et qui remplit les théâtres de Paris : ce sont au contraire deux générations parfaitement distinctes, et représentant les deux élémens qui composent la société française. Chez aucun peuple de l’Europe, il n’existe entre la classe éclairée et le reste de la nation l’intervalle immense qu’on observe dans la capitale de la France, et qui frappe tous les étrangers.

Quoi qu’il en soit, l’Opéra fait toujours de belles recettes avec la musique de Guillaume Tell et la bonne volonté de M. Gueymard. Ce jeune ténor, dont nous avons apprécié le mérite et signalé les défauts, s’est enfin décidé à se priver de l’ut de poitrine qu’il poursuivait vainement. Il chante maintenant le bel air du quatrième acte : Asile héréditaire, avec la voix que la nature lui a donnée. Le chanteur a gagné à cette réforme une liberté d’allures qui profite aux plaisirs du public, et si Mme Laborde pouvait être remplacée dans le rôle de Mathilde par une cantatrice plus jeune, plus agréable et moins froide, le chef-d’œuvre de Rossini serait interprété aussi bien qu’il peut l’être par des artistes de second ordre. Pour varier un peu son répertoire, qui roule sur trois ou quatre ouvrages modernes, l’Opéra vient de reprendre le charmant ballet de la Sylphide, qui a été le triomphe de Mlle Taglioni, la plus admirable danseuse qui se soit produite de notre temps. Mlle Priora, une autre Italienne qui remplace Mlle Taglioni, a de la grace, de la force, et promet de devenir, si ce n’est une étoile éclatante, au moins une très agréable ballerine.

Le théâtre de l’Opéra-Comique, qui s’était doucement habitué aux faveurs presque gratuites de la fortune, vient de recevoir une nouvelle leçon, qui lui profitera peut-être. Un gros mélodrame sans intérêt, le Carillonneur de Bruges, sur lequel on fondait, comme toujours, les plus belles espérances, a été arrêté tout court dans sa marche laborieuse par un incident que nous avions prévu dès la première représentation. Mlle Wertheimber, jeune élève du Conservatoire qui faisait ses débuts par le rôle assez important de Béatrix, et dont on s’était plu à vanter la beauté, les dispositions et la voix magnifique, a été forcée de se retirer après une expérience malheureuse de cinq ou six représentations. Le directeur et les auteurs aux abois se sont adressés à Mme Darcier, qui depuis trois ans avait quitté le théâtre de ses succès. Mme Darcier a cédé à la tentation toujours dangereuse de reparaître sur le champ de bataille où elle a remporté, pendant une quinzaine d’années, de si nombreuses et de si charmantes victoires. La présence de Mme Darcier, qui a fait son apparition dans le Carillonneur de Bruges jeudi dernier, donnera-t-elle à l’opéra de M. Grisar une valeur plus grande, et qui aurait été méconnue jusqu’ici ?

Parmi les reproches que la critique serait en droit d’adresser à M. le directeur de l’Opéra-Comique, il y en a deux que nous mettrons en première ligne : celui d’avoir gaspillé en quelques années le talent si original de Mme Ugalde, en lui laissant aborder des rôles incompatibles avec la verve et la spontanéité de sa nature ; en second lieu, nous le blâmerons de ne pas avoir détourné M. Grisar de l’idée funeste où il s’est engagé en mettant en musique un sujet compliqué, tout-à-fait contraire aux qualités connues de cet agréable compositeur. L’auteur de l’Eau merveilleuse, de Gilles le ravisseur et des Porcherons s’attaquer à un gros mélodrame pour lequel il aurait fallu la plume savante et énergique de Meyerbeer ! Nous ne reviendrons pas sur le libretto du Carillonneur de Bruges après ce qui en a été dit ici même, il y a quinze jours. Quant à la musique de M. Grisar, nous ne ferons que confirmer l’opinion générale en disant qu’elle est d’une faiblesse extrême, et que, sauf deux ou trois morceaux agréables qui ont été signalés et qui rentrent dans la manière facile de M. Grisar, tout le reste de la partition accuse plus d’ambition que de force, et un talent qui a méconnu sa voie. Bien que Mme Darcier ait été fort bien accueillie d’un publie qui regrettait la finesse de son jeu, la vérité et la mesure qu’elle savait mettre dans tous les rôles qui lui étaient confiés, elle ne donnera pas à la musique du Carillonneur de Bruges une plus grande longévité que celle que la parque lui avait déjà départie.

