H. W.
Revue musicale, 1846
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 143-152).

REVUE MUSICALE




On se souvient de l’immense succès qu’obtint l’année dernière la symphonie du Désert, succès légitime, qui trouva peu de contradicteurs et n’étonna personne, si ce n’est peut-être M. Félicien David, qui, hier encore inconnu, se réveillait illustre et passait en un moment, et comme par l’effet d’un rêve, du silence de son obscurité au milieu du vacarme éblouissant de la gloire la plus carillonnée. Je le répète, ce grand et rapide succès ne surprit personne ; la symphonie du Désert réussit et devait réussir pour vingt raisons qu’il eût été facile d’expliquer à l’avance. D’abord, il y avait dans cette enfilade d’idées, de fragmens d’idées agréablement cousus à la suite les uns des autres, dans ces rhythmes inusités, dans ces motifs qui s’égrenaient comme les perles d’un collier de sultane, je ne sais quelle enivrante influence du sensualisme oriental, quelle originalité pleine de charme et de séduction. Ensuite, avouez que la chose arrivait à propos, et que jamais instant ne fut mieux choisi pour venir nous chanter le désert. Depuis la conquête de l’Algérie, la France ne détourne guère ses yeux de cette terre du croissant et des caravanes, et, pour tant de sang qu’elle nous a bu, ce ne serait pas trop qu’elle nous rendît un peu de poésie. Déjà mainte révélation nous en était venue, déjà nous avions eu les Orientales de Victor Hugo et les peintures de Delacroix ; la musique seule semblait exclue de ce riche partage, lorsque parut la symphonie de M. Félicien David. Reviendrons-nous sur cette œuvre remarquable ? dirons-nous tout ce qu’il y avait de fantaisie poétique, d’amoureuse rêverie, dans ces phrases de courte haleine, qui, trois et quatre fois reprises, puisaient dans leur monotonie même une langueur, une volupté nouvelle ? Jamais, en musique, le sentiment du pittoresque ne fut porté plus loin : point d’abstraction, point de métaphysique, mais en revanche beaucoup de couleur et de vie, des tons crus et chauds, de la peinture pour les oreilles ; rien de cette nature idéale de Beethoven, rien de ce vague paysage où l’ame rêve sans fin, mais un tableau net et précis, un horizon restreint où se profilent les caravanes ; au lieu des sublimes divagations de la symphonie pastorale, la plus pittoresque des symphonies de Beethoven, une musique qui parle aux yeux. N’importe ; ce fut un rêve délicieux pour M. Félicien David que cette ode du désert, comme on l’appelle ; un véritable rêve du paradis de Mahomet, et dont l’heureux musicien n’aurait jamais dû s’éveiller. Il semblera que j’avance un paradoxe, mais la partition du Désert m’a toujours paru vivre par des qualités tellement en dehors des conditions ordinaires de l’art musical proprement dit, que cette œuvre, eût-elle justifié toutes les admirations, tous les enthousiasmes dont elle fut l’objet, n’aurait, à mon sens, donné à préjuger que fort peu de chose sur l’inspiration du lendemain. Un jeune homme généreusement doué parcourt l’Orient en artiste voyageur ; sa nature méridionale, acclimatée d’avance, s’imprègne avec ravissement de cette atmosphère nouvelle ; chemin faisant, la musique lui monte au cerveau, un site pittoresque le met en humeur de chanter, un costume lui vaut une note ; là où Delacroix et Decamps saisiraient un croquis, lui surprend un motif, et parfois même, à l’exemple du peintre qui s’empare du type original et le reproduit tel qu’il l’a vu, il arrive à notre musicien de noter sur son album une mélodie du pays, qui plus tard deviendra son bien. Que ces motifs aient été fort habilement ensuite mis en œuvre par le compositeur, nul ne songe à le contester ; pourtant, je le demande, peut-on voir dans une production de ce genre autre chose qu’un fait isolé, accidentel, destiné sans doute à entraîner les dispositions favorables du public du côté d’un artiste, mais qui ne saurait engager l’avenir ? De ce qu’un écrivain a débuté par de brillantes et poétiques impressions de voyage, irez-vous lui demander un poème épique ? Et, pour ne citer qu’un exemple, il se peut que l’auteur d’Eothen, le livre touriste le plus humoristique, le plus coloré, le plus piquant de ce temps-ci, compose un jour de fort sublimes tragédies ; mais je ne vois point en quoi son début l’y aura préparé, si toutefois cela doit s’appeler un début. Or, pour dire ici ma pensée entière, la symphonie du Désert m’a toujours fait l’effet d’une impression de voyage en musique ; c’est l’œuvre d’un touriste mélodieux, je n’oserais prétendre que ce soit l’œuvre d’un maître. Et dire qu’on n’a pas craint de prononcer à cette occasion les noms sacrés de Handel et de Bach, de Mozart et de Beethoven ! En vérité, il est de ces admirations insensées qui tuent les gens au profit desquels elles s’exercent, et dont le moindre péril consiste à diriger vers une fausse voie l’homme de talent qu’on veut soutenir. On ne me fera jamais croire, par exemple, que M. Félicien David, livré à son propre mouvement, eût été choisir Moïse au Sinaï pour thème de sa seconde composition. L’auteur du Désert, si de maladroits amis ne l’eussent détourné de sa voie naturelle, allait droit à l’Opéra-Comique. La belle affaire, dira-t-on, d’avoir passé par l’Orient pour arriver à Favart ! Qui sait ? c’était peut-être encore avoir pris le chemin le plus court. Tant d’autres vont à Rome qui ne le trouveront jamais, ce chemin. D’ailleurs, on fait ce qu’on peut, et la gloire de M. Auber a bien son prix.

A n’en juger que par le Désert et les dix ou douze orientales publiées depuis qui en forment comme les gracieux corollaires, le genre de l’Opéra-Comique nous semblait convenir surtout à M. Félicien David. Il avait ce qui décide du succès à ce théâtre, ce que l’auteur du Domino noir et de la Sirène possède au plus haut degré : l’intention mélodieuse, le motif. Au lieu de cela, qu’entreprend-il ? Une épopée biblique, un oratorio, tâche énorme, colossale, pour ne pas dire impossible de nos jours, où, le sentiment religieux n’aidant plus chez les masses, l’austère unité du style, indispensable aux œuvres de ce nom, doit nécessairement aboutir à la monotonie ; et, comme si ce n’était point assez de prendre vis-à-vis du public l’engagement d’être sublime au moins pendant deux heures, pour comble d’imprudence, il s’attaque à un sujet déjà traité par Rossini, avec cette différence, toutefois, que Rossini, moins ambitieux, s’était contenté de Moïse en Égypte. Nous voilà donc sur le sommet du Sinaï, face à face avec Jéhovah. Tandis que le peuple hébreu murmure au pied de la montagne, le prophète, troublé, chante un air en attendant que son Dieu le visite. On voit, par ce début, qu’il s’agit d’un oratorio pur et simple, d’une œuvre généralement conçue dans la forme, sinon dans le style des anciens maîtres. Après cet air, auquel je reprocherai un caractère amphigourique et déclamatoire qui, malheureusement, se fait sentir d’un bout à l’autre de la partition (quel texte aussi l’infortuné compositeur avait à mettre en musique, et vit-on jamais alexandrins plus lourds et plus rebelles ?), après cet air, l’orchestre commence à déchaîner ses tempêtes ; le programme a bien soin de vous annoncer que Jéhovah se manifeste à Moïse au milieu des éclairs et du tonnerre, et certes la précaution vient à propos, car rien, dans la musique, n’indique la solennité d’une pareille scène. Qu’on se figure un orage comme il y en a mille, avec les petites flûtes imitant les éclairs. Maître Casper, voulant évoquer Samiel au carrefour du Wolfsschlucht, ne s’y prendrait pas autrement. A tout instant, il me semblait entendre l’acteur chargé du rôle du prophète prononcer la formule sacramentelle : Erschein, Samiel, erschein ! Nous ignorons quel effet aurait pu produire une semblable scène, traitée par un véritable maître et selon tout le grandiose qu’elle comporte ; mais ce que nous savons parfaitement, c’est qu’ici le sentiment biblique ne se laisse pas même soupçonner. On conçoit dès-lors l’impression lamentable qui résulte de ce morceau dithyrambique où Moïse, parlant à Jéhovah, lui crie à tue-tête : Parais ! parais ! ni plus ni moins que s’il s’agissait de faire sortir de terre un gnome fantastique, et combien cette évocation, dont la magnificence et le sublime de la période musicale pouvaient seuls sauver le côté critique, perd dès ce moment toute espèce de prétexte sérieux. La romance que chante un peu plus loin la jeune fille juive a je ne sais quelle grace languissante, quelle douce rêverie qui plaît. A cet accent de tendresse plaintive, à cet accompagnement rhythmique incessamment reproduit, à toute cette monotonie qui vous berce, on retrouve le chantre aimé de la nuit au désert. Ai-je besoin de dire à quel point a réussi ce verset naïf, ce frais soupir mollement exhalé au milieu de tant de vacarme ? La salle entière, si fâcheusement désappointée jusque-là, savourait avec bonheur la manne harmonieuse. On se reposait dans cette phrase ; on aurait voulu s’y attarder, comme au sein d’une riante oasis. Par malheur, les prétentions au génie épique, un moment assoupies, se réveillent presque aussitôt, et la grande musique reprend son train. En marche donc vers la terre promise ! Pour nous, auditeur patient voué depuis trois heures à la plus terrible des déceptions, notre terre promise eût été, ce soir-là, quelque inspiration généreuse, puissante, irrésistible, jaillissant, comme l’eau du rocher, des flancs de cette symphonie stérile. Hélas ! nous le disons avec regret, moins heureux que le peuple juif, le Chanaan tant souhaité nous a manqué, et nous avons dû traverser encore la marche des Hébreux, la prière et le chant de gloire qui sert de conclusion à l’œuvre, sans voir apparaître la colonne de feu dont les amis de l’auteur du Désert nous avaient pour cette fois annoncé la venue. Aussi quelle stupeur après le dernier coup d’archet ! quel découragement immense dans cette foule condamnée au silence et remportant son enthousiasme ! On raconte qu’à la première représentation de l’opéra du Jeune Henri, de Méhul, le parterre, mécontent de l’ouvrage, fit baisser la toile et redemanda l’ouverture, qu’il avait d’abord applaudie avec transport. Peu s’en est fallu que l’aventure ne se renouvelât l’autre soir, et j’ai vu le moment où l’assemblée allait demander le Désert, tant le besoin possédait tout ce monde, accouru là sur la foi d’un nouveau succès, de marquer, après comme avant, ses vives sympathies à cette intéressante renommée, et de la rassurer contre les tristes conséquences d’un échec que, sans aucun doute, elle n’eût point encouru de son plein mouvement, et dont, nous voulons l’espérer, elle se relèvera bientôt.

Voilà les Italiens partis. A Dieu ne plaise que nous songions à leur courir après ! non que nous ressentions à leur égard des sympathies moins vives ; mais chaque année, vers cette époque, il se fait un tel déploiement de richesses musicales, qu’on finit par ne plus savoir comment s’y soustraire. Que dirait-on d’un feu d’artifice qui se prolongerait des semaines entières ? C’est pourtant ce qui d’ordinaire se passe chez nous au mois de mars : les fusées de notes se succèdent sans intervalle, les bouquets s’épanouissent incessamment, et comme les italiens sont l’ame de toute musique, comme il n’y a pas de réunion sans eux, il en résulte qu’on ne peut faire un pas sans les trouver. L’autre jour on chantait le Stabat à deux heures ; le soir il y avait spectacle et peut-être encore concert après le spectacle. On l’avouera, de pareils excès ne répondent guère à l’idée qu’on a des ménagemens qu’exige la voix. Aussi l’exécution du chef-d’œuvre sacré de Rossini a-t-elle beaucoup souffert. La Grisi paraissait épuisée de fatigue, ses cordes hautes sonnaient péniblement, et, dans l’admirable verset de l’Inflammatus qu’on lui a redemandé néanmoins, elle est restée beaucoup au-dessous d’elle-même. En revanche, je mentionnerai M. Dérivis, qui, chargé de la partie de baryton, a su tenir tête aux souvenirs dangereux de Tamburini, et triompher, à la veille de son départ, des froideurs d’un public qui peut-être se reprochera de ne pas lui avoir rendu toute justice dans le cours de la saison. N’importe ; malgré les efforts estimables de M. Dérivis, malgré la suave pureté de la voix de M. de Candia, cette glorieuse musique du Stabat, chaudement colorée à la manière de ces tableaux religieux de l’école vénitienne, le chef-d’œuvre sacré, disons-nous, n’a pas produit son effet accoutumé, et le tort en revient à ces nécessités d’une fin de saison qui, en multipliant les travaux, épuisent à la longue les forces et les courages. Il est vrai d’ajouter que le surlendemain la belle Giulia recouvrait toute sa vaillance au concert de Mme la comtesse Merlin. Était-ce la musique de Verdi qui rendait ainsi en un moment l’éclat de sa vibration, la métallique sonorité de son timbre d’or, à cette voix mondaine créée pour chanter le drame des passions, ou n’était-ce pas plutôt l’influence de ce salon qui semble avoir le privilège d’évoquer tant de merveilleux souvenirs ? La