REVUE MUSICALE.

Le théâtre de l’Opéra-Comique cherche, par de louables efforts, à faire oublier l’échec qu’a essuyé le Carillonneur de Bruges, dont l’ennuyeux poème et la faible musique ne se relèvent pas dans l’esprit du public, malgré la présence de Mme Darcier, qui n’a pas produit l’effet qu’on en espérait. C’est qu’on ne quitte pas impunément une carrière qui exige une activité incessante, et qui vous tient chaque jour en haleine. On a trouvé généralement que les trois années de repos que Mme Darcier vient de passer au sein du mariage avaient un peu alourdi sa voix et émoussé la vive sensibilité qui caractérisait autrefois son talent. Si elle dit convenablement certaines parties du rôle trop larmoyant de Béatrix, elle n’a pas réussi à en corriger tout-à-fait la monotonie. M. Adam, dont l’activité infatigable passe senza cerimonie du grave au doux et du plaisant au sévère, et qui croit sincèrement que plus on se dépêche et mieux on réussit, est venu en aide au théâtre de l’Opéra-Comique par un vaudeville en un acte qu’il a improvisé en un clin d’œil. Le Farfadet est l’une des mille histoires de revenant qui remplissent les théâtres et les romans. On pense bien que le farfadet qui a inspiré à M. Adam sa musique plus que légère est un revenant de bonne humeur. En effet, c’est un joyeux conscrit qu’on croyait mort et enterré, et qui survient à propos dans le moulin de ses pères, pour empêcher que le cœur de sa fiancée ne lui soit enlevé. Ce petit acte, rempli de farine, ne manque pas de gaieté, et, grace à la musique de M. Adam, qui glisse sur tout et ne s’appesantit sur rien, il peut défrayer quelques représentations en attendant mieux.

Après M. Adam, voici venir M. Bazin avec un opéra en deux actes intitulé Madelon, dont les paroles sont de M. Sauvage. M. Bazin est un musicien distingué, un grand prix de Rome qui s’est déjà essayé sur le théâtre de l’Opéra-Comique, où il a produit le Trompette de M. le Prince, en un acte, qui est le plus beau fleuron de sa couronne, et puis la Saint-Sylvestre, opéra en trois actes qui n’a pas vécu long-temps. Madelon est une jeune et très agréable femme qui tient à Saint-Germain l’auberge des Barreaux-Verts, où bien des mousquetaires vont s’enivrer du nectar de ses beaux yeux. Parmi ceux qui fréquentent l’auberge de la gentille Madelon se trouve Arthur de Landri, officier qui a pris en haine la plus belle moitié du genre humain parce qu’il a perdu un procès contre sa cousine Marie, procès qui lui enlève la moitié de son patrimoine ; mais Madelon est si prévenante pour son hôte Arthur, que celui-ci a bien de la peine à résister à tant de séductions : aussi ne résiste-t-il pas, et, en tombant à ses genoux, il lui fait l’aveu humiliant de l’amour qu’il éprouve pour elle. Son bonheur est complet quand il apprend que Madelon n’est autre que sa cousine Marie, qui a pris ce chemin détourné pour lui restituer la fortune qu’il avait perdue. On écouterait ces deux petits actes sans trop d’impatience, si la musique de M. Bazin avait plus d’entrain et renfermait moins de lieux communs. M. Bazin a peu d’idées, et sa forme n’est pas assez piquante pour relever le caractère monotone et contourné de ses mélodies. Un joli quintette au premier acte et un agréable nocturne au second sont les seuls morceaux qui nous aient paru mériter d’être signalés dans cette partition, qui est l’œuvre estimable d’un musicien de mérite.

Le Théâtre-Italien vient de clore assez tristement sa campagne. Les plus intrépides amateurs de musique italienne n’osaient plus s’aventurer à la salle Ventadour, même pour y entendre le Barbier de Séville de Rossini, abandonné à des interprètes tels que Mlle Cruvelli, M. Calzolari, ed altri biruanti ! S’il n’y avait pas eu M. Lablache, dont le magnifique talent est une protestation vivante contre la décadence de l’école italienne, on aurait eu peine à se faire une idée du plus admirable opéra bouffon qui ait été créé depuis cinquante ans.