On a repris au Théâtre-Italien l’Italiana in Algieri, délicieuse partition qui, pour avoir été composée à Venise en 1813, n’en est pas moins toujours jeune et brillante. Aussi il fallait entendre les pauvres chanteurs qui étaient chargés l’autre soir d’interpréter cette musique si fine et si naturelle, combien ils étaient embarrassés de ce style vif, élégant et vraiment comique dont ils ont perdu, hélas ! la tradition ! Mlle d’Angri, qui s’est produite dans le rôle d’Isabella, est une cantatrice qui manque de charme et de jeunesse, et s’il fallait mentionner avec indulgence quelqu’un des virtuoses du Théâtre-Italien qui ne soit pas indigne de la musique de Rossini, nous citerions M. Belletti, dont la voix de baryton pourrait être moins gutturale et la vocalisation dirigée par une méthode plus sûre. M. Lablache a fait aussi sa réapparition dans le Barbiere di Siviglia, où il a joué le rôle de Bartolo avec son talent incomparable, et le nombreux public qui remplissait l’autre soir la salle Ventadour a pu reconnaître quelle distance il y a entre un virtuose de la vieille école italienne et les pauvres chanteurs qu’on élève de nos jours.

Le théâtre de l’Opéra-National, dont l’existence est rendue si pénible, et peut-être même impossible par la position qu’il occupe dans un quartier si éloigné du centre de la vie parisienne, vient d’obtenir un succès qui sera plus qu’un succès de curiosité. M. Duprez, après avoir si bien chanté la musique des autres, a éprouvé le désir bien naturel d’en composer pour son propre compte, et de terminer sa carrière comme beaucoup d’autres l’ont commencée. Il se sera dit sans doute : « J’ai interprété trop d’admirables chefs-d’œuvre dans ma vie d’artiste, pour qu’il ne m’en soit pas resté quelques bribes dans la mémoire, et avec l’éducation Musicale que j’ai reçue dans une école fameuse, qu’on a supprimée parce qu’on y élevait des hommes et non pas des instrumentistes, il me sera facile de faire un opéra, d’en faire deux, d’en faire dix, qui vaudront bien ceux qu’on nous fabrique depuis quelques années. » Ce raisonnement, que M. Duprez a dû se faire, ainsi qu’un grand nombre de virtuoses célèbres qui l’ont précédé dans cette double carrière, et qui ont essayé aussi de résoudre le même problème, mériterait une réfutation catégorique, et nous n’aurions pas de peine à en puiser les argumens dans la nature des facultés que chaque partie de l’art exige spécialement. Il serait curieux peut-être de prouver qu’un chanteur, qu’un comédien, qu’un artiste enfin, voué dès l’enfance à l’interprétation de la pensée d’autrui, ne peut pas, par un beau jour d’été et au beau milieu de sa carrière, s’arrêter dans la voie parcourue et puiser tout à coup dans son cœur une inspiration qui n’aurait donné jusqu’alors que des signes fort rares de son existence. Si Shakspeare, si Molière ont été des comédiens, ils n’ont guère joué que les drames et les comédies conçus par leur génie. Si Mozart, Beethoven, Weber, Mendelssohn, Cimarosa et Rossini ont été d’incomparables virtuoses sur le piano et des chanteurs exquis, ils n’ont guère interprété que leur propre musique, et, dès les premiers jours de leur enfance, ils ont été possédés du vrai démon qui ne leur a pas permis de s’atteler tranquillement aux rouvres de leurs voisins. Garcia, qui a été, il y a vingt-cinq ans, le plus admirable chanteur qu’ait produit l’école de Rossini, Garcia, qui savait la musique comme la savait son illustre fille, Mme Malibran, n’a-t-il pas voulu également composer des opéras, dont les érudits seuls connaissent aujourd’hui le nom ?

