Revue littéraire La « modernité » de Bossuet

Revue littéraire La « modernité » de Bossuet
Revue des Deux Mondes6e période, tome 41 (p. 686-697).
REVUE LITTÉRAIRE

LA « MODERNITÉ » DE BOSSUET[1]

La modernité de Bossuet, c’est le titre du célèbre discours prononcé à Rome, au palais de la Chancellerie pontificale, en 1900, par Ferdinand Brunetière ; et c’est aussi le sujet d’un récent Bossuet, tout à fait remarquable et dont Brunetière eût approuvé sans doute la principale idée. Bossuet, dit Brunetière, « c’est le guide et c’est le maître, c’est le conducteur d’âmes, c’est le directeur d’esprits, c’est le penseur dont les leçons n’ont pas cessé ni jamais ne cesseront d’être actuelles, d’être vivantes… Il nous arrive trop souvent, à nous autres Français, d’ensevelir nos morts fameux dans le linceul de leur propre gloire ; ils ne nous deviennent pas précisément indifférens, mais nous ne vivons pas avec eux dans cette intimité quotidienne, étroite et familière qu’à défaut même de la religion, l’amour de la patrie devrait suffire cependant à entretenir. » Et M. Dimier : « Un génie que quelques-uns se sont amusés à nous dépeindre comme étranger à nos préoccupations, comme enseveli dans les temps révolus. Aucun n’est plus actuel, parce qu’aucun n’est plus sage, et la résurrection de la France le saluera comme un de ses maîtres. L’admiration qu’on lui vouait dans le passé aura pour suite illustre les bienfaits que nous tirerons de lui dans l’avenir. » D’ailleurs, je ne dis certes pas que M. Dimier doive à Brunetière le sujet de son livre ; et la comparaison des formules trouvées par l’un et par l’autre n’aboutit pas à diminuer l’originalité d’un livre qui est assurément original et de la meilleure manière, par la spontanéité intelligente de la doctrine et la force intime de la conviction. Mais enfin, Brunetière et M. Dimier sont d’accord. Cependant, M. Dimier traite Brunetière comme l’ennemi de sa pensée. Ce qui le fâche, c’est que Brunetière ait appelé Bossuet « poète lyrique. » Et l’on se souvient, en effet, que l’auteur de l’Évolution des genres croyait apercevoir dans l’éloquence de la chaire les commencemens du lyrisme contemporain. Cette théorie n’est pas indiscutable ; et de même, au surplus, que Darwin présentait l’évolution comme une hypothèse d’histoire, naturelle, Brunetière ne donnait-il pas son évolution des genres pour une hypothèse d’histoire littéraire, hypothèse qui l’a tenté d’abord et à laquelle il semble avoir été près de renoncer plus tard ? En tout cas, « poète lyrique » n’est pas le seul nom qu’il donne à Bossuet ; et l’on fausse incroyablement sa thèse en prétendant qu’il nous offre un Bossuet joueur de flûte. M. Dimier tolère mal qu’il ait reproché à Bossuet, qui se querelle avec les protestans, quelque « impatience, » et de l’ « irritation, » de la « passion, » trop de sensibilité à la critique : « nous aimerions mieux, dit Brunetière, que Bossuet n’eût pas senti la piqûre. » Vous aimez mieux qu’il l’ait sentie ? Ou bien vous estimez qu’il ne l’a point sentie ? Eh ! dites-le ! Mais, si Brunetière n’épargne pas à Bossuet toute objection, c’est précisément qu’il ne l’a point enseveli dans le passé, qu’il le considère comme vivant, comme le maître des idées que nous avons à débattre et comme le garant de nos disciplines. S’il n’avait vu en lui qu’une attrayante figure d’autrefois, il eût noté tout simplement les traits de la physionomie ; et il n’eût pas regretté comme un défaut l’impatience de Bossuet, ni d’autre part son extrême douceur qui l’empêche d’égaler saint Augustin : plutôt, il se fût réjoui de découvrir, en ce docteur, ces marques pittoresques d’une âme très vite alarmée. Mais il ne s’agit pas de ces petites et jolies choses. Les controverses de Bossuet sont importantes : car nous y sommes engagés, nous et les principes de nos croyances, nous et les principes de notre activité. La controverse de Bossuet, relative au quiétisme, par exemple, cette querelle qu’il eut avec Fénelon, « porte plus loin qu’un spectacle, elle a pour nous des conséquences pratiques : dans les péripéties qui la signalent, ce sont des raisons qui opèrent, ce sont des doctrines qui sont en jeu, et ces doctrines sont de celles qui dictent des actes. » Qui dit cela ? M. Dimier. et Brunetière, contre « Voltaire et sa séquelle » fort amusés de voir les deux prélats en bisbille touchant le silence intérieur, le pur amour et l’acte continu : « Mais quoi ! si, par hasard, l’acte continu mettait en question la liberté de faire ou de ne pas faire ? si le pur amour supprimait les motifs d’agir ou de ne pas agir ? et si le silence intérieur anéantissait le pouvoir d’exécuter ou de n’exécuter pas ?… C’est de toute la morale qu’il y va, et de toute l’existence. » M. Dimier blâme enfin Brunetière d’avoir, pour ainsi parler, manié Bossuet comme « la chose et la propriété du critique. » Mais, oui, certainement, si le critique n’est point ici un amateur de belles phrases et de splendide poésie, un historien curieux ; s’il est un homme qui demande à sa lecture une leçon de vérités ; s’il démêle avec lui la règle de sa conduite et la teneur même de sa certitude ! Or, lisez-le : « Quand je me suis mis à l’école de Bossuet… » et non pas du tout : quand j’ai fait ma rhétorique sous Bossuet… « rempli que j’étais des idées de mon temps et des leçons de mes maîtres, j’ai résisté, et j’ai résisté longtemps. Puis, dans cette fréquentation, j’ai trouvé et, chaque fois que j’y reviens, je retrouve tant de bon sens, tant de génie, tant d’autorité, tant de probité intérieure que j’ai fini par me laisser faire ; et je crois que quiconque de vous renouvellerait la même expérience, aboutirait au même résultat. » La modernité de Bossuet, la voilà, si Bossuet peut être aujourd’hui, et s’il doit être aujourd’hui convertisseur et directeur de conscience ; au moins, si la leçon de Bossuet continue d’être efficace et, l’œuvre de Bossuet, notre école.

