REVUE MUSICALE.

Le sujet du nouvel ouvrage qu’on vient de représenter sur la scène de l’Opéra, le Juif errant, a le mérite de ne pas avoir besoin de commentaire pour être facilement compris de tout le monde. Quel est le spectateur qui n’a pas entendu parler de ce vieillard à la longue barbe blanche qui, depuis dix-huit cents ans, est condamné à marcher toujours, sans repos et sans consolations ? Qui n’a lu la complainte que la Bibliothèque bleue a fait pénétrer dans le moindre village de l’Europe, et qui raconte les vicissitudes de cet homme frappé du sceau de la colère divine, parcourant le monde un bâton à la main sans pouvoir s’abriter jamais sous un toit hospitalier ? N’est-ce pas là une figure vraiment épique, qui semble rappeler, au sein du christianisme, l’inflexibilité de la fatalité antique, avec cette différence pourtant que le Juif errant connaît la cause de sa punition et le terme où doit aboutir son éternel voyage ?

La légende du Juif errant est très ancienne ; elle remonte aux premiers siècles de notre ère. Il en existe deux versions, l’une qui n’est guère connue que des érudits, et qui se trouve consignée dans Matthieu Paris, chroniqueur du XIIIe siècle, qui l’a insérée dans sa grande histoire d’Angleterre, l’autre beaucoup plus répandue et plus ancienne, qui paraît devoir appartenir à l’imagination naïve et pieuse du peuple allemand. Selon la première version, le Juif qui repoussa de sa maison le Christ accablé de son glorieux fardeau s’appelait Cartophilus, il était portier du prétoire, tandis que d’après la complainte populaire il se nommait Ahasvérus, et il exerçait à Jérusalem la profession de cordonnier. Ce sujet, à la fois profond et poétique, a préoccupé les plus grands esprits. Goethe raconte dans ses mémoires qu’il avait conçu sur cette donnée le plan d’une épopée dont il donne l’explication. Distrait par d’autres travaux, l’auteur de Faust a dû abandonner un projet qui souriait à son génie à la fois épique et familier. Un autre poète allemand, Schubart, a composé une ballade sur le Juif errant qui est restée classique au-delà du Rhin, et nous n’avons pas besoin de rappeler la chanson dans laquelle Béranger a évoqué aussi l’ombre de l’éternel voyageur.

On connaît la donnée de cette admirable fiction populaire. Le Christ s’avançant sur le chemin du Calvaire succombe sous le fardeau de la croix. Il s’arrête devant la maison d’un Juif nommé Ahasverus pour lui demander un verre d’eau et la permission de se reposer un instant. Le Juif le repousse avec dédain, et, sans proférer une plainte, la victime continue son pénible voyage. Alors apparaît un ange qui dit à Ahasverus : « Tu as refusé le repos au Fils de l’homme ; eh bien ! tu marcheras jusqu’à l’arrivée de celui dont tu as méconnu la douleur. » Voyons maintenant comment MM. Scribe et Saint-George ont traité la merveilleuse légende qu’ils ont empruntée à la poésie chrétienne et populaire. La scène se passe en l’an 1190, et le rideau se lève sur la ville d’Anvers. Au milieu d’une joyeuse kermesse, une troupe de matelots se délasse en chantant un chœur qui pourrait être d’une vérité locale plus scrupuleuse ; car, à moins que le climat de la Belgique n’ait beaucoup changé depuis le XIIe siècle, il est difficile de croire que de pauvres matelots réunis dans une ville où l’on ne boit que de la bière puissent, comme ils le disent, changer aussi facilement de vins que d’amours ? Quoi qu’il en soit de la géographie de MM. Scribe et Saint-George, les regards de la foule sont bientôt attirés par un vieux cadre qui sert d’enseigne à des bateleurs ambulans. Que signifie ce tableau étrange ? demande un seigneur qui semble être venu à la kermesse moins pour se divertir que pour s’étonner d’une chose assez ordinaire. — C’est l’image du Juif errant, répond avec complaisance Théodora, la belle batelière de l’Escaut, qui tient par la main son frère Léon, un enfant de dix ans, et j’en connais bien l’histoire, puisqu’on

Disait que, depuis mille ans,
Nous étions ses descendans
Par Noema, sa fille.


La foule se presse alors autour de Théodora, qui se met à chanter une ballade où se trouve encadrée la merveilleuse légende du Juif errant. Après ce récit, qui ne semble pas étonner beaucoup le naïf auditoire, tout le monde se retire devant la nuit qui s’approche, et sur l’ordre donné par un officier publie. Une troupe de voleurs, que le livret nomme des malandrins ou des mauvais garçons, sans doute pour que les érudits ne puissent pas dénier à MM. Scribe et Saint-George une étude approfondie du sujet qu’ils ont traité, une troupe de malandrins, disons-nous, prend aussitôt possession de la ville d’Anvers en chantant avec juste raison :

La ville est à nous !
Au loin tremblez tous !


Ces voleurs de bonne humeur, conduits par un chef habile qui s’appelle Ludgers, viennent de massacrer la femme de Baudoin, comte de Flandre et empereur d’Orient. Ils s’en partagent les dépouilles, et sont sur le point d’immoler aussi une jeune fille de douze ans, qui avait échappé au malheur de sa mère l’impératrice, lorsque la figure sinistre du Juif errant apparaît au milieu de ces bandits, qui essaient en vain de le tuer. Invulnérable au fer et au feu, le Juif met en fuite cette troupe sauvage et sauve la jeune enfant, qui lui tient au cœur par un lien mystérieux. — Mais, dira-t-on, cet homme condamné par la volonté suprême à l’isolement et au mouvement éternel est donc le père du genre humain, puisque le voilà déjà qui reconnaît Théodora pour sa fille, et que l’enfant qu’il vient d’arracher aux poignards des assassins lui fait dire les paroles suivantes :

De la fille que j’aime,
Cher et doux souvenir
Que l’éternité même
Ne pourra pas bannir !


La comtesse de Flandre, qu’on vient d’assassiner, était donc la fille ou la petite-fille d’Ahasverus, et par conséquent la sœur ou la tante de Théodora la batelière ? — Nous ne demanderions pas mieux que d’éclaircir les doutes du lecteur, si MM. Scribe et Saint-George avaient daigné s’occuper de ces petits détails généalogiques.

Le second acte transporte la scène en Bulgarie, au pied du mont Hémus. Pourquoi sommes-nous plutôt en Bulgarie que partout ailleurs ? Parce que c’est dans une guerre contre les Bulgares que le comte Baudoin de Flandre, premier empereur latin de Constantinople, a disparu dans la mêlée, sans qu’on ait jamais pu découvrir ce qu’il était devenu. Voilà pourquoi Théodora, son frère Léon, qui a beaucoup grandi pendant les douze années qui se sont écoulées dans l’entr’acte, et Irène, la fille de Baudoin, qui est cette même enfant sauvée par le Juif errant, sont venus s’établir dans cette riante contrée, afin d’y surveiller de près les graves intérêts qui se rattachent à la succession vacante de l’empire d’Orient. Par les droits de sa naissance, Irène est destinée au trône, et, sans qu’on puisse bien se rendre compte des liens qui existent entre elle, Léon et Théodora, ils vivent tous les trois ensemble comme une de ces familles des temps primitifs où la parenté sacrée de frère et de sœur n’était pas un empêchement à des relations plus intimes. Léon aime tendrement Irène, et, se croyant légitimement son frère, car on se tromperait à moins, il n’ose avouer le sentiment qui l’agite. Théodora devine cependant la passion de son frère Léon pour Irène. Elle le rassure et le désespère tout à la fois en lui apprenant qu’il n’est point le frère de celle qu’il aime, et que néanmoins jamais il ne pourra devenir son époux. L’étonnement de Léon est aussi grand que son désespoir, lorsqu’il s’aperçoit qu’Irène vient d’être enlevée par des marchands d’esclaves dont le chef est ce même Ludgers qui commandait, au premier acte, la troupe de malandrins qui a assassiné la comtesse de Flandre. Sauvée encore une fois par l’intervention du Juif errant qui l’arrache aux mains de Nicéphore, empereur d’Orient, à qui elle avait été vendue comme esclave, Irène devient impératrice de Constantinople, d’où elle est bientôt chassée par un soulèvement populaire et puis rétablie de nouveau avec Léon, qu’elle épouse. La pièce se termine par un tableau du jugement dernier. L’ange exterminateur apparaît alors, et il dit au pauvre Juif errant, qui croyait avoir trouvé enfin le repos sous les décombres de l’univers :

Marche ! marche toujours !

