Revue littéraire A propos du ''Désastre''

Revue littéraire A propos du Désastre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 924-935).
REVUE LITTÉRAIRE

A PROPOS DU DESASTRE[1]

Voici un livre qui n’a pas craint de se montrer dans un moment où les livres, prêts à paraître, s’entassent au fond des magasins et s’y morfondent, avec l’obscure conscience qu’ils nous trouveraient mal disposés à goûter leurs mérites. Celui-là a triomphé de l’indifférence ou des préventions du public. Il est dans toutes les mains. On le lit, non par vaine curiosité, comme il arrive, pour amuser une heure de loisir, ou par coquetterie d’être au courant, mais parce qu’il faut l’avoir lu. Dès les premières pages une angoisse nous saisit, qui nous prend à la gorge et ne nous lâche plus, mais de son étreinte puissante nous force d’aller jusqu’au bout ; comme, à l’annonce d’une mauvaise nouvelle, nous voulons entendre le récit dans tous ses détails, un âpre désir nous pousse à mesurer l’étendue de notre infortune et nous fait avides de tout savoir. Le livre fermé, nous nous apercevons que cette lecture nous a fait du bien, qu’elle nous laisse non pas attristés, mais frémissans, que nos yeux sont secs et que le sang coule plus rapide dans nos veines. Notre âme a été remuée dans sa partie la meilleure, notre esprit s’est élevé, notre cœur s’est empli de sentimens généreux : le frisson qui s’est emparé de nous est celui d’une fièvre salutaire. Or, ce livre qui réconforte n’est qu’un long récit de misères. Ce livre, d’où nous sortons plus confians dans la vitalité de notre pays, ne nous reporte qu’aux heures de la pire détresse. Et c’est comme un glas que sonnent les syllabes de son titre. Il s’appelle le Désastre.

Je n’ai à présenter au public de cette Revue ni le roman, dont il a eu la primeur, ni les auteurs eux-mêmes. Ce roman, à vrai dire, est aussi peu que possible un roman. On y a réduit au minimum l’affabulation romanesque. On a eu raison, puisqu’il nous semble que ce minimum est encore trop. Le commandant Du Breuil, étant attaché à l’état-major de l’armée de Metz, est admirablement placé pour suivre les opérations. Ce que nous demandons, c’est à les suivre avec lui. Si d’ailleurs cet officier retrouve dans ses souvenirs un doux visage de femme, c’est affaire à lui ; nous, à travers ces scènes de deuil, nous n’apercevons que le visage baigné de larmes de la France. Si une jeune fille se fiance à Du Breuil, ayant senti la pitié que lui inspire le vaincu éveiller l’amour dans son cœur, nous trouvons que cette petite fait bien ; et une fois de plus nous bénissons la femme dans son rôle de consolatrice. Mais, en vérité, quand nos yeux sont fixés sur le spectacle de l’insouciance ou de l’impéritie des chefs de notre armée, nous ne songeons guère à les détourner vers l’image gracieuse de la petite Anine Bersheim. Et il y a une certaine bague d’opale dont il eût fallu se hâter de jeter au détour du premier chemin le symbolisme facile. Je sais bien que les âmes les plus viriles ont de ces puérilités de superstition. Mais quand l’effet sûr de causes multiples et lointaines amène la France au bord de l’abîme, quelle mesquinerie de reporter notre regard vers le chatoiement ironique de cette pierre méchante ! Au surplus, ce ne sont, comme on voit, que de minces réserves, et nous avons au contraire à louer MM. Paul et Victor Margueritte pour l’austérité de leur récit. Ils ont écarté toute fausse rhétorique, évité le danger de la déclamation qui les guettait à tous les coins de leur sujet. Ils ont justement pensé que ce n’était point ici un sujet pareil aux autres et où il y eût lieu de faire preuve de virtuosité. Ils se sont interdit les morceaux de bravoure. Les quelques « épisodes », une charge de cavalerie, la mort de Lacoste tué par des Français, l’acte héroïque de Du Breuil ramenant des fuyards à l’attaque, d’autres encore, sont rapidement enlevés, indiqués plutôt que traités. Dans cette série d’engagemens, de combats, de batailles, il n’y a pas une description de bataille. Les auteurs se sont astreints à ne nous donner que des visions fragmentaires. Ils ont procédé par accumulation de petits faits, de petits détails et de petites phrases. Ils se sont conformés avec conscience à l’esthétique réaliste. Ils ont poussé la conscience jusqu’à l’excès. De là une certaine impression de confusion, tout à la fois d’enchevêtrement et d’éparpillement. C’est le résultat d’une erreur qui pèse sur notre littérature depuis le jour où Stendhal s’est avisé de nous conter ce que Fabrice a vu de la bataille de Waterloo. Ce jour-là, — ce n’est pas le seul, — Stendhal s’est moqué de nous. Le récit épique de Victor Hugo prévaudra ; celui de Stendhal ne restera que comme un joli exemple de mystification. Car Fabrice est précisément dans la situation de ceux qui, partis pour assister à un beau spectacle, n’ont pas trouvé à se faire placer : il n’a rien vu. Il se peut qu’engagé dans l’action, un soldat se rende à peine compte de ce qui se passe autour de lui. Mais de même, confinés dans un coin de la durée, comprenons-nous rien aux drames qui se jouent dans notre propre vie ? Il appartient à l’écrivain de dégager le sens enfermé dans l’obscure réalité, et de nous présenter des tableaux d’ensemble. Waterloo n’est pas Austerlitz, Borny n’est pas Rezonville. Il faut qu’on nous fasse saisir la différence. Je n’ai que faire du témoignage d’un spectateur qui n’a pas assisté à l’engagement décisif. L’écrivain étant libre de se placer où il veut, au moment qu’il veut, c’est à lui de choisir le point de vue d’où il peut embrasser la partie la plus intéressante du champ de bataille et assister à la manœuvre caractéristique de la journée. Je regrette que MM. Paul et Victor Margueritte, puisqu’ils en avaient l’occasion, n’aient pas tenu à nous donner des combats livrés sous Metz l’image nette et destinée à se graver dans le souvenir.