Laissons la polémique de M. Dimier contre Brunetière : elle n’est pas juste. Et suivons le conseil de M. Dimier qui, sur le point d’examiner la querelle du quiétisme, nous conjure de n’être pas attentifs « aux personnes, » mais bien au fond du débat. Les uns, remarque-t-il, prennent parti pour Bossuet, les autres pour Fénelon, parce qu’ils sont amis de Bossuet ou de Fénelon ; mauvaise méthode : occupons-nous du quiétisme.

Occupons-nous de Bossuet. M. Dimier caractérise le génie de Bossuet, son activité, son enseignement. Il étudie, en Bossuet, l’orateur, l’historien, l’humaniste, le philosophe, l’homme de cour, le théologien, le directeur de conscience et l’évêque, le défenseur de l’orthodoxie et le politique. Tous ces chapitres sont extrêmement pleins ; et pleins de Bossuet : l’auteur ne cherche pas à paraître et plutôt cherche à n’être pas là. Vous le découvrez, mais seulement à cette façon qu’il a de se sacrifier, façon qui certes n’est pas commune chez les critiques. Il préfère Bossuet ; et c’est Bossuet qu’il nous livre. Même, il préfère à Bossuet les idées de Bossuet. Contrairement à l’usage qui, depuis Sainte-Beuve, s’est répandu, et s’est développé jusqu’à un excès dont Sainte-Beuve n’a peut-être pas toute la responsabilité, il a réduit à peu de chose la vie de Bossuet, le portrait de ce grand homme et les anecdotes de sa destinée. Une fois seulement, il se risque à cette enquête : et c’est à propos d’une légende ridicule, le prétendu mariage que Bossuet, dans sa jeunesse, aurait contracté avec la très singulière Mlle de Mauléon. Cette anecdote-ci n’était pas négligeable, si les malveillans pouvaient l’utiliser contre Bossuet, partir de là pour dénigrer Bossuet, pour le déconsidérer, pour déconsidérer du même coup les idées auxquelles cet écrivain dévoua son zèle et son génie. L’anecdote ne vaut rien : M. Dimier montre la nullité des argumens qui l’accréditeraient. Après cela, et la calomnie supprimée, voici l’enseignement de Bossuet.