Avons-nous besoin de faire ressortir le décousu et l’obscurité de cette fable ? Sans parler du style et des erreurs de détail dont fourmille le texte, à quel personnage peut-on s’intéresser dans un drame qui se noue et se dénoue incessamment sans autre raison que le besoin de changer de décor et celui de fournir à la chorégraphie un prétexte à de froides et fastidieuses évolutions ? Théodora est-elle ou n’est-elle pas la fille du Juif errant ? Pourquoi Irène et Léon sont-ils traités d’abord de frère et de sœur ? Est-ce là une simple qualification morale, ou bien exprime-t-elle un degré réel de consanguinité ? Ces questions et d’autres encore restent parfaitement obscures dans l’esprit du public, qui voit passer devant lui ces personnages sans physionomie avec une profonde indifférence. Et puis qu’avez-vous fait de l’admirable figure d’Ahasverus ? Quoi ! vous donnez une famille à cet homme foudroyé par la justice divine et condamné à la solitude, au mouvement éternels ! Vous n’avez donc pas compris quelle est la signification profonde de ce mythe populaire, qui consiste précisément à présenter une image saisissante des plus grandes misères de la vie ? J’entends bien la réponse que vous pouvez adresser à nos critiques comment aurions-nous pu édifier une fable dramatique autour d’un homme qui ne peut pas rester en place plus d’un quart d’heure, sans lui donner une famille dont il est forcé de briser, incessamment les liens séculaires ? Il fallait alors, répondrons-nous, mieux préciser votre idée, dessiner avec plus de force les personnages secondaires ; il fallait surtout conserver au Juif errant le caractère indélébile que lui donne la légende en lui faisant traverser les joies paisibles et saintes du foyer domestique, en lui offrant en tout lieu le spectacle d’un bonheur qu’il ne pourra jamais goûter, en lui faisant regretter la stabilité des lieux et des affections, et ce repos de l’esprit et : du cœur que le Christ, dont il a méconnu la douleur, est venu apporter sur la terre.

La légende du Juif errant, par son caractère à la fois grandiose et mystique, devait facilement attirer l’imagination de M. Halévy. Nous sommes surpris cependant qu’un homme de son esprit et de son talent se soit fait illusion sur la valeur de la fable dramatique que nous avons analysée. Il y avait, selon nous, une autre manière de concevoir et de traiter la donnée à laquelle on s’était arrêté. On aurait pu présenter, au premier acte, Ahasvérus au milieu de sa véritable famille qu’il aurait aimée d’une vive tendresse, et, après le refus mémorable qui lui a mérité sa punition, peindre le départ du Juif errant pour son éternel voyage, en lui faisant exprimer tous les sentimens douloureux qu’il a dû éprouver à cette cruelle séparation. Il y aurait eu dans cette scène déchirante un contraste des plus dramatiques qui aurait pu servir de cadre à une magnifique introduction. Le musicien aurait eu à rendre, sur un fond biblique et religieux, toutes les péripéties touchantes d’une famille que Dieu a punie dans son chef coupable. Le second acte aurait transporté la scène en l’an 1000 de Jésus-Christ, et le poète aurait eu sous la main, pour enrichir son tableau, la croyance, alors universelle, de la fin du monde, qui aurait été pour le pauvre voyageur une perspective consolante. La joie d’Ahasverus aurait offert encore une opposition saisissante et grandiose avec la terreur dont les peuples chrétiens étaient alors partout saisis. Nous ne poursuivrons pas davantage le développement d’une idée qu’il suffit d’indiquer pour faire comprendre tout ce qu’elle pouvait renfermer d’heureuses combinaisons pour un compositeur dramatique.

Il n’y a pas d’ouverture à l’opéra du Juif errant, et c’est dommage. M. Halévy en a pourtant composé une, assure-t-on, dont il était assez content, et qu’il a été forcé de supprimer pour abréger un ouvrage de dimensions déjà extrêmes. Une courte introduction symphonique précède seulement le lever du rideau. Sans avoir rien de remarquable, le premier chœur rend assez bien l’entrain et la joie bruyante d’une fête populaire ; mais il aurait été à désirer que la ballade que chante Théodora fût d’une mélodie plus franche et d’in rhythme moins indécis. Sans tomber dans les puérilités de la musique imitative, il était nécessaire ici que, pour peindre la marche fatigante du Juif errant, le compositeur trouvât un rhythme accusé qui pût se graver facilement dans l’oreille du public. Il est vivement à regretter que M. Halévy n’ait point attendu l’heure propice de l’inspiration pour composer ce morceau important, qui résume la couleur et le récit de la légende. Mme Tedesco, d’ailleurs, manque complètement de simplicité en chantant cette ballade dont elle surcharge la mélodie un peu terne et trop courte d’un portamento de voix ambitieux qu’il faudrait réserver pour une meilleure occasion. Les quelques mesures de récitatif que chante l’officier en ordonnant le couvre-feu sont d’un beau caractère, et le chœur qui suit et qui se chante d’une voix assourdie nous semble beaucoup plus distingué que le premier. Le chœur des malandrins a de la vivacité et de la couleur, tandis que la romance du Juif errant :

Ah ! sur ton front de rose,
Mon pauvre et bel enfant !


dans laquelle l’éternel vieillard exprime l’émotion dont il est pénétré à la vue de cette jeune fille qu’il vient de sauver, et qui le touche de si près, manque peut-être de relief et de nouveauté. Le second acte est beaucoup plus riche que le premier. Il commence par un assez joli trio entre Léon, Théodora et Irène, auquel succède le quatuor des marchands d’esclaves pour quatre voix de basse, qui est ingénieusement écrit. Mais le morceau important du second acte est le duo de Théodora et de Léon, dont la phrase principale, que répètent tour à tour les deux interlocuteurs, est charmante. Quelques longueurs, des parties parasites qu’on pourrait extirper sans danger et un dessin mal arrêté affaiblissent l’effet de ce morceau, que Mme Tedesco chante, pour sa part, avec une pompe de style dont on cherche vainement la raison. La première partie du finale est fort bien traitée, les voix y sont groupées avec art, et, si l’orchestre ne languissait parfois et reflétait des couleurs moins sombres, ce morceau d’ensemble terminerait heureusement le second acte. L’acte suivant se recommande avant tout par la musique de ballet. L’épisode du berger Aristée et des abeilles, emprunté au quatrième livre des Géorgiques de Virgile, a inspiré à M. Halévy une mélodie fine que les instrumens à cordes armés de sourdines font doucement susurrer comme un essaim qui prend ses ébats. Ce délicieux gazouillement, joint à la mélodie suave et pénétrante qu’exhale la double flûte du berger Aristée, prouve que M. Halévy sait au besoin parler la langue du caprice et celle de la poésie. Nous aimons beaucoup moins le trio qui vient après le ballet entre Léon, Théodora et Irène. Ce morceau consiste en une seule phrase mélodique que chaque personnage répète tour à tour sans que l’ensemble soit avivé par des courans nouveaux. Cette manière de construire les morceaux d’ensemble, qui est habituelle à M. Halévy, a le grave inconvénient, selon nous, de manquer de variété et de prêter le même langage à des caractères différens. Le quatrième acte, qui est le plus important de tous, commence par une cavatine de ténor qui n’a rien de bien saillant, à laquelle succède un très beau duo de ténor et soprano entre Léon et Irène, qui est, sans contredit, le morceau capital de l’ouvrage. Le début de ce duo très passionné, qui rappelle je ne sais trop quelle phrase de l’Éclair, est plein de tendresse, et l’ensemble des deux voix forme un andante délicieux. Toutefois on peut reprocher à ce duo chaleureux le défaut qu’on remarque dans presque tous les morceaux d’ensemble de M. Halévy. Il y a là des longueurs, et, entre les parties vives et charnues, d’interminables récits qui, sans ajouter rien à la clarté de la situation, en affaiblissent l’effet. En interrogeant Irène sur les sentimens qu’elle éprouvait lorsque, vivant auprès de lui, elle se croyait sa sœur, Léon la presse de questions au moins indiscrètes, et ce dialogue rapide a été rendu avec bonheur par le musicien. Si ce dialogue était plus rapproché du bel andante qui le précède, et si la strette qui le termine n’était point séparée de l’ensemble par des filamens de récitatif dépourvus d’intérêt, le duo que nous venons d’analyser serait presque un chef-d’œuvre. L’air du Juif errant se plaignant de sa triste destinée :

Autour de moi tout passe !

Moi seul connais la trace
Des temps qui ne sont plus !


manque de caractère, et il y a lieu vraiment de s’étonner que le principal personnage de ce drame interminable n’ait pas inspiré à M. Halévy des chants plus heureux et plus saisissans. Au cinquième acte, qui, appartient plus au décorateur qu’au musicien, nous n’avons à signaler que l’ensemble à quatre voix qui forme la péroraison de la romance de Léon et le récitatif de l’ange exterminateur :

Le voilà ce jour redoutable
Où le pécheur ne pèche plus !

En résumant les observations qu’on vient de lire, on ne saurait contester que le nouvel ouvrage de M. Halévy ne renferme des choses remarquables : — au premier acte, le chœur du couvre-feu, avec le récitatif qui le prépare, et puis le chœur des malandrins ; au second acte, le duo entre Léon et Théodora et le quatuor des marchands d’esclaves ; la musique délicieuse qui accompagne la pastorale du troisième acte ; le grand duo d’Irène et de Léon, et le récitatif de l’ange exterminateur. Malgré les belles pages que nous venons de signaler et d’autres encore moins importantes, le savant compositeur n’a pu corriger entièrement les imperfections du poème qu’il avait accepté. Dépouillé de son auréole mystique et religieuse, le personnage du Juif errant ne joue qu’un rôle secondaire dans la partition de M. Halévy, et aucun des morceaux qui lui sont confiés ne frappe l’imagination du public. La ballade que chante Théodora au premier acte, et qui renferme tout l’esprit de la légende, n’est pas réussie, et cela doit être pour le musicien un regret amer, car M. Halévy a précisément dans l’imagination tout ce qu’il faut pour créer une mélodie à la fois touchante et populaire. Ses morceaux d’ensemble, nous l’avons déjà remarqué, ne sont pas dessinés avec assez de vigueur. Les parties saillantes et vives qui les composent sont éloignées les unes des autres par d’interminables récits qui fatiguent l’attention et provoquent l’ennui. Tel n’est pas le défaut du joli quatuor des marchands d’esclaves, écrit à la manière des Italiens, avec une voix prédominante en forme de pédale qui attire dans son giron le concert harmonique. Aussi ce charmant quatuor produit-il l’effet désiré. L’instrumentation de M. Halévy, tout à la fois vigoureuse et délicate, nous a toujours paru manquer un peu de sonorité et de lumière, car il est bon de remarquer qu’on peut être bruyant sans clarté, ingénieux dans les détails et manquer pourtant de nuances.

Bien n’est plus difficile dans les arts que d’avoir un style noble, soutenu et tempéré, qui s’élève et qui s’abaisse quand il le faut, sans jamais perdre le ton qui caractérise la forme durable de la pensée. M. Halévy a une préférence marquée pour les tonalités mineures et les rhythmes d’ordre composite, ce qui le pousse involontairement à chercher ses effets dans la partie inférieure de l’échelle musicale, dont il aime à dégager un long murmure qui, par une progression connue, vient éclater sur la cime des flots, à l’extrémité opposée de l’échelle sonore. Ce procédé, comme tous les procédés du monde, épuise bien vite l’étonnement qu’il produit d’abord, et ne saurait tenir lieu de ce discours soutenu, varié, toujours élégant, fluide et harmonieux qu’on admire dans l’orchestre de Mozart et de Rossini. M. Halévy a prouvé, dans quelques morceaux de la Juive, que cette forme idéale de l’instrumentation ne lui était point inaccessible. Et, si le savant compositeur fût resté fidèle à cette première manière qui était la bonne, il n’aurait point introduit, au troisième acte du Juif errant, ces horribles instrumens de cuivre qu’on appelle des saxo-phones, sortis de l’officine d’un luthier célèbre, qui peut justement se vanter d’avoir infesté toutes les musiques de l’armée française des produits de son industrie. Ce n’était point à un compositeur du mérite et de la considération de M. Halévy de prêter la main à un pareil scandale de grossière sonorité ; il fallait laisser les saxo-phones à MM. Berlioz, Listz et fuguer, ces musiciens de l’avenir !

L’exécution du Juif errant ne manque pas d’ensemble. Mme Tedesco, chargée du rôle de Théodora, possède une magnifique voix de mezzo-soprano dont les cordes inférieures ont le timbre et la résonnance qui caractérisent les contraltos. Cette voix ample, douce et suffisamment flexible, rayonne sans effort jusqu’au la supérieur, dont la virtuose, au besoin, peut franchir la limite. Cette cantatrice, qui est d’origine italienne, car elle est née à Mantoue d’une famille allemande, a fait ses débuts sur le théâtre de l’Opéra, il y a un an, par le rôle de Fidès du Prophète de Meyerbeer. Gênée d’abord par les difficultés d’une langue qui n’était pas sa langue maternelle, Mme Tedesco parut un peu froide au public parisien, qui rendit hommage cependant aux avantages de sa personne ainsi qu’à la beauté de son organe. Depuis ses débuts, Mme Tedesco a beaucoup travaillé, et, plus sûre de sa prononciation, elle est parvenue à exprimer avec éclat certaines nuances de la passion. Dans le rôle de Théodora, qui a été écrit pour elle et de manière à favoriser l’émission des notes importantes de son riche clavier, elle ne mériterait que des éloges, si le désir de produire de l’effet n’inspirait à la cantatrice des ornemens d’un goût fort équivoque. Dans la ballade du premier acte, dans son duo avec Léon et dans plusieurs autres morceaux importans, Mme Tedesco déploie un style baldanaoso et d’une exagération ridicule. Elle affecte d’opposer constamment les couleurs sombres du registre inférieur de sa voix aux cordes lumineuses, et ce contraste, qui devient fastidieux parce qu’il n’est pas ménagé, est complété par un point d’orgue invariable qui consiste à s’élancer de la dominante à la sixte supérieure pour descendre ensuite à la tonique par un affreux bâillement qui excite l’enthousiasme prémédité du parterre. Il n’y a pas aujourd’hui un chanteur à Paris, soit dans les concerts, soit dans les théâtres, qui ne termine un nouveau morceau de musique, quel qu’en soit le caractère, par cet oripeau sonore. Allez à l’Opéra-Comique, et vous entendrez depuis Mme Ugalde jusqu’au dernier coryphée terminer tous les morceaux qui leur sont confiés par cette formule invariable qui fait le désespoir des gens de goût. Mue Sophie Cruvelli, qui a failli à toutes les espérances qu’avaient fait concevoir d’abord sa jeunesse, sa beauté, sa magnifique voix et son intelligence dramatique, chantait le bel air du second acte du Fidelio presque sans reproche ; mais, arrivée à la cadence finale où la phrase descend simplement et noblement à la tonique, la jeune virtuose ajoutait à la pensée de Beethoven le bâillement affreux dont nous venons de parler, et gâtait ainsi tout le succès qu’elle avait mérité dans la soirée. Ce n’est pas Mlle Caroline Duprez qui manquerait ainsi aux lois du goût : cette charmante cantatrice a été élevée à trop bonne école pour ignorer les propriétés du style et le caractère qu’il convient de donner à la chute de chaque phrase musicale.