Pour ce qui est des deux frères, unis maintenant dans une intime collaboration, l’aîné s’est fait connaître depuis tantôt quinze ans par des romans et des nouvelles d’un réalisme discret, d’une sensibilité délicate ; le cadet était hier encore lieutenant de dragons et crayonnait des vers entre deux corvées. Mais ce qui importe aujourd’hui, c’est qu’ils sont les fils du général mort dans cette charge de chasseurs dont l’héroïsme arrachait au souverain ennemi un cri d’admiration. C’est une hérédité qui met au cœur des sentimens dont les purs artistes agenceurs de mots et les simples commerçans de lettres sont trop souvent dépourvus. Les souvenirs de la guerre de 1870 hantaient l’imagination des fils du général Margueritte. En les fixant dans une œuvre d’art, c’est une dette qu’ils acquittent. Ils ont fait le livre qu’ils devaient faire. — D’où vient que de ce récit d’une défaite ils aient dégagé, au lieu d’une impression déprimante, une impression virile, et forte, et patriotique ? Telle est la question qui domine toute cette étude et dont nous ne sommes pas embarrassés pour dire que c’est une question de morale. Car on prétend volontiers que la critique, lorsqu’elle se refuse à séparer complètement l’art et la morale, s’expose à laisser entamer l’intégrité de l’art et énerver la vérité. Il n’en est rien. Et nous avons ici la preuve qu’un écrivain peut tout dire, à condition d’être honnête homme et de respecter en lui-même et chez ses lecteurs les sentimens dans lesquels communient les honnêtes gens.

