Revue littéraire - Voltaire en Prusse

Revue littéraire - Voltaire en Prusse
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 216-227).
REVUE LITTÉRAIRE

VOLTAIRE EN PRUSSE [1]

En 1758, vers l’automne, Voltaire demeurait aux Délices, bien agréablement. L’abbé Xavier Bettinelli alla le voir et le trouva dans son jardin, fort content de recevoir, disait-il, un Italien, un jésuite, un Bettinelli : « C’est trop d’honneur pour ma cabane !... » Et il faisait gentiment le modeste ; il affectait de n’être qu’un paysan, montrait son bâton, qui avait un boyau à l’un des bouts et une serpette à l’autre : « C’est avec ces outils que je sème mon blé, comme ma salade, grains à grains ; ma récolte est plus abondante que celle que je sème dans les livres pour le bien de l’humanité... » Il portait une grande houppelande qui l’emmitouflait jusqu’aux pieds et, sur la tête, un bonnet de velours noir qui descendait jusqu’aux yeux, laissant passer les bouts de la perruque, le nez et le menton pointus. Il souriait, vantait son bonheur, son beau lac Léman, les montagnes qui le garantissaient contre les vents du Nord, se comparait à Catulle qui, auprès du lac de Garde, composait de belles élégies : « Moi, je fais ici de bonnes géorgiques. » Le jardinage, la culture des oignons et des tulipes, la surveillance des maçons, la discussion des baux et fermages, autant de plaisirs, sans compter l’orgueil de manger ses légumes, ses œufs, de boire son vin, de produire le chanvre et le lin de ses chemises, la soie de ses bas. Et la grosse Mme Denis était là. Bettinelli avait vu cette rareté, un homme de génie fort satisfait.

Voltaire, à cette époque, est toute bonhomie, aménité, gracieuseté. Il possède deux biens qu’il a toujours considérés comme la condition de la félicité en ce monde et qu’il n’a point acquis sans peine : la fortune et la liberté. Il est riche. Il n’a rien négligé pour le devenir. Son précepte fut celui-ci : « être attentif à toutes les opérations que le ministère, toujours obéré et toujours inconstant, fait dans les finances de l’Etat ; il y en a toujours quelqu’une dont un particulier peut profiter sans avoir obligation à personne. » Voire, il n’a méprisé ni les petites ni les grandes spéculations, ni les plus honnêtes ni les moins glorieuses ; ses fonds, il les place dans le commerce et les banques à Leipzig, Amsterdam ou Cadix ; il prête au maréchal de Richelieu, au duc de Wurtemberg, à l’Électeur palatin. Quant à sa liberté, il l’a installée très confortablement loin de Paris. A Genève, les calvinistes ont tenté de le taquiner, touchant les reproches qu’il adressait à Calvin pour avoir fait brûler Servet à petit feu sur des fagots verts. Lesdits sectateurs d’une religion mal commode, souhaitant de prouver que leur apôtre était un excellent homme, ont prié le conseil de Genève de leur communiquer les pièces du procès de Servet. Voltaire a prié le conseil de n’en rien faire et de ne point permettre que, dans Genève, on écrivît aucunement contre Voltaire. Ainsi procéda le conseil : et ce n’était pas la liberté des calvinistes que réclamait Voltaire, mais la sienne exactement. Divers ministres s’avisèrent cependant de compiler un pamphlet : « J’ai trouvé le moyen de faire saisir les exemplaires et de les supprimer par autorité du magistrat. » Ces gens ne recommenceront pas, sans doute. Et Voltaire s’en réjouit : quelle république, assure-t-il, celle dont on a, quand on veut, les chefs à dîner chez soi ! Pour l’attrister, il y aurait, somme toute, l’Europe, « l’Allemagne inondée de sang, la France ruinée de fond en comble, nos armées, nos flottes battues, nos ministres renvoyés l’un après l’autre sans que nos affaires aillent mieux... » Il n’y pense pas beaucoup ; s’il y pense, c’est pour se féliciter d’avoir trouvé son abri pendant l’orage. Il se demande s’il n’a pas honte de son bonheur ; tout compte fait, non : ce n’est pas sa faute, s’il a manqué de maladresse. Il est énormément égoïste et d’autant plus aimable qu’il a besoin qu’on lui pardonne sa chère tranquillité.

Voilà le temps où il se mit à écrire ses mémoires, si amusans, peu célèbres et qu’on ne lit guère, je ne sais trop pourquoi. Mais une édition nouvelle de ce petit volume vient de paraître, — ou bien avait paru dans les dernières semaines qu’on Usait volontiers, avant la guerre, — par les soins de M. René Descharmes : jolie édition, le texte sans fautes et qui plaît aux yeux, puis des notes, un commentaire précieux, élégant, le modèle de l’érudition à la française. J’insiste : louons M. Descharmes qui a eu le goût de ne pas alourdir une œuvre charmante et d’offrir au lecteur, sans la lui imposer, une aide opportune. Aucun pédantisme ; et, tous les renseignemens de chronologie ou d’histoire qui nous manqueraient, on nous les donne. Ensuite, nous sommes curieux de savoir si Voltaire dit la vérité : les mémorialistes, habituellement, ne brillent pas par là, soit qu’ils cèdent à l’orgueil avantageux d’un Chateaubriand ou à l’orgueil cynique d’un Rousseau. M. Descharmes n’a rien laissé passer, de Voltaire, sans contrôle ; eh bien ! Voltaire est de bonne foi. Il ne dit pas tout, évidemment ; et, en cas de bisbille entre lui et le prochain, c’est le prochain qui a tort ; et, les gens qu’il n’aime pas, il les déteste ; et il ne cesse pas d’être malicieux, méchant, perfide, l’injustice même assez souvent ; et il ne ménage pas les grands hommes, sauf un, lui ; et, des autres grands hommes, ou de taille moyenne, il a tracé de terribles caricatures. Il aimait la vérité, mais sans fureur ; il voulait qu’elle l’éclairât et ne l’illuminât point ; il ne se privait pas d’elle et il l’arrangeait à sa guise : il en faisait quelque chose d’impitoyable et de divertissant.

Ses mémoires ; ou, plutôt, le récit de quelques années de sa vie. Un épisode : son aventure avec le roi de Prusse Frédéric II. Et quelle aventure comique ! Il nous invite à être gais, touchant la Prusse : qui ne saisira cette occasion ? plus sérieusement, à connaître les origines de la puissance et de la civilisation prussiennes : spectacle surprenant !

A Berlin, dans l’allée de la Victoire, on voit les statues magnifiques et fort laides des fondateurs de la monarchie ; et chacun d’eux vous a grand air, en marbre, un geste souverain, la dignité la plus grave. Mais lui, Voltaire, ce n’est pas cette déférence, si naturelle à un sculpteur officiel, qui l’empêchera de nous montrer des bonshommes tout autres, et autrement vivans, et authentiques. Son Frédéric-Guillaume, un gros garçon, très avare, très mauvais. On le rencontrait dans les rues, à pied, « vêtu d’un méchant habit de drap bleu, à boutons de cuivre, qui lui venait à la moitié des cuisses ; et quand il achetait un habit neuf, il faisait servir ses vieux boutons. » Armé d’une grosse canne de sergent, il passait, chaque matin, la revue de son régiment de géans : le plus petit soldat du premier rang avait sept pieds de haut ; et lui n’était qu’en largeur. S’il sortait en carrosse, deux heiduques placés aux portières en cas qu’il tombât se donnaient la main par-dessus l’impériale. Après la revue, il se promenait par la ville ; et, à son approche, les gens se sauvaient. S’il apercevait une femme à baguenauder, il vous la secouait : « Va-t’en chez toi, gueuse ; une honnête femme doit être dans son ménage ! » Puis un bon soufflet, un coup de pied dans le ventre et des coups de canne. Il traitait pareillement « les ministres du saint Évangile quand il leur prenait envie d’aller voir la parade. » C’est pour cela qu’on évitait de se trouver sur son chemin. Il était brutal à merveille. Un jour qu’il n’approuvait pas une idée de la princesse Guillelmine, sa fille, — celle-là qui devint la margrave de Baireuth et qui avait beaucoup d’esprit, — il la mena jusqu’à une fenêtre par où il pensa la jeter. La reine arriva justement lorsque la princesse allait faire le saut ; et elle la retint par ses jupes : « il en resta, dit Voltaire, à la princesse une contusion au-dessous du téton gauche qu’elle a conservée toute sa vie comme une marque des sentimens paternels et qu’elle m’a fait l’honneur de me montrer. » La cupidité de Frédéric-Guillaume tracassait méticuleusement son peuple. Il acheta, et à très bon compte, les terres de ses nobles ; ceux-ci eurent de l’argent et le dépensèrent : il établit des impôts sur la consommation et ainsi l’argent qu’il avait payé retournait dans ses coffres. Puis il organisa un système d’amendes très fertile. Par exemple, si une fille faisait un enfant, la famille devait au Roi une petite somme, « pour la façon. » Et la baronne de Kniphausen, riche veuve berlinoise, eut le tort de tomber mère trop de mois après le décès de son époux : « le Roi lui écrivit de sa main que, pour sauver son honneur, elle envoyât sur-le-champ trente mille livres à son trésor ; elle fut obligée de les emprunter et fut ruinée. » C’est ainsi qu’on fait les bonnes maisons ; et Frédéric-Guillaume, en peu d’années, devint le Roi le plus riche de l’Europe ; son peuple, évidemment, le plus pauvre, l’argent n’ayant pas le don d’ubiquité.