À l’appui de cette argumentation contre les virtuoses et les comédiens qui aspirent à la palme immortelle, on pourrait invoquer encore cette raison, selon nous, fondamentale : tout homme qui fait un appel direct et fréquent à la faculté spontanée de l’esprit, et qui s’habitue de très bonne heure à surexciter devant le public les fibres délicates de la sensibilité, ne sera jamais un génie créateur. Il a suffisamment prouvé par sa docilité à la pensée des autres que la nature ne l’a point destiné à remplir une mission plus haute. Il a dû consumer, dans les études pénibles qu’il faut entreprendre pour s’assimiler avec succès les idées des autres, la part d’invention dont il était pourvu. En un mot, il est encore plus rare de voir un virtuose, et surtout un chanteur, réussir dans la composition, que de voir un orateur devenir un grand écrivain. La même cause produit partout les mêmes résultats.

Il me serait assez difficile de dire au juste quel est le sujet du libretto sur lequel M. Duprez a exercé les loisirs de son talent. Tout ce que nous y avons compris, c’est qu’il s’agit de la jeune fille d’un chasseur qui habite les gorges des Pyrénées, laquelle s’est éprise d’un beau seigneur qui la paie tendrement de retour. Joanita, c’est son nom, n’a plus de mère, et pendant les longues absences de son père, qui court le chamois dans la montagne, Joanita a rempli le vide de la solitude en s’attachant au marquis de Monclat qu’elle ne connaît que sous le nom de Léonce, et dont elle ignore la naissance. Or, il résulte d’un aveu échappé de la bouche de Léonce, pendant qu’il vide avec le père de Joanita une bouteille de jurançon, que le marquis de Monclat, son père, avait eu dans sa jeunesse des relations avec une simple paysanne qu’il abandonna après l’avoir rendue mère. Cette pauvre délaissée qui, de désespoir, s’est jetée dans le gouffre de la Maladetta, était la propre mère de Joanita. Tel est le nœud de ce mélodrame obscur qui, après une suite d’épisodes aussi peu intéressans que le fond même de l’histoire, se dénoue par le mariage des deux amans. C’est sur ce canevas assez vulgaire tant par le style que par le tissu des événemens que M. Duprez a jeté les couleurs de sa palette. L’ouverture ne manque pas de certaines qualités. Après un léger prélude des violons armés de sourdines, on entend chanter derrière le rideau un chœur en vocalises, effet connu dont on ne s’explique pas l’intention ; puis l’orchestre reprend sa marche et achève assez brillamment ce morceau de symphonie, qui n’est pas plus à dédaigner qu’un grand nombre d’ouvertures qu’on entend à l’Opéra-Comique.

Au premier acte, nous avons remarqué une fort jolie romance de ténor, un duo pour ténor et soprano écrit avec beaucoup de distinction, une jolie vocalise pour deux voix de femmes, et puis le trio qui termine ce premier acte, et dans lequel se trouve encadrée une belle phrase de déclamation que Mlle Caroline Duprez rend avec un talent remarquable. Le second acte s’ouvre par un chœur charmant dont la mélodie est aussi distinguée que bien conduite ; viennent ensuite de très jolis couplets d’une couleur espagnole, avec l’accompagnement obligé de castagnettes, et que Mlle Duprez vocalise dans la perfection ; puis le finale, morceau d’ensemble assez vigoureux qui, pour la coupe et la distribution des voix, rappelle d’une manière sensible l’admirable finale du premier acte d’Otello de Rossini. Au troisième acte, on peut encore signaler une jolie romance de ténor que M. Poultier n’a pu chanter à la première représentation, ayant été pris d’un enrouement subit.