Les auteurs du Désastre ont tout dit : les erreurs, les fautes, la légèreté, l’imprévoyance, les hésitations, les retards, le temps perdu, le manque d’ensemble dans les opérations, les ordres qui se contrarient, l’affolement, les rivalités, la mésintelligence des chefs. Ils ont dit les tristesses et ils ont dit les hontes : la ville rendue quand elle pouvait encore tenir, une armée de 170 000 hommes livrée quand elle pouvait s’ouvrir un passage, l’abandon d’un matériel qu’on retournera contre nous, les drapeaux et les aigles inventoriés afin que les témoignages de notre déshonneur fussent au complet, le train qui emporte les officiers arrêté pendant que défile le troupeau de leurs hommes en route vers la captivité, stationnant devant l’allée triomphale que font au quartier prussien les oriflammes aux trois couleurs. Ils nous ont fait gravir tout le calvaire. Mais, en écrivant ces pages, ils n’ont pas oublié qu’elles font partie du livre de notre histoire ; et on sent bien que la plume leur tremblait entre les doigts. Ils n’ont pas éprouvé cette joie détestable, ce plaisir inhumain qui consiste à jouir de sa propre humiliation. Ils savent qu’on ne gagne rien à ramasser de la boue pour la jeter à ceux dont la destinée a été liée à notre destinée. Ils ont fait comparaître devant eux les auteurs responsables de tant de maux : ils se sont souvenus que le juge a un devoir d’impartialité. C’est l’empereur Napoléon III. Quand les troupes défilent sans un vivat devant ce vieillard, miné par la maladie, courbé par la fatalité, nous sommes plus près de le plaindre que de le haïr. C’est Bazaine. De celui-ci tout a dépendu. Sa figure est au centre même du récit. Combien il a fallu de tact pour la dessiner ! Car de crier que nous sommes vendus, c’est affaire aux braillards, c’est le premier cri de l’instinct populaire. Mais, pour qui réfléchit, il y a des crimes si énormes qu’ils mettent la raison en déroute. Comment cette pensée de livrer son pays a-t-elle pu germer dans le cerveau d’un maréchal de France ? Il y a de ces faits que l’évidence même ne suffit pas à établir. C’est pourquoi on a insisté sur cette bravoure personnelle dont le maréchal n’a cessé de donner des preuves, se promenant sur le champ de bataille, au milieu des obus et des balles, comme dans un jardin. « À moins d’être le dernier des incapables et de s’en rendre compte… à moins d’être pis encore, le plus ténébreux des… Le long passé de gloire, le sang-froid légendaire, la réputation d’habileté du maréchal interdisaient tout soupçon. Les apparences certes le condamnaient… Mais pouvait-on se fier aux apparences ? » On nous laisse entrevoir d’obscures combinaisons politiques. On éveille l’idée d’une de ces incapacités dont l’événement seul révèle les insondables profondeurs. Combien d’hommes de qui la médiocrité a été le véritable crime ! Une sorte d’inconscience semble présider aux actes incompréhensibles du maréchal. L’impression dernière reste énigmatique et louche. L’indignation y est tempérée par la stupeur.

L’armée que commandait Bazaine était une admirable armée. Elle comprenait de vieux régimens qui avaient fait leurs preuves en Crimée, en Italie, au Mexique. Elle a été malheureuse. Je m’excuse auprès de MM. Paul et Victor Margueritte si je les félicite de n’avoir pas cru qu’il convînt d’injurier cette armée malheureuse. Mais quoi ! Ce n’est pas dans des relations allemandes, c’est bien dans un livre français qu’on nous a montré nos soldats comme un ramassis de brutes pillardes et couardes, travaillés par l’indiscipline et les passions les plus basses, atteints surtout de lâcheté, jetant leurs sacs, jetant leurs armes, détalant à travers champs de toute la vitesse de leurs jambes, de tout l’affolement de leur peur galopante, et pareils à des lièvres. Mais, au contraire, c’est de ne pas agir, c’est de s’abriter dans ses campemens, c’est de ne pas aller au danger et à la mort que se plaint cette armée de Metz. Elle attend un signal. Elle l’appelle de toute l’énergie de son courage exaspéré, dans une impatience croissante. Elle veut qu’on l’envoie se faire tuer. Sitôt l’ordre donné, ce sont des visages qui s’éclairent, c’est l’enthousiasme, l’entrain, la gaieté. « Un chef qui les menât ! Voilà ce que tous réclamaient, du commandant de corps au plus humble fantassin. Du Breuil à présent connaissait ces innombrables visages empreints tantôt de morne lassitude, tantôt de rage sourde, ces yeux qui ne comprenaient pas, ces bouches qui crachaient l’invective, ces bras qui retombaient de stupeur. Pas un geste qui n’exprimât le douloureux étonnement de tant de forces sacrifiées, perdues. Une vie ardente renaissait maintenant sur les faces, un éclair brillait dans les yeux, à la pensée de se battre enfin, non plus sur une position gardée, mais tambours lançant la charge, en avant, avec la vieille furie française. » Puis, en pleine marche en avant, il faut s’arrêter. En pleine victoire, il faut se replier. Pourquoi ? Pourquoi évacuer les positions d’où on vient de déloger l’ennemi ? Pourquoi abandonner le terrain qu’on a jonché de ses morts ? Donc elle rentre, frémissante, cette armée que paralysent des ordres inexplicables, elle subit ces alternatives lassantes d’espoir et de déception, honteuse d’elle-même, et de cette impuissance à laquelle on la condamne. Puis, c’est le départ, le morne défilé dans la boue, dans le froid, dans la misère. Beaucoup sont tombés là-bas, héros obscurs qui ne demandaient pas qu’on retînt leurs noms, mais qui étaient en droit d’espérer que leur héroïsme ne serait pas inutile. Ces souffrances des nôtres, plus mal elles ont été récompensées, plus elles doivent nous être chères. Et d’ailleurs l’héroïsme est-il jamais inutile ? Dans l’histoire des peuples comme dans celle des individus, il n’est pas un acte, si humble soit-il, qui n’ait de lointains prolongemens. Les jours d’épreuve font partie intégrante de la vie d’une nation : ce sont les lendemains qui décident de tout. Aucune perte n’est irréparable, si ce n’est celle de la confiance et de l’estime de soi. Aux souffrances vaillamment supportées par ceux qu’un chef indigne immobilisa sous les murs de Metz, à la dignité qu’ils ont su conserver dans le malheur, nous devons que la foi nous soit restée dans les vertus de notre armée.

Nous touchons ici à l’idée maîtresse de l’œuvre de MM. Paul et Victor Margueritte, à celle qui lui donne sa signification et sa portée : je veux dire la conception qu’ils se font du méfier militaire, l’interprétation qu’ils nous présentent du devoir du soldat et de son rôle dans la société d’aujourd’hui. Cette idée est celle même qu’ils ont voulu incarner dans le personnage de Du Breuil. En introduisant celui-ci dans leur récit, ils n’ont pas songé seulement à se servir de lui comme du personnage de convention dont on a besoin pour faire défiler les événements devant lui. Ils ont songé en outre à en faire un être vivant. Ce n’est pas un être d’exception. Il n’a pas de mérites particulièrement brillans. Il est brave, comme tant d’autres. Il remplit son devoir, comme des milliers d’autres l’ont rempli. Cela même fait l’intérêt de cette création et lui prête la valeur d’un type. Depuis le début de la guerre, Du Breuil est alarmé dans sa clairvoyance. Il a eu le spectacle de trop d’incurie, la preuve de trop de maladresse. Ces ordres qu’il est chargé de transmettre, il s’est surpris maintes fois à les désapprouver. Il a vu se poser à lui de terribles points d’interrogation. Il a entendu gronder en lui les mots décourageans : « Où allons-nous ? » Dans la suite le soupçon s’est changé en certitude, la certitude en évidence. Alors s’est noué un drame qui torture sa conscience. Dans quelle mesure est-on tenu à l’obéissance ? Ne peut-il pas se présenter des circonstances qui délient le soldat de son serment ? « Une voix secrète lui souffla : obéis et tais-toi. L’armée n’a de raison d’être que disciplinée. Seule, la discipline, sourde, muette, aveugle, fait sa grandeur et sa force... Et de nouveau le cri du bon sens dominait : l’obéissance passive, aujourd’hui, serait un crime. Lorsque le général en chef perd la tête, manque à ses - devoirs et livre ses troupes, les subalternes ne doivent prendre conseil que de leur courage et de leur attachement au pays. » Heures d’angoisse où la volonté de faire son devoir ne suffit pas, mais où il faut chercher dequel côté est le devoir ! — Pour nous faire mieux comprendre l’intensité de cette lutte intime et la cruauté de ce déchirement, on a opposé à la figure de Du Breuil celle de d’Avol. Celui-ci, superbe dans sa bravoure farouche, n’admet pas qu’au nombre des obligations qui lui sont imposées il faille compter l’obligation de se rendre. Au péril de sa vie, il se fraiera un passage à travers les lignes prussiennes. Il n’a pas tenu à lui que ’armée ne se révoltât, ne déposât son chef. Au de la de certaines limites il tient la soumission pour lâcheté. De là, de cette différence dans l’application d’un même principe, l’antagonisme qui grandit entre les deux hommes, hier des amis, qui les met aux prises, face à face, et déchaîne entre eux les termes de mépris, les paroles de haine. Et le mot qu’ils se renvoient l’un à l’autre, c’est ce même mot : l’honneur. Du Breuil conclut : « Ce que vous prenez pour le cri de l’honneur n’est que le cri de l’orgueil. Or un soldat comme vous, comme moi, simple chiffre du nombre ne doit pas avoir d’orgueil. » Certes, un sacrifice tel que celui auquel se résigne Du Breuil est douloureux : il suppose beaucoup de valeur morale. Mais c’est la valeur morale qui constitue une armée. Sans elle, il n’y a qu’une cohue, qui peut d’ailleurs être innombrable. Ce qui réunit ces hommes assemblés, ce qui organise leur force, c’est un ensemble de sentimens, que tout notre soin doit contribuer à maintenir et à renforcer, car c’est contre eux qu’est dirigée la poussée venue de tous les points de la société moderne ; — et sans eux aucune société ne peut subsister.