Les concerts sont toujours de plus en plus nombreux et se succèdent avec une telle rapidité, que c’est à peine si nous pouvons assister aux plus remarquables. Le sixième concert du Conservatoire, qui a eu lieu le 21 mars, n’a pas offert un très grand intérêt. Après l’ouverture d’Eurianthe de Weber, on a exécuté un fragment des Ruines d’Athènes de Beethoven, dont le duo a été fort mal chanté, particulièrement par Mme Laborde. D’où vient donc la prédilection de la société du Conservatoire pour cette cantatrice médiocre, qui n’a aucune intelligence du style élevé, et qui est toujours à côté du ton ? Il est vraiment déplorable d’entendre au Conservatoire, à côté du premier orchestre de l’Europe, des chanteurs dont voudrait à peine un théâtre de province. Nous avons été aussi très peu édifié de la manière dont la société des concerts a exécuté le chœur de la Fête d’Alexandre de Haendel, qui terminait la séance. Ce chœur vigoureux fait partie d’un oratorio, et a sa place marquée dans le développement d’un récit dramatique : il aurait fallu en expliquer le sens au public, qui n’a pu deviner l’intention du poète, ni celle du musicien. Les quelques mesures de récitatif qui ont été balbutiées par je ne sais quel coryphée n’étaient pas suffisantes pour préparer l’auditoire à l’explosion de ce chœur admirable, qui d’ailleurs a été chanté beaucoup trop vite. Puisque la société des concerts manifeste l’excellente intention de sortir enfin du cercle trop restreint de son répertoire habituel, nous l’engageons à étudier avec plus de soin l’œuvre de Haendel, qui est, avec Bach, son contemporain, avec Gluck et Beethoven, l’un des plus vigoureux génies de l’art musical. Il y a dans la Fête d’Alexandre bien d’autres morceaux dont la société des concerts pourrait enrichir son programme, et nous lui signalons particulièrement un air de basse avec chœur :

Bacco bello in fresca éta
Inventò l’uso del bere,


qui est du plus beau caractère.

La société de Sainte-Cécile, sous la direction de M. Seghers, fait tous les jours de nouveaux progrès. Le public, qu’on a tant de peine à convertir aux bonnes choses qui sont nouvelles, commence à comprendre l’utilité d’une association d’artistes désintéressés qui s’efforcent de propager le goût de la grande musique sans autre rétribution que le denier que leur apportent les ames dévouées. Sans avoir nullement la prétention de lutter avec la société du Conservatoire, qui a déjà vingt-cinq ans d’existence et le bénéfice d’une tradition, l’association que dirige M. Seghers avec une activité infatigable est venue remplir une lacune, et offre, à des prix modérés, le plaisir d’entendre exécuter les chefs-d’œuvre de la musique instrumentale. Les cinquième et sixième concerts de la société Sainte-Cécile, qui ont été très brillans, avaient attiré dans la grande salle de la Chaussée-d’Antin un public nombreux et choisi.

