on n’aurait jamais entendu prononcer un mot. — Mais alors, répètera-t-on, à quoi peut servir la publication d’un livre sur l’art de chanter ? A donner une idée de l’enseignement du professeur, à présenter un choix de bons exemples aux élèves qui viennent prendre ses conseils.

La première condition pour composer une bonne méthode de chant, c’est d’être soi-même un chanteur exercé. Ici la théorie est presque inséparable de la pratique, et l’une ne peut guère se concevoir sans le concours de l’autre. Il y a sans doute des exceptions à cette règle, mais elles sont rares, et les musiciens qui peuvent enseigner avec succès un art dont ils ne possèdent pas le mécanisme sont des hommes éclairés qui parviennent au même résultat à force de pénétration et de rapprochemens ingénieux. Ce n’est pas à dire que parce qu’on sera un grand virtuose, un interprète éloquent des chefs-d’œuvre de l’art, on possédera aussi les qualités nécessaires à un bon professeur. L’enseignement exige un tact, un goût et un discernement tout particuliers. Il faut savoir dégager la règle générale au milieu des nombreuses exceptions qui l’accompagnent, bien saisir la nature et l’aptitude de chaque élève, afin de le soumettre aux exercices les plus propres à le conduire au but désiré, car toutes les voix et toutes les organisations ne peuvent pas être dirigées de la même manière ; il faut connaître à fond les différentes écoles et la propriété de chaque style, être initié aux secrets de l’harmonie et même à ceux de la composition, avoir fait une étude sévère, de la langue et de la littérature de son pays, sans être complètement étranger à celles de l’antiquité, qui renferment un si riche dépôt d’observations exquises et de vérités éternelles sur tous les arts. En un mot, un professeur de chant doit être un homme d’un goût sûr, éclairé, habile, qui, sans système préconçu, sans étalage d’une science inutile, sache appliquer le petit nombre de principes reconnus, en les modifiant selon la diversité des individus, des pays et des écoles. Semblable à un médecin expérimenté qui sait varier la dose de ses médicamens selon le tempérament de ses malades, un professeur de chant doit mettre dans la distribution de ses conseils une mesure et une variété de procédés que lui imposent la délicatesse et la mobilité des organisations humaines.

Telles sont aussi les idées raisonnables émises par M. Panofka dans l’avant-propos de l’ouvrage qu’il vient de publier. M. Panofka est un homme intelligent, un musicien de mérite, qui, après s’être distingué comme violoniste, a cru devoir abandonner la carrière qu’il avait parcourue avec succès pour s’adonner à l’étude de l’art de chanter, qui a eu toujours de l’attrait pour lui. De nombreux voyages dans les différentes parties de l’Europe, la fréquentation des plus célèbres virtuoses de notre temps, le goût de l’observation et surtout la connaissance du violon, dont le mécanisme a tant d’analogie avec celui de la voix humaine, ont encouragé M. Panofka à consigner dans une méthode le résultat de ses études et de son expérience. Mais pour mieux faire apprécier l’ouvrage de M. Panofka, peut-être n’est-il pas inutile de montrer ce qu’a été pendant longtemps l’art de chanter en France.

Jusqu’au commencement du XVIIe siècle, l’histoire de la musique en France se confond avec celle de toute l’Europe. Excepté les chansons et les romances populaires, dont le tour naïf, tendre et malin témoigne du caractère de la nation qui les a vus naître, il n’y a pas de musique française proprement dite avant le règne de Louis XIV. Les grands contrepointistes belges et français des XVe et XVIe siècles, qui ont tant contribué aux progrès de la partie scientifique de l’art de combiner les sons, n’ont pas de physionomie particulière. Ce n’est qu’à partir du changement que subit la tonalité du plain-chant et de l’apparition de la modulation chromatique, que le caractère individuel de chaque peuple se révèle dans les formes mélodiques.

