Revue littéraire - Une Récente Histoire de l’émigration

Revue littéraire - Une Récente Histoire de l’émigration
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 436-451).
REVUE LITTERAIRE

UNE RECENTE HISTOIRE DE L'EMIGRATION

Histoire générale des émigrés pendant la révolution française, par M. H. Forneron. Paris, 1884 ; Plon.

M. Forneron est l’auteur d’une Histoire des débats du parlement anglais depuis 1688, en un volume ; d’une Histoire des ducs de Guise et de leur époque, en deux volumes ; d’une Histoire de Philippe II, en quatre volumes ; enfin, d’une Histoire générale des émigrés pendant la révolution française, en deux volumes ; neuf volumes au total, — si l’arithmétique est une science certaine, — et neuf volumes dont le plus ancien n’a guère plus de douze ans de date : les Ducs de Guise, qui l’ont suivi, n’en ont pas encore huit. Voilà bien de la besogne abattue en bien peu de temps, et il est naturel de se demander si la qualité en répond à la quantité. Ceux qui savent, en effet, ce que coûte aujourd’hui de minutieuses recherches l’éclaircissement d’un seul point particulier de fait sont disposés à s’étonner qu’un seul homme, en moins de huit ans, en ait cru pouvoir tant éclaircir ; mais ceux qui n’ignorent pas tout à fait ce qu’exige de longue patience la méditation d’un seul tableau d’histoire n’admettent pas volontiers qu’un seul homme, en moins de huit ans, en ait prétendu composer jusqu’à trois. Les seconds ont raison, et les premiers n’ont pas tort. Lorsqu’il ne s’agit que de rimer un madrigal ou de tourner un sonnet, le temps, puisque Molière le dit, ne fait peut être rien à l’affaire ; mais un livre, un vrai livre, et surtout un livre d’histoire, le temps n’en épargne aucun de ceux que l’on a commis l’imprudence de vouloir écrire sans lui. Si M. Forneron eût mieux connu la vérité de cette maxime, il eût sans doute laissé sur le métier, pendant longues années encore, son Histoire des émigrés ; elle en vaudrait probablement mieux ; et il n’eût pas lui-même gravement compromis le commencement de réputation que lui avait acquis son Histoire de Philippe II.

Le sujet, il est vrai, n’était pas facile à traiter, complexe comme il est, délicat, et surtout décousu ; mais c’était à M. Forneron de ne pas le choisir ; et nous, puisqu’il l’a choisi, tout ce que nous pouvons dire, c’est que d’autant que le sujet était plus difficile d’autant M. Forneron y devait proportionner son effort. « Il y a peu de choses impossibles d’elles-mêmes, a dit un moraliste, et l’application pour les faire réussir nous manque plus que les moyens. » C’est d’application, d’abord, que M. Forneron a manqué dans la préparation de son livre ; c’est malheureusement aussi de critique et de discernement dans le choix de ses moyens. Tandis qu’en effet il négligeait quelques-unes des plus importantes publications qu’il eût dû d’abord consulter, le volumineux recueil de M. Feuillet de Conches, par exemple, ou celui de M. de Vivenot, — combien d’autres encore ! — et notamment toutes ces histoires provinciales, trop peu connues, si dignes de l’être, M. Forneron Composait la substance de son livre avec ce qu’il y a de moins authentique ou de plus décrié dans la littérature de la révolution, les Mémoires de la baronne d’Oberkirch et les Souvenirs de Mme Vigée-Lebrun, d’Allonville et George Duval, Rose Bertin et Louise Fusil, ou bien encore Antoine (de Saint-Gervais), l’auteur d’une Histoire des émigrés, dédiée aux « Puissances, » et dont je veux ici, pour l’édification et la joie du lecteur, reproduire au moins l’épigraphe : « Noble dans ses causes, glorieuse dans son cours, honorable dans ses désastres, utile dans ses conséquences, l’Émigration française embellira les pages de notre histoire ! » Après cela, muni de telles autorités, l’historien pouvait se dispenser d’aller fouiller à son tour les cartons des Archives, et même d’utiliser des manuscrits privés, « comme ont fait de Thou, Voltaire et Thiers ; » Antoine (de Saint-Gervais) nous suffisait, avec son épigraphe, et le livre de M. Forneron est déjà plus d’à moitié jugé. De même qu’il y a des propos qu’il faut savoir ne pas entendre et des lettres qu’il faut jeter au panier sans les lire, il y a des documens dont il faut savoir ne pas se servir et des commérages qu’il ne faut pas laisser s’introduire dans l’histoire. Avec eux, en effet, et par eux, ce qui s’y introduit, c’est l’erreur. Aussi fourmille-t-elle dans cette Histoire des émigrés. Nous laisserons toutefois aux érudits le soin d’en faire justice, et, nous attachant moins à l’erreur elle-même qu’à son principe, nous essaierons plutôt de dire quel esprit a guidé M. Forneron dans le choix de pareils documens : c’est aussi bien l’esprit de toute une petite et dangereuse école.

Il y en a qui font, selon le mot de M. Forneron, de « l’histoire ennuyeuse et pédante, » les Mignet, à ce que j’imagine, ou les Tocqueville, si vous voulez, les Sybel peut-être encore ouïes Mortimer-Ternaux, hommes de talