Revue littéraire - Villon

Revue littéraire - Villon
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 683-694).
REVUE LITTÉRAIRE

VILLON[1]

« Il fauldroit avoir esté de son temps à Paris, et avoir congneu les lieux, les choses et les hommes dont il parle, » dit Clément Marot de Cahors, dans la préface de l’édition qu’il a donnée de Villon. Il regrette que les deux Testamens soient tout pleins de noms bientôt inconnus et d’allusions à de petits faits qui n’ont laissé nul souvenir. Il conseille donc aux poètes de ne pas prendre leurs sujets « sur telles choses basses et particulières. » On ne lit pas les Testamens, je crois, sans être un peu du même avis que Marot. Mais le conseil de Marot est dangereux, qui engagerait les poètes à éviter la particularité. En cherchant la généralité, les poètes ne traitent plus que lieux communs. Il est remarquable que plusieurs des grandes œuvres auxquelles la postérité demeure le plus fidèle, — et, par exemple, la Divine Comédie, — soient, dans tout leur détail, attachées à de menus événemens, oubliés quelques-uns. Or, le poète ainsi témoigne de sa vie réelle ; et il n’est de réalité que particulière : mais il n’est rien aussi de plus général que la vie.

Cependant « l’industrie des legs » que fait Villon (comme dit Marot) nous échappe très souvent ; et, pour en attraper la signification, l’ironie ou la gentillesse, il faudrait avoir été de son temps à Paris. Marot renonçait à un tel privilège, Marot qui, un demi-siècle après la mort de Villon, sentait déjà « l’antiquité de son parler » et la notait dans un langage dont nous sentons à notre tour l’antiquité : que de vieillesse accumulée sur la jeunesse d’ « ung povre petit escollier ! »

Il y a, pour retourner à lui un peu, l’érudition. Et, parce que certains érudits entassent tout uniment de la poussière sur de la poussière, nous sommes tentés de redouter leur besogne ; mais, bien faite, leur délicate besogne est le rajeunissement perpétuel de l’humanité. Recourons à ce beau stratagème. Grâce aux deux volumes que M. Pierre Champion, — précédemment l’auteur d’un Charles d’Orléans très remarquable[2] — vient de consacrer à François Villon, nous aurons connu les lieux, les choses et les hommes dont parle ce poète ; nous aurons été de son temps à Paris, mieux et plus facilement que Marot.

M. Pierre Champion a utilisé les travaux patiens et admirables d’Auguste Longnon, de Marcel Schwob et de Gaston Paris. Il les a contrôlés, et il les a, sur quelques points, corrigés. Surtout, il les a complétés par ses recherches personnelles, qui ont été considérables, minutieuses et constamment récompensées de précieuses trouvailles. Sur Villon lui-même et son existence, il n’apporte pas de nouveaux documens. Ce qu’il a étudié, avec un soin parfait et avec une ingéniosité subtile, c’est le temps de Villon ; et c’est l’entourage de Villon, ses amis, ses légataires, le monde où a vécu cet écolier, ce poète, ce sacripant, son milieu, les conditions de son activité, ses paysages de rues ou de grands chemins, de sorte que Villon nous devient tout à fait intelligible ; nous entrons dans le secret de sa conscience et nous concevons familièrement ses bizarreries : les incidens que nous savions s’éclairent d’une lumière qui leur donne du naturel et de l’évidence.

J’aimais, s’il faut l’avouer, maints huitains que je n’entendais pas beaucoup : « Item, à Jehan Raguyer je donne… Item, à Robin Troussecaille… Item, et à Michault Culdou. — Et à sire Charlot Taranne… » Mon plaisir était le bruit des syllabes, le rythme des mots si drôlement agencés, certes obscurs et qui soudain se dévoilaient, montrant un bout de pensée cocasse ou polissonne, laquelle aussi tournait parfois au plus doux sentiment. Et je m’attendrissais sur Guillaume Cotin, sur Thibault de Vitry, deux pauvres clercs, parlant latin, paisibles enfans sans querelle, humbles et bien chantans au lutrin. Villon leur donne, « en attendant de mieux avoir, » le revenu d’une maison qui n’est pas à lui. Or, Guillaume Cotin et Thibault de Vitry étaient, en 1456, de vieux, riches et gros chanoines de Notre-Dame. Villon se moque d’eux, quand il les habille en Éliacins. Et il emploie contre eux son procédé de plaisanterie le plus habituel, qui est l’antiphrase. Il fait opulens les miséreux, gras les maigres, sages les fols, piteux les cruels. Il donne aux Quinze-Vingts des lunettes. Il organise toute une mascarade de raillerie et s’en amuse. Les chanoines de Notre-Dame, il les déteste ; il a, pour les détester, ses propres rancunes et, principalement, les rancunes de tout un chapitre. Les chanoines de Saint-Benoît sont les ennemis des chanoines de Notre-Dame ; il y a entre eux un long passé d’émulation, des froissemens de protocole, des insolences, des révoltes. Et c’est au cloître Saint-Benoît, dans la communauté même et dans une maison à l’enseigne de la Porte rouge, que Villon fut élevé, chez maître Guillaume de Villon, son « plus que père ; » c’est là qu’il eut le seul asile dont il usât lors de ses bons jours. En 1449, quand il avait dix-huit ans, il a vu les chanoines de Notre-Dame venir, pour affirmer leur suzeraineté, chanter au lutrin de Saint-Benoît le Bétourné, le jour de la fête du saint. Maître Guillaume Colin et maître Thibault de Vitry avaient de vieilles voix cassées. Les chanoines humiliés de Saint-Benoît n’en firent-ils pas des gorges chaudes ? Et François Villon n’a oublié ni la méchanceté ni la bisbille, quand il vante ces pauvres clercs, éloignés de toute querelle et si bien chantans au lutrin.

De tels renseignemens sont délicieux, à mon gré. Ils nous permettent de placer Villon dans son groupe, de le lier à ses entours et de ne plus l’apercevoir, comme un phénomène saugrenu, dans un isolement contraire à toute vérité imaginable. Il a ses préjugés, qui sont l’étoffe où brode sa fantaisie. Et il s’échappe de ce groupe ; précisément, il s’en échappe : et c’est la preuve qu’il y était. Les indications qui nous sont fournies, touchant ce groupe, j’en nourris mon idée de Villon. Et, à ses différences, si nettes sur un fond moins coloré mais de nuance forte, je le distingue.

Aux chanoines de Notre-Dame, dont il se moque avec les autres chanoines de Saint-Benoît, il lègue les revenus de la maison Guillot-Gueuldry. Et la maison Guillot-Gueuldry, rue Saint-Jacques, on l’a dénichée : Gueuldry, un boucher, ne payait pas la rente des étaux qu’il avait pris à bail. Et voilà le mauvais payeur, célèbre alors à Saint-Benoît, que Villon cède à ses légataires Guillaume Cotin et Thibault de Vitry !... Parmi les gens de Notre-Dame, il y en a un, seulement un, qu’il épargne : c’est le bon feu maître Jehan Cotart. Celui-là, il n’a pour lui qu’amitié. Cela lui date d’un procès qu’il eut avec Denise, une fille amoureuse. Jehan Cotart fut le procureur de Villon devant l’official ; et, pour ce, Villon lui dut les honoraires d’un patard, qu’il ne paya pas ; et Cotart ne réclamait rien. En conséquence, le bon feu maître Jehan Cotart est bien traité. Villon lui accorde l’éloge de fameux buveur : au surplus, quoi de mieux ? En l’honneur de ce très digne homme, il invoque « Père Noë, qui plantastes la vigne, vous aussi, Loth… » S’ensuit un badinage. Villon l’a vu, Cotart, qui, s’allant coucher, chancelait, trépignait « comme homme bu ; » et, une fois il se fit une bigne, tombant, à l’étal d’un boucher. Bref, de tout cœur, il recommande à Dieu l’âme du bon feu maître Jehan Cotart.

Il suffit de lire Villon pour sentir la vérité de sa poésie. Il n’y a pas, entre sa poésie et lui, l’intervalle d’un artifice ; mais sa poésie est lui-même, lui devenu spontanément cette poésie-là. Je ne sais si jamais un art a été plus adhérent à la personne de l’artiste, si jamais le poète et sa poésie ont eu cette identité vivante. C’est ainsi que les Testamens nous émeuvent deux fois en une fois, par tant d’art et tant de réalité ensemble. On nous aide à goûter ce double attrait si puissant de son œuvre, quand on nous montre son exactitude et qu’il a cueilli au pré, mouillées encore, les fleurs de son bouquet.

À sa mère, Villon a légué une ballade pour prier Notre-Dame ; et c’est la mère de Villon qui parle ; et il y a un dizain (qui fait oraison dans toutes les mémoires) où cette bonne femme dit ce qu’elle voit, avec peur et liesse, au moûtier dont elle est paroissienne. Elle le dit de telle sorte qu’on ait pu désigner cette église : l’église du couvent des Célestins, dédiée sous le titre de l’Annonciation, église que décrit en ce temps-là Guillebert de Metz comme ceci : « Aux Célestins est paradis et enfer en peinture, avec autres pourtraictures en un cuer à part. Item devant le cuer de l’église, à ung autel, est painte ymage de Notre-Dame, de souveraine maistrise. » Auprès du paradis, tout en harpes et luths, et de l’enfer « où damnés sont bouilus, » contraste saisissant, la mère de Villon, à la main une chandelette, prie et fait un gémissement. Elle ne sait pas lire et elle est une des humbles chrétiennes en faveur de qui l’Église, durant le moyen âge, multiplia sa belle imagerie, offrant aux yeux, comme un livre manifeste, les murailles sculptées ou peintes, l’évangile lumineux des vitraux ; et, en général, les sermons commentaient le précepte de ces tableaux.

Passant du triste au gai avec une soudaineté capricieuse, mêlant la plainte, la satire, la douleur et une allégresse toute voisine des larmes, Villon s’amuse d’être si pauvre et d’avoir tant de légataires. Il donne tout, voire ce qu’il n’a pas ; et il donne aussi ce qu’il a et qui n’est pas grand’chose. Le stratagème du testament le divertit le mieux du monde. Mais ce testament plein de jolie extravagance, il le compose sur le modèle des testamens authentiques. M. Pierre Champion, qui a examiné ces paperasses, nous l’apprend. On rédigeait alors un testament pour le plus modeste cadeau. Une pauvre femme lègue à sa paroisse, en mourant, sa robe du dimanche et son chaperon, à sa filleule son lit et, à une malheureuse qui avait eu la figure déchirée par les loups, son cotillon de tous les jours. Pareillement, Villon lègue à ses amis les pièces de son costume, ses chausses garnies de semelles, ses houseaux, sa robe rognée, ses meubles médiocres, son lit, une table, un pain, des paniers et sa librairie. C’est tout ce qu’il possède. M. Pierre Champion a publié l’inventaire après décès des biens laissés par un écolier du collège d’Autun, qui vécut vers la fin du siècle et qui s’appelait maître Guillaume Leva vasseur. Eh bien ! cet inventaire, c’est trait pour trait celui de Villon. L’objet le plus cher, estimé plus de trente sols parisis, est un lit garni de son traversin et de sa couverture de laine bariolée ; mais on ne prise pas à plus de deux sols parisis le pourpoint d’ « oustadine » noire doublé de futaine blanche, avec un bonnet noir et un gris.

Nous voyons très bien Villon, dans sa petite chambre du cloître Saint-Benoît, parmi ses meubles, sous la tutelle de maître Guillaume, son « plus que père, » homme savant et respecté. Il a reçu la meilleure éducation, dans un monde grave et aimable de religieux et de juristes, un peu chicaneurs, dogmatiques, très sûrs d’eux-mêmes, dépourvus de tout scepticisme, bons Français, fidèles au Roi, très attachés à la mémoire de Charles V, qui a donné à « messeigneurs de Saint-Benoît » le droit de seigneurie et très férus encore des exploits qu’on raconte de Du Guesclin, le compagnon de ce bon roi, et très amis de la Pucelle : quand Charles VII résolut de réhabiliter Jeanne d’Arc, l’un des mémoires fut signé de Jean de Montigny, chanoine de Saint-Benoît. En lisant les vers où Villon célèbre « Claquin le bon Breton » et « Jehanne la bonne Lorraine qu’Anglois bruslèrent à Rouen, » l’on devine que lui reviennent à l’esprit, — et ils le touchent, — les récits qui ont éveillé les ferveurs de son enfance. L’année où il naquit, du Guesclin était mort depuis cinquante ans et, cette année même, les Anglais brûlaient Jeanne d’Arc. Il a été bien élevé, préparé à une vie pareille à celle dont maître Guillaume de Villon lui présentait l’exemple honorable et quiet. Et il était un bon enfant, avant que de se muer en mauvais garçon. Il a passé ses examens : à dix-huit ans, il est inscrit parmi les bacheliers sur le registre de la Nation de France, à l’université ; à vingt et un ans, c’est-à-dire aussi jeune que les règlemens l’y autorisaient, il obtient la licence, licencia docendi, pour laquelle il a dû prouver qu’il avait étudié Porphyre, les Catégories, les premières et les secondes Analytiques, Boëce sur les Topiques et la Division et suivi cent leçons sur les mathématiques, l’astronomie, la métaphysique et la morale. Plus tard, au temps de son repentir, il dit qu’il fuyait l’école ; peut-être ne fut-il pas un élève bien régulier. Mais il eut ses diplômes : ne lègue-t-il pas, dans son petit Testament, aux pauvres clercs de la cité la « nomination qu’il a de l’université » et dont il ne fait point usage ?... Divers indices mènent M. Pierre Champion à conjecturer qu’il a été clerc de procureur ou qu’il a travaillé chez quelque trésorier des finances. Il avait beaucoup de relations, et louables. Il a dû commencer une destinée respectable et tranquille.

Et puis, il a mal tourné. Comment cela lui advint-il ? Sans doute, prompt de nature et faible de caractère, céda-t-il à l’influence des camaraderies périlleuses. Il eut pour camarade, notamment, Régnier de Montigny, « noble homme » de par sa naissance et, de fait, un garnement, tricheur au jeu, décrocheur d’enseignes, excitateur de vacarmes nocturnes, pilleur d’étalages, tueur de sergens et qui finit à la potence. Il eut pour autres camarades une bande extraordinaire d’écoliers larrons et desquels M. Pierre Champion a trouvé, dans les archives procédurières, les scandales surprenans. Quelle bohème de fripons et, au besoin, de meurtriers, cette séquelle étudiante ! Farces énormes et larcins ; une prodigieuse facilité à continuer la plaisanterie où qu’elle aille et, sans scrupule aucun, jusqu’aux délits et aux crimes. L’on ne croirait point aisément à un tel désordre de facétie brutale si chacune des anecdotes qui en illustrent l’histoire n’était, par l’historien, munie de ses textes et preuves. Autour de ces garçons, les « filles mignotes, » et plus filles que mignotes, « vivans en vileté et désordonnées en amour, » la Touchaille, la Saucissière, Catherine la boursière, Jeanneton la tapissière, Marion l’Idole, consolatrice des enfans perdus, et la belle saunière, et la belle bouchère, et la belle herbière, et celle qu’on disait la plus belle de toutes et « celle qu’on appeloit belle simplement, » et de gentilles et d’ignobles jusques à la grosse Margot. Avec ces « fillettes, » avec les pipeurs et les maraudeurs, dans les rues, les terrains vagues, dans les décombres et les tavernes, François Villon prend du bon temps.

Il se déprave ainsi. Encore faut-il concevoir qu’il ait subi la tentation de la vie étrange où il s’est lancé. Il avait l’esprit mobile et aventureux. En outre, les Porphyre, Boëce et autres, philosophes ou grammairiens, l’ennuyaient : il était paresseux pour lire. La jurisprudence l’ennuyait aussi ; et, s’il a été clerc de procureur, il n’eut pas envie d’être, un jour, procureur. La religion ? Il n’avait pas les façons d’un grand docteur ; et il était seulement pieux. Que faire ? Il ne fit rien de bon. Et il était imprévoyant, de manière à ne pas regarder devant lui où conduisent les mauvais chemins.

On doit aussi, non pour le juger, mais pour le comprendre, tenir compte de cette époque où il eut son adolescence. Le pays a enduré l’invasion des Anglais ; il a terriblement souffert : et ces crises nationales ont pour effet de démoraliser les gens. On n’ignore pas ce que fut l’état du royaume à l’avènement de Louis XI. La guerre est finie : tout ce qu’elle contenait de force et de fougue dans sa dure discipline se relâche, se répand et veut jouir de sa liberté. Une énorme vitalité, délivrée de ses contraintes, débridée, se rue à ses désirs, lesquels ne sont point délicats. Et il y a, dans le royaume, une atmosphère de folie, que les plus fins reniflent, s’ils ont les narines bien ouvertes. Tel est Villon, le nez au vent.

Voilà des causes générales de dissipation. Mais il en est de plus singulières et qui semblent avoir été, pour le pauvre Villon, déterminantes. À peine avait-il vingt-cinq ans, un soir de la Fête-Dieu, quand il tua Philippe Sermoise. On avait porté en procession Notre-Seigneur dans tout le quartier Saint-Benoît. La liesse de la journée animait encore les rues. Le soir, Villon était assis, dans la rue Saint-Jacques, sur un banc de pierre. Sermoise arrive ; Sermoise, un prêtre, mais furieux. Il invective contre Villon et, de sa dague, le frappe au visage. Villon lui plante dans l’aine une dague qu’il avait, lui aussi, cachée sous son petit manteau. Sermoise mort, Villon se sauve : durant sept mois, il est hors de Paris, soumis au gré de maints hasards. Et il revint ; mais il avait, dans son passé, ce préambule. Et, quand il tua Sermoise, il était en légitime défense, en défense assez légitime ; cependant, il avait tué Sermoise. Puis, entre ces garçons, d’où venait la haine ? On soupçonne des rivalités d’amour.

Il y a, dans la jeunesse de Villon, deux femmes, qu’il a aimées, et non comme « filles mignotes, » mais de vraie passion. Et il l’avoue quand « ses grands deuils en sont passés. » Il parle d’elles ; et il affecte de rire : même, il injurie violemment leur souvenir. Il ne les aime plus, ni Marthe, ni Catherine de Vausselles. Il les a aimées et il garde sa rancune, qui est de l’amour perverti. Catherine de Vausselles et Marthe lui ont été complaisantes, trompeuses. Elles l’ont mis dans la mélancolie où un tendre jeune homme est le plus déraisonnable. Elles l’ont déçu quand il était crédule ; et, quand il leur dédiait son esprit gracieux, elles l’ont envoyé aux plus viles consolations.

Du moins, il y alla !… Et j’ai pitié de lui, mais aussi des jolies Catherine de Vausselles et Marthe qui, au long des jours oublieux, a perdu son nom de famille. On ne peut rendre ces deux jeunes femmes responsables de ce qu’il a fait depuis lors. Les tavernes, le jeu et la débauche : ce n’est rien. En peu de mots, il devint cambrioleur. L’affaire du collège de Navarre ne se prête pas à des interprétations indulgentes. Avec d’autres, avec Colin de Cayeux, fils d’un serrurier parisien et qui tenait de son père la façon de prendre les serrures, avec Petit Jehan, plus effronté encore et plus habile, et avec Guy Tabary, un peu niais, qu’on abusait et qui vendit la mèche, Villon opéra dans une entreprise de crocheteurs. Ils travaillaient avec l’instrument qu’on appelait déjà rossignol ; et, dans la chapelle du collège, ils volèrent cinq cents écus d’or. Colin de Cayeux, plus tard, fut pendu. Villon, après le vol, s’éloigna de Paris, à tout hasard. Il partit pour Angers. Et, à Angers, il combine pour ses camarades et lui, un autre coup. Il avait un parent là-bas, un oncle, moine dans un des couvens de la ville. Le bon apôtre n’est-il pas venu, tout gentiment, voir cet oncle ? Par l’oncle ou autrement, il aura des avis relatifs à un religieux d’Angers, très riche et qu’il sera fructueux de dévaliser.

Tout cela suppose la préméditation, l’adresse abominable et une bande organisée. Villon est l’un des garnemens de cette bande, il n’en est pas le chef. Et, si Petit Jean montre sa maîtrise au moment bref du crochetage, Villon prouve sa suprématie dans la préparation prudente et savante des affaires. Donc, il en est plus longtemps occupé : il vit avec ce souci inquiétant.

Il y a toutes raisons de croire que, pendant les mois ou les années de sa vie errante, il se mêla aux Coquillards, ou Compagnons de la Coquille, voleurs de grands chemins, voleurs dans les foires où ils s’introduisaient déguisés en marchands, voleurs partout et qui avaient leurs indicateurs, receleurs, complices de tout genre, leur discipline, leur administration secrète et leur jargon que Villon sut, parla, écrivit et consacra de la musique de ses vers. Il a vécu dans l’ignominie, et sans nulle excuse. Il volait de l’argent ; et il a été un cambrioleur comme un autre.

Qu’il en soit venu là, Villon qui avait une mère si bonne et dévote, et Villon que maître Guillaume de Villon éleva si bien, et Villon qui était Villon, cela déroute. Mais qu’en étant venu là, il ait été pourtant ce poète, cela vous embarrasse l’intelligence et vous interdit. Le Petit Testament est postérieur au meurtre de Philippe Sermoise ; et l’incomparable merveille du Grand Testament, postérieure au vol du collège de Navarre et au voyage d’Angers.

Il a été ce cambrioleur et ce poète. Quel poète ! Il a inventé une poésie. Il devait quelque chose de son art à Eustache Deschamps et (plus, à mon gré, que M. Pierre Champion ne l’accorde) au grand Rutebeuf : quelque chose de son art, mais non cette habileté souveraine, qui fait qu’on n’ose pas l’appeler habileté. C’en est une pourtant, et à laquelle on a envie de rendre hommage en disant qu’elle n’est pas volontaire, comme si alors elle avait le caractère d’une aubaine surnaturelle et d’un cadeau à peu près divin. Il a de ces vers qui ont l’air d’avoir fleuri ; et d’autres qui ont les couleurs du soir ; et d’autres qui semblent tombés du ciel. Si on les regarde, on admire la réussite de l’ouvrage, l’effet d’un mot, d’une voyelle qui, placée là, sonne à ravir et vous alarme. Quelle science accomplie du rythme, varié sans cesse, docile aux guises de la sensibilité la plus mobile, et frissonnante, parfois abandonnée à son chagrin, débile, pleurante, et parfois agitée de colère, émue de véhémence, et bientôt adoucie on ne sait comment, passant vite, par des nuances menues et nettes, de la tristesse à la gaieté ou, par des secousses graduées, du rire aux sanglots !... Pour tant de merveilles, une langue imparfaite, et qui a certainement toutes les plus belles ressources du vocabulaire, une abondance même un peu excessive, mais qui corrige son désordre par la justesse des vocables, proches encore de l’origine, et vifs, et neufs, et nés de bonne lignée latine ; ce qui manque, c’est la syntaxe, pour assembler le trésor verbal et pour le ranger. Et souvent on aurait l’impression de colliers défaits, de chaînettes rompues, si le rythme ne suppléait la syntaxe ; il prend les mots, les tient, les attache et compose avec eux les phrases, en vertu de sa logique, non dialecticienne, mais spontanée, pareille aux gestes de l’émoi : logique poétique, perpétuellement renouvelée, et qui ne peut continuer la pensée une fois éteinte (comme le raisonnement tout seul continue) et qui ne vit que dans l’ardeur.

Cette poésie qu’a inventée Villon, c’est (pour emprunter à Baudelaire) un cœur mis à nu. Villon a imaginé de ne dissimuler rien, fût-ce vanité ou vergogne. De vanité, il n’en a pas : et plutôt il se rabaisserait. Sans doute il attribue volontiers à des chagrins d’amour le motif des départs extrêmement précipités auxquels l’incitait, pour tout dire, la nécessité de n’être pas auprès de ses juges le lendemain d’un crime ou d’un délit ; mais, quoi ? n’est-ce pas le plaisir d’amour qui le tenta et la peine d’amour qui le déconfit premièrement ? Et puis, ses amours même, il ne les vante pas. De vergogne, il n’en a guère ; et l’abjection de sa misère, l’a-t-il voilée ? S’il ne raconte pas toute l’anecdote de ses fautes, il en avoue les conséquences, les prisons, la pauvreté, le vagabondage, la déchéance physique et morale, l’infamie. Et, s’il discute avec ses juges, s’il les accuse de félonie et les châtie, il ne discute pas avec Dieu : et, tous ses torts, il les confesse. Il les proclame, voire ; mais sans nulle forfanterie : et il ne récrimine pas. Il dit qu’il n’a pas eu de chance. Il n’a pas eu la chance de ce Diomédès, larron de mer, qui, sur le point d’expier par la mort ses pirateries, fut en dialogue avec Alexandre ; et Alexandre lui donna du bien, de sorte que, riche, il devint honnête homme. Et, Villon, si Dieu lui eût fait rencontrer un autre piteux Alexandre... C’est tout le reproche qu’il fait à Dieu ; et il sourit parce que l’histoire, malgré le témoignage de Valère qui fut nommé le grand à Rome, lui paraît un peu forte et qu’on ne saurait demander à Dieu ces fortunes.

Il a été cambrioleur, condamné à la pendaison ; il a échappé au supplice, mais il l’a encouru. Il n’est pas un révolté ; il ne va point se rebiffer contre le sort et se vêtir de fatalité orgueilleuse. Sa poésie n’est pas auprès de lui comme un objet d’art qu’il cisèle avec sa dextérité indifférente. Sa poésie est en lui. Et ainsi, le miracle, le voici ; comment cette poésie a-t-elle évité la bassesse ?

Elle n’est basse aucunement. C’est que l’âme d’où elle émane n’était basse aucunement. Une âme légère et qui s’envole comme une alouette. Elle retombe et se souvient de s’être envolée. Une âme si douce, aimable et tendre que ses paroles ont des inflexions câlines et des caresses amoureuses. Une âme si enfantine qu’on a pitié d’elle et de ses plaintes qui vous désespèrent. Une âme si pieuse que peut-être jamais on ne s’est adressé à Dieu avec plus de tremblante certitude et avec plus de confiance, j’allais dire, amicale. Une âme si pure qu’on voit jusqu’au fond d’elle et qu’elle ressemble à une eau où il y a des débris et des feuilles, mais point de vase : débris et feuilles sont dans l’eau et ne l’ont pas salie. Une âme si préservée, si ingénue qu’elle est telle que Dieu l’a faite.

Et le problème, qui a reculé, reste le même : comment une telle âme a-t-elle été celle d’un cambrioleur et gibier de potence ? Ce problème moral, si nous savions le résoudre, la poésie de Villon serait par là tout éclairée. Mais l’étonnant problème ! Et ne comptons pas le traiter à la rigueur : le dernier mystère d’une âme résiste à l’analyse et, en définitive, demeure comme un peu d’absolu.

Il y a, au tome second de François Villon, sa vie et son temps, une image qui représente « le truand parlant à son âme. » M. Pierre Champion l’a trouvée dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale, où elle n’illustre pas un poème de Villon, mais un traité du « secret parlement de l’homme contemplatif à son âme. » Dans un décor de châteaux et de tours, qui forme un beau paysage autour de cette aventure, le truand est debout, tenant d’une main son chapeau, de l’autre un bâton de chemineau : un pauvre diable emmitouflé de vieux habits, engoncé d’un mauvais manteau, les genoux déchirés, les pieds dans de grosses savates ; et mal peigné, non peigné, une figure hâve, lippue, pointue, et une trogne. Seulement, les yeux pleins de rêve. C’est qu’il a rencontré son âme. Son âme : une petite jeune fille nue, les cheveux répandus sur le dos, un joli visage, candide, sage et innocent, un cou charmant, des bras minces d’adolescente, des jambes longues, des seins puérils, un corps « poli, souef, si précieux, » deux ailes qui montent des épaules, deux ailes qui, ramenées en avant, cachent avec modestie l’aine et les cuisses.

Cette image est un poignant chef-d’œuvre et de peinture et de pensée. Elle veut dire que nous ne ressemblons pas à nos âmes.

Elle résume, avec une merveilleuse vivacité visible, cette dualité de l’âme et du corps, qui est l’enseignement de l’Église et qui est aussi l’affirmation première de toute philosophie spiritualiste. Or, je ne prétends pas que la philosophie spiritualiste soit une erreur qu’on ait reconnue et je consens qu’elle gouverne encore nos croyances. Mais enfin, nous avons eu des philosophes monistes, les uns métaphysiciens et qui voulaient tout rapporter à la seule efficace de l’âme, les autres physiciens et qui n’admettaient nulle réalité que matérielle. Même si nous ne les lisons pas et si nous n’acceptons pas leurs conclusions, les systèmes dégagent des influences qui changent l’atmosphère intellectuelle d’une époque. Puis, avertis, les spiritualistes eux-mêmes étudient les concomitances de l’âme et du corps : ils en montrent l’union plutôt que l’indépendance.

Bref, nous avons beaucoup de mal, désormais, à nous figurer l’âme et le corps séparés comme, sur l’image, le sont le truand et cet ange féminin, qui se rencontrent, se reconnaissent, et causent un instant, et s’en iront chacun de son côté.

Or, il me semble qu’au moyen âge cette dualité ne fut pas seulement une hypothèse de philosophie, ou un acte de foi, un dogme : elle fut l’évidence ; et elle fut un principe de pensée. Qu’on veuille y songer. Toute la littérature, à peu près, et tout l’art du moyen âge est allégorique. Et dira-t-on que la mode était à cet ornement ingénieux ? La mode, oui ; mais une mode a quelque raison d’être en dehors du simple caprice, et une mode qui a duré des siècles. L’allégorie, au moyen âge, est bien un artifice de littérature et d’art, mais un artifice auquel où attribue de la réalité. On croit à elle. L’Ancien Testament n’est-il pas l’allégorie que le Nouveau Testament développe ? Et l’univers entier n’est-il pas une grande allégorie authentique des « senefiances » que Dieu y a placées, une libre allégorie et qui a sa destinée, et vaut par elle-même ? Entre l’esprit du moyen âge et le nôtre, il y a cette différence : comme nous tendons à l’unité et comme nous concevons qu’une synthèse, de plus en plus stricte, nous mène à la vérité, il voyait toutes choses sous la catégorie de la dualité, sous les espèces doubles de l’âme et du corps. Ainsi, le dualisme était vivant et agissant.

Le Débat de l’âme et du corps est un des plus anciens poèmes du moyen âge — Gaston Paris le date du XIIe siècle commençant — et l’un de ceux qu’on a lus très longtemps, si nous en jugeons par les nombreuses rédactions qui en ont été faites. Le corps et l’âme sont en querelle : et les reproches vont leur train, pathétiques reproches du corps abandonné à la perdition, de l’âme menée à la damnation. Deux pèlerins, qui devaient cheminer ensemble et qui se seraient l’un l’autre délaissés ou induits en erreur, discuteraient sur ce ton-là, s’étant égarés, leurs torts mutuels. Et Villon a repris ce thème, il l’a modifié, mais il en a gardé le principe dans son Débat du cœur et du corps de Villon, en forme de ballade.

Il serait facile de pousser trop loin, jusqu’au paradoxe et peut-être à quelque absurdité, ce que j’indique et voudrais atténuer sans me dédire. Mais, pour un Villon, l’âme et le corps sont deux êtres. La mort les séparera ; on le sait bien, et la religion le déclare. Ils sont, dès ce monde, assez distincts de nature et de qualité pour que l’âme garde sa candeur native quand le corps est à ses folies. Villon l’a cru au point de ne pas savoir qu’il le croyait et au point de réaliser, dans son horrible vie, ce prodige. Il lui dû de conserver, étant le truand redoutable, cette âme pareille à un ange ailé que ne profanent pas les truanderies de son affreux compagnon. Et, quand cette âme rencontrait ce corps, elle le regardait avec compassion, avec chagrin, avec des yeux qui souriaient parmi leurs larmes. Elle avait pitié de lui, et pitié d’elle. Or, ce qui la touchait et, au récit de leurs rencontres, nous émeut, c’est le débat de l’instinct mauvais et de la bonne volonté, de l’espérance et du repentir, le débat de toute vie humaine et sa grande tribulation.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Pierre Champion, François Villon, sa vie et son temps, deux volumes (Champion, éditeur).
  2. Voyez, dans la Revue du 1er février 1913, l’article de M. Raymond de Vogüé.