Or, un certain nombre de penseurs qui, au siècle dernier, eurent de l’influence, nous ont arrangé un Bossuet tel que, si c’était là Bossuet, nous n’aurions pas affaire à lui. Éloquent ; mais Démosthène aussi fut éloquent : et nous, n’avons guère à lui emprunter, pour nos croyances ni pour notre conduite à présent. Ce Bossuet, qu’on nous invitait à regarder comme un type très singulier d’ancien régime, on l’avait éloigné de nous et reconduit à son époque. Ses idées ? Les idées de son temps : un temps si étonnamment différent du nôtre, qu’il appartenait à l’histoire et, si l’on veut, à l’archéologie ou, peu s’en faut, à la paléontologie. Ce Bossuet, c’était un échantillon très distingué d’une faune abolie, la merveille d’un terrain désormais recouvert par d’autres couches. Un théologien ! Vous n’avez pas envie de causer, peut-être, avec un théologien ?… Qu’est-ce que la théologie ? demande M. Dimier. « Le point où les notions les plus hautes auxquelles l’esprit puisse s’élever commandent la pratique de la vie : d’une part, la théologie touche à cette partie de l’antique réflexion des sages que nous appelons métaphysique ; en même temps, la règle des mœurs en sort. » Mais, répliquent les embaumeurs de Bossuet, les mœurs ont évolué, la pratique a changé depuis deux siècles que sa voix est morte et son ardeur éteinte.

Pour démontrer que ce changement de nos mœurs nous sépare de Bossuet, nous le rend à jamais étranger, l’on insiste sur son « absolutisme, » et l’on oppose à une telle manie d’affirmer, d’infliger son opinion, la nouvelle et précieuse liberté de la pensée. Prenez garde, répond M. Dimier : Bossuet recourt à l’autorité de l’Eglise et recourt à l’autorité du bon sens, mais toujours sans dommage aucun pour la raison. « Partout, nous voyons qu’il examine, discute, apporte des preuves ; il n’y a pas chez lui de sortes de conclusions qu’il n’ait soin d’expliquer à l’intelligence… » Alors, est-il absolutiste ? Il l’est, comme ceci : « Bossuet enseigne que tout n’est pas opinion dans les affirmations auxquelles les hommes s’attachent. Il y a, selon lui, des vérités, il y a des certitudes fondées, établies de façon à n’être mises en doute que par la mauvaise foi ou par l’ignorance. Ni à l’une ni à l’autre de ces deux causes d’erreur, Bossuet n’admet que le vrai soit sacrifié. Supposé qu’il s’agisse du vrai en des matières de grande conséquence pratique, il s’ensuivra que les pouvoirs publics auront le devoir de le défendre. » C’est, dira-t-on, la raison même ; ou bien l’on dira que c’est la théorie même du despotisme. Voyons un peu la théorie du libéralisme parfait. M. Dimier la trouve chez un de nos plus vains orateurs qui, un jour, célébrait comme la plus belle conquête des temps modernes le droit de se tromper de bonne foi. L’auditoire, là-dessus, applaudit ; et la bonne foi dans l’erreur semble une espèce de sainteté digne d’éloges. Pourtant, l’erreur, commise de bonne foi, n’est pas moins une erreur ; et les idées ont des conséquences de fait : et les idées fausses, les pires conséquences. Un calculateur qui aurait l’intime conviction que deux et deux font cinq, ou trois, serait de bonne foi, s’il enseignait aux petits enfans, le long des chemins, que deux et deux font cinq ou trois ; de mauvaise foi, s’il enseignait, l’imposteur, que deux et deux font quatre : son imposture vaudrait mieux, néanmoins, que sa probité folle. Un citoyen qui serait persuadé qu’en temps de guerre il faut Livrer sa patrie à l’ennemi serait de bonne foi, s’il la livrait : il vaut mieux qu’il ne la livre pas. C’est une absurdité, de recommander à l’estime et l’amitié des multitudes l’erreur sincère. Seulement, vous aurez donc à choisir, entre les opinions, celles qui sont des vérités ? Cela ne vous effraye-t-il pas ? M. Dimier concède que l’on peut épiloguer sur le choix des vérités qu’il faut, à une époque déterminée, garantir contre toute contestation : « quant au principe, il est certain. »

