Revue littéraire - Une philosophie de l'histoire

Revue littéraire - Une philosophie de l'histoire
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 218-229).
REVUE LITTÉRAIRE

UNE PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE[1]

Jules Lemaitre dit, à la première page de son Fénelon : « Lorsque j’étudiais Jean-Jacques Rousseau, il y avait deux hommes auxquels sus écrits me faisaient continuellement penser : Fénelon et Chateaubriand. Et je pressentais que les trois ensemble, Fénelon, Jean-Jacques et René, formaient, malgré toutes leurs différences, comme une dynastie spirituelle, une dynastie de rêveurs, d’inquiets et d’inventeurs. » Puis il raconte la jeunesse de Fénelon. Cette analogie de Fénelon, de Rousseau et de Chateaubriand ne l’a pas longtemps retenu. Il l’avait aperçue ; mais il ne s’y est point arrêté. Plus exactement, l’ayant aperçue, il ne l’oublie pas ; et, comme elle lui est sensible, son lecteur aussi la sentira. Ce qu’il a éludé, c’est la démonstration de cette analogie. En général, Jules Lemaitre s’abstient de la démonstration, soit qu’il la trouvât, comme il l’avoue, trop difficile à son gré, soit qu’elle lui parût, ce qu’elle est, trop facile : car il avait l’esprit merveilleusement ingénieux et doué d’une adresse à laquelle aucun théorème ne résiste. Alors, la dialectique, pour lui être si aisée, ne l’amusait pas beaucoup. Puis il avait le goût de l’exactitude qui le rendait un peu timide à l’égard d’une rude affirmation : c’est ce qui l’a fait prendre, quelquefois, pour un sceptique.

L’analogie de Fénelon et de Rousseau, l’influence de Fénelon sur Rousseau, est le sujet, l’un des sujets, enfin le sujet principal de deux volumes importants que vient de publier M. Ernest Seillière, Madame Guyon et Fénelon, précurseurs de J.-J. Rousseau et le Péril mystique dans l’inspiration des démocraties contemporaines, Rousseau visionnaire et révélateur. Quant à l’auteur du Fénelon que je disais, M. Seillière lui fait un reproche : « Lemaitre, qui, à l’exemple de Michelet, mais avec moins de brutalité que celui-ci, cherchait volontiers dans les passions de l’amour le ressort de tous les événements de l’histoire… » Il n’est pas juste, à mon avis, de prétendre que Lemaitre cherchait dans les passions de l’amour le ressort de tous les événements de l’histoire : car Lemaitre ne cherchait pas le ressort de tous les événements de l’histoire : une telle ambition l’eût alarmé… Donc, Lemaitre a écrit, « pour caractériser les relations de la comtesse avec son directeur, » les relations de Mme Guyon avec Fénelon, « qu’évidemment elle l’aimait. » Et M. Seillière : « Interprétation trop fruste d’un sentiment beaucoup plus complexe ! » Trop fruste ou, autant dire, trop simple. Mais Lemaitre ne s’est pas contenté de croire qu’ « elle l’aimait ; » il écrit : « La vérité, c’est qu’ils se sont aimés, d’une amitié mystique, sous des formes très spéciales et très pures… » Et il consacre plusieurs pages, délicates et douces, à l’analyse d’une tendresse toute mêlée de religion. Il dit de Fénelon : « Oh ! non, il n’était pas simple. C’était une âme de désir et d’angoisse. Dépris de ses rêves héroïques de jeunesse, déçu ensuite dans son apostolat à l’intérieur, rejeté à la direction des âmes de femmes, il cherchait, quoi ? la sainteté, sans doute. » Ce n’est pas là, comme le donnerait à entendre M. Seillière, ramener à une élémentaire histoire d’amour la liaison spirituelle de la comtesse et de son directeur. Mais, si l’on nous invite-à supposer, dans une si étrange aventure, un certain fonds d’amour, on nous aide à la comprendre. Comment faire, autrement ? Cette amitié mystique a un tel langage et a de telles manifestations si extravagantes qu’elle nous échappe et nous reste inintelligible, si nous n’avons pas soin de l’imaginer un peu sur le modèle d’un sentiment qui nous soit connu, quitte à indiquer bientôt les nuances qui cette fois rendaient ce sentiment très singulier, qui le dégageaient de tout ce qu’il est d’habitude, le compliquaient et le purifiaient aussi, et lui laissaient pourtant son caractère essentiel. L’interprétation de M. Seillière, la voici : « A notre avis, Mme Guyon trouvait en son conseiller illustre un appui, d’ordre affectif, qui lui permit d’atténuer quelque peu l’anarchie dont souffrait sa propre affectivité, désagrégée par la névrose. » Cette formule paraît, à la première lecture, assez incommode. Mais enfin, si, avec son « affectivité désagrégée par la névrose, » cette espèce de folle trouvait en Fénelon ce conseiller « d’ordre affectif, » elle l’aimait ; et la formule de M. Seillière ajoute à la constatation du sentiment le motif, ou l’un des motifs, du sentiment : cette folle avait besoin d’un moins fou qu’elle, et complaisant à sa folie, capable néanmoins de lui gouverner sa folie. Du reste, M. Seillière a très bien montré, dans le détail, et avec la plus heureuse justesse, comment Fénelon « rationalise » ou rend plus raisonnable, ou moins déraisonnable, la pensée de Mme Guyon.

Les formules de M. Seillière ont d’abord quelque chose qui déroute : c’est un langage dont il faut avoir la clef. M. Seillière est un philosophe ; il a un système, et très original, très étendu, qui embrasse le temps et l’espace. Comme cet ample système, dit « la philosophie de l’impérialisme, » s’est déjà révélé par maints volumes d’un vif intérêt, l’auteur le tient pour admis et demande à son lecteur un effort de mémoire, qui d’ailleurs est celui qu’on fait si l’on vient à relire un chapitre de Kant ou un corollaire de Spinoza.

Il y a, au début d’un de ses ouvrages, Mysticisme et domination, le meilleur résumé de cette philosophie de l’impérialisme, en sept propositions, que je voudrais résumer à mon tour.

1° L’impérialisme, c’est à peu près ce que Nietzsche appelle « volonté de puissance ; » restons chez nous : c’est à peu près ce que La Rochefoucauld appelle « désir du pouvoir. » Et, tout bonnement, c’est à peu près l’ambition. C’est un instinct, « primordial et sans cesse actif » en tout être vivant. M. Seillière le rattache à l’instinct de conservation, lequel nous incite à posséder plus que le nécessaire, à nous procurer ce que, dans la lutte, nous perdrions, le cas échéant, sans un mortel dommage.

2° Les phénomènes appelés mystiques ont une grande importance, et plus grande qu’on ne l’a vue, dans l’histoire de l’humanité. M. Seillière appelle mystiques les phénomènes que la conscience claire n’atteint pas : l’extase évidemment, puis l’inspiration, l’exaltation, l’enthousiasme, et d’autres encore.

3° Le mysticisme vous conduit, c’est un fait, à croire que vous profitez d’une alliance divine, et d’un secours, ou d’un surcroît de force, don du ciel : de là, une forme d’« impérialisme irrationnel, » une ambition qui dépasse les conditions ordinaires de l’humanité.

4° Le mysticisme a été, pendant des siècles, contenu dans « les cadres » du christianisme. Il s’en est détaché ; il s’est laïcisé, pour ainsi dire, et, depuis la fin du xvin9 siècle, il devint le romantisme.

5° Le socialisme est une sorte de mysticisme romantique. Peut-être le socialisme sera-t-il, plus tard, « rationnel : » mais il ne l’est pas encore.

6° Avec sa croyance à une collaboration divine, le mysticisme est « un tonique très efficace de l’action. » Il parait indispensable même, pour mettre enjeu l’activité humaine : il est à l’origine de tous les grands événements historiques. Et l’histoire est ainsi une aventure très mystique.

7° Mais, de sa nature, le mysticisme serait un principe d’absurdité, s’il n’obéissait à une discipline qui ne l’étouffé pas, qui le guide. Et le christianisme a été sa discipline la meilleure.

Voilà, en résumé, la philosophie de l’impérialisme. Et c’est une philosophie de l’histoire. Et il n’est rien de plus séduisant qu’une philosophie de l’histoire : aussitôt, il nous semble que tout le désordre d’ici-bas se range, que les hasards sont devenus intelligents et dociles et qu’un horrible scandale a cessé. A regarder l’histoire, sans philosophie, l’on se demande si l’on n’est point dupe d’un cauchemar. Ce qui s’est vu, se voit et se verra tant que le monde sera monde, l’Alighieri n’a pas vu pire, en ce voyage qu’il a fait au plus sombre séjour. C’est un spectacle que nous supportons par habitude et grâce à notre plus humble vertu de frivolité. « Les hommes, dit Pascal, n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. » Et ils traitent pareillement l’histoire, où l’ignorance, la misère et la mort ont des compagnes monstrueuses. La frivolité, une sorte d’étourderie ou de naïveté, nous permet de vivre dans l’histoire et sauve d’un chagrin qui les tuerait la plupart des historiens. Si l’on n’est pas frivole, il faut, pour songer à l’histoire et la parcourir sans défaillance, un maître, comme Dante eut Virgile : le maître, c’est un philosophe de l’histoire. Il nous empêche de nous étonner ; il nous avait avertis : et il nous montre que tout cela dépend de lois sublimes et nécessaires. Il nous calme ainsi. Une philosophie de l’histoire est un bienfait que l’on n’a point à refuser.

Malheureusement, les philosophies de l’histoire ont l’inconvénient des métaphysiques. Elles sont diverses, nombreuses. On cherche vainement à les réunir : elles ne concordent jamais. Et l’on cherche malaisément à préférer l’une d’elles. Certes, il y en a de meilleures que d’autres ; mais il n’y en a pas une qui ait supprimé toutes les autres et bien établi sa suprématie. Conséquemment, ces faiseuses d’ordre aboutissent à un désordre nouveau, le leur : nous leur devons une nouvelle incertitude.

En somme, une philosophie de l’histoire obéit au vœu le plus cher de l’intelligence humaine, qui est de réduire à l’unité la multiplicité apparente. Nous ne sommes pas satisfaits dans la multiplicité ; nous avons la manie de l’unité. Mais on n’a pas encore démontré que ce fût également la manie ou l’usage de la réalité ou de l’histoire. Si peut-être l’histoire était essentiellement diverse, en dépit de nos goûts, la tentative de la réduire à l’unité serait imprudente. Aussi de bons esprits sans malice renoncent-ils à toute philosophie de l’histoire ; et ils se réfugient sans orgueil dans la frivolité ou le chagrin.


La philosophie de l’histoire que propose M. Ernest Seillière n’évite pas tous les inconvénients du genre : elle en évite quelques-uns. Elle n’évite pas de réduire très hardiment à l’unité des phénomènes qui n’ont pas moins de différences que d’analogies. Voici Fénelon ; c’est un mystique. Il a « rationalisé » les folies de Mme Guyon ; mais, rationalisées même, les folies de Mme Guyon mènent à l’extase. Et le romantisme ? C’est une inspiration : mysticisme. Et le socialisme ? C’est une exaltation : mysticisme. Dans un de ses précédents ouvrages, M. Seillière a étudié Les mystiques du néo-romantisme : ce sont Karl Marx, Tolstoï et les Pan germanistes. Et alors, le quiétisme, le romantisme, le socialisme en général, le marxisme en particulier, le tolstoïsme et pangermanisme sont assemblés d’une façon très ingénieuse, très aventureuse. Le quiétisme, le romantisme, le marxisme, le tolstoïsme et le pangermanisme, autant de mysticismes, oui ; mais à la condition de donner à ce mot de mysticisme une extension telle qu’après cela nous verrons du mysticisme partout.

Je le crois bien ! vous répondra M. Seillière ; et je le veux ! car il y a du mysticisme partout ; et c’est précisément où j’avais dessein de vous conduire : à constater en toute activité humaine un vif élément de mysticisme. Oui ! répliquerons-nous ; mais, si vous appelez mysticisme le principe de l’activité humaine, ce n’est pas surprenant que vous découvriez en toute activité humaine ce mysticisme que votre vocabulaire y a placé.

Cette réplique est juste et ne l’est pas. Elle est juste, aux moments où M. Seillière abuse un peu de sa doctrine et, par des tours de prestigieuse dialectique, s’amuse, ou a l’air de s’amuser, à vous montrer, de-ci de-là, dans les cantons le plus épars de l’histoire et de la pensée, sa panacée. Elle est injuste, si, négligeant ces jeux et prouesses, l’on examine la philosophie de M. Seillière en ce qu’elle a de meilleur et de très bon.

Quoi qu’il en soit de l’impérialisme et des sept propositions qui résument la philosophie de l’impérialisme, la philosophie de M. Seillière consiste à démêler, dans l’esprit humain, puis dans toute l’activité humaine, deux éléments, ou deux sortes d’éléments, les uns rationnels, les autres irrationnels ; laissons les mots philosophiques : les uns raisonnables, les autres déraisonnables. Or, je disais que le système de M. Seillière n’évitait pas tous les inconvénients d’une philosophie de l’histoire, mais en évitait quelques-uns. Il évite le principal au moins, s’il ne déroule point une histoire logique, pareille à un théorème que ses corollaires suivent. Il introduit dans l’histoire la déraison, comme l’un des principes de l’activité humaine. Et c’est un grand soulagement pour qui regarde avec simplicité l’histoire et se désole de n’y point trouver du tout cette régularité, cette obéissance à des lois évolutives ou autres, que la plupart des philosophes de l’histoire y découvrent à leur gré. Il y a de ces miroirs où se fait une image déformée de l’objet qu’on leur présente ; et il y a de ces miroirs à mille facettes qui éparpillent une image : on pourrait aussi fabriquer un miroir qui, d’un chaos, tirerait une image symétrique et ordonnée. La plupart des philosophies de l’histoire sont des miroirs de cette dernière sorte : vous leur présentez l’immense catastrophe du genre humain ; elles vous rendent un jardin de Le Nôtre. Loué soit M. Seillière, qui n’a point méconnu l’absurdité humaine et le désastre de la raison dans l’histoire !

Mais alors, n’est-ce pas renoncer à toute philosophie de l’histoire, ou peu s’en faut, si la philosophie de l’histoire est, à ce qu’il semble, la recherche de la raison dans le hasard des événements ? Aucunement. M. Seillière ne dit pas que l’esprit humain ne soit que folie, et l’histoire une perpétuelle anecdote de folie. Pour lui, ou je me trompe, l’histoire est la lutte indéfinie de la folie et de la raison. La lutte des fous et des gens raisonnables ? Non. Les uns et les autres ne sont pas si nettement séparés. La déraison toute seule irait à sa destruction ; mais la raison toute seule n’est rien. La raison n’est qu’une discipline imposée aux spontanéités vitales des individus ou des collectivités. Elle n’est rien, si elle n’a rien à discipliner, et les spontanéités vitales, ou l’impérialisme, ont besoin de cette discipline. Il y a des époques et des pays où la vitalité manque ; il y a des époques et des pays où la discipline de la raison se relâche. Voilà l’histoire, ou la constatation d’un équilibre toujours menacé entre les forces impulsives et les forces dirigeantes. Et voilà, en quelque manière, une loi de l’histoire. En quelque manière ! Et, d’autre part, il est agréable de noter que cette loi n’autorise aucune prophétie. Du moins, elle n’autorise aucune prophétie que conditionnellement. Elle nous engage à prévoir que, si la spontanéité vitale diminue, ou bien si la suprématie de la raison diminue, ceci arrivera, ou bien cela, en vertu de nécessités logiques et vivantes. Mais elle ne supprime pas l’importance des faits qui ralentissent ou déchaînent la spontanéité vitale, qui discréditent et accréditent la raison. Une philosophie de l’histoire qui tient compte des faits et de leur influence, qui ne prétend pas les éliminer et qui, même ne les réduit pas à illustrer docilement les lois de l’histoire, ô merveille ! Or, les faits, si nombreux et enchevêtrés, on n’aura jamais fini de les ranger en lignes de causes et d’effets, en lignes rigoureusement conséquentes. De sorte que, les faits et le hasard, si ce n’est pas tout un, peu s’en faut. Une philosophie de l’histoire qui ne croit pas avoir aboli le hasard prouve sa déférence honnête à l’égard de la réalité.


Une époque où l’ « impérialisme » s’est dangereusement émancipé : la nôtre. On le voit bien. Cependant, beaucoup de moralistes se plaignent de son esprit positif et qui les désole. Les moralistes se plaignent toujours ; et, le plus souvent, ils n’ont pas tort : ou ils ont tort de croire que leurs plaintes seront efficaces. Cette fois, ils se trompent. Notre époque n’est pas du tout positiviste : elle est mystique énormément. M. Seillière le dit et ne se trompe pas. Il le déplore ; non qu’il souhaite de voir éliminé tout mysticisme : il a noté que le mysticisme est le « tonique » indispensable de l’action. Mais il déplore que le mysticisme contemporain refuse les disciplines de la raison. Quelles seraient ces disciplines ? Celles que l’expérience des siècles continus a recommandées comme les plus salutaires. M. Seillière écrit : « Il convient de rallier aujourd’hui les bonnes volontés autour d’un mysticisme autant que possible dégagé de ses origines fétichistes et magiques, aussi rationnel en un mot que le comporte notre époque, la raison humaine étant soigneusement définie comme l’accumulation biohéréditaire, traditionnelle et individuelle des expériences, principalement des expériences sociales de l’espèce humaine… Nous devons, en d’autres termes, nous considérer comme les alliés d’un Dieu favorable, qui mène insensiblement l’humanité consciente vers des destinées meilleures par l’accumulation et la synthèse opportune des expériences de cette humanité sur les lois de la nature et sur les concessions réciproques qui seules permettent la vie en commun à des individus, impérialistes par nature. » S’il y a peut-être un peu trop de choses, et un peu trop accumulées, dans ces deux phrases, le principal en est excellent : nécessité de soumettre à l’expérience et à ses leçons les velléités de l’impulsion mystique.

L’émancipation périlleuse du mysticisme impérialiste, à notre époque, M. Seillière la considère comme la suite du romantisme, lequel serait la suite du jacobinisme, lequel serait la suite de Rousseau, lequel serait la suite de Fénelon, lequel serait la suite de Mme Guyon. Je dis la suite : il me paraît, je l’avoue, hardi d’aller plus loin, jusqu’à imaginer que cette suite chronologique soit une dérivation véritable. M. Seillière a moins de timidité : le jacobinisme, pour lui, vient de Rousseau ; et Rousseau, de Fénelon. Par les intermédiaires qu’il a cités, les « romantiques » de notre temps, — Karl Marx, Tolstoï et, sauf respect, les pangermanistes, — viennent de l’évêque de Cambrai. Ce n’est pas gai ! mais il est plus gai d’apprendre que, par cet évêque, ils viennent de l’absurde Mme Guyon. Quelle situation faite à cette absurde femme !

Au surplus, ce ne sont pas les meilleures idées qui ont ici-bas la plus belle fortune ou la plus ample, ainsi que l’histoire en témoigne’ assez tristement.

Mme Guyon, Fénelon, Rousseau, les Jacobins, les romantiques, les socialistes, les tolstoïens, les pangermanistes… M. Seillière excelle à tracer ces grandes esquisses. Approchons-nous ; cherchons le détail. L’influence de Mme Guyon sur Fénelon n’est pas douteuse. L’influence de Fénelon sur Rousseau, quelle fut-elle, tout au juste ? M. Seillière a intitulé son plus récent volume Madame Guyon et Fénelon, précurseurs de J.-J. Rousseau ; et l’on s’attend que l’auteur nous montre cette influence de Fénelon sur Rousseau. Mais l’ouvrage est consacré tout uniment à la comtesse et à son directeur, à Bossuet par endroits et, en somme, à la querelle du quiétisme : Rousseau n’y paraît presque pas. Évidemment, M. Seillière, tout plein de son sujet, se fie au lecteur et l’entend s’écrier, lisant Fénelon : « Voilà Rousseau ! » Le lecteur, il me semble, n’est pas si prompt à conclure. Enfin, recueillons les petits faits, — c’est un plaisir ! — les petits faits que l’auteur nous donne en passant.

La métaphysique fénelonienne est exposée au mieux dans les Maximes des saints. Rousseau a-t-il lu ces Maximes ? « Ce n’est pas probable, » répond M. Seillière ; « mais il fut certainement un admirateur de cette correspondance spirituelle ou de ces manuels de piété dont Fénelon lui-même facilita l’édition et qui, dès les premières années du XVIIIe siècle, prirent leur place dans toutes les bibliothèques dévotes. » Les manuels de piété féneloniens se trouvaient-ils, Rousseau les a-t-il trouvés, dans la bibliothèque de Mme de Warens ? « Sans nul doute ! » répond M. Seillière ; et, autant dire, c’est probable ou c’est possible. Mais il y a, pour nous convaincre davantage, ce passage des Rêveries : « L’étude des bons livres auxquels je me livrai tout entier renforça auprès de Mme de Warens, mes dispositions naturelles aux sentiments affectueux et me rendit dévot presque à la manière de Fénelon… » Beaucoup plus tard, il savait gré à ces bons livres d’avoir fourni « à son âme encore simple et neuve les sentiments expansifs et tendres faits pour être son aliment, la forme qui lui convenait davantage et qu’elle a gardée toujours… »

Il n’est pas défendu de conjecturer que ces bons livres, ou quelques-uns de ces bons livres, étaient précisément les manuels féneloniens ; cependant, Rousseau ne le dit pas et dit seulement que ses lectures, — et la solitude champêtre, — le rendirent dévot presque à la manière de Fénelon.

M. Seillière revient à Rousseau dans le Péril mystique, Rousseau visionnaire et révélateur : « Jean-Jacques avait été, de son propre aveu, pénétré de la pensée fénelonienne à l’heure de sa formation intellectuelle et sentimentale… » Non, ce n’est pas exactement ce que dit Rousseau. Cherchons encore les petits faits. Si l’on n’ose affirmer que Jean-Jacques, à l’heure de sa formation intellectuelle et sentimentale, ait lu les manuels féneloniens, du moins avait-il lu le Télémaque et lu peut-être la préface du Télémaque, par André-Michel Ramsay, disciple de Fénelon : cette préface est un exposé du fénelonisme ; ajoutons, du fénelonisme à la manière de Ramsay. M. Seillière note que Ramsay a très « légèrement » prêté à Fénelon plusieurs idées de Ramsay… Rousseau, se promenant avec Bernardin de Saint-Pierre aux environs de Paris, se souvenait de sa jeunesse, de sa piété, de Fénelon : « J’aurais voulu, disait-il, être son laquais pour devenir son valet de chambre ! » Il y a là de l’impérialisme et de la modestie ensemble… Mme de Warens, qui avait eu sa jeunesse entourée de guyoniens et qui était « une guyonienne plus ou moins consciente, » — mais, reconnaissons-le, une guyonienne qui aurait fait pousser des cris à Mme Guyon, — Mme de Warens « a donc pu transmettre à son protégé les consolations quiétistes. » C’est possible ; et, dit M. Seillière, « il est probable que Mme de Warens avait emprunté de l’école quiétiste son ignorance voulue de l’enfer et sa préoccupation du purgatoire. » Bien ! Mais, s’il faut conclure de là qu’aux Charmettes l’influence de Fénelon « marqua Rousseau d’une ineffaçable empreinte, » M. Seillière n’hésite pas ; son lecteur hésite un peu. Saint-Preux, dans l’Héloïse, écrit à Julie : « Vous le savez, il n’y a rien de bien qui n’ait un excès blâmable, même la dévotion qui tourne en délire… Vous ne voyez pas encore les piétistes, mais vous lisez leurs livres. Je n’ai jamais blâmé votre goût pour les écrits du bon Fénelon ; mais que faites-vous de sa disciple ?… » Autrement dit, Mme Guyon n’est qu’une démente ; et Fénelon, c’est « le bon Fénelon. » Autrement dit, Rousseau, s’il est guyonien, ne s’en doute pas : s’il s’en doutait, il ne mépriserait pas l’auteur du Moyen court et des Torrents ; s’il appelle Fénelon « le bon Fénelon, » ce n’est pas le signe d’un fénelonisme véritable.

On disait alors « le bon Fénelon, » comme on le dit encore et cela n’engage à rien. En retour, on accuse volontiers Bossuet de férocité : cela non plus n’engage à rien. Fénelon, qui n’était pas simple, avait notamment de la bonté ; ce n’est pas tout ce qu’il avait. Brunetière écrivait : « Il y a de tout en lui, Saint-Simon avait raison : du docteur et du novateur, pour ne pas dire de l’hérétique ; de l’aristocrate et du philosophe, au sens où le XVIIIe siècle allait entendre ce mot ; de l’ambitieux et du chrétien ; du révolutionnaire et de l’inquisiteur ; de l’utopiste et de l’homme d’État ; du bel esprit et de l’apôtre ; tous les contraires dans la même personne, et dans un seul esprit toutes les extrémités. » Le XVIIIe siècle avait choisi de remarquer principalement sa bonté. Mais, dans la querelle du quiétisme, qui a raison, de lui ou de Bossuet ? Bossuet, sans aucun doute. Or, le XVIIIe siècle a vivement préféré Fénelon. Pourquoi ? Parce qu’il n’aimait pas du tout Bossuet. Et Fénelon, pour enchanter les philosophes, avait sa qualité quasi hérétique : il avait pour lui d’avoir été condamné à Rome ; après cela, que vous faut-il ? De nos jours, les plus fameux anticléricaux et libres-penseurs décernent leur indulgence ou leur amitié aux jansénistes : non que, sur la doctrine de la grâce, ils s’entendent avec Pascal ; mais le jansénisme sent le fagot. Pareil fumet valut à Fénelon sa clientèle de philosophes. M. Seillière cite un article très amusant que publiait, dans le Journal des Débats, en 1802, l’abbé de Boulogne, qui devint évêque de Troyes. L’abbé de Boulogne se plaint de l’usage et de l’abus qu’ont fait du nom de Fénelon les philosophes et les jacobins : « Tous les maniaques sentimentaux dressent des chapelles en son honneur et le placent sur le même autel avec Jean-Jacques ! Il n’y a pas même jusqu’à ces hommes qu’on n’appelle plus par leur nom, tant il est odieux, qui ne l’aient inauguré dans leurs repaires, après l’avoir plus d’une fois flétri dans leurs tribunes d’une mention honorable… De là, ce refrain éternel : la religion de Socrate et de Fénelon, la religion de Fénelon et de Marc-Aurèle !… » Le bon Fénelon de Rousseau, n’est-ce pas quelque chose de ce genre, au bout du compte ?


Ces rapprochements de Socrate et de Fénelon, de Marc-Aurèle et de Fénelon, M. Seillière les réprouve, comme des facéties du « prétendu rationalisme révolutionnaire. » Le rapprochement de Fénelon et de Rousseau me paraît le triomphe de l’esprit théoricien. Les petits faits ne prouvent pas autant que le voudrait M. Seillière, et ne prouvent pas du tout que Rousseau ait subi profondément l’influence de Fénelon. Mais, leurs doctrines se ressemblent ? On n’en finirait pas d’énumérer les différences : et qui ne les voit ? L’analogie la plus frappante que signale M. Seillière, la voici. Le quiétisme divinise, en quelque sorte, les impressions et les spontanéités de l’homme intérieur ; le quiétisme, en quelque sorte, a réhabilité l’instinct : bref, le quiétisme suppose l’âme humaine apte à connaître Dieu par le pur amour. C’est la négation du péché originel : et c’est proclamer la bonté naturelle de l’homme. La bonté naturelle de l’homme : voilà Rousseau. N’allons-nous pas un peu vite, un peu loin ? « Soucieux de ne pas heurter de front le dogme, dit M. Seillière, les quiétistes présentent seulement cette bonté comme très facilement restaurée dans l’homme par l’élan effectif ; les rousseauistes l’espéreront facilement réveillée d’un regrettable sommeil par la suppression de la culture sociale consciente, qui n’a fait que justifier le moi impérialiste dans l’homme. » Eh ! bien, oui ; mais enfin l’extase des quiétistes et la bonté naturelle que Rousseau attribue à l’homme, ce n’est pas la même chose !

L’idée de la bonté naturelle de l’homme fût-elle contenue, implicitement affirmée, dans l’extase des quiétistes, Fénelon ne s’est point avisé de l’y voir, ou de l’y voir comme Rousseau l’a vue. Il a fallu Rousseau ! Et, que Rousseau soit déjà dans Fénelon, c’est difficile à voir. Mars, qu’il y ait un peu d’analogie entre eux, qu’ils appartiennent l’un et l’autre à une même « dynastie de rêveurs, d’inquiets et d’inventeurs, » Lemaître le disait et, prudemment, ne disait pas davantage.

Une philosophie de l’histoire est toujours imprudente. Cela tient à ce que la réalité se moque de nos doctrines. Cela tient peut-être aussi à ce que la réalité est dans le détail : et la philosophie se moque du détail. Entre la philosophie et l’histoire, il y a cette contrariété de nature. Pour plier l’histoire à la philosophie, l’on a besoin d’aller fort, avec entrain.

Mais la philosophie de l’histoire que M. Seillière a élaborée, si nous la dégageons de l’appareil un peu systématique où il l’a contrainte, je crois que c’est la priver de ce dont elle s’enorgueillit ; je crois pourtant que c’est la délivrer. Elle devient alors une opinion sur l’histoire : l’opinion d’un poète et d’un moraliste. Il y a de la poésie, et fort belle, dans cette vue mélancolique de l’humanité sans cesse tourmentée par les combats de la sagesse et de la déraison ; la déraison ne devant jamais être éliminée, puisqu’elle est en l’essence même de l’activité ; la déraison ne pouvant être que disciplinée par la sagesse ou l’expérience. Il y a l’œuvre utile et vraie d’un moraliste dans cette analyse des dangers de la sensibilité récente o. contemporaine qui refuse les disciplines, sacrifie l’expérience à l’idéologie et, par ses folies, serait assez guyonienne, en somme. M. Seillière n’a peut-être pas démontré que, par l’intermédiaire de Rousseau, la plupart de nos erreurs les plus périlleuses dérivent de cette folle femme : du moins nous donne-t-il à considérer ce terrible symbole de l’inspiration déraisonnable. Veuillent nos illuminés de toute sorte en redouter la ressemblance !


ANDRE BEAUNIER.

  1. Madame Guyon et Fénelon, précurseurs de J -J. Rousseau (librairie Félix Alcan) et Le Péril mystique dans l’inspiration des démocraties contemporaines, Rousseau visionnaire et révélateur (La Renaissance du livre), par M. Ernest Seillière.