Revue littéraire - avril 1845

Anonyme
Revue littéraire - avril 1845
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 387-388).

— L’élection du successeur de M. Étienne à l’Académie française ne tardera pas à avoir lieu ; nous n’avons pas besoin de dire, qu’entre les candidats qui se présentent nos sympathies sont acquises à l’auteur d’Eloa et de Stello nous sommes heureux de nous rencontrer ici avec le public. La nomination de M. Alfred de Vigny paraît d’ailleurs assurée ; on en peut féliciter d’avance l’Académie. Par l’éclat que son nom a jeté dans la moderne école, par l’incontestable distinction de ses livres, par le caractère réservé et sérieux de son beau talent, qui fait si heureusement contraste avec la dispersion d’aujourd’hui, M. de Vigny mérite à tous égards un titre littéraire que l’illustre compagnie ne saurait lui refuser plus long-temps sans injustice. — La mort de M. Soumet laisse un autre fauteuil vacant, et cette seconde élection aura sans doute lieu le même jour que la première. Les chances paraissent être pour m. Vitet ; c’est un choix auquel on ne saurait qu’applaudir. M. Vitet a pris part avec la plus grande distinction au mouvement littéraire d’avant juillet ; son livre, récemment réimprimé, sur la Ligue est un des meilleurs souvenirs de l’alliance conclue alors entre l’imagination et la science, Depuis, M. Vitet n’a cessé, du sein de la vie politique, de rester fidèle aux lettres, et ce n’est pas, aux lecteurs de la Revue qu’il est besoin de rappeler les titres si honorables de l’auteur de ce beau travail sur Lesueur et la Peinture au dix-septième siècle, qui restera parmi les meilleures compositions de la critique moderne.


Le Chevalier de Pomponne[1] est une comédie en trois actes, taillée dans le XVIIIe siècle, conduite gaiement, et versifiée d’une main preste. Tout y marche d’une allure décidée, et chacun y parle d’un ton qui, sans être toujours d’un goût irréprochable, est d’une rondeur qui plaît et sent nos vieux comiques. L’action est peu compliquée, et les personnages ne sont pas trop nombreux. Une débutante de la Comédie-Française, Mlle Vadé, fille de Vadé, franche coquette ; sa mère, — une mère d’actrice ; — le fermier-général Boursault, une dupe en amour ; la soubrette Louison, qui a du cœur et cache un noble dessein ; enfin, le chevalier de Pomponne, gentillâtre gascon, mauvaise tête, bon cœur, qui passe sa vie à aimer, à jouer et à se battre en duel, et qui, capable de toutes les étourderies, est pourtant incapable d’une bassesse : voilà le personnel de l’agréable comédie de M. Mary Lafon. Nous sommes dans les mœurs faciles, comme on voit, et quelque peu dans le monde débraillé de Turcaret. Il y avait plus d’un danger ; M. Mary Lafon s’en est tiré adroitement. Les détails scabreux, s’il y en a, passent sans encombre, parce qu’après tout, le chevalier est un honnête homme, et qu’un honnête homme dans une pièce est comme le juste dans une ville : il sauve tout. Le Sage ne songea pas à ce moyen de salut, car dans sa comédie il n’y a que des coquins. — Le rôle le plus périlleux du Chevalier de Pomponne était le rôle de la mère ; mais Mme Vadé est si ridicule, qu’on n’a pas le temps de s’apercevoir qu’elle est méprisable au premier chef. Mlle Vadé est amusante, quoique un peu chargée, quoique un peu trop dans le goût des vieilles comtesses des mauvaises comédies de Voltaire, ce qui n’empêche pas le Chevalier de Pomponne d’avoir de l’entrain d’un bout à l’autre. D’action et de dialogue, cela a une véritable saveur du XVIIIe siècle, et un accent comique qui est de bon augure.

— M. Charles Labitte vient de rendre aux amis des lettres le cours de poésie latine dont l’interruption momentanée paraissait si regrettable. Dans un discours d’ouverture très spirituellement écrit et qui a été vivement goûté, M. Labitte a traité de l’imitation en littérature ; il s’est attaché à en marquer tout ensemble le bon usage et les périls, ne s’arrêtant pas à de vaines généralités, mais pénétrant au cœur même des faits littéraires, et appelant à son secours l’histoire entière de l’esprit humain, particulièrement celle de la littérature latine dans ses rapports avec la nôtre. Il y a ici un problème à résoudre d’une difficulté et d’une délicatesse infinies : c’est de concilier le culte assidu et passionné des modèles avec la spontanéité de l’inspiration, c’est de donner à l’imagination tout à la fois un aiguillon et un frein ; en un mot, c’est de régler l’originalité sans l’étouffer. Ce problème, le XVIIe siècle l’a résolu. Nul n’a plus imité, nul n’a été plus original. Les plus libres génies de cette grande époque se sont formés à l’école de l’antiquité. Corneille s’inspirait de Sénèque et de Lucain, et il écrivait Horace et Cinna avant de créer Rodogune. La Fontaine se plaçait lui-même au-dessus de Phèdre, par pure bêtise, il est vrai, si l’on en croit Fontenelle. Molière enfin, le plus vigoureux, le plus inventif esprit qui fût jamais, ne se bornait pas à lire Plaute, et savait copier avec génie l’Aululaire et l’Amphitryon. Sans développer ces rapprochemens que M. Labitte a su rajeunir par les traits d’une érudition piquante, et que nous risquerions de compromettre en nous fiant à d’imparfaits souvenirs, nous féliciterons l’habile professeur d’avoir apporté dans sa chaire toutes les fines et solides qualités qui le distinguent comme critique et comme écrivain : une instruction étendue et variée, un style où des traits vifs et brillans n’effacent pas la trace heureuse d’une école sévère, en un mot, beaucoup d’érudition mise au service de beaucoup d’esprit.

— Un membre distingué de l’Académie des Inscriptions, M. Édouard Laboulaye, vient de publier, sous le titre d’Essai sur les Lois criminelles des Romains, un livre savant et judicieux qui mérite de prendre place à côté des travaux appréciés du même auteur sur l’Histoire de la propriété en Occident, et sur la Condition civile et politique des Femmes depuis les Romains. Le nouvel ouvrage de M. Laboulaye est divisé en trois livres : les deux premiers comprennent l’exposé des lois judiciaires relatives à la responsabilité des magistrats jusqu’au règne d’Auguste ; le troisième traite de la puissance du prince et de l’ordre des procédures ouvertes devant lui, depuis le commencement de l’empire jusqu’à Adrien. L’histoire du droit n’a pas seule à profiter des excellentes recherches de M. Laboulaye : l’ensemble de la politique romaine s’en trouve vivement éclairé en bien des points. C’est une méthode propre à l’auteur de porter la clarté et l’ordre dans les plus difficiles matières, et de marquer nettement les rapports des lois avec les institutions politiques : ici M. Laboulaye a trouvé une occasion heureuse d’appliquer au système criminel des Romains, si mal connu encore des savans et des jurisconsultes, ses qualités de juge sagace et éclairé, ses procédés d’écrivain sobre et ferme. Les vues souvent élevées, l’entente politique que montre l’auteur, ajoutent encore à la valeur scientifique de ce remarquable travail, qui se rangera désormais parmi les meilleurs travaux de l’école historique.

  1. Une brochure in-8, chez Tresse.