Le principe que pose M. Dimier n’est pas douteux, en effet. Chaque époque a maintenu ses idées, et non pas ses idées de hasard, mais bien ses idées indispensables, que les circonstances l’obligeaient à préserver et sans lesquelles tout se détraquait. J’ajoute qu’on exagère aussi le changement qui, d’une époque à l’autre, modifie les conditions de l’existence. Il y a du changement : le changement n’est pas tel qu’il aboutisse à une nouveauté complète. On exagère la mobilité humaine ; et l’on oublie d’observer ce que l’humanité a de permanent. Les évolutionnistes ont popularisé une étrange notion de perpétuel devenir, qui fait que nous n’osons plus nous établir en aucun moment de la durée. Nous anticipons les lendemains et les surlendemains. Nous ne demeurons plus et nous sommes campés, un peu comme des bohémiens en voyage et qui n’ont pas le loisir d’une installation. Bossuet nous enseigne ce qu’il y a, dans notre destinée, de permanent. Regardez-y : ce qu’il y a de permanent, c’est, dans notre destinée, le principal.

Cependant, vous admettez, dira-t-on, la différence des époques. Votre M. Dimier lui-même, qui interroge Bossuet sur les problèmes de notre temps, — sur les problèmes de tous les temps, et du nôtre ! — dit : « à une époque donnée, et dans certaines circonstances. » Eh ! bien, parmi les écrivains et les penseurs de l’ancienne France, il n’en est pas un qui, plus que Bossuet, nous apparaisse comme un homme du passé, qu’on peut « admirer dans son cadre, » mais non pas tirer de son cadre et imaginer vivant au milieu de nous : un magnifique portrait de famille française, un ancêtre glorieusement suranné, que vous auriez tort de ressusciter en esprit ; car il n’a rien à vous dire et vous n’avez rien à lui dire !… L’un des argumens qui servent à prouver que Bossuet n’est pas du tout moderne, c’est la prétendue placidité de Bossuet. Sainte-Beuve le définit « l’âme la moins combattue qui fût jamais. » Et l’on oppose à tant de tranquille assurance le trouble infini de nos esprits et de nos cœurs. L’âme la moins combattue qui fût jamais ? M. Dimier répond : « C’est ne pas songer que l’âme qui triomphe garde pour elle le secret de ses combats… » Alors, aucune âme triomphante n’a, dira-t-on, si bien gardé le secret de ses combats : et nous avons pris, de nos jours, une telle habitude et un tel goût de l’indiscrétion, touchant les âmes et leurs moindres alarmes, que le silence nous a l’air de ne rien cacher. M. Dimier cite néanmoins quelques passages de Bossuet d’où il appert que ce docteur n’a point méconnu les délices du monde, — « ces délices, ces doux changemens, cette variété qui égaie les sens, ces égaremens agréables où ils semblent se promener en liberté ; » — ce n’est point assez dire ? eh ! qu’attendez-vous que dise davantage un évêque parlant à ses ouailles ? il ne méconnaît pas et ne dissimule qu’autant que les convenances l’y engagent l’attrait du péché : « ces douceurs et ces complaisances, et tout ce qu’il ne faut pas penser en ce lieu et répéter dans cette chaire. » Ces mots-là tremblent assez bien, frissonnent assez bien, ne sont pas d’un être dur et insensible. Ces mots encore sont de Bossuet : « la malheureuse alliance du plaisir et de l’habitude ; » et ces mots : « nous n’avons en notre pouvoir ni le commencement de l’inclination, ni la fin de l’habitude. » Et puis, relisez ou lisez tout le Traité de la concupiscence : et l’âme la moins combattue qui fût jamais vous semblera très finement informée de tout l’émoi possible.