Malibran, la Sontag, Bellini, Mercadante, Rossini lui-même, tous ceux qui sont morts et ceux qui se survivent, ont figuré à ce piano qui pourrait bien, comme le violon d’Hoffmann, avoir gardé quelque chose de ces trésors d’inspiration, car tant de génie ne passe point sans laisser de trace. Pas un nom aimé ne manquait au programme qu’il faudrait citer en entier et dont je ne puis extraire ici que deux morceaux : le premier (un duo de la Vestale de Mercadante), pour la façon toute brillante, pleine d’entraînement et de bravera avec laquelle Mme la comtesse Merlin, secondée par Mlle Ida Bertrand, l’a exécuté ; le second (une sérénade avec chœur d’un opéra de Rosamunda, de M. Alary), pour la grace mélodieuse et douce que respire cette composition. C’est mystérieux et charmant, plein de rêverie et de volupté. Vous vous souvenez de ce chœur des sirènes dans l’Oberon de Weber ; eh bien ! imaginez un effet de ce genre, je ne sais quoi de vague et d’enchanté qu’on écoute en fermant les yeux, pour songer au lac romantique où frissonne le clair de lune. Au théâtre, un tel morceau produirait une sensation irrésistible, et tout public au monde imiterait à son propos le public de Florence, qui le redemandait chaque soir. Cependant, le croirait-on ? l’auteur de cette délicieuse composition et de tant d’autres attend depuis des années que son étoile enfin se lève, et jamais le moment ne vient. Vainement les meilleures influences se déclarent en sa faveur ; vainement, ce qui vaut mieux que tous les patronages, son talent facile se dépense en agréables inventions. Les abords de la scène lui demeurent interdits, et les portes de l’Académie royale de Musique et de l’Opéra-Comique, qui s’ouvrent devant M. Balfe, M. Boisselot, M. Thys, restent sourdes à ses efforts. Dernièrement M. le directeur de l’Opéra, pressé par les vives instances d’un membre de la commission, et voulant se montrer bon prince à l’égard du musicien dont nous parlons, lui proposait d’écrire un pas de deux dans un ballet. Rebuté de ce côté, M. Alary se tourna du côté du Théâtre-Italien. Là tout le monde fut pour lui : Ronconi, la Grisi, M. de Candia ; c’était à qui s’empresserait de travailler à l’avènement du jeune et intelligent maestro. Par malheur, on avait compté sans Lablache. Or, la partition de M. Alary étant écrite sur l’ancien poème de la Serva Padrona, lequel n’a que deux personnages, on devine ce que devint cette partition, lorsque cet excellent Lablache refusa de prendre le rôle. Il y a des gens qui jugent de la bonté d’un homme sur sa corpulence, et qui vous diront que cet admirable Geronimo, si épanoui, si rubicond, si prospère, ne peut être, au demeurant, dans les rapports de sa vie d’artiste, qu’un paternel vieillard rempli de sympathies et de tendresses pour l’univers entier. Quant à moi, je ne m’y fierais pas, et je tiens le bonhomme pour le plus malin compère qu’il y ait. En attendant, voilà un talent mélodieux qui se décourage, et qu’on laissera s’épuiser en toute sorte de compositions éphémères, lorsqu’il serait encore si facile de le soutenir dans la bonne route. Le nombre des virtuoses qui se sont révélés à nous dans les concerts de la saison ne dépasse guère trois ou quatre ; c’est bien peu, si l’on pense aux troupeaux de violonistes, de pianistes et de violoncellistes qui, jadis, ne manquaient jamais de s’abattre sur Paris aux approches de l’hiver. Du reste, on l’a remarqué déjà, depuis quelque temps, le vent est à la symphonie, à l’oratorio. Le succès du Désert a suscité toute une phalange de lyres épiques. Décidément, nous retournons au vieux Handel. La Tentation de saint Antoine, Ruth et Booz, Moïse au Sinaï ! pour peu que ce sacré délire persévère, il faut nous attendre à voir les mystères succéder à nos opéras en cinq actes. Déjà