L’art de chanter avait déjà lait des progrès assez sensibles avant que Lulli vînt lui donner une direction plus large et plus sévère. Sous Louis XIII et pendant la minorité de son successeur, on chantait beaucoup, en s’accompagnant du luth ou du théorbe, les airs de cour à plusieurs parties ou à une seule voix, de Bailly, de Guedron, et particulièrement ceux de son gendre Boesset, qui jouissait d’une grande vogue. Tous trois avaient occupé successivement la place de surintendant de la musique du roi. Il y avait aussi une foule d’airs de danse, comme menuets, bourrées, courantes, sarabandes, gavottes, villanelles, brunettes, que l’on composait d’abord pour des instrumens, et sous lesquels on mettait ensuite des paroles plus ou moins bien appropriées. C’était une imitation de ces canzonette et villote napoletane, qu’on chantait en dansant, pendant le XVIe siècle, en Italie. Tout le monde sait que Lambert, le beau-père de Lulli, fut un maître de chant très estimé, dont l’esprit, le goût et le talent étaient recherchés par les hommes les plus illustres de sonu temps, et faisaient le charme de la cour et de la ville.

Il existe un ouvrage intéressant sur l’enseignement du chant à l’époque de Lambert et pendant la première moitié du XVIIe siècle, — les Remarques curieuses sur l’art de bien chanter et particulièrement pour ce qui regarde le chant français, par M. de Bacilly[1]. Ce Bacilly était un prêtre de la basse Normandie, où il naquit vers 1625. Il vécut à Paris au milieu de la meilleure compagnie, et se fit une réputation par des compositions légères. Son livre prouve que c’était un homme d’esprit, qui avait beaucoup réfléchi sur la musique et particulièrement sur l’art de chanter. Dès le premier chapitre, il donne une très bonne définition de l’art dont il s’occupe, et dans le chapitre dixième, Bacilly énumère quelles sont les qualités nécessaires à un bon professeur de chant, lequel, dit-il, doit avoir de la voix pour se faire entendre, car on n’apprend pas le chant avec des livres ; il faut qu’il sache distinguer le fort et le faible de chaque élève, et qu’il ait une connaissance, approfondie de la langue française. Dans un autre passage fort important, Bacilly traite la question de savoir pomment les paroles doivent se marier avec la musique. Il s’agit ici de l’une des plus grandes préoccupations de l’école française. « . La principale critique, remarque-t-il, qu’on puisse faire d’un morceau, c’est de dire que le chant ne convient pas aux paroles. Il est vrai que la plupart des compositeurs tombent dans ce défaut, soit par ignorance de la langue française, soit pour vouloir trop philosopher et raffiner sur la signification des mots ; car on les blâme souvent mal à propos, et l’on trouve mauvais un air où l’auteur a oublié de mettre des notes élevées sur des paroles qui signifient des choses hautes comme le ciel, les étoiles, ou des notes basses sur les mots terre, mer, fontaine ; en sorte qu’on s’imagine que le chant est mal appliqué aux paroles, s’il n’exprime pas le sens de chaque mot en particulier. » Ces observations de Bacilly sont très curieuses en ce qu’elles nous apprennent que de très bonne heure le goût de la nation tendait à chercher dans la musique bien moins l’expression d’un sentiment que la traduction logique d’une vérité de l’esprit. Sauf la différence des moyens, on peut affirmer que c’est là le principe qui dirige Lulli, Rameau, Gluck, Grétry et toute l’école française. Cette théorie, qui met le respect de la grammaire avant l’émotion du cœur et qui se préoccupe bien plus de satisfaire les susceptibilités de l’intelligence que de soulever les transports de l’âme, forme le caractère de notre système dramatique.

L’œuvre de Lulli, qui vint compléter les merveilles du grand siècle et doter la France d’un art nouveau, confirme la vérité de cette remarque. Dans les opéras de cet homme de génie, la musique n’est qu’un accessoire de la parole, qu’elle suit d’un pas timide sans oser trop s’écarter du sentier qu’on lui a tracé. L’idée mélodique y existe à peine ; elle est courte, mal assise, embarrassée de petites notes accessoires et presque dépourvue de rhythme. Le caractère en est habituellement triste et peu varié. À part quelques chœurs et quelques airs de ballet, un opéra de Lulli n’est vraiment qu’un long récitatif, une déclamation notée, une sorte de mélopée où la musique sert d’enveloppe transparente à la parole. On conçoit que pour interpréter une œuvre pareille, il ne fallait pas une très grande habileté vocale. Lulli n’aimait pas les fioritures d’un certain développement, la succession rapide de plusieurs notes liées ensemble qu’on appelait alors des doubles, et qu’aujourd’hui on nomme roulades, car un jour qu’il faisait chanter par son ténor Boutelou une cantate de Lambert où il y avait de tels ornemens, il dit au virtuose : Gardez les doubles pour mon beau-père, et dites-moi cela simplement. Il parait en effet que le style de Lambert était assez fleuri, et que, dans ses compositions comme dans son enseignement, il imitait la méthode italienne, dont il avait pu étudier l’esprit dans les cantates de Carissimi, de Bassani, et dans les duos de Bononcini, qu’on chantait beaucoup à la cour et dans la haute société avant l’avènement de Lulli et la création du drame lyrique.

Rameau ne fit que continuer le système de Lulli en l’agrandissant un peu par des chœurs, plus nourris et par des accompagnemens plus variés. Sa phrase mélodique est aussi courte et aussi tourmentée, et les opéras de ce musicien remarquable n’ont eu aucune influence bienfaisante sur l’art de chanter. Mlle Fel et Jeliotte, pour lesquels il a composé les principaux rôles de ses ouvrages, n’étaient guère plus habiles que la Rochois et Boutelou, leurs prédécesseurs. C’était toujours la même déclamation pompeuse, parsemée de trilles, de ports de voix et de coulés, qui étaient pour l’oreille ce que le style rocaille est pour les yeux. Cependant le goût et l’art de l’Italie pénétraient encore une fois en France et s’y créaient de nombreux partisans parmi les hommes les plus éclairés de la nation. Une troupe de bouffons qui vint à Paris en 1752, et qui fit entendre les opéras charmans de Pergolèse, de Vinci, de Léo, souleva une polémique bruyante entre les partisans exclusifs de la musique française et ceux de la musique italienne, dont Jean-Jacques Rousseau fut le champion le plus éloquent, si ce n’est le plus impartial. Les fameux virtuoses Farinelli et Caffarelli étaient venus aussi chanter successivement aux concerts spirituels, où ils avaient émerveillé le peu de vrais amateurs qui s’y trouvaient. Enfin Duni, Monsigny, Grétry, inspirés par la mélodie élégante, douce et facile de Galuppi et de ses contemporains, empruntèrent à l’Italie une nouvelle forme de l’art et donnèrent à la France la comédie lyrique. C’est au milieu de ce mouvement de rénovation musicale qu’apparut en 1774 le génie de Gluck.