La vérité, c’est qu’il domptait son émoi, fût-ce le plus difficile à dompter, celui de l’intelligence. Il avait le génie de mettre en ordre ses idées : on perdait son temps à croire qu’on le surprendrait en état d’incertitude. Le très savant et subtil Pierre-Daniel Huet, qui menait une terrible campagne contre les cartésiens, lui adressait, un jour de l’année 1689, son dernier livre, la Censure, en latin, de la philosophie cartésienne. Or, il soupçonnait Bossuet, — dit-il dans ses mémoires ou Commentaire, en latin, des choses ayant trait à lui, — de « favoriser » cette philosophie, et même de se mêler à des réunions de cartésiens. C’est ce qu’il ne manqua pas d’insinuer, dans la dédicace du livre où il attaque « une doctrine qui a eu le bonheur de vous plaire. » Cette doctrine, dans la préface de la Censure, il la dénonce comme contraire à la religion. « Je veux croire, pour ma satisfaction, répond Bossuet, que vous n’avez pas songe à lier ces choses ensemble. Mais la foi, dans un chrétien, et encore dans un évêque qui la prêche depuis tant d’années sans être repris, est un dépôt si précieux et si délicat qu’on ne doit pas aisément se laisser attaquer par cul endroit-là en quelque manière que ce soit… » Conséquemment, il va dire ce qu’il pense de la philosophie cartésienne. Il y a, dans cette philosophie, des élémens qui contredisent à la religion : Bossuet les improuve. Et il y a, dans cette philosophie, des argumens très utiles contre les athées et les libertins, argumens qui d’ailleurs sont déjà dans Platon, dans saint Augustin, dans saint Anselme, quelques-uns même dans saint Thomas : sont-ils devenus mauvais, depuis que Descartes les a formulés ? « Au contraire, je les soutiens de tout mon cœur, et je ne crois pas qu’on les puisse combattre sans quelque péril… » Est-ce là le tout du cartésianisme : du mauvais que l’on écarte et du bon que l’on adopte ? Non : « Pour les autres opinions de cet auteur, qui sont tout à fait indifférentes… » Indifférentes à la religion… « comme celles de la physique particulière et les autres de cette nature, je m’en amuse, je m’en divertis dans la conversation ; mais, à ne vous rien dissimuler, je croirais un peu au-dessous du caractère d’évêque de prendre parti sérieusement sur de telles choses. Voilà, monseigneur, en peu de mots, ce que je crois sur Descartes. » Et voilà comment les malices de Pierre-Daniel Huet n’ont point embarrassé Bossuet, lequel n’avait pas attendu ce défi pour ranger ses opinions touchant Descartes et les cartésiens.

M. Dimier cite le commencement de cette lettre, non la fin. C’est la fin qu’il avait à commenter, ces dernières lignes où les adversaires de Bossuet, — ou, si l’on veut, les partisans d’un Bossuet tout à fait suranné, — trouveront la preuve de son mépris pour la science. De quel ton parle-t-il de la physique ! Et, par physique, il entend les sciences lui traitent de la matière inanimée ou animée, la physique proprement dite, la physiologie et le reste. Petites choses ! un divertissement, le thème d’une conversation badine ! petites choses qui ne valent pas l’intérêt sérieux d’un évêque !… Notre époque ayant la prétention, l’orgueil et la glorieuse manie d’être, avant tout, scientifique, et d’avoir inventé les sciences et de les avoir, ou peu s’en faut, menées à la perfection, Bossuet qui dédaigne la science n’a rien à démêler avec notre époque. Il est de l’âge théologique ; et nous sommes parvenus à l’âge scientifique ; n’essayez pas d’amener au terrain quaternaire un défunt du terrain tertiaire. Est-ce que Bossuet méprise la science ? Il dit surtout qu’elle n’est pas son affaire, à lui évêque, à lui gardien fidèle et promoteur des idées morales et religieuses. Il ne la condamne aucunement, à la condition qu’elle soit séparée de ce qui n’est point à elle. En d’autres termes, Bossuet distingue la science et la religion. S’il préfère la religion, s’il la considère comme plus importante, on a tort de s’en étonner ; peut-être aussi n’a-t-on pas raison de le blâmer. Cette distinction nette qu’il établit, sans ménagement de nulle espèce, entre la science et le reste, j’avoue qu’elle n’est pas du tout de notre époque. L’un des caractères de notre époque, c’est le mélange de la science et du reste. Un petit nombre de nos contemporains seulement veillent à éviter cette confusion, veillent à ne pas saluer comme la révélation de tout l’univers une ingénieuse découverte de nos savans. Ceux-ci ont beau se défendre d’aller à des conclusions métaphysiques : on les entraîne, et, s’ils ne marchent pas, on les devance. Le darwinisme est devenu, malgré Darwin, un système de philosophie générale : et, si les observations de Darwin gardent leur valeur, il n’y a guère de système philosophique plus aventuré que le darwinisme. Il ne paraît pas, maintenant, beaucoup plus solide que le bernardinisme : il continue pourtant de nuire et dans la morale, et dans la politique, et dans la sociologie et dans tous les domaines où on l’a introduit, où il n’avait que faire, où Darwin ne l’envoyait pas. De nos jours, lorsque Pierre Curie eut découvert le radium et les principes de la radio-activité, il supplia les badauds et les philosophes de ne point abuser des hypothèses qu’il formulait, de n’en point mésuser, de ne pas les lancer au hasard et partout. Depuis lors, on a vu la radiologie se constituer à l’état de science particulière ; elle a rendu de granas services : elle n’a pas modifié les problèmes de la philosophie. Et, si l’on y regarde, aucune découverte scientifique, parmi les plus célèbres et parmi celles qui marquent le plus de génie, de la part des savans, n’a modifié, au cours du siècle où la science a le plus magnifiquement travaillé, les problèmes de notre destinée, ou même l’économie de notre bonne activité ici-bas. Le problème religieux, pour revenir à Bossuet, n’a subi, des progrès de la physique, nulle atteinte. Ce que la science a modifié, ce n’est pas les problèmes de la religion : c’est l’attitude où se tiennent les gens à l’égard de ces problèmes, s’ils ont imaginé que la science a démenti la religion. Mais elle ne l’a point démentie. Alors, si le problème religieux, malgré les apparences, demeure intact, si pareillement les problèmes de l’ordre philosophique et moral se posent en réalité pour nos contemporains tout de même que pour les contemporains de Bossuet, Bossuet n’a pas tort de traiter la science comme étrangère à lui, évêque, et d’y trouver son passe-temps ; et nous avons besoin de lui plus que jamais pour qu’il nous enseigne à ne pas embrouiller ce qui est distinct. Le brouillamini de la science et du reste, l’un de nos pires travers, Bossuet le condamne : et, de cette manière, il n’est pas un homme de notre temps. Mais il a raison de le condamner : et de cette manière, sa leçon clairvoyante serait profitable à notre temps.

Vous l’appelez l’âme la moins combattue qui fût jamais. Appelez-le aussi l’âme la mieux ordonnée qui fût jamais. M. Dimier, du reste, a raison de noter que l’ordre ne se fait pas tout seul et que la paix suit les combats. Il nous est précieux de savoir que notre maître a combattu. C’est que nous sommes bien romantiques. C’est, en outre, et plus dignement, que les conclusions magistrales nous imposent davantage, si nous apprenons qu’elles n’ont pas négligé les objections, quelles les ont prises-à partie et dûment réduites avant de régner, Les adversaires de Bossuet n’en doutent pas, et, pour l’écarter de notre sympathie, le stratagème consiste à lui faire un personnage et peu sensible et peu intelligent.