Mme Tedesco, qui nous a suggéré ces observations, est cependant une cantatrice de mérite dont la belle voix remplit sans effort la grande salle de l’Opéra. M. Roger joue le rôle assez ingrat de Léon avec intelligence. Il chante fort bien le beau duo du quatrième acte, dont il n’exagère pas l’expression, et s’il ne produit pas un effet plus saisissant dans les autres morceaux, ce n’est pas à M. Roger qu’il faut s’en prendre. C’est M. Massol qui est chargé de représenter la grande figure du Juif errant. Sa taille élancée et sa belle voix de baryton, dont le temps a un peu émoussé la sonorité, convenaient, en effet, au rôle qu’on lui a confié. Malheureusement ce personnage important, autour duquel aurait dû se grouper tout l’intérêt du drame, ayant été mat conçu par MM. Scribe et Saint-George, qui l’ont dépouillé de sa véritable grandeur, n’a pas inspiré au musicien quelques-unes de ces mélodies vigoureuses qui auraient fait le succès de l’ouvrage, et M. Massol, n’ayant à chanter que des récitatifs plus ou moins accusés, n’a pu lutter avec avantage contre les difficultés d’un caractère manqué. Il dit pourtant avec énergie certains passages du duo qui termine le premier acte. Mlle Lagrua, qui chante le rôle d’Irène, est une jeune et très jolie personne qui apparaît pour la première fois sur un théâtre de Paris. Née en Allemagne, d’une famille italienne très honorable, Mlle Lagrua, après avoir pris des conseils d’une célèbre cantatrice, Mme Ungher-Sabatier, est allée à Dresde, où elle a débuté dans l’opéra allemand avec beaucoup de succès. La voix de Mlle Lagrua est un soprano d’une assez grande étendue, dont la première octave manque un peu de force et de sonorité. La jeune cantatrice n’est complètement à l’aise qu’à partir de l’ut du médium. Cette voix, qui a du charme et de l’éclat dans les notes supérieures, demande cependant des ménagemens, car nous sommes certain qu’elle ne résisterait pas long-temps à des efforts prolongés. D’une figure expressive et d’une taille élégante, Mlle Lagrua semble avoir l’intelligence de la scène, où elle paraît moins émue qu’on n’aurait pu le supposer. Quelques poses exagérées, qui sont moins l’expression de la dignité suprême que l’effet de la raideur, un son parfois tremblotant et un certain dandinement du corps dont il est prudent de se corriger, telles sont les petites imperfections que nous serions tenté de reprocher à Mlle Lagrua, si elle avait d’autres prétentions que celles d’une jeune débutante dont le talent a besoin de se perfectionner par des études constantes et sévères.

La mise en scène du Juif errant est magnifique, trop magnifique, car ce n’est pas sans danger qu’un théâtre, même celui de l’Opéra, accorde une part excessive à la curiosité des yeux. Si, au lieu de nous donner par an un seul ouvrage en cinq actes qui épuise la patience du plus intrépide amateur de musique, vous mettiez en scène plusieurs opéras en trois actes, mesure de ce que peut supporter la masse du public français, quoi qu’on en dise, vous ne seriez pas obligé de dépenser plus de 100,000 francs, assure-t-on, pour un mauvais libretto qui a été évidemment fabriqué pour la plus grande gloire des décorateurs. Une fois sur cette pente, vous êtes condamné à faire toujours de nouveaux efforts, sans pouvoir vous flatter d’obtenir un succès durable, car il n’y a rien dont on se lasse plus vite que les plaisirs des sens. Il n’y a d’infinis que les plaisirs de l’esprit et du cœur. Au milieu de tout ce fracas stérile de décors qui vous éblouit et vous donne le vertige, on se dit comme l’oiseau de la fable :

Le moindre grain de mil ferait mieux mon affaire.

Et puisque vous avez transformé le théâtre de l’Opéra en une sorte de panorama, donnez-nous au moins des tableaux possibles, qui ne touchent point au ridicule, comme la scène de la vallée de Josaphat et la représentation de l’enfer, dont les épisodes grotesques font rire aux éclats jusqu’à vos comparses :

De la foi d’un chrétien les mystères terribles
D’ornemens égayés ne sont pas susceptibles.


Et si ce précepte du bon sens vous parait vieilli de nos jours et ne point s’appliquer au théâtre de l’Opéra, vous êtes bien obligé de vous arrêter devant l’impossibilité de jamais satisfaire l’imagination du spectateur, qui, dans ces sujets d’un ordre supérieur, ira toujours au-delà de vos plus grands miracles. Quelques lignes de l’Apocalypse forment un tableau bien autrement terrible du jugement dernier que le chef-d’œuvre même de Michel-Ange. Quel que soit le sort réservé à l’opéra du Juif errant, M. Halévy n’en reste pas moins l’un des plus dignes représentans de l’école française. Si l’auteur de la Juive, de la Reine de Chypre, de Charles VI, de l’Éclair, des Mousquetaires, et de tant d’autres partitions remplies de vigueur, de mélodies touchantes et de détails ingénieux, n’est pas un de ces hommes qui fondent des dynasties, il est du petit nombre de ceux qui savent conserver dignement l’autorité transmise, et dont les œuvres maintiennent la tradition des bons principes.


P. SCUDO.


PROCES DE M. LIBRI.

Nous avons reçu la lettre suivante en réponse à celle de M. P. Mérimée publiée dans notre n° du 15 avril.

MONSIEUR,

Depuis le mois d’avril 1848, où la justice nous appela à prendre part, en qualité d’experts, au procès criminel intenté à M. Libri, nous nous sommes