La manière de Voltaire, ne la voit-on pas ? En même temps qu’il plaisante, il a dessiné un portrait. — On n’y songeait pas ; et y songeait-il ? Mais on a le personnage sous les yeux, ridicule et vivant. Aucun trait qui ne se soit posé à la place précise où il marquait un caractère : peu de traits, et chacun d’eux fortement accusé, tous réunis comme dans une réalité manifeste. Et ce n’est pas là, certainement, tout Frédéric-Guillaume : il y avait, dans ce monarque, autre chose et, probablement, une grandeur que Voltaire se plut à méconnaître. On devine, sinon cette grandeur, au moins une suprématie de l’intelligence, de la volonté. Que de sûreté, dans cet art si rapide ; dans cette fausse nonchalance d’un prompt récit, quelle rigueur avisée ! Puis, les débuts de la monarchie prussienne, est-ce que Voltaire ne les a pas attrapés le mieux du monde ? Une petite monarchie de gens qui sont des caporaux parvenus et qui ont leur projet de réussite, dont ils ne démordent pas. Il leur faut des soldats, de l’argent pour se procurer des soldats, une discipline pour tenir les soldats. C’est toute ; l’intention de Frédéric-Guillaume ; une intention que Voltaire, quant à lui, n’estime pas beaucoup. Mais enfin, lorsqu’il racontera, — et avec moins de chagrin qu’il ne l’aurait dû, avec le plus vil entrain, disons-le, — notre défaite de Rosbach, « la défaite la plus inouïe et la plus complète dont l’histoire ait jamais parlé, » il saura bien l’expliquer par des motifs impérieux : « La discipline et l’exercice militaire que Frédéric-Guillaume avait établis, et que le fils avait fortifiés, furent la véritable cause de cette étrange victoire ; l’exercice prussien s’était perfectionné pendant cinquante ans… » Voltaire débrouille fort bien tout cela. Seulement, ce caporalisme l’impatiente, le choque. Il est de bonne humeur et ne va point se fâcher ; mais à se moque, avec plus de gaieté que de colère.