Le premier, et dont tous les autres dépendent, c’est l’abnégation. « Il y a dans notre métier des heures amères, dit un des personnages du Désastre ; l’impuissance du soldat a beau être passive, elle n’est pas résignée. Quelle force de renoncement ne faut-il pas pour étouffer la voix de sa conscience !... » Et Du Breuil, porte-parole des deux auteurs, médite ainsi : « Une fois de plus, dans le désarroi de son âme, il fit appel à la discipline qui lui murait les yeux, les oreilles, la bouche, qui le pétrifiait vivant. Qu’était-il pour trancher, pour décider ? Rien. Instrument passif, il devait son labeur, son intelligence, sa vie : obéir était son lot. Ce renoncement du soldat, si semblable à celui du prêtre, pouvait lui paraître douloureux : il n’en possédait pas moins de beauté, de noblesse. La servitude militaire comporte une austère grandeur... » Cette abnégation, ce renoncement à soi-même, qui ne voit que c’est l’effort dont nous sommes devenus le moins capables ? Qui donc aujourd’hui accepte de rester à son plan et de faire à une place marquée une besogne déterminée, sans regarder par-dessus toutes les barrières, sans intervenir dans toutes les affaires, sans les appeler à la barre de son caprice infaillible et souverain ? Nous nous érigeons en juges dans toutes les questions, et nous ne doutons pas de notre compétence. Mais avons-nous besoin de compétence ? Il n’est pas nécessaire que notre opinion repose sur quelque fondement et ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Nous ne nous soucions pas qu’elle soit bonne. Il suffit qu’elle soit nôtre. Nous la donnons comme telle, sans vergogne, et nous prétendons l’imposer. Tel est le degré où nous sommes parvenus dans l’infatuation.

Les causes de ce grossissement de la personnalité sont multiples et on les a maintes fois énumérées. Ce sont d’abord toutes celles qui, opérant depuis le milieu du siècle dernier, ont peu à peu ou brusquement supprimé tout ce qui limitait l’individu et qui s’opposait à son expansion ou à son débordement. Mais ensuite une autre cause s’est révélée dans ces derniers temps, dont l’action n’est ni la moins profonde, ni surtout la moins inquiétante : c’est l’abus de ce qu’on appelle l’intellectualisme. Je n’ai garde de donner à ce mot pris en lui-même un sens défavorable, ni de confondre la chose avec les tristes parodies qu’on nous en donne. Il ne faut pas juger de la valeur d’un titre d’après ceux qui s’en parent indûment et il serait trop facile de montrer, parmi ceux qui se vantent d’être les « intellectuels », combien il y a d’imbéciles. Molière a justement remarqué qu’un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant. Et cette sottise qui se hérisse de science pouvait bien en son temps être surtout un ridicule ; en notre temps elle est devenue un danger. Je ne prendrai pas davantage l’intellectualisme au sens étroit où il est une perversion de l’esprit se détachant des choses pour s’en donner le spectacle, assister à la vie ainsi qu’à une comédie, s’amuser du heurt des contradictions et jouer à ce jeu, plus distingué, mais à peine plus sérieux que le jeu de qu’illes ou le billard : le jeu des idées. On sait combien ces jeux du dilettantisme et de l’ironie sont devenus familiers à une élite, menaçant de débiliter les caractères et de stériliser les intelligences. Cela est au point que plusieurs, parmi ceux qui s’y étaient complu et signalés, comprenant enfin que de tels divertissemens ne sont pas inoffensifs, s’essaient à un rôle nouveau, et qu’on en voit parmi les sceptiques d’hier qui sont devenus les prêcheurs d’aujourd’hui. L’intellectualisme sous sa forme supérieure est celui du savant confiné dans l’emploi de ses méthodes, de l’artiste envisageant toutes choses du point de vue de son art, du littérateur préoccupé d’abord de la traduction esthétique, et enfin de tous les spécialistes chez qui les procédés de leur travail sont devenus la forme même de leur esprit. C’est le développement exclusif de l’intelligence, rompant l’équilibre des facultés et détruisant l’harmonie de l’ensemble. Qu’une telle disposition d’esprit soit compatible avec la modestie, on le dit, mais on ne le croit pas : de grands savans, des hommes de génie ont été modestes ; mais apparemment leur modestie ne venait pas de la conscience qu’ils avaient de leur supériorité ; elle leur venait d’ailleurs. C’est l’habitude que celui qui sait méprise celui qui ne sait pas, et celui qui sait une chose dédaigne celui qui en sait une autre. On s’isole dans un égoïsme hautain et insociable. On se rend compte que l’intelligence est bornée, finalement impuissante, et pourtant on ne peut se fier qu’à elle seule. De là un malaise, un dégoût de l’action. Tous ceux qui ont tâté le pouls à cette société ont reconnu qu’elle souffre de l’excès de l’intellectualisme. Au lieu d’ailleurs d’être effrayée de son mal, elle en tire vanité. Elle ne veut pas s’en guérir. Et le fait est qu’on ne lui propose pas de remède.

De l’abnégation procède l’obéissance. Une hiérarchie. A tous les degrés montans de cette hiérarchie, l’autorité. A tous les degrés descendans, l’acceptation de l’autorité. Il est clair qu’en dehors de cette organisation, il n’y a pas d’armée possible, et que l’idée même en serait vide de sens. « Ne me parlez pas des insoumis, des révoltés. Eussent-ils cent fois raison, penserais-je moi-même comme eux, aurais-je mon frère dans le tas, je les ferais fusiller au premier acte d’insubordination. Où irions-nous, si l’anarchie dissolvait l’armée ? La discipline ! rappelez-vous ce mot terrible et magnifique inscrit à la première page du service intérieur : la discipline est la force principale des armées. » Cette discipline suppose non seulement la foi dans celui qui commande, mais la foi dans le commandement. Elle implique que l’on considère que l’autorité est efficace par elle-même, que la règle est bonne en tant qu’elle est la règle. J’oserai dire qu’aucune idée ne nous paraît aujourd’hui plus difficilement acceptable. On nous a depuis si longtemps et si hautement vanté les bienfaits de la liberté, on a créé en sa faveur une telle prévention, que nous avons eu beau lui devoir nos pires souffrances, elle a eu beau prêter son nom à des crimes, nous n’avons pas cessé d’en adorer le mirage. Elle est l’idole qu’on encense sur les ruines qu’elle a faites. Nous en voulons à l’autorité d’être son contraire. Et nous ne songeons pas que les deux idées ont besoin l’une de l’autre pour se compléter ou pour se faire contre-poids. L’acceptation d’une règle suppose la reconnaissance d’un principe. Mais sur quel principe se fait aujourd’hui l’accord ? Où n’est pas l’anarchie, puisque chacun de nous la retrouve au fond de soi ? Dans l’ancienne société l’individu se sentait de bonne heure encadré : il avait devant les yeux la séparation et l’a superposition des classes ; il était habitué à s’incliner devant un dogme, à s’arrêter au seuil d’un domaine où la discussion n’était pas reçue. L’homme d’aujourd’hui qui entre dans le cadre de l’armée y trouve une organisation qu’il sent indispensable, mais à laquelle rien ne l’a préparé et dont n’a trouvé l’analogue ni dans la forme de la société, ni dans les habitudes de l’esprit contemporain.

Grâce à cette organisation réglée en vue du danger et sur laquelle plane l’idée de la mort, l’armée a son unité, forme un tout, qui se perpétue, qui reste le même, alors que partout ailleurs il n’y a que changement, bouleversement, et discorde. Parmi nos institutions, il n’en est pas une qui soit restée inattaquée. Nous nous battons sur tous les terrains, en pleine paix, et en dépit de toutes les conventions de neutralité. En politique, c’est la rivalité des partis occupés à se ruiner les uns les autres, et une telle instabilité dans les conseils des gouvernemens, qu’on a peine à croire que ces gouvernemens qui se succèdent gouvernent un même pays. En religion, c’est l’hostilité des divers cultes occupés à se détruire et incapables de s’unir pour résister à la menace commune de l’irréligion. L’enseignement est le champ clos où les partisans d’un idéal différent se disputent l’âme des jeunes Français. Lutte entre les classes, lutte entre le monde des affaires et celui de la pensée, lutte entre le travail et le capital. L’armée se tient en dehors de ces conflits : elle ignore nos divisions, elle sait seulement qu’elle a pour mission de défendre l’ordre et de veiller à l’intégrité du sol. C’est pourquoi si vous voulez trouver l’image de ce qui, indépendamment des formes changeantes de la politique, en dehors de l’antagonisme des intérêts, constitue le fond durable de l’énergie nationale, ne la cherchez pas ailleurs. Elle est ici. L’armée est cela même : le symbole vivant de la patrie.

Elle en porte l’âme en elle. Cette âme impersonnelle s’est formée lentement, façonnée par la tradition, fortifiée par l’épreuve, traversée par le souffle de tous ceux qui ont fait vaillamment leur devoir, somme d’un nombre incalculable de dévouemens. Elle s’est imprégnée dans les choses, elle est dans les cadres, dans l’historique du régiment, dans son uniforme et dans les plis de son drapeau. C’est elle qui groupe les individus, qui les soulève à l’heure du danger et qui, par l’énergie de son principe intérieur, prévaut contre les défaillances, fond les égoïsmes, entraine toutes les résistances, roule toutes les misères dans un magnifique emportement. « Prends-moi un pataud des champs, un rustre sans éducation, qui n’a jamais entendu parler d’honneur et de patrie ; il entre au régiment ; tu lui mets un fusil entre les mains et tu lui apprends à s’en servir. Vienne la guerre, il subira le froid, la faim, il couchera dans la boue, il fera des étapes de vingt lieues. Le clairon sonne : il va courir à l’ennemi, défendre l’étendard, risquer cent fois sa peau. Ce n’est plus le même homme. Il a appris le courage, l’endurance, la solidarité, l’héroïsme, toutes les plus hautes vertus : sans la guerre, il les ignorerait encore. » Cette âme, dans un pays où tout le monde est soldat, il ne faut pas que nous y apportions l’écho troublant de nos passions, mais il faut que tour à tour nous y participions et que nous apprenions à nos fils à la revêtir. Il y a encore une psychologie de l’armée. Le sentiment militaire est encore une réalité. Fait d’honneur, de loyauté, de désintéressement, n’brave les soupçons. Dans une société démocratique, où l’on n’invoque plus la foi de gentilhomme, on sait encore ce que c’est qu’une parole de soldat.

Je n’ai fait qu’analyser la conception qui se dégage du livre de MM. Paul et Victor Margueritte, en rassembler les traits épars, les réunir en faisceau, retrouver l’idée première qui a présidé au choix de leur sujet, à l’invention des épisodes, qui a déterminé la nature et le sens de leur récit. Peut-être aperçoit-on maintenant pourquoi ce récit produit une si noble impression. C’est que par-dessus les fautes des individus, et les erreurs d’un régime, par-dessus les souvenirs de déroute, les tableaux d’humiliation et de désolation, ils ont dressé cette grande image de l’Armée, impersonnelle, silencieuse, impassible, disciplinée, fidèle à ses traditions, inébranlable dans son attachement à un devoir indiscuté. Et les scènes qui se sont succédé sous nos yeux, scènes de carnage, scènes d’hôpital, scènes de trahison, scènes d’héroïsme, toutes n’avaient qu’un objet, qui était de rendre cette image plus saisissante. De là vient l’opportunité de ce livre qui se trouve paraître à son heure. Car depuis l’époque à laquelle il nous reporte, des années se sont passées, des événemens considérables sont intervenus, nous avons repris notre rang dans le monde. L’avenir s’ouvre devant nous assez plein de promesses pour que nous puissions, non sans souffrir, mais sans trembler, jeter un regard en arrière. Et nous avons assez bien réparé nos fautes pour que nous puissions les avouer sans rougir. Le calme s’est fait : c’est le moment de recueillir la leçon que comportent toutes les grandes crises nationales. Au milieu d’une paix longue et glorieuse il est bon de rappeler les luttes passées. Mais de cette paix elle-même il faut rendre grâce à l’armée qui nous en garantit le bienfait. Elle se tient au milieu de nous, cette armée, comme la dernière institution qui nous reste encore inébranlée, celle à qui sont intimement liées les destinées du pays, de qui dépendent toutes nos espérances, vers laquelle doivent converger tous les respects. Si le rôle qui lui appartient n’était pas de lui-même assez évident, il n’y aurait besoin pour le mieux comprendre qu’à regarder autour de soi. Car tous ceux qui, entretenant on ne sait quelles coupables chimères, emportés par un esprit de révolte et de folie, rêvent de jeter à bas cette société, sans savoir s’ils pourront sur ses ruines reconstruire l’édifice, tournent leurs efforts contre l’armée en qui ils sentent le suprême instrument de résistance. Il faut donc que nous tous tant que nous sommes nous nous serrions contre elle ; il faut que nous ayons confiance en elle et dans ses chefs ; il faut qu’elle ait confiance en nous. Il y a dans le Désastre un épisode plus douloureux que tous les autres et dont le souvenir surnage par-dessus tant de souvenirs atroces : c’est celui d’une mêlée où un officier français tombe sous les coups des Français. Comprenons-en le symbole et ne laissons pas partir de nos rangs des traits lancés contre notre armée. Le livre de MM. Paul et Victor Margueritte est utile, parce qu’il est un acte de foi dans l’armée. Cela même doit nous servir de règle d’appréciation, puisque aussi bien on ne nous a pas appris encore que l’Europe eût proclamé l’universel désarmement. Quiconque a resserré les liens entre l’armée et la nation, celui-là a fait œuvre de bon Français, et on doit l’en remercier. Mais quiconque a tenté de diminuer le respect que l’armée nous inspire, d’y introduire la démoralisation et de faire planer le soupçon sur la loyauté de ses chefs, celui-là a fait œuvre mauvaise, désertant son poste sous l’œil de l’ennemi vigilant et réjoui, attiré sur sa tête une lourde responsabilité, et pour sa part livré un peu du sol de France.


RENE DOUMIC.

  1. Le Désastre, par MM. Paul et Victor Margueritte, 1 vol. in-12, chez Plon.