Revue littéraire - Une découverte récente : L’humanisme

Revue littéraire - Une découverte récente : L’humanisme
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 434-443).
REVUE LITTÉRAIRE

UNE DECOUVERTE RÉCENTE : L’HUMANISME

Une découverte vient d’être faite. Ce n’est pas un secret et nous ne sommes pas tenus à la réserve, puisque au contraire il y a profit pour tout le monde à ce qu’une idée neuve et qui peut devenir féconde, se répande promptement. Ce dont il s’agit cette fois, c’est d’un principe d’art. On a trouvé une méthode pour faire les vers, un moyen pour rajeunir la poésie, un procédé pour donner du talent à ceux qui ne s’empêcheront pas tout exprès d’en avoir. Du principe qui vient d’être ainsi mis en son jour, peut-être tirera-t-on plus tard une morale, une religion et même une sociologie ; en attendant, on en a tiré une poétique : c’est déjà bien joli. Cette recette aux vertus encore ignorées, ce système dont les hommes à systèmes ne s’étaient pas encore avisés et qui manquait aux hommes d’imagination, cette poétique aux recettes mirifiques et insoupçonnées, faut-il enfin l’appeler par son nom ? C’est l’humanisme.

L’avènement de l’humanisme dans la Littérature ! voilà le fait qui vient d’être brusquement annoncé au monde afin d’y faire sensation.

Il y a des gens qui n’en croiront pas leurs oreilles... Non certes que tant de nouveauté soit pour les stupéfier, mais ils se demanderont s’ils ne sont pas dupes d’une illusion, et s’ils s’étaient trompés jusqu’ici en croyant que le mot leur était familier et qu’ils avaient déjà entendu beaucoup parler de la chose. Dès le temps de la Renaissance, n’est-ce pas sous l’influence de l’humanisme que s’est fait en France et hors de France le renouvellement des esprits ? Érasme comme Pétrarque, Rabelais comme Ronsard, et les érudits comme les poètes n’étaient-ils pas tout pénétrés d’humanisme ? C’étaient des humanistes que les écoliers de Navarre ou de Montaigu, et c’en étaient pareillement qu’on formait dans les collèges des Jésuites, à Port-Royal ou chez les Oratoriens. Nos écrivains classiques n’étaient-ils pas des humanistes à n’en craindre pas un ? Et, puisque c’est de poésie qu’il est question, tout récemment encore les Parnassiens ne pratiquaient-ils pas l’humanisme, sans d’ailleurs prétendre qu’ils l’eussent inventé ? Mais si, depuis tantôt trois cent cinquante années, l’humanisme est le principe sur lequel repose la culture de l’esprit français, et celui même qu’on retrouve dans les temps modernes à la base de toute notre littérature, par quel artifice peut-on venir aujourd’hui nous le révéler ? Que signifie cet étonnement de novateurs émerveillés par leur propre audace ? Ceux que le paquebot, en 1903, débarque en Amérique auraient autant de droits à se croire des Christophe Colomb. Au fait, humanisme et Amérique, c’est à peu près vers le même temps qu’on a commencé d’en parler dans le monde.

Toutefois, il n’est que de s’instruire : faisons donc l’historique de la découverte. Les lecteurs du Figaro en ont eu la primeur. Ils apprirent un matin que des terres nouvelles étaient en vue à l’horizon poétique. Un jeune poète, dont nous avons eu l’occasion de louer ici les vers, M. Fernand Gregh faisait l’office de vigie. Il constatait que le symbolisme est aujourd’hui à l’état d’épave : on est las de son jeu d’énigmes, de ses obscurités et de ses mièvreries. Le décor d’urnes, de cyprès et de roseaux cher aux poètes d’hier est allé rejoindre au dépôt des accessoires les émaux parnassiens et les nacelles romantiques. Une école ayant cessé de plaire, le besoin se faisait sentir d’en inaugurer une autre. Le symbolisme est mort, vive l’humanisme ! L’article de M. Gregh était débordant d’enthousiasme et tel qu’on pouvait l’attendre d’un poète lyrique. Il sonnait la marche en avant. Il ralliait toute la jeunesse littéraire. C’était la fanfare joyeuse dans l’aube matinale. On partait en guerre... Quelques jours s’étaient à peine écoulés, on put voir le critique littéraire du Temps monter au Capitole afin de célébrer une victoire due à dix années de luttes et qu’il n’espérait tout de même pas si rapide. « Je me réjouis d’entendre un poète, un artiste exprimer ainsi le sentiment et la pensée de toute une génération, » écrivait-il, après avoir cité quelques passages de la déclaration de M. Gregh. « Je suis heureux de voir cette belle doctrine de l’humanisme refleurir et fructifier en moisson de vérité et de beauté, par les soins et sous le charme d’une jeunesse hardiment rénovatrice. Le lecteur ami reconnaîtra aisément dans ce manifeste quelques-unes des idées qui sont soutenues tant bien que mal, depuis une dizaine d’années, par le critique littéraire du Temps. Comme la raison est parfois lente à s’imposer, je ne m’attendais pas à une si prompte réussite et je m’étais armé de patience. Je n’espérais pas vaincre si tôt. Je n’en éprouve que plus de joie à enregistrer cette victoire dont je reporte l’honneur à tous ceux qui ont bien voulu me comprendre et m’encourager. » Tels sont donc les deux parrains du nouvel humanisme. M. Gregh a plus d’impétuosité, plus d’allégresse, il est plus riche en métaphores : c’est le poète. M. Deschamps a plus de gravité, il est plus abondant en maximes, mieux pourvu de citations et de références : c’est le critique. Ils sont deux, c’est plus qu’il n’en faut. Et voilà comment on fonde une école.

Il suffit d’ailleurs qu’on accroche un écriteau à une porte : aussitôt de tous les pavés il sort un peuple de plaignans qui réclament leur bien. Cet écriteau doit être à nous ! S’il faut en croire M. Saint-Georges de Bouhélier, celui-ci aurait été le précurseur de M. Gregh, tandis qu’au dire de M. Gregh, il est lui-même le précurseur de M. de Bouhélier. Et si l’on s’en rapporte à M. Eugène Montfort le « naturisme » n’aurait été rien de moins que l’humanisme avant la lettre. Ces questions de priorité sont toujours délicates. Il ne nous appartient pas de les trancher. Nous ne sommes pour rien dans l’affaire, et nous laisserons donc à ces messieurs le soin de s’arranger entre eux.

Aussi bien, qu’on ne se méprenne pas sur le sens de nos remarques. Nous ne songeons guère à reprocher au nouvel humanisme d’être, comme l’ancien, un mot en isme. Nous ne croyons pas que les querelles d’écoles soient vaines, stériles et bonnes pour le divertissement des pédans. On prétend volontiers que manifestes, programmes, formules sont sans influence sur la direction du mouvement littéraire, qu’en art les révolutions se font toutes seules, que les œuvres naissent d’elles-mêmes par voie de génération spontanée, et que tout le travail de théorie est comme s’il n’était pas. Rien de plus faux, et l’histoire littéraire n’est que la série des démentis que les faits donnent à cette opinion généralement adoptée. Les querelles d’écoles sont pour les artistes ce que sont pour les savans les discussions sur la méthode, et l’on sait assez que dans l’ordre des sciences aucun progrès ne s’accomplit que par un changement dans la méthode. Elles portent sur l’objet de l’œuvre d’art et sur les moyens les plus propres à le réaliser. Elles éclairent le but, et partant elles facilitent et abrègent la route. Elles épargnent aux créateurs beaucoup d’hésitations et de tâtonnemens. Elles les renseignent sur les modifications qui se sont opérées dans le goût du public et sur les besoins de sa sensibilité : elles leur font prendre plus claire conscience des aspirations qui sont en eux, les affermissent dans leurs propres tendances, précisent leurs rêves et en préparent la complète floraison. Le programme des classiques était très net : on s’en est aperçu à leur œuvre. Le programme des romantiques était très confus : leur œuvre en fait foi. Mais les uns et les autres avaient un programme. Les naturalistes savaient en gros ce qu’ils voulaient faire. Romantiques, naturalistes, symbolistes ont pu d’ailleurs raisonner juste ou se tromper, mais ils ont contribué à promouvoir la littérature. Une école qui s’organise, c’est une idée qui cherche à se réaliser. L’école vaudra surtout ce que valent les hommes qui la composent, mais il n’est pas indifférent de rechercher ce que vaut l’idée autour de laquelle ils se groupent. La question est de savoir s’ils apportent une idée juste et une idée neuve ; et cette question même en suppose une autre : c’est qu’ils apportent une idée.

Que l’école symboliste ait été assez pauvre en œuvres, cela ne fait guère de doute et nous l’avons déploré maintes fois. Bien qu’on doive lui tenir compte d’un certain nombre d’inspirations heureuses, et qu’on n’ait pas été embarrassé de lui composer une anthologie, il est exact que cette anthologie est loin d’être aussi abondamment fournie que celle des parnassiens ou des romantiques. Cette école n’a pas tenu toutes ses promesses ; elle a eu plus d’ambitions que de moyens de les réaliser ; et il est vrai aussi qu’elle s’est souvent perdue dans les complications et les bizarreries. Il reste qu’elle s’était fait de la poésie une conception haute, noble et dont on s’était déshabitué. Les poètes se réduisaient à peindre un tableau, à analyser un état de leur âme, à conter une anecdote. Ils mettaient tout leur effort, toute leur probité de bons ouvriers à parfaire un ouvrage qui se limitait à lui-même. C’est alors que les symbolistes sont intervenus pour leur rappeler que l’œuvre poétique doit, outre sa signification prochaine, en contenir une autre plus profonde et qui va plus loin, se continuer par le travail qu’elle éveille en nous et suggérer quelque chose au delà de ce qu’elle exprime. Ils ont remis en honneur l’idée même du symbole, c’est-à-dire de l’élément par excellence, de la poésie. N’est-ce pas celui qu’elle prête aux religions naissantes dans les temps où le ciel marche sur la terre et qui s’y appelle le mythe ? Tel a été dans leur théorie le point essentiel et qui suffisait à la protéger contre de faciles railleries. Il n’était pas indifférent non plus de réconcilier avec le rêve une poésie aux contours trop arrêtés et qui emprisonnait l’imagination dans des limites étroites et fixes. Il n’était pas mauvais de redire que, s’il y a des genres qui vivent de l’observation et dont l’objet est de reproduire exactement ce qui est, la poésie peut seule s’étendre sur un domaine qui lui est propre, celui du mystère. Il y avait lieu encore d’établir que, si les arts plastiques peuvent prêter à la poésie quelques-uns de leurs moyens d’expression, elle n’a pas moins d’affinités avec un autre art, celui même qui dans les temps modernes s’est le plus développé : la musique. C’étaient autant d’idées justes : il était opportun de les réintégrer dans l’art, puisqu’on les avait laissées se perdre. Elles apportaient un principe qui était nouveau, puisque, sous son action, la poésie se transformait dans sa conception et dans ses moyens d’expression. C’est pourquoi les symbolistes ont fait une œuvre qui n’a pas été sans conséquence ; ils n’auront pas passé sans laisser une trace de leur passage, après eux ; la poésie se trouve différente de ce qu’elle était avant eux ; ils ont leur page dans l’histoire du lyrisme. Il y a eu une école symboliste.

Y a-t-il une école humaniste ? L’humanisme à la mode de 1903 apporte-t-il quelque principe nouveau ? Il n’est que de le demander à ses représentans. C’est surtout à propos d’Homère, de Ronsard et d’André Chénier que M. Deschamps a été amené à parler de l’humanisme. Ronsard, « ce grand homme si longtemps méconnu, a inauguré en France les traditions de l’humanisme. » C’est le moment de nous y initier, et nous allons savoir ce que parler veut dire. « Son programme était conforme aux exemples des anciens et, par conséquent, favorable au progrès de la civilisation et de la société nouvelle : les anciens, s’ils vivaient aujourd’hui, seraient modernes. Et le précepte initial de l’humanisme, c’est que nous devons imiter les Grecs, nos maîtres, en faisant ce qu’ils feraient, s’ils ressuscitaient parmi nous. L’illustre chef de la Pléiade a voulu doter son pays d’un art humain et national, adapté au vœu de l’humanité en général et à la gloire de la France en particulier. Il a aimé la vie, et il a chanté ce qu’un de nos jeunes poètes appelle si éloquemment la « beauté de vivre. » Poète, il a voulu que la poésie, comme au temps où les cités s’élevaient au rythme de la lyre, eût une part de la puissance publique et il a traité d’égal à égal avec les rois. Français, il a aimé la France comme un Athénien du siècle de Périclès aimait sa patrie. » Je suis bien d’avis qu’il faut aimer sa patrie. Cet excellent conseil, s’il était suivi, nous préparerait de bons citoyens ; mais il n’est pas certain qu’il nous valût de bons poètes, la poésie patriotique, en tous les temps, n’ayant donné que peu de chefs-d’œuvre. Il faut aussi aimer la vie, à condition toutefois de n’en pas tout aimer, de l’aimer avec choix et de ne pas sacrifier à cet amour de la vie les raisons mêmes de vivre. Que feraient les anciens s’ils ressuscitaient parmi nous ? cela est assez difficile à imaginer avec quelque précision ; mais, d’ailleurs, on peut dire sur ce sujet tout ce qu’on veut;, librement et avec assurance, car on sait bien que les anciens ne ressusciteront pas exprès pour le plaisir de nous apporter un démenti. Quant à la formule qui réaliserait tout à la fois « le vœu de l’humanité en général et la gloire de la France en particulier, » j’avoue humblement ne pas même la soupçonner. Si quelqu’un possède cette heureuse formule de l’universelle réconciliation, de grâce, qu’il s’empresse de nous l’enseigner ; qu’il consente à ne pas la garder pour lui ; qu’il la mette à la portée de tous, sans perdre ni un jour ni une heure ! Il nous épargnera tant de divisions, tant de tristesses, tant de maux ! On est coupable, ayant la main pleine de vérités, de ne pas l’ouvrir ! Qu’il se hâte, cet homme providentiel ! Et qu’il se fasse des titres à la reconnaissance de l’humanité en général et de la France en particulier ! On comprend plus aisément cette proposition : « Les anciens, s’ils vivaient aujourd’hui, seraient modernes. » La réciproque en serait vraie. « Les modernes, s’ils avaient vécu autrefois, auraient été anciens, » On dirait encore dans le même sens : « Les gens du moyen âge, s’ils avaient vécu sous Louis XIV, auraient été des hommes du XVIIe siècle. » Ce sont des vérités incontestables ; mais on les comprend trop : il est impossible qu’elles enferment beaucoup de sens. Ce sont des vérités, mais ce ne sont pas des définitions.

M. Deschamps aurait-il attaché plus d’importance qu’il ne convient au décor antique dont s’encadrent quelques pièces récentes ? Y aurait-il vu le signe d’un retour à l’antiquité ? Mais ce procédé tout extérieur était familier aux poètes de l’école qu’il s’agit de remplacer. Par exemple, M. Henri de Régnier l’appliquait il y a quelque dix ans dans son poème De l’Homme et la Sirène, une des œuvres les plus significatives du symbolisme. Il est bien impossible d’en faire le précepte initial de l’école de demain. Ce n’est pas de ce côté que nous trouverons le principe nouveau.

Adressons-nous à M. Gregh. Celui-là est moins savant ; il n’est pas historien des lettres ; il n’est pas professeur de littérature ; il ne se hasarde pas à parler des anciens. Mais, puisqu’il fait des vers, il sait apparemment de quoi il veut que les vers soient faits, et il saura nous l’apprendre. « Nous voulons une poésie qui dise l’homme, et tout l’homme, avec ses sentimens et ses idées, et non seulement ses sensations, ici plus plastiques, là plus musicales. Tous les grands poètes de tous les temps, en même temps que des artistes, étaient des hommes, c’est-à-dire des pères, des fils, des amans, des citoyens, des philosophes ou des croyans. C’est de leur vie même qu’étaient faits leurs rêves. » Et plus loin : « Poètes, chantons la vie : c’est notre vraie façon à nous, d’y collaborer. Accomplissons notre tâche sur la terre, qui est d’inscrire en des paroles belles le rêve que fait l’homme à ce moment du temps infini pour le transmettre à ceux qui nous succéderont. Et que chacun de nous, en jetant plus tard un regard sur son œuvre terminée, avant de s’en aller dans l’inconnu terrible, puisse se dire comme tous ceux dont la vie a été bien remplie par les labeurs humains : Je fus un homme. Poètes d’aujourd’hui et de demain, soyez des hommes ! » Les poètes de demain seront donc des hommes ; ils seraient d’ailleurs embarrassés pour faire autrement ; mais il y a tant de manières d’être un homme ! C’étaient des hommes que Lamartine et Victor Hugo, c’étaient même de fort grands hommes. Musset était un homme, incontestablement, ayant cédé à toutes les faiblesses de l’humaine nature. Verlaine fut un pauvre homme. Donc ils ont, comme c’est l’habitude parmi les hommes, aimé, haï, souffert, espéré ; ils se sont réjouis, affligés, consolés ; et ils ne nous ont laissé rien ignorer de cette part qu’ils prenaient à la comédie de l’existence. Ils nous ont fait confidence de leurs plus intimes émotions : ils nous ont conté toutes les aventures de leur sensibilité. Ils ont crié leurs tristesses et leurs joies. Ils ont mis dans leurs vers leurs rancunes, leurs haines, leurs colères, aussi bien que le signalement de leurs maîtresses. Ils ont pris le monde entier à témoin des injures qui leur étaient faites et des blessures dont ils saignaient. Ç’a été leur manière d’être des hommes, et c’en est une :

Quand le diable y serait, j’ai mon cœur humain, moi !

S’agit-il donc de préconiser un retour à la poésie personnelle ? Le fait est que M. Gregh parle beaucoup de l’urgence qu’il y a pour le poètes à sortir de la « tour d’ivoire. » Il reproche fort aux symbolistes de ne pas nous avoir témoigné assez de confiance familière « Jamais chez eux un aveu personnel, un cri, un battement de cœur. » Je ne doute guère que cette invitation à se mettre en scène ne soit du goût de beaucoup d’écrivains : nous sommes dans un temps où l’on ne pèche pas par l’excès de discrétion. Puisque chacun entretient tout le monde de ses affaires particulières, pourquoi le poète serait-il seul à se tenir sur la réserve ? Et par quel paradoxe les lyriques échapperaient-ils seuls à la furieuse poussée de notre individualisme ? Que les poètes recommencent donc de trouver en eux la matière de leurs chants ! Seulement on ne peut guère nous présenter l’individualisme en art comme une nouveauté. La poésie personnelle ayant été toute la poésie romantique, il est inadmissible que l’humanisme soit venu précisément pour nous la rapporter.

Ou s’agit-il de parler en vers de ce qui intéresse tous les hommes et qui fait leurs préoccupations communes ? Est-ce le dogme de l’impersonnalité dans l’art qu’on nous propose, au lieu des fantaisies de la poésie personnelle ? Il y a beaux jours que Leconte de Lisle l’a enseigné à ses amis du Parnasse. Ou serait-ce que le temps est venu de mettre en vers la « religion de l’humanité ? » Mais c’est de poésie qu’il est question. Et dans la poésie humanitaire, comme dans toutes les autres, les exigences de l’art restent les mêmes. Le caractère humanitaire d’une poésie ne préjuge rien de sa technique, dont, au surplus, dans tout ceci personne ne souffle mot.

Nous avons beau faire et beau presser ces éloquentes déclarations, nous n’arrivons pas à en faire sortir quoi que ce soit de précis. Nous sommes sans cesse rejetés dans l’océan de la phraséologie. Ce que les exégètes du nouvel humanisme livrent à notre méditation, ce qu’ils offrent comme évangile aux futurs poètes, ce qu’ils prennent pour une nouveauté, tient dans cette déclaration : c’est qu’entre « l’art et la vie il y a des relations nécessaires. » Mais qui donc l’a jamais nié sérieusement ? Comment s’y prendrait-on pour contester une assertion aussi peu audacieuse ? Et qu’y a-t-il ici de particulier à la poésie ? Lui aussi, le roman doit soutenir avec la vie quelques relations. Lui aussi, le théâtre doit reproduire quelque chose de la vie. Elle aussi, l’histoire n’est pas sans quelque rapport avec la vie. L’art de tous les temps n’a fait autre chose qu’exprimer la réalité plus ou moins déformée. Comme on n’a jamais écrit des livres qu’avec des phrases et des phrases avec des mots, il a toujours fallu que ces phrases et ces mots continssent quelque chose d’humain. S’en tenir à ces généralités, c’est ne rien dire, et alors on se demande si c’était la peine de le dire avec tant de fracas.