Il vient d’arriver à Paris un violoniste du plus grand mérite, et qui a produit dans le monde musical une assez vive sensation. M. Bazzini est un Italien, comme il est facile de le reconnaître au caractère de sa physionomie, et mieux encore aux qualités qui distinguent son talent. Il chante, sur son violon d’une manière admirable, et de tous les violonistes qui se disputent depuis dix ou quinze ans l’héritage de Paganini, M. Bazzini nous semble être celui qui se rapproche le plus de son incomparable modèle ; mais tel est le danger de vouloir imiter ce qui appartient trop exclusivement à l’individualité d’un grand artiste, que M. .Bazzini n’a pu échapper aux inconvéniens du but qu’il s’est évidemment proposé. Il y avait dans Paganini, comme dans tout homme de génie, des qualités de style transmissibles qu’il est permis à tout le monde de s’approprier, parce qu’elles forment ce domaine de l’esprit humain dont chaque génération recule les limites ; mais, à côté de ces règles générales que Paganini avait reçues de ses prédécesseurs en les agrandissant, il a développé des singularités puissantes qui tenaient autant à une constitution physique exceptionnelle qu’au caractère de son génie. Or, il est bien rare qu’un imitateur, qu’il ne faut pas confondre avec un disciple, sache faire le bon partage dans la succession qu’il ambitionne ; presque toujours il s’efforcera de reproduire ce que la nature, dans ses manifestations infinies, n’aime à produire qu’une fois. Ces réflexions nous sont venues en entendant exécuter à M. Bazzini un morceau de sa composition, qu’il a intitulé la Danse des Sylphes, et où il semble qu’il ait voulu imiter les caprices adorables que faisait jaillir l’archet de Paganini en jouant le thème si connu du Carnaval de Venise. Cette imitation nous a paru malheureuse, car, lorsque M. Bazzini s’attaque exclusivement à des difficultés de mécanisme, le son est maigre, il manque d’ampleur et parfois de justesse. Que M. Bazzini reste donc dans la vérité de son talent, qu’il chante, qu’il développe la vive sensibilité dont il est doué, et alors il aura peu de rivaux à craindre comme violoniste de sentiment. Un enfant de douze ans à peine, digne du plus grand intérêt, M. Paul Julien, est aussi sur le violon un virtuose qui donne les plus belles espérances. Ce qui nous charme dans cet enfant précoce, qui est élève de M. Alard, professeur au Conservatoire, c’est qu’il est naturel, qu’il ne vise point à l’effet, ni à singer des émotions qui fort heureusement ne sont pas encore de son âge. Paul Julien est un enfant bien doué, qui joue du violon avec beaucoup de goût, de pureté et de justesse, et avec une bonne figure qui a l’air de vous dire : Je joue du violon, parce que cela m’amuse mieux que le jeu de la fossette. Le jeune Paul Julien appartient à une famille très honorable, mais pauvre, qui a souvent à lutter contre les nécessités de la vie. Il serait digne de l’autorité, et particulièrement de la direction des beaux-arts, d’encourager cet enfant, et de lui faciliter les abords d’une carrière difficile, où il est appelé à avoir de grands succès.

Un concert très intéressant, au bénéfice des pauvres allemands, a eu lieu le 28 mars dans la salle de Herz. Entre autres morceaux que nous y avons entendus, nous devons mentionner le trio en pour piano, violon et violoncelle de Beethoven, qui a été exécuté dans la perfection par MM. Hiller, Bazzini et Chevillard, et puis un concerto pour trois pianos de Sébastien Bach, morceau original et de la plus grande difficulté, qui a été fort bien rendu par Mme la comtesse de Kalergis, amateur distingué, par Mlle Clauss, dont le succès grandit tous les jours et fera le tour de l’Europe, et par M. Hiller, qui entend et qui exécute la musique de Bach comme s’il l’avait inventée. M. Hiller est un musicien consommé, un harmoniste de premier ordre qui a fait une étude particulière de l’œuvre immense du grand Sébastien Bach, dont il a la tradition. C’est que la musique de Bach ne doit pas s’exécuter comme celle d’Haydn, de Mozart et surtout de Beethoven, de Weber, de Mendelssohn et de Hummel. Bach est un génie à part, qui occupe une place unique dans l’histoire de l’école allemande ; il ferme l’ère des contrepointistes du moyen-âge, et il ouvre les temps modernes. C’est un sublime forgeron qui prépare pour ses successeurs tous les élémens de la musique moderne. Personne à Paris ne possède l’intuition du génie de Bach comme M. Hiller.