Que venait-il faire ? Réformer aussi le drame lyrique, où la musique, purgée de toutes les sensualités vocales dont l’avaient surchargée les virtuoses de l’Italie, ne fut plus que l’expression sévère de la passion. Le despotisme des sopranistes et des prime-donne avait empiété d’une manière intolérable sur le domaine de la création, Le compositeur et le poète n’étaient souvent que des espères d’ouvriers chargés de tracer un canevas dans lequel pussent se déployer la fantaisie et les caprices de l’interprète. C’était la subversion de toute vérité et de toute illusion dramatique. Gluck voulut que tous les élémens d’un opéra fussent subordonnés à l’intérêt des situations, et que le chant des muses fit cesser celui des sirènes, selon sa belle expression ; mais, poussé par la contradiction, il exagéra son principe, et, à part les heureuses inconséquences que commit son imagination aussi tendre que gracieuse, et les progrès que la musique avait faits depuis un siècle, on peut affirmer que l’œuvre de Gluck est le développement du système de Lulli et de Rameau. C’est encore de la déclamation plus voisine de la parole que de la musique. Aussi l’art de chanter, en se modifiant un peu, ne fit que changer de défauts, « car M. Gluck, dit un écrivain du temps, en rapportant en France un nouveau genre de musique, a dû changer la manière de chanter. Au lieu de l’exécution fade et languissante qu’on avait avant lui, il en a demandé une ferme et rapide, et on y a répondu par des saccades et des sons heurtés qu’on a fait passer jusque dans le récitatif. On a poussé des cris où il ne voulait que de la force, on a dénaturé le chant pour vouloir le rendre expressif. Nos chanteurs étaient en-deçà du vrai point, l’impulsion que M. Gluck leur a donnée, les a portés au-delà. C’est lorsqu’ils auront saisi le juste-milieu que les Français pourront se vanter d’avoir une méthode. » Cette méthode existe de nos jours : elle est le résultat de l’influence qu’a exercée le Théâtre-Italien depuis l’époque où il s’ouvrit à Paris, en 1789, jusqu’à la fin de la restauration. Le génie de Rossini, en faisant subir une nouvelle transformation à notre musique dramatique, força les chanteurs à faire des études de vocalisation auxquelles on ne les avait pas soumis jusqu’alors.

Il existe un grand nombre de méthodes de chant. Sans parler de celle du Conservatoire, qui a été publiée au commencement de ce siècle, il y a peu de virtuoses et de professeurs un peu célèbres.qui n’aient cru avoir quelque chose à dire de nouveau sur cet art délicat, qui échappe pour ainsi dire à l’analyse. Parmi les ouvrages de ce genre qui ont eu le plus de retentissement, il faut citer la méthode de M. Emmanuel Garcia, frère de Mme Malibran. Dans ce livre intéressant, mais trop systématique, M. Emmanuel Garcia a payé un large tribut à une des manies de notre époque, celle de vouloir tout expliquer et d’embarrasser l’étude des beaux-arts d’une science fastueuse et souvent inutile. M. Panofka n’a pas entièrement échappé à ce travers ; sa méthode se divise en deux parties : la première est consacrée à l’étude physiologique des organes de la voix, subdivisée en différens chapitres qui traitent du son, du timbre, des registres, en donnant de minutieuses indications pour caractériser le genre et l’étendue naturelle de chaque voix. Tout cela est accompagné de pièces anatomiques qui représentent les ressorts matériels qui concourent à la formation du son. La seconde partie traite de la respiration, de l’émission du son, de la manière d’égaliser les registres, et d’une foule d’exercices sur lesquels il est inutile d’insister. Vient ensuite un cahier de vocalisations appropriées à la nature de chaque voix, et l’ouvrage est complété par vingt-quatre vocalises pour les voix de soprano et mezzo soprano.

Il y a beaucoup de choses intéressantes dans la méthode de M. Panofka. Tout ce qu’il dit sur le timbre de la voix, sur l’enchaînement des différens registres, sur les limites naturelles qui les séparent, sur les notes caractéristiques et celles qui servent de transition, est d’un observateur judicieux. Ses vocalises sont écrites avec soin, et les différens exercices destinés à donner à l’organe la souplesse nécessaire atteignent le but que se proposait l’auteur. En somme, l’Art de chanter de M. Panofka est un ouvrage utile que le professeur consultera avec fruit, mais qui ne peut suffire aux élèves inexpérimentés, car, sans un maître qui dirige nos efforts, on n’apprendra jamais il canto che nell’ anima risuona.


P. SCUDO.


V. DE MARS.

  1. Paris, 1668.