Peu sensible ? Et, par exemple, on cite l’âpreté de sa polémique si longue, si acharnée, avec le très doux Fénelon. Mais oui ! Seulement, avez-vous lu Fénelon et la correspondance de ce rêveur étrange et de Mlle Guyon ? C’est une étonnante folie. Cette folie était périlleuse ; elle était, pour l’intégrité de la foi et même pour la bonne santé de la religion, la menace la plus inquiétante. Le génie séduisant de Fénelon donnait à cette absurdité beaucoup de crédit. Tourner la ferveur à la démence était le résultat redoutable. Bossuet se fâche ; et il use de polémique. « Pourquoi la lui refuserait-on ? demande M. Dimier. Les Pères eux-mêmes l’ont exercée ; et ne voit-on pas ceux, qui l’en reprennent s’extasier tous les jours sur la polémique d’un Pascal ou même d’un Beaumarchais ? Il serait singulier que la défense du dogme et des mœurs fût privée d’une arme qu’on accorde sans difficulté à l’intrigue et aux partis, et que ce qui chez les uns passe pour saillie heureuse, pour trait de tempérament gaulois, ne fût chez cet évêque de forte souche française, dressé-aux plus solides écoles de la dialectique et de l’éloquence, qu’un abus ! » Bossuet peu sensible ? Mais, le jour qu’il apprit la mort de Turenne, » M. de Gondom pensa s’évanouir, » écrit Mme de Sévigné. Et, le soir qu’il fut appelé au chevet de Madame qui se mourait, M. de Condom s’évanouit deux fois : les malins ont vite insinué qu’il était amoureux de Madame. Les contemporains parlent de sa bonté, de sa tendresse. Et il y a l’histoire de ce Tréville, un mondain converti au jansénisme et qui avait une ligueur de néophyte. Bossuet disait : « Il n’a pas de jointures. » Et Tréville de riposter : « Il manque d’os ! » Ceux qui l’ont connu lui ont quelquefois reproché son peu de rudesse.

Inintelligent ? On l’a dit. C’est un lieu commun du badinage critique, depuis un quart de siècle. M. Anatole France met un de ses prélats comiques « bien au-dessus d’un Bossuet. » Il est convenu que Bossuet n’a fait que prêter un beau langage et, de nos jours, peu émouvant aux banalités de la philosophie ordinaire et de la religion courante. M. Dimier concède, et sans chagrin, que Bossuet « ne tire son mérite d’aucune découverte philosophique » et n’est pas « de la famille des philosophes inventeurs. » D’ailleurs, il ne dédaigne pas les philosophes inventeurs et nous supplie de ne pas croire qu’en matière philosophique « l’invention s’égare inévitablement. » Par exemple, dit-il, Descartes invente la preuve de l’âme et de son immatérialité : c’est une acquisition tout aussi valable et tout aussi réelle qu’une nouvelle préparation chimique. Mais l’invention n’est pas le tout de la philosophie ; aujourd’hui principalement. Il en est de la philosophie comme du langage. Et l’on vante à bon droit les écrivains de certaines époques anciennes, qui ont enrichi le vocabulaire. Ils n’avaient à leur disposition qu’un vocabulaire pauvre, insuffisant ; et soit qu’ils recourussent aux idiomes étrangers pour leur emprunter les élémens de ce qui leur manquait, soit qu’ils eussent le don de combiner les syllabes que leurs voisins adopteraient, ils ont avec bonheur augmenté les ressources de la littérature. Il ne s’ensuit pas du tout que le talent d’écrire consiste à enrichir le vocabulaire, à forger des mots. Bien au contraire ! Un moment arrive où les langues seraient bientôt riches à l’excès et où le talent d’écrire consiste à employer moins de mots qu’il ne s’en présente. Quant aux idées, il a fallu, jadis, qu’on sût les trouver et qu’on les multipliât. Certes, on les a multipliées. Nous ne manquons pas d’idées. Nos inventeurs nous en ont donné plus qu’il n’était indispensable, et prudent même, d’en avoir. Elles ne sont pas toutes de la meilleure qualité ; nous en avons d’excellentes, nous en avons d’absurdes. Il y a très longtemps qu’on a dit que nulle idée n’est assez ridicule pour n’avoir pas un instant aguiché quelque philosophe. Cela remonte à quelques siècles : après quoi, de nouvelles idées sont entrées dans la circulation. Bref, si nous sommes sages, nous ne réclamons plus de nouvelles idées. Que réclamons-nous ? L’art de les classer ; l’art de choisir, parmi elles, les meilleures ; et l’art de supprimer les autres. Est-ce la négation de la pensée ? Pas du tout ! C’est la condition de la pensée. L’habile jardinier n’est pas l’ennemi du règne végétal, s’il ôte l’herbe mauvaise et favorise le légume ou la fleur. Et Bossuet n’est pas l’ennemi de la pensée, s’il a le génie, non de semer à tout hasard des graines inconnues, mais de rendre l’esprit pareil à un bon terreau où prospèrent les vérités utiles et agréables.

Le semeur de toutes idées, je l’accorde, est plus romanesque. Et nous étions si romanesques, tout récemment ! Aucune idéologie ne nous semblait trop aventureuse. Les systèmes les plus bizarres nous ont enchantés, les plus différens de toute réalité ; mais, la réalité, nous en faisions très peu de cas. Elle nous gênait, pour les fantaisies de notre dialectique : aussi avions-nous de subtils raisonnemens qui l’anéantissaient et, ainsi, préservaient la liberté de nos chimères. Il est à remarquer pourtant que cette mode passait, avant la guerre, et que la jeune génération française qui préludait ne goûtait plus ces charmantes folies. Cette jeune génération, — maintenant elle est au feu ; maintenant, elle a subi son épreuve et de telle façon qu’elle a montré sa valeur et sa volonté, — la profusion des idées et leur confusion ne l’amusaient pas, la désobligeaient. Le désordre mental, qui ravissait la plupart de ses devanciers, l’irritait : et elle eut, assez tôt, — si hâtivement que de vieux idéologues renommés l’accusèrent d’impertinence, — elle eut de vives paroles à l’égard de ces anarchistes. L’anarchie intellectuelle lui déplut, la dégoûta. Elle le dit et eut l’occasion de prouver que l’ordre et la discipline française n’étaient pas, pour elle, de vains mots. Cette jeunesse a désormais de l’autorité. Cette jeunesse ne méprise pas, en Bossuet, le génie de la vérité.

Le génie de la vérité, — si, ajoute M. Dimier, « si ce qu’enseigne l’Église catholique est la vérité. » Posez au moins la question de savoir si ce qu’enseigne l’Église catholique est ou non la vérité, quand vous lisez Bossuet, quand vous jugez Bossuet ! M. Dimier pose la question, la résout par l’affirmative ; et, l’eût-il résolue par la négative, ce serait encore le vif intérêt, la signification très importante de son livre, d’avoir traité la question que pose l’œuvre qu’il étudie. Il réagit fort à propos contre un certain abus de la méthode historique. On nous a dit, et sans mentir, que nous devions, pour juger le passé, tenir compte des temps et de leur particularité. Nous expliquons tout le passé comme un ensemble de phénomènes très singuliers dont nous cherchons les causes. Nous réussissons à composer une image des temps révolus, sans doute ressemblante ; et l’on nous conseille de n’y plus toucher, car elle est fragile. Nous avons le sentiment du passé ; nous l’avons, et avec une justesse quasi récente. Nos ancêtres n’avaient pas le sentiment du passé : ils vous le peignaient de la couleur contemporaine. Ils n’avaient pas non plus le sentiment de l’étrangeté dans l’espace ; et les Ottomans de Bajazet ne sont pas des Ottomans plus que les Romains ou les Grecs de Britannicus ou d’Iphigénie ne sont véritablement Romains ou Grecs. Plus exactement, nos ancêtres avaient coutume de noter, dans les pays lointains ou les époques anciennes, ce qui rapprochait d’eux les types divers de l’humanité. Nous sommes devenus attentifs aux différences, lesquelles ne sont pas négligeables. Mais, si nous ne voyons que les différences, le résultat, c’est que nous supprimons, entre nous et les autres époques de l’humanité, toute communication. Le chef-d’œuvre de la nouvelle méthode historique sera, par exemple, un Bossuet si parfaitement Louis XIV et pittoresque à merveille, si distant que nous n’oserons pas l’aborder, le consulter et le sommer de nous répondre : il a cependant à nous dire ce qu’il a tenu pour la vérité. Prenons garde, l’histoire, avec sa plus délicate méthode, est chargée de ressusciter le passé. Prenons garde qu’elle ne le tue. Elle le tue, elle l’achève, si elle supprime toute familiarité aisée et vive entre nous et les maîtres de notre pensée qui, autrefois, ont préparé les jours que nous vivons. Elle nous prive de nos pères : et nous avons besoin d’eux.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Bossuet, — « ouvrage honoré d’une lettre de Mgr l’évêque d’Arras, » — par M. Louis Dimier (Nouvelle Librairie nationale).