Il ne prend point au sérieux ces Prussiens qu’un Frédéric-Guillaume mène à la baguette. Il les présente comme de pauvres diables, des rustres et à peine dégrossis. Frédéric-Guillaume les a dressés à la manœuvre ; qui les civilisera ? Ce n’est point l’affaire de ce « vandale. » Mais ce vandale a un fils, tout différent de lui, féru de poésie, de philosophie, de musique, liseur passionné, joueur de flûte. Et, quand le roi pinçait le prince héréditaire en train de lire, il lui arrachait le livre des mains pour le jeter au feu ; on train de filer des sons mélodieux, il lui cassait sa flûte. Le vandale résolut même d’en finir avec cet incorrigible jeune homme et de lui faire couper la tête : « Il considérait qu’il avait trois autres garçons dont aucun ne faisait des vers et que c’était assez pour la grandeur de la Prusse. » Les juges ne manquaient pas à Berlin ; et ils n’étaient pas désobéissans : de sorte que le prince héréditaire fut à la veille de son dernier jour quand Charles VI, l’empereur, voulut bien lui sauver la vie. L’Empereur envoya au roi de Prusse le comte de Seckendorf, lequel plaida la cause de l’imprudent mélomane et eut beaucoup de peine à obtenir qu’il n’eût pas le cou tranché. Plus tard, le prince héréditaire, devenu roi de Prusse, glissa dans les Mémoires de Brandebourg un affreux portrait de Seckendorf : « après cela, dit Voltaire, servez les princes et empêchez qu’on ne leur coupe la tête ! » Mais Voltaire eut pitié, semble-t-il, de cet adolescent malheureux, si touchant peut-être dans son amour de la littérature et de la pensée, de la musique et de tous les arts qui ornent la vie, si résolu à défendre les intérêts de la raison, victime et presque martyr de ses idées et de ses goûts ; oh ! l’aimable prince !… Voltaire ne l’a-t-il pas aimé ? Il dit : « Je crus que je l’aimais. » Singulière petite phrase : il ne l’aime plus et la nouvelle rancune veut qu’il doute de l’avoir aimé. Il le déteste maintenant et il taquine le souvenir de son ancien attachement : plus il le taquine et mieux on devine qu’il n’est pas en querelle avec une vaine illusion d’amitié. Voltaire a aimé le roi de Prusse. Mais, bien entendu il l’a aimé à sa manière, qui n’est pas très sentimentale, ni très dévouée, ni dépourvue d’égoïsme, et surtout qui n’est point aveugle. A nul moment un Voltaire ne se trompe sur son émoi et ne se dupe lui-même sur la qualité de sa tendresse ; il sait ce qu’il éprouve et n’aide point son cœur à être plus alarmé : voilà de mauvaises conditions pour réussir en amour, et même en amitié. L’on connaît trop sa faiblesse et l’imperfection de l’autre : tant de clairvoyance est, on général, l’ennemie des passions affectueuses. Et Frédéric II était muni d’une intelligence analogue. Leurs analogies suffirent à rapprocher le monarque et le philosophe ; seulement ils se ressemblaient par des mérites et des défauts qui les devaient séparer.

Le Prussien fit les premières avances, à l’époque où il n’était que prince royal. Son père le tenant à l’écart des affaires, il occupait son loisir à correspondre avec les gens de lettres de France les plus célèbres : « Le principal fardeau tomba sur moi, » dit Voltaire, encore un peu plus flatté que mécontent. Ce furent des épîtres en vers et en prose, traités de métaphysique, de politique et d’histoire... « Il me traitait d’homme divin ; je le traitais de Salomon. Les épithètes ne nous coûtaient rien... » Et l’on échangea de menus cadeaux : le philosophe donna une très belle écritoire de Martin et reçut quelques colifichets d’ambre. C’est lui qui le raconte. Évidemment, l’écritoire lui paraît plus belle et précieuse que les colifichets d’ambre. Le philosophe ne néglige pas de compter. Il a conscience de donner plus qu’il ne reçoit. Cette impression durera tout le temps : elle lui flatte son orgueil et lui tourmente sa cupidité. Quand Voltaire était à Cirey, le prince eut l’attention de lui envoyer un ambassadeur, comme à un roi, ce baron de Keyserling que la margrave de Baireuth appelle « grand étourdi et bavard qui faisait le bel esprit et n’était qu’une bibliothèque renversée. » Le « petit ambassadeur dans la province de Raison, » selon le mot de Frédéric, était chargé de remettre à Voltaire un portrait du prince, de lui demander pour le prince la Pucelle, la Philosophie de Newton et le Siècle de Louis XIV, probablement aussi de voir un peu si le philosophe méritait la curiosité du prince. Voltaire accueillit l’ambassadeur avec mille politesses, grands et petits soins, et avec des illuminations dans le parc de Cirey : « Les lumières dessinaient les chiffres et le nom du prince royal, et cette devise, L’Espérance du genre humain. » Voltaire est enchanté ; Voltaire est vaincu doucement. Le prince royal lui écrit « mon cher ami » et lui promet monts et merveilles pour le jour qu’il sera sur le trône. Frédéric devint roi et aussitôt envoya au Roi de France, — aux deux rois de France, Louis XV et Voltaire, — un ambassadeur extraordinaire. Il avait choisi un manchot, parce que le ministre de France à Berlin, Valori, manquait, à la main gauche, de quelques doigts emportés par la mitraille au siège de Douai. Voltaire était alors à Bruxelles, avec Mme du Châtelet. Le diplomate s’arrêta donc à Bruxelles. « Camas (c’est le nom du manchot), en arrivant au cabaret, me dépêcha un jeune homme, qu’il avait fait son page, pour me dire qu’il était trop fatigué pour venir chez moi, qu’il me priait de me rendre chez lui sur l’heure... » C’est un peu cavalier, de la part d’un ambassadeur, cette façon de déranger les gens auprès desquels son souverain l’accrédite : Voltaire eût souhaité un protocole plus cérémonieux. Mais Camas ajoutait qu’il apportait « le plus grand et le plus magnifique présent » du Roi son maître. « Courez vite, dit Mme du Châtelet ; on vous envoie sûrement les diamans de la couronne ! »

Et Voltaire courut. « Je trouvai l’ambassadeur qui, pour toute valise, avait derrière sa chaise un quartaut de vin de la cave du feu Roi, que le Roi régnant m’ordonnait de boire. Je m’épuisai en protestations d’étonnement et de reconnaissance sur les marques liquides des bontés de Sa Majesté, substituées aux solides dont elle m’avait flatté ; et je partageai le quartaut avec Camas. » Première déception ! Voltaire attendait mieux, il attendait plus solide. Il n’a pas encore vu son royal admirateur ; avant de se lancer dans une aventure qui le tente et qui l’inquiète, il n’est qu’aux pourparlers et déjà il se demande si l’affaire est bonne : il craint que non. Les beaux esprits, dans les cafés parisiens, crèvent d’envie et conjecturent avec chagrin que sa fortune est faite. Il manque d’assurance et ne se fie qu’à moitié aux munificences que le Septentrion lui destine. Il hésite. Mais le Roi n’hésite pas. Le Roi lui annonce qu’il est à Strasbourg, en voyage et que, pour aller le voir, incognito, il poussera jusqu’à Bruxelles. Le Roi lui-même ! Et Voltaire, à l’idée d’avoir chez lui une Majesté, ne se sent plus de joie : « Nous préparâmes une belle maison. » Nous, c’était Voltaire et son incomparable amie la marquise du Châtelet. Malheureusement, à deux lieues de Clèves, le Roi tombe malade ; et c’est Voltaire qui se dérangera. Pour la seconde fois, les choses tournent un peu autrement qu’il ne l’espérait. L’ambassadeur fatigué, le Roi malade : ce sont les Prussiens qui recherchent Voltaire et, avec ces contre-temps, c’est lui qui a l’air de faire les avances ; il n’aime pas beaucoup ça. Le Roi était au petit château de Meuse. Et, quand arriva Voltaire, il sut que Maupertuis l’avait précédé, ce Maupertuis que possédait « la rage d’être président d’une académie : » on le logeait au grenier. Dans la cour du château, le conseiller privé ministre d’État Rambonet soufflait dans ses doigts et montrait des manchettes de toile très sales, un chapeau troué, une vieille perruque. Eh bien ! si c’est ainsi que le roi de Prusse entretient son ministre d’État et loge un savant géomètre, Voltaire n’a plus envie de lier sa destinée au règne d’un si pauvre monarque. Cependant, on le conduit à l’appartement de Sa Majesté : « Il n’y avait que les quatre murailles. J’aperçus, dans un cabinet, à la lueur d’une bougie, un petit grabat de deux pieds et demi de large, sur lequel était un petit homme affublé d’une robe de chambre de gros drap bleu : c’était le Roi, qui suait et qui tremblait sous une méchante couverture, dans un accès de fièvre violent... » Quelle misère, et peu engageante !... Mais enfin, l’accès de fièvre passa. Le Roi se leva, s’habilla et put se mettre à table. Un charmant souper ; il y avait Algarotti, Maupertuis, Keyserling, un ministre ou deux ; et l’on traita de la liberté, de l’immortalité de l’âme, des androgynes de Platon. Aussitôt, quel plaisir ! Sur les androgynes de Platon et sur les diverses théories de l’amour énoncées au Banquet, Voltaire a de subtiles plaisanteries à lancer : le Roi ne redoute pas du tout les propos lestes, les considérations cyniques et drôles. Sur l’immortalité de l’âme, il est d’accord avec Voltaire, contre les dogmes chrétiens. Et Voltaire lui présente si joliment ses hypothèses subversives ! Il n’attaque pas Dieu : saint Thomas seulement. Il se doute qu’un Roi, même éclairé, ne professe pas l’athéisme aussi effrontément qu’un philosophe de Paris. Mais Dieu ? Ne limitons pas la puissance divine. Locke fut bien sage et « le seul métaphysicien raisonnable, » quand il nous avertissait de ne pas nier que Dieu pût « accorder le don du sentiment et de la pensée à l’être appelé matière. » Donc, nous serons matérialistes, avec le consentement de Dieu ; nous révoquerons en doute l’immortalité de l’âme, par déférence pour la puissance divine. Le Roi se plaît à ces hardiesses qui, au surplus, renforcent bien adroitement les doctrines d’autorité. Sur la liberté, entendons-nous : il y a la liberté métaphysique, si lointaine qu’il ne faut pas s’en effrayer, et la liberté du citoyen dans l’État. Là-dessus, quel est l’avis du Roi, fils d’un despote et qui eut à revendiquer sa liberté malaisément, despote lui-même ? Ici commencent les contrariétés. Mais la liberté que réclame Voltaire se concilie le mieux du monde avec la tyrannie, pourvu que personnellement il soit en bons termes avec le tyran. Que dit le Roi ?... Principalement, c’est Voltaire qui parle ; et il est un de ces bavards délicieux qui déclarent charmans causeurs les gens dociles à écouter. Voltaire fut enchanté de Frédéric.

Si nous cherchons les raisons véritables de cette amitié qui réunit quelque temps le plus malin Français et un Teuton, somme toute, assez rude, n’oublions pas le génie de Frédéric, les prestiges de son intelligence. Mais surtout, n’en doutons pas, ce qui séduisit Voltaire, c’est le spectacle assez pervers et très aguichant pour lui d’un Roi incrédule, délibérément libertin d’esprit, et l’ami des lumières, et l’ennemi de la superstition : roi philosophe et qui, sur le trône, réalisera peut-être les espérances des penseurs et qui, en attendant, vous divertit par les gaillardises imprévues de sa majesté ; un échantillon d’humanité tout neuf, un peu cocasse, et attrayant. Et puis, c’est un Roi. Un homme ?... Un Roi !... L’on n’a guère de préjugés et l’on dévoue un talent merveilleux à combattre l’inégalité : tout de même, on sent le prix d’une faveur royale qui vous chatouille gentiment, « Je ne laissai pas, avoue Voltaire, de me sentir attaché à lui, car il avait de l’esprit, des grâces, et de plus il était Roi, ce qui fait toujours une grande séduction, attendu la faiblesse humaine. » Ah ! Voltaire n’est pas un révolutionnaire, quant à lui. Il avait l’intelligence imprudente et, en quelque sorte, licencieuse : elle le conduisait aux extrémités d’un libre jugement. Mais il avait, pour le retenir, un bon instinct bourgeois, dans la pratique. Un bourgeois est d’abord un homme qui refuse d’être volé, un conservateur et, autant dire, un homme qui tient à conserver ses avantages, plutôt à les augmenter. Sur la question des bénéfices, pécuniaires et glorieux. Voltaire ne badine pas. Les idées qui le gêneraient ou qui le tromperaient, il les écarte ; et il redoute l’imposture. Mais aussi, les idées qu’il accepte afin de réagir contre l’imposture, il ne veut pas être volé par elles. Les contradictions qui résulteraient de tout cela, il les arrange. Et il vit habilement.

C’est ainsi qu’ayant pesé les inconvéniens et les aubaines, il partit pour la Prusse et entra dans l’esclavage d’un Roi qui avait su le prendre. On n’ignore pas ses mécomptes. Les débuts, ravissans : le Roi le flattait comme, d’habitude, ce sont les gens de lettres qui flattent les rois ; et Voltaire ne dissimule pas qu’il fut « enivré » d’encens prussien. Puis, décidément, le Roi n’était pas généreux ; de sorte que Voltaire, pour se rattraper, manigança, de concert avec un juif déshonnête, une petite affaire de diamans qui aboutit à un procès et à un scandale : le Roi le traita de fripon. Puis, le Roi l’importunait, touchant ces fameuses « œuvres de poëshie » qu’il fallait corriger et qui étaient souvent incorrigibles. Enfui, le Roi pressait Voltaire comme une orange : « et on la jette quand on a avalé le jus. » Voltaire s’aperçut que diminuait son crédit ; et il s’en alla : qui ne connaît l’aventure tragi-comique de Francfort, et le conseiller Schmid, et le résident Freytag, et toute cette affaire « d’Ostrogoths et de Vandales ? » Voltaire eut à payer cent quarante écus par jour, pendant le temps de sa prison ; et trente ducats au bourgmestre ; et on lui confisqua ses effets et bagages. Il écrit avec chagrin : « Je perdis environ la somme que le Roi avait dépensée pour me faire venir chez lui et pour prendre mes leçons ; partant, nous fûmes quittes. » Et, quittes, c’est-à-dire que Voltaire eut l’assurance de ne rien devoir à Frédéric ; mais, sans nul espoir de rentrer dans ses beaux débours de complaisance et de génie, il estima qu’il était le créancier du roi de Prusse. Il se remboursa comme il put, et en monnaie de singe : espièglerie et rancune satisfaite. Le petit volume de ses mémoires n’est pas autre chose et est bien le chef-d’œuvre du genre.

Le roi de Prusse y passe de mauvais quarts d’heure. Une terrible moquerie, et si gaie, si vraie jusque dans l’injustice que nul portrait moins malveillant ne supprime cette caricature et, sans doute, n’est plus ressemblant. Si Frédéric fut un Grand capitaine, comme je crois qu’il faut l’admettre, le voici pourtant à la bataille de Molwitz. Marie-Thérèse avait assemblé, sous les ordres de son maréchal Neipperg, vingt mille hommes à peu près. Et la cavalerie prussienne céda devant la cavalerie autrichienne : dès le premier choc, le Roi « s’enfuit jusqu’à Oppeln, à douze grandes lieues du champ où l’on se battait ; » Maupertuis l’accompagnait, monté sur un âne. Maupertuis fut pris et dépouillé par les housards. Mais Frédéric se sauva. Il passa la nuit dans un cabaret de village, près de Ratibor. « Il était désespéré, se croyait réduit à traverser la moitié de la Pologne pour rentrer dans le Nord de ses États, lorsqu’un de ses chasseurs arriva du camp de Molwitz et lui annonça qu’il avait gagné la bataille. Cette nouvelle lui fut confirmée un quart d’heure après par un aide de camp. La nouvelle était vraie. Le maréchal de Schwerin était un élève de Charles XII ; il gagna la bataille aussitôt que le roi de Prusse se fut enfui. » Frédéric II capitaine, le voilà, selon Voltaire. Le politique ? Il a déclaré la guerre à la Reine de Bohême et de Hongrie ; et il écrit : « L’ambition, l’intérêt, le désir de faire parler de moi l’emportèrent et la guerre fut résolue. » Cette phrase n’est plus dans les ouvrages du Roi. C’est Voltaire qui la lui a fait supprimer. Il le regrette maintenant : « C’est dommage, dit-il ; un aveu si rare devait passer à la postérité et servir à faire voir sur quoi sont fondées presque toutes les guerres. Nous autres gens de lettres, poètes, historiens, déclamateurs d’académie, nous célébrons ces beaux exploits : et voilà un roi qui les fait, et qui les condamne. » Cependant, après avoir résumé en une page les principales victoire » de ce conquérant, Voltaire ne lui marchande pas son admiration : « Gustave-Adolphe n’avait pas fait de si grandes choses. Il fallut bien alors lui pardonner ses vers, ses plaisanteries, ses petites malices, et même ses péchés contre le sexe féminin. Tous les défauts de l’homme disparurent devant la gloire du héros. » Seulement, ce n’est point au héros que Voltaire avait eu affaire ; et c’est aux défauts de l’homme qu’il a consacré tout son divertissant petit ouvrage.

Ne le lui reprochons pas, s’il nous divertit ; et il me semble que jamais l’art de Voltaire n’a été plus étonnant, dru et alerte, son langage plus parfait, plus économe des mots, plus exact et rapide, sa méchanceté plus riche et heureuse. Pourtant, ce livre laisse à qui vient de le lire avec délices je ne sais quelle irritation, je ne sais quel malaise. Livre adorable, et qu’on déteste ! Quand Voltaire lance à la fin son grand éloge de Frédéric, c’est tout de suite après que les Français ont « jeté leurs armes, perdu leur canon, leurs munitions, leurs vivres et surtout la tête, » s’éparpillent et sont vaincus. Voltaire l’écrit sans nul embarras, sans nulle mélancolie : et, de sa part, que de bassesse !... Oui ; mais, dira-t-on, que d’impartialité ! Cette impartialité ne l’empêche pas de rapetisser cela même qu’il a vu chez nos vainqueurs. Tout ce dont il parle, il le rapetisse. Il est plus intelligent que personne : et il est plus léger que personne. Il comprend, certes ; mais il s’échappe, à l’instant où l’on pouvait peut-être souhaiter qu’il se posât, pour songer un peu. Joubert le compare à un singe ; et l’on se rappelle, dans la Jungle de Rudyard Kipling, les singes : ils n’ont pas de mémoire, ils n’achèvent pas le geste qu’ils ont commencé, ils sont le jouet d’une distraction perpétuelle, ce qu’ils saisissent ; ils le laissent tomber. C’est bien cela, et pour Voltaire, en quelque mesure. Une calembredaine : et il n’est plus là ; on le cherche. Il a traité ainsi, de cette façon sautillante, agile et souvent absurde, tous les grands problèmes qui sont le tracas de l’humanité, les problèmes de l’âme, les problèmes de la vie, et les problèmes de Dieu. Ses yeux très vifs, et miraculeusement perçans, et clignotans, ont aperçu ce qui échappe au regard du vulgaire ; et toujours il s’est esquivé trop vite. Son bizarre génie ne médite pas. En Prusse et dans cette relation de son séjour à Berlin, sous le règne de l’homme qui a constitué la puissance prussienne, il avait à examiner les préludes de cette puissance, à deviner au moins un peu d’avenir et à s’inquiéter, ne fût-il pas prophète. Rosbach suffisait à l’avertir. Mais Rosbach ne l’a point ému, non, pas plus que ne l’intéressent les « quelques arpens de neige » pour lesquels la France fut en guerre l’an 1756. Que lui importe ? Cependant, il a été mêlé à de graves négociations presque diplomatiques : il ne les a pas prises gravement. Pourquoi ? Ah ! lisez-le : « Toutes les commodités de la vie, en ameublemens, en équipages, en bonne chère, se trouvent dans mes deux maisons ; une société douce et de gens d’esprit remplit les momens que l’étude et le soin de ma santé me laissent... » Là-dessus, il s’arrête volontiers ; et un certain égoïsme est le malheur de la plus belle intelligence : on n’aime que soi et, le reste, on l’aperçoit, fût-ce avec génie, comme par mégarde.

Ce qui sauve néanmoins ces Mémoires d’offenser trop le lecteur, en même temps qu’ils l’amusent, c’est, à mon gré, une coïncidence : l’esprit de Voltaire et l’esprit de la France, en querelle avec les Germains, se confondent de telle sorte que la suprématie de Voltaire tourne au contentement de notre orgueil. Quoi qu’il en soit de Frédéric II et de sa juste renommée, il apparaît ici comme le héros de la prime Allemagne, un barbare hier et qui se met, non sans effort, non sans gaucherie, à l’école de la civilisation : c’est à l’école de la France. Il ne réussit pas très facilement à devenir le bon élève de Voltaire. Et Voltaire a le dos à peine tourné que le disciple recommence à n’être qu’un fils de « Vandale ou d’Ostrogoth. » Et Voltaire, qui en pâtit, le raille avec une impertinence jolie. C’est bien. Voltaire qui, dans le récit des batailles, montre fort peu de sentiment national, se redresse et vous a un excellent air de fierté, quand il s’agit de la pensée, de la conversation, de l’art et du goût : ce n’est pas à lui qu’on eût fait croire que la « kultur » était là-bas ; et, à cette prétention des barbares, il a répondu par avance et pour jamais, évasivement et avec le meilleur dédain. Son tort est d’avoir négligé les menaces de la barbarie et les moyens de préserver le plus beau royaume sous le ciel, celui de l’intelligence aimable.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, écrits par lui-même, avec notice et notes de M. René Descharmes, Conard, éditeur.