On ne peut pas dire assurément que l’opéra de M. Duprez renferme des idées assez neuves pour infirmer le principe que nous avons posé plus haut sur l’impossibilité de rencontrer dans le même individu la double faculté d’interprète éminent et de compositeur distingué ; mais après ces réserves, que nous sommes forcé de maintenir jusqu’à ce que l’histoire nous prouve le contraire, il est juste de convenir que l’ouvrage que nous venons d’apprécier ne peut être le fruit que d’une heureuse organisation servie par une excellente éducation. On voit que M. Duprez a l’habitude d’écrire, et que son instrumentation, sans s’élever très haut et sans offrir rien de piquant dans l’ordonnance des couleurs et l’accouplement des timbres, est traitée avec soin et parfois avec une certaine distinction. Son harmonie est souvent choisie, et l’artiste semble se complaire dans la recherche des modulations dont il abuse quelquefois, ce qui est un défaut très commun de nos jours. Un autre défaut que nous reprocherons à M. Duprez, et qu’il partage également avec la plupart des compositeurs modernes, c’est d’avoir prodigué dans sa partition les points d’orgue, les exclamations dramatiques, les notes ambitieuses enfin, qui sont à l’art musical ce que sont les points d’admiration dont on remplit les pages de certains livres. Ce moyen grossier d’éveiller la curiosité du public est aujourd’hui tellement à la mode, qu’il dispense d’avoir des idées mélodiques et de savoir les préparer. Voilà pourquoi les trois quarts des opéras qui se publient ne survivent guère aux quelques représentations qu’ils ont obtenues, grace au prestige de la mise en scène et au gosier d’une cantatrice aimée. Si M. Duprez module un peu trop souvent dans les airs, les duos et les morceaux d’ensemble, il ne module pas assez, au contraire, dans les récitatifs, qui sont quelquefois d’une grande platitude. C’est surtout dans ces détails du dialogue, qui ont pour objet d’éclaircir la situation des personnages et de préparer l’épanouissement de la passion, que se révèle la main d’un musicien habile. Lorsqu’on tient une idée plus ou moins distinguée, il n’est pas très difficile de la conduire jusqu’au bout de la carrière ; mais, pour tourner avec adresse la borne qui limite l’espace parcouru, il faut plus que du bonheur, il faut la science, qui ne supplée pas à l’inspiration, mais qui en double l’effet et en économise le produit. Voyez M. Verdi, qui certes n’est pas un musicien ordinaire : il a souvent des mélodies vigoureuses, pleines d’éclat et de passion, dont le premier élan est irrésistible. Malheureusement, lorsqu’il faut revenir sur ses pas et développer le thème choisi, l’auteur de Nabuco et d’Ernani reste court et ne sait plus que dire.

Quoi qu’il en soit de ces remarques, dont on ne contestera pas la justesse, l’opéra que M. Duprez vient de faire entendre, et qui déjà avait été représenté sur le grand théâtre de Bruxelles, est l’ouvrage d’un artiste éminemment distingué, qui a fait de bonnes études musicales, et dont plus d’un membre de l’Institut, sans se compromettre, pourrait revendiquer la paternité. L’exécution de Joanita a été mêlée de bien et de mal. Un élève que M. Duprez ne pourra pas répudier, M. Duprat, a déployé dans le rôle de Stephano une telle exagération de formes pompeuses et de cris héroïques, qu’on a pu craindre un moment qu’il n’allât pas jusqu’à la fin de la pièce. Il a tenu bon cependant, et a su même rester à la hauteur de ses notes de poitrine, qu’il poussait au dehors de toute la force de ses poumons. M. Roger, qui assistait à cette représentation, a pu contempler de ses oreilles la troisième génération de la belle école de chant dans laquelle il a eu la folie de s’engager et dont il est la victime ; mais que M. Roger se console, son émule M. Gueymard ne tardera pas à le suivre dans sa retraite désastreuse.

Ce qui a ravi tout le monde à cette représentation curieuse, ce qui a excité l’enthousiasme des connaisseurs aussi bien que des ignorans, c’est Mlle Caroline Duprez, qui, dans le rôle de Joanita, s’est élevée au premier rang des virtuoses de ce temps-ci. Je le dis sans crainte de me compromettre, il n’y a personne à Paris qui chante comme cette jeune fille de dix-huit ans. Quel style, quelle élégance, et cela sans efforts, avec une voix grêle, où l’on sent encore vibrer la délicatesse de l’adolescence ! Mlle Caroline Duprez attirera tout Paris au théâtre de l’Opéra-National ; son exemple sera une preuve de plus que le Conservatoire est une mauvaise école qui a besoin d’être réorganisée de fond en comble, et M. Duprez trouvera dans le succès de sa fille la récompense légitime de ses efforts et de son activité. Ils ne sont pas communs, les artistes qui, comme Garcia et M. Duprez, peuvent, au déclin d’une brillante carrière dramatique, se survivre dans une créature charmante qui porte votre nom, reflète votre image et reproduit vos intentions dans le plus expressif de tous les arts.