Un autre concert qui ne manquait pas d’un certain intérêt de curiosité est celui qu’a donné M. Gordigiani, le 3 avril, dans la salle de M. Herz, et dans lequel il a fait entendre une série de chants sacrés de sa composition. M. Gordigiani est un Italien de Florence, où il a publié depuis une vingtaine d’années un grand nombre de charmantes canzonnette, que les Russes, les Anglais et tous les voyageurs de distinction qui visitent incessamment ce beau pays, ont répandues en Europe. Dans ces petits pastels, où la muse de M. Gordigiani se plait à enfermer un épisode touchant, une simple histoire d’amour sans péripétie bruyante, on reconnaît la main d’un artiste distingué, qui a du goût, des idées ingénieuses, qu’il sait exprimer avec élégance. Ce n’est pas que M. Gordigiani ait le souffle mélodique très développé ni très varié dans ses combinaisons piquantes. Il tourne volontiers dans un cercle assez étroit, en évitant avec soin les notes caractéristiques, qui pourraient donner à sa phrase une allure franche et décidée. Dans ses accompagnemens d’une harmonie délicate et choisie, on retrouve certaines images, certaines modulations d’un caractère attristé, qui appartiennent évidemment à la manière de Schubert : c’est ainsi que, dans ce siècle de communications rapides entre les individus et les peuples, toutes choses tendent à se niveler, et que le frottement universel des idées fait disparaître chaque jour la physionomie native qui distinguait autrefois les différentes écoles de l’Europe. Je ne prétends pas dire que la petite épopée de M. Gordigiani soit dépourvue de caractère, et qu’il se soit approprié sciemment certaines cadences harmoniques dont Schubert fait un si fréquent usage ; mais il n’en est pas moins vrai que les canzonette du maestro toscan sont d’un genre un peu composite, et qu’au milieu d’une charmante mélodie qui exprime le regret adouci del tempo passato, ou bien le sourire épanoui d’una biondina sous un frais treillage,… on voit apparaître quelques gouttes sanguinolentes d’harmonie allemande. Attiré à Paris par le désir bien naturel de se produire sur un plus vaste théâtre, M. Gordigiani y a été accueilli avec empressement par la haute société, dont l’extrême bienveillance n’est pas toujours sans danger pour un artiste de mérite. Poussé par des conseils qui auraient pu être plus éclairés, M. Gordigiani s’est aventuré à composer une suite de morceaux religieux sur les sujets les plus graves du drame de l’église, tels que Hic est panis, le Credo, le Pater noster, etc. On s’imagine ce que la musette de M. Gordigiani a pu faire de ces thèmes redoutables qui ont été traités par les plus grands musiciens, et pour lesquels il faut au moins autant d’inspiration que de véritable science. Nous n’insisterons pas davantage sur cette tentative malheureuse qui a dû convaincre l’aimable compositeur dont nous nous occupons en ce moment que la distinction des genres n’est pas un vain mot dans les arts, et qu’il ne faut jamais prendre trop au sérieux les succès faciles qu’on obtient dans les salons. Nous pourrions parler encore d’un grand nombre de concerts bruyans et de virtuoses vaniteux qui ne peuvent se consoler de voir le public ingrat, dont ils ont eu un moment les faveurs, les abandonner enfin à leur triste sort ; mais ce qu’on peut dire de mieux de certaines médiocrités comme M. Alexandre Batta et M. Léopold Meyer, c’est de leur appliquer le vers si connu d’un poète vengeur :

Non parliam di loro, ma guarda e passa.

Parlons plutôt de Mlle Charlotte de Malleville, personne charmante, qui joue du piano avec la délicatesse d’une femme bien élevée, et dont les séances de musique de chambre sont suivies avec empressement par la bonne compagnie. Dans la cinquième séance, qui a eu lieu le 13 de ce mois, Mlle de Malleville a exécuté avec beaucoup de succès l’admirable concerto en ré mineur de Mozart, pour piano et accompagnement de grand orchestre. L’andante de ce concerto est un de ces morceaux de musique où se révèle le génie de Mozart, et dont il faut dire ce que Voltaire voulait qu’on mit au bas de chaque vers de Racine Parfait, exquis, divin ! À cette même soirée, nous avons entendu des fragmens d’un sextuor de M. Onslow pour piano, flûte, cor, clarinette, hautbois et basson, qui nous a paru écrit avec beaucoup de soin.

Mme Taccani-Tasca, une des cantatrices distinguées de la bonne école italienne, a donné aussi un concert qui a été fort brillant, et dans lequel elle a chanté la cavatine du Barbier et la charmante barcarolle - la Biondina in Gondoletta - avec beaucoup de succès. Mme Taccani-Tasca possède une grande flexibilité qu’elle dirige avec grace et maestria. Le seul reproche que nous adresserons à cette charmante cantatrice, c’est de ne point varier suffisamment le fonds de son répertoire et de le composer de morceaux généralement trop connus. Ah ! si les cantatrices savaient tout ce qu’il y a de chefs-d’œuvre enfouis dans les vieilles partitions italiennes avant Rossini, que de succès elles pourraient obtenir dont elles ne seraient pas obligées de partager les bénéfices ! — Enfin signalons encore, en terminant, le concert qu’a donné M. Krüger, pianiste distingué, dont l’exécution facile et élégante mérite des éloges. On voit que, pour le nombre aussi bien que pour la qualité, la musique de chambre l’emporte toujours sur la musique dramatique.

P. SCUDO.


THE LITERATURE OF ITALY, a Historical Sketch, by L.-F. Simpson[1]. — L’auteur

  1. London, Bentley, 1851,