Peu nous importerait d’ailleurs, et nous ne nous soucierions guère de troubler les néo-humanistes dans la certitude où ils sont que, pour fonder une école, il suffit d’en avoir bonne envie : il n’y aurait qu’un manifeste de plus, et rien ne serait changé dans le monde. Mais, quand on tente pareille entreprise, il faut avoir la prudence de choisir des termes qui soient bien à vous, n’étant à personne, et dont on puisse accommoder à son gré la signification. Il ne faut pas se servir de termes déjà consacrés, de formules qui ont fait leurs preuves et dont le contenu, la valeur et la portée ont été précisés, déterminés, arrêtés par tout un ensemble d’œuvres. Si l’humanisme a été la loi même de l’art trois siècles avant que nos contemporains ne se fussent avisés de le découvrir, c’est donc qu’on ne les avait pas davantage attendus pour savoir ce qu’on entend quand on en parle. L’humanisme représente une conception de la vie et une conception de l’art qui ne se confondent avec aucune autre. Entre tant de définitions qu’on en a proposées, nous choisirons celle qu’en a donnée Fromentin : il n’en est guère de plus large à la fois et de plus précise. « Il existait, écrit-il dans ses Maîtres d’autrefois, une habitude de penser hautement, grandement, un art qui consistait à faire choix des choses, à les embellir, à les rectifier, qui vivait dans l’absolu plutôt que dans le relatif, apercevait la nature comme elle est, mais se plaisait à la montrer comme elle n’est pas. Tout se rapportait plus ou moins à la personne humaine, en dépendait, s’y subordonnait et se calquait sur elle, parce qu’en effet certaines lois de proportions et certains attributs, comme la grâce, la force, la noblesse, la beauté, savamment étudiés chez l’homme et réduits en corps de doctrines, s’appliquaient aussi à ce qui n’était pas l’homme. Il en résultait une sorte d’humanité ou d’univers humanisé dont le corps humain, dans ses proportions idéales, était le prototype. Histoire, visions, croyances, dogmes, mythes, symboles, emblèmes, la forme humaine presque seule exprimait tout ce qui peut être exprimé par elle. La nature existait vaguement autour de ce personnage absorbant. A peine la considérait-on comme un cadre qui devait diminuer et disparaître de lui-même, dès que l’homme y prenait place. Tout était élimination et synthèse. » Commentant cette belle page dans une des leçons de son cours sur l’Évolution de la poésie lyrique, M. Brunetière en précisait encore le sens. « Tout s’exprimait alors en fonction de l’humanité, non seulement les pensées ou les sentimens de l’homme, ses vertus ou ses vices, mais aussi les choses mêmes et jusqu’aux énergies cachées de la nature. En deux mots la forme humaine, avec ce qu’elle comportait d’altérations, d’atténuations ou d’exagérations, sans cesser pour cela d’être humaine, était censée pouvoir tout dire. L’homme était la mesure de toutes choses. Et ce que l’on désespérait de réussir à rendre par le moyen de la forme humaine, on en était arrivé à croire qu’il ne valait pas la peine d’être dit ou représenté. » C’est de la sorte que l’antiquité, lorsque, dans ses mythes, elle donne aux forces de la nature l’apparence humaine, invente l’humanisme ; c’est ainsi que la peinture et la statuaire de la Renaissance se réfèrent à la même doctrine ; et c’est pourquoi, dans leur souci du vrai et dans leur conception réaliste de l’art, nos classiques du XVIIe siècle concentrent leur effort sur l’étude de l’homme même. Mais, d’ailleurs, cet humanisme, qui pendant si longtemps a servi aux écrivains et aux artistes parce qu’il était en harmonie avec la représentation qu’ils se faisaient du monde et avec l’état de leurs connaissances, peut-on espérer qu’il suffise encore aux écrivains de demain et qu’il survive à la révolution qui s’est faite dans la façon dont nous envisageons l’univers ? Nous ne croyons plus que l’homme soit la mesure de toutes choses : la science nous a guéris de l’illusion que la terre fût le centre du monde et que tout dans la création ne se rapportât qu’à nous seuls. C’est dire qu’il y a peu de chances que l’art puisse nous en bercer encore. Et l’humanisme n’était autre chose que la traduction artistique de cette illusion.

Souhaitons donc que, reprenant les choses où les symbolistes les ont laissées, il se trouve quelque écrivain assez clairvoyant pour discerner parmi les tendances encore incertaines de l’heure présente, celles qui ont chance d’être viables, et qui méritent de l’emporter dans la lutte pour le plus fort. Qu’il livre sa formule à nos discussions. Ce sera un moyen de mettre un peu d’ordre dans notre anarchie esthétique, et de réagir contre l’émiettement des forces dont nous souffrons en littérature comme ailleurs. C’est à quoi servent les écoles. Mais nous convier à la cérémonie d’inauguration d’une école, haranguer la « jeunesse littéraire » pour lui redire ce qui a été répété à satiété par tous ceux qui nous ont précédés, c’est une duperie. Libre aux poètes d’inscrire en tête de leurs vers l’épigraphe qui leur convient, puisque, aussi bien, la question reste de savoir si ces vers sont bons ou mauvais. Mais la critique ne jouit pas des mêmes immunités. Elle est tenue de peser les mots, d’éprouver la valeur des doctrines, de mesurer les prétentions ; elle doit servir à éclaircir et à débrouiller les notions ; et nous n’avons certes pas besoin d’elle pour ajouter à la confusion des idées.


RENE DOUMIC,