Les concerts sont toujours de plus en plus nombreux, c’est une véritable course au clocher où il se dépense autant de courage que de désintéressement, car il est bien rare que le public qui se rend à ces fêtes de l’art musical y apporte plus que de la bonne volonté et un goût éclairé. Au nombre de ces fêtes paisibles consacrées à la musique instrumentale, nous devons citer celles que préside M. Morin pour l’exécution des derniers quatuors de Beethoven. On sait que Beethoven a composé en tout dix-sept quatuors pour des instrumens à cordes, dont les cinq derniers sont restés jusqu’ici, pour la plupart des amateurs, un problème insoluble. Pour les uns, ces quatuors sont la révélation la plus grandiose du génie de leur auteur, c’est un monde nouveau qu’il aurait entrevu et dont il n’aurait pas eu le temps de sonder l’immensité. Pour les autres, ce sont des compositions étranges, où Beethoven a jeté quelques éclairs de son imagination fantastique, mais qui, dans leur ensemble, présentent des parties obscures et bizarres dont on chercherait vainement la signification. La question ainsi posée, ce qu’il y avait de mieux à faire pour la résoudre, c’était de s’attaquer directement à ces compositions d’un accès difficile, d’en saisir l’esprit et de s’adresser ensuite à l’opinion de tous pour obtenir un jugement qui ne fût point entaché d’idolâtrie. Voilà ce que viennent de faire quatre artistes distingués sous la direction de M. Morin. Ils ont passé des années à se familiariser avec les cinq quatuors de Beethoven, qu’ils exécutent d’une manière admirable. À la séance qu’ils ont donnée le 2 février, nous avons entendu le treizième et le seizième de ces quatuors mystérieux, et nous pouvons assurer qu’il serait difficile de pousser plus loin la précision, la justesse et l’énergie dans l’exécution de la musique de chambre. L’impression qui nous est restée, et dont nous ne voulons pas exagérer l’importance, c’est que les derniers quatuors de Beethoven sont des compositions singulières, qui renferment des parties excellentes à côté des plus étranges bizarreries. Le début du seizième quatuor, par exemple, est pénible, obscur ; l’idée flotte incertaine, sans contours saisissables, On dirait un de ces madrigaux du XVIe siècle écrits en contrepoint fleuri, suite d’imitations sans repos qui poursuivent leur cours jusqu’à la cadence finale, qui seule apporte à l’oreille haletante la sécurité désirée. Mais, après ce début laborieux, qui semble le prélude d’un génie qui se cherche, Beethoven éclate avec une fougue incroyable, et alors il ouvre vraiment la porte d’un monde nouveau. Les parties excellentes de ces quatuors ne ressemblent à rien de ce qu’on connaît : c’est un caprice, une fantaisie, une indépendance sans limites. Chacun des quatre instrumens travaille autant que le premier violon ; il s’établit entre eux des dialogues remplis d’humour et de choses imprévues. Chacun parle, rit, pleure et fait des lazzi de basse comédie. Il y a de tout dans ces étranges compositions, qu’on ne saurait mieux comparer qu’à un drame de Shakspeare.

Un violoniste de beaucoup de mérite, M. Léonard, professeur au conservatoire de Bruxelles, adonné un concert où if a fait entendre plusieurs morceaux de sa composition. M. Léonard possède une bonne qualité de son, un style élégant, de la bravoure dans l’archet, une justesse parfaite et des idées ingénieuses, qu’il sait disposer avec goût. Un autre artiste belge, M. Lemmens, professeur d’orgue au conservatoire de Bruxelles, a voulu aussi que la critique parisienne portât un jugement et sur l’ensemble de ses compositions et sur la manière dont il les interprète à l’aide du plus magnifique instrument qui soit sorti de la main des hommes. M. Lemmens a donc convié les juges compétens dans la charmante église de Saint-Vincent-de-Paul, où, pendant deux heures, il a fait résonner sous ses mains savantes l’orgue admirable qui a été construit par M. Cavaillé. M. Lemmens est un artiste de grand mérite, harmoniste consommé, contre-pointiste habile. Il connaît toutes les ressources de l’orgue dont il manie et combine les différens jeux avec une sûreté de goût et une élévation de style qui rappelle les grands maîtres. La manière surtout dont M. Lemmens fait mouvoir le clavier des pédales et les effets grandioses qu’il en tire ont frappé les connaisseurs, qui n’ont pas hésité à reconnaître dans M. Lemmens l’un des meilleurs organistes qu’il y ait aujourd’hui en Europe, et les organistes n’y sont pas nombreux.

Un pianiste distingué qui brillait, il y a une trentaine d’années, de tout l’éclat de la jeunesse, M. H. Herz, a fait sa rentrée dans le monde parisien par un concert où il a exécuté plusieurs morceaux connus de sa composition. Après une absence de plusieurs années qu’il a employée à parcourir le Nouveau-Monde, M. Henri Herz est revenu en Europe sans qu’on se soit aperçu que les émotions du voyage aient donné, à son talent une physionomie nouvelle. C’est toujours le pianiste facile et un peu froid qu’on admirait pendant les dernières années de la restauration. M. Ernst, l’un des deux ou trois violonistes célèbres qui se disputent depuis une quinzaine d’années l’héritage de Paganini, a fait aussi son apparition à Paris, où il ne s’était pas fait entendre depuis long-temps. Dans un concert qu’il a donné à la salle Herz, M. Ernst a exécuté un fragment d’un concerto à grand orchestre de sa composition, qui est écrit avec soin, et dans lequel le virtuose a déployé plusieurs qualités remarquables. M. Ernst, qui est un artiste bien doué et dont l’organisation fine et impressionnable se rapproche beaucoup plus du tempérament méridional que de celui des Allemands, ses compatriotes, nous a toujours paru s’attaquer à des difficultés de mécanisme plus grandes qu’il ne lui est donné de les vaincre avec bonheur. Il résulte de cette disproportion entre l’ambition et le talent réel du virtuose un malaise et un embarras dans l’exécution qui se communiquent à l’auditeur, et qui l’empêchent de jouir tranquillement des bonnes choses qu’on lui fait entendre. Voilà comment on peut s’expliquer qu’un musicien aussi distingué que M. Ernst n’atteigne pas toujours à une justesse parfaite, que le son qu’il tire de son violon manque de rondeur, et que son style, gêné qu’il est par les difficultés inutiles où il s’engage, n’ait point l’ampleur qu’on pourrait désirer. M. Ernst vise trop à l’effet, et surtout à l’effet dramatique, et, au lieu de l’émotion qu’il cherche à produire, il ne trouve souvent que la manière. M. Ernst, qui s’est produit dans le monde musical sous les auspices d’une mauvaise école, qui n’a jamais eu de consistance, et dont les prétendus chefs sont abandonnés aujourd’hui de leurs partisans les plus aveugles ; M. Ernst, disons-nous, n’a point appris à vieillir. Son style juvénile conserve les chatoiemens et les vezzi qui conviennent à la fleur du bel âge, mais dont il faut savoir se dépouiller à propos, à moins de vouloir rester toute sa vie un grand enfant gâté comme M. Listz.

L’apparition la plus intéressante qui ait eu lieu cet hiver à Paris est celle d’une jeune pianiste de Prague, Mlle Clauss. À peine âgée de vingt ans, nourrie de la moelle des lions, sachant par cœur la musique de tous les maîtres, Mlle Clauss possède un des plus beaux talens qu’il soit possible d’entendre sur le piano. Dans un concert qu’elle a donné dernièrement, Mlle Clauss a exécuté successivement une fantaisie de M. Thalberg sur la Sonnambula de Bellini, un nocturne délicieux de Chopin, une fugue de Bach, une charmante sonate d’Alexandre Scarlati, et cela avec un éclat, avec une propriété de style, une puissance et une netteté d’exécution qui ont émerveillé les connaisseurs. Mlle Clauss est une virtuose de premier ordre, dont le talent magnifique doit rester l’interprète de la bonne musique, et non pas s’abaisser, comme au concert dont nous parlons, jusqu’à jouer le morceau extravagant que M. Listz a improvisé sur le Don Juan de Mozart. Un concert donné par une autre pianiste, Mlle Mattmann, nous a offert aussi une récente occasion d’apprécier son beau talent, connu depuis long-temps. Enfin nous devons citer encore la séance donnée par M. Bessems, accompagnateur habile sur le violon et interprète intelligent des chefs-d’œuvre des maîtres. Peu de saisons musicales, on le voit, auront été aussi favorables que celle-ci à la musique de chambre.


P. SCUDO.



REVUE LITTERAIRE.

Il y a, dans la vie de l’artiste, des momens d’hésitation et de lassitude où, après avoir épuisé une veine heureuse, il se voit forcé d’en chercher une autre pour ranimer autour de son nom l’empressement et le bruit. Entre son succès