même, à certains jours, ces sortes d’auditions, comme on les appelle, tiennent lieu du spectacle, et l’affiche vous promet la Tentation de saint Antoine, ni plus ni moins qu’elle vous annoncerait l’Ambassadrice ou les Mousquetaires de la Reine. Il va sans dire que tous ces beaux chefs-d’œuvre bibliques et mystiques n’ont d’autre raison d’être que le pur caprice de leurs auteurs, et que rien n’indique qu’ils fussent bien tourmentés du besoin de traduire leur pensée sous cette forme plutôt que sous telle autre. On fait aujourd’hui des oratorios, comme on faisait hier des symphonies, comme on fera demain des cantates. Ce qu’on veut avant tout, c’est attirer sur soi, coûte que coûte, l’attention du public ; c’est triompher pour un instant de son indifférence suprême. Par malheur, à toutes ces compositions manque le premier élément de succès, l’originalité. Je conviens qu’il y a une saltarelle fort brillante dans la Tentation de M. Josse, œuvre estimable du reste, habilement instrumentée, et qu’un professeur du Conservatoire ne désavouerait pas ; mais, je le demande, en pareille matière, suffit-il, pour intéresser, d’un style correct et de quelques mesures d’un rhythme vif et sémillant ? Je ne nie point que l’air de danse ne soit très bien à sa place dans la scène où l’auteur l’a mis, seulement je persiste à douter qu’un oratorio, cette œuvre du sentiment et de l’érudition portés à leur plus haute puissance, doive réussir par les mêmes qualités qui décident du succès d’un ballet.

Pour revenir aux virtuoses, nous n’avons guère revu parmi ceux d’ancienne connaissance que M. Ole-Bule, le Paganini norvégien, et c’est tout au plus si deux ou trois nouveaux se sont produits de façon à ce qu’on les remarque. Ce M. Ole-Bule passe pour un violoniste extraordinaire, j’aimerais mieux dire excentrique. Voilà tantôt dix ans qu’il voyage, son Amati sous le bras, étonnant le monde par de prodigieux tours de force. L’Europe et l’Amérique lui ont décerné le triomphe ; l’Amérique surtout, qui s’entend mieux que personne à ménager aux artistes qu’elle adopte de fabuleuses ovations, l’a mis au rang des dieux : Tu Marcellus eris. M. Ole-Bule a désormais sa place dans l’olympe de New-York et de Washington, entre Fanny Elssler et Mme Damoreau. A ne considérer que ses récens succès obtenus parmi nous, ils sont très grands, on doit le reconnaître. Reste à discuter ce que de semblables succès peuvent avoir de bien sérieux. M. Ole-Bule a pour habitude de se produire sur les théâtres en manière de concert épisodique. L’Académie royale de Musique et l’Opéra-Comique nous l’ont du moins déjà montré de la sorte. Au beau milieu d’un entr’acte, la toile se lève, et vous voyez arriver un robuste jeune homme aux cheveux épais et blonds, au regard vague, tenant d’une main son instrument, de l’autre son archet au bout duquel brille un diamant en guise d’étoile, absolument comme à l’arc d’Apollon. À cette apparition, le spectateur se rassied, parcourt son programme, et, tout enchanté de la bonne surprise, écoute avec cette heureuse indifférence des amateurs de ballets et d’opéras-comiques. Cela dure environ dix minutes, pendant lesquelles vous croiriez entendre siffler un merle ou gazouiller des nichées de bouvreuils ; puis, quand les oiseaux ont fini de chanter, le virtuose ramène ses cheveux sur son front, essuie son instrument, et se retire aux grands applaudissemens de la salle entière, qui salue son départ avec autant de joie et d’enthousiasme qu’elle en a manifesté à son arrivée, et le spectacle reprend son cours. Quelque avantage qu’une audition ainsi improvisée puisse offrir aux artistes, dispensés de la sorte des mille embarras et des frais d’un concert spécial, nous pensons cependant que leur dignité s’y trouve compromise, et que le vrai mérite, s’il comprend les justes intérêts de sa gloire, exigera d’autres garanties pour se produire. Quant à la force extraordinaire de M. Ole-Bule, on ne saurait la contester. C’est une habileté de main, une dextérité sans exemple, et j’avoue que je ne puis m’empêcher de regretter de voir un pareil jeu se dépenser en purs artifices d’exécution, en prestidigitations acrobatiques, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Écoutez son Carnaval de Venise et sa Polonaise militaire, vous serez peut-être émerveillé de tant de folles prouesses, mais je doute que vous ressentiez un seul instant cette émotion délicieuse où vous jette le simple développement d’une phrase éloquente, d’une mélodie large et pathétique. Toujours des sauts périlleux et des escamotages ; toujours l’expression naturelle, l’effet normal, sacrifiés à d’excentriques combinaisons qui semblent n’en vouloir qu’à votre curiosité. Cela vibre, tournoie, siffle et chuchote, mais ne chante pas. On a souvent comparé M. Ole-Bule à Paganini : il se peut en effet qu’il y ait entre les deux artistes un point de ressemblance, nous voulons parler de la difficulté vaincue, du prestige de l’exécution ; mais en quoi l’artiste norvégien a-t-il hérité de l’enthousiasme du maître ? Qu’est devenue, chez cet homme du Nord si impassible et si froid, cette quatrième corde qui pleurait et chantait sous les doigts crispés du violoniste de Bologne, comme on pleure et comme on chante quand on a une ame ? Paganini, je le veux bien, mais Paganini moins la Prière de Moïse. — Nous avons aussi entendu cet hiver un violoncelliste hollandais d’un talent remarquable, M. Van Gelder. Ce qui constitue, selon nous, l’originalité de ce jeune artiste, ce qui décidera de son succès, c’est une hardiesse de main, une vigueur d’attaque, une bravera, auxquelles nous avait trop peu habitués toute cette école d’exécutans élégiaques qui, sous l’influence du raphaélesque M. Batta, peut se reprocher d’avoir fait verser bien des larmes au violoncelle. M. Van Gelder semble être venu tout exprès pour essuyer les sanglots du plus éploré des instrumens à cordes. Sans renoncer complètement au chant large, phrasé, spianato, qui est comme sa spécialité, le violoncelle semble vouloir cesser de gémir, et nous ne pouvons que lui savoir gré de se laisser ainsi consoler : et voluit consolari. Quant aux pianistes, peu de révélations se sont faites dans leur monde, et nous n’avons guère à proclamer que le nom de M. Sigismond Goldschmidt. Il est vrai que celui-là vaut à lui seul toute une légion. Que dire, en effet, de l’incroyable manœuvre de ces doigts qui dédaignent de jouer la note simple et ne procèdent plus que par octaves ? C’est ainsi que M. Goldschmidt joue l’ouverture d’Oberon, et vraiment on croirait entendre un orchestre, tant le clavier, remué de la sorte en ses profondeurs, a d’énergiques vibrations, de tumultueux roulemens. J’indiquerai aussi en passant une étude spéciale dans laquelle, à force de modulations habiles, il trouve moyen d’épuiser toutes les gammes qu’il exécute en sixtes et en octaves. Je ne crois pas que le mécanisme du doigté puisse être poussé plus loin. Ceci n’est que pour le virtuose, et, s’il faut en croire les personnes qui ont entendu son concerto avec orchestre exécuté dans les salons d’Érard, il y aurait chez M. Goldschmidt l’étoffe d’un compositeur distingué. Nous regrettons de n’avoir pu assister à cette séance ; mais ce que nous savons, c’est que le spirituel auteur des Reisebilder en est sorti charmé. Heine, dira-t-on, un poète ! voilà en effet une précieuse recommandation ! Oui, certes, précieuse, et quiconque aura lu ses ingénieuses causeries musicales, ses humoristiques aperçus qu’il envoie de Paris à la Gazette d’Augsbourg, pensera sur ce point comme nous.

Puisque nous en sommes sur le chapitre des concerts, on nous permettra de dire un mot d’une société sur laquelle nous avons déjà, lors de son institution, appelé toutes les sympathies des lecteurs de cette Revue. Nous voulons parler de la société fondée par M. le prince de la Moskowa, dans le but de développer parmi nous le sentiment et le goût de la musique religieuse, société devenue aujourd’hui célèbre, et qui tient scrupuleusement les promesses de son programme. Le double service rendu à l’art musical par M. le prince de la Moskowa ne saurait se contester. D’abord il a réveillé le goût de la musique sérieuse ; ensuite il en a facilité l’exécution. Grace à l’œuvre entreprise par lui, œuvre formée, du reste, sur le modèle des associations de l’Italie et de l’Allemagne, un nouveau dilettantisme a pris naissance, lequel a pour unique objet l’étude des grands maîtres de l’art sacré, des Palestrina, des Allegri, des Marcello. Il faut voir avec quelle admirable ferveur les plus nobles voix de la société parisienne se vouent au progrès de la sainte cause ; les salles de concert sont désormais des oratoires dans la salle de Herz, convertie en chapelle, les membres du clergé eux-mêmes ne craignent pas de venir prendre place, et de préluder aux célestes extases, en écoutant ces mélodies suaves, qui leur donnent comme un avant-goût des concerts des anges. Presque toujours l’orchestre est exclu de ces solennités charmantes dont la musique chorale fait tous les frais. Nous en avons connu plus d’un qui mettait toute sa gloire à multiplier les trombonnes et les violons dans ses chefs-d’œuvre ; ici, c’est le contraire qui se passe : plus d’instrumens, mais la voix, la voix seule se développant selon les lois si simples et pourtant si difficiles de l’intonation et de la mesure. Depuis tantôt trois ans qu’ils s’occupent de ce genre d’exercices, les gens du monde y ont acquis une perfection dont on ne se fait pas d’idée, à moins d’avoir assisté aux séances, et l’exécution des psaumes de Marcello et de certains morceaux de Vittoria, de Palestrina et de Sarti, que nous avons entendus tant à la dernière matinée du prince de la Moskowa qu’au concert donné en faveur des jeunes apprentis, cette exécution défierait les plus beaux souvenirs de la chapelle du pape. Nous ignorons quels artistes on pourrait opposer à ces chœurs formés de gens du monde ; les Italiens eux-mêmes, si admirables solistes, ne soutiendraient pas la comparaison. Je n’en veux d’autre preuve que la manière si imparfaite dont ils ont chanté le Paridisi gloria à la dernière exécution du Stabat de Rossini.

On le voit, la société que dirige M. le prince de la Moskowa n’en est plus aux débuts ; elle a donné des gages incontestables de son dévouement à l’art musical, de son utilité pratique. Puisque chacun reconnaît aujourd’hui qu’il importe au développement des études classiques, à l’intérêt de la haute science, que cette société se maintienne, puisqu’il y a là tous les élémens réunis d’un conservatoire nouveau fait pour rendre à la musique chorale les mêmes services qu’une autre institution illustre a rendus à la musique instrumentale, ne serait-il point temps que l’administration supérieure lui vînt en aide et prît sa part des énormes charges qu’entraîne un semblable établissement ? Les œuvres de ce genre ne sauraient vivre bien long-temps de leurs propres ressources ; il faut tôt ou tard qu’elles en appellent au concours des gouvernemens. L’école de Choron, que la société du prince de la Moskowa continue en l’étendant, l’école de Choron recevait une subvention de 30,000 francs. Or, n’avons-nous pas toute raison de croire qu’une fondation qui a déjà tant produit d’elle-même recevrait d’un concours de ce genre une impulsion nouvelle, en même temps que sa force morale s’en accroîtrait ? Nous soumettons cette question à M. le ministre de l’instruction publique, fort certain que son goût élevé, sa parfaite intelligence d’un art qui déjà lui doit beaucoup, l’éclaireront en ce sujet bien mieux qu’il ne nous serait donné de le faire.

Nous citerions, au besoin certains morceaux du XVIe siècle qui dans la sphère musicale ont le même intérêt que les poésies des lyriques du temps. Marot donne la main à Clément Jennequin, l’auteur de la fameuse Bataille de Marignan et du Chant des Oiseaux, et tel madrigal vaut une villanelle du naïf Belleau. Il ne faudrait rien moins que la plume ingénieuse de M. Sainte-Beuve pour toucher les points de ressemblance, les affinités. Comment, en effet, ne pas reconnaître l’humeur souvent pédantesque des principaux coryphées de la pléiade littéraire dans ces compositions tout imprégnées de scolastique, où la syntaxe latine est traitée en fugue, où le musicien s’amuse à décliner le pronom hic, haec, hoc, selon les lois chromatiques d’un puéril contre-point ? Cette contorsion d’esprit qui se manifeste vers la fin du XVe siècle, et qui devait si facilement aboutir en France au précieux, a produit dans toutes les branches de l’art des résultats curieux qu’il serait bon de constater. Ces démons qui grimacent du haut des cathédrales, ces vipères et ces lézards qui rampent sur la porcelaine à travers les fruits du repas royal, tout cela tient de très près au canon tortueux dont une règle de la syntaxe latine va fournir le sujet. Il n’est certainement pas sans intérêt d’étudier cette disposition identique de l’esprit se manifestant sous toutes ses formes, et de constater le point de ressemblance qui se trouve entre le poète travaillant à mettre l’histoire romaine en madrigaux et le musicien qui ne demanderait pas mieux que de fuguer les élémens d’Euclide. Nous le répétons, on doit une vive reconnaissance à M. le prince de la Moskowa, qui, non content d’avoir découvert une infinité de compositions curieuses, est encore parvenu à les faire exécuter de telle sorte que tout un public se trouve initié par lui à ces charmans mystères de l’art musical au XVIe siècle. La poésie ne sera désormais plus la seule à montrer son tableau historique et critique.

Mme la duchesse de Rauzan, Mme la marquise de Gabriac et les autres dames patronesses du concert organisé pour venir en aide aux jeunes apprentis avaient suivi l’exemple donné par M. le prince de la Moskowa, en composant de chœurs et de morceaux d’ensemble la majeure partie de leur programme. Deux chœurs russes ont eu les honneurs de cette matinée, l’une des plus brillantes de la saison. Le premier de ces remarquables morceaux fut écrit par Sarti, au temps qu’il dirigeait la chapelle impériale de Paul Ier ; le second, exécuté sans accompagnement, est une prière de Bartinansky, l’Allegri moscovite, le maître auquel on doit toute la musique sacrée qui se chante aujourd’hui dans les églises russes. Autant qu’on en peut juger sur une composition détachée, sa musique se recommande par une exquise pureté d’harmonie, comme aussi par le sentiment religieux qui l’a inspirée. En revanche, un certain caractère original qu’on serait bien aise d’y trouver fait défaut ; là comme partout, dans les productions de l’art moscovite, le cachet de nationalité manque. C’est toujours plus ou moins le style italien et français, le sentiment des maîtres du XVIIe siècle, dont Bartinansky était venu étudier les ouvrages à Venise sous la direction de Galuppi. Nous renonçons à décrire la précision vraiment admirable avec laquelle des gens du monde ont rendu cette prière : intonation, mesure, expression, nuances, il y avait tout. Il faut dire aussi que ces nobles voix étaient conduites par un musicien fort habile, plus en état peut-être que personne de les initier aux mystères d’une exécution de ce genre, nous voulons parler de M. Rubini, naguère encore maître de chapelle de l’empereur Nicolas, et qui, à ce titre, doit s’entendre sur les moyens d’inculquer aux masses chorales le sentiment de la précision. On sait en effet ce qu’est cette chapelle impériale, composée de quatre-vingts chanteurs recrutés militairement dans toute la Russie ; plusieurs ont parlé des prodigieux effets que l’autorité despotique du maître obtient à la longue de ces automates chantans, doués presque toujours de voix extraordinaires. C’est, dans l’ordre des voix, la perfection inouie de l’orchestre du Conservatoire. Il leur suffit de recevoir le ton à l’aide d’un diapason pour s’exercer ensuite des heures entières sans accompagnement, changer vingt fois de morceaux, et se trouver, à la fin de la séance, n’avoir pas varié d’un quart de ton. Essayez pareille expérience, je ne dis pas sur les choristes de nos théâtres, mais sur l’élite de nos virtuoses, et vous verrez le beau miracle qui en résultera. Il est vrai que le tsar y met sa gloire, et tient à sa chapelle comme un pape du temps des Médicis. Nul n’est admis qu’il ne l’ait entendu d’abord ; lui seul juge des ténors, des basses et des soprani, et, pour peu qu’on se relâche à l’endroit de l’intonation, il se charge aussitôt d’admonester et de punir. Un dimanche, au sortir de l’office, sa majesté rencontre son maître de chapelle : « Savez-vous, monsieur Rubini, lui dit-elle, que vos chœurs auraient pu aller mieux ; faites-moi rentrer tout ce monde à l’école, et qu’on se mette à chanter jusqu’à six heures. Quel dommage qu’un pareil système ne puisse convenir à nos mœurs ! comme il réussirait aux choristes du Théâtre-Italien et même de l’Opéra ! N’est-ce pas M. Viennet qui s’écriait un jour à la tribune : « Des libertés ! mais nous en avons trop ! » Parmi ces libertés superflues, le spirituel académicien comptait-il celle de chanter faux, que ces barbares du Nord se sont ainsi laissé ravir, et que nous espérons bien, nous autres, garder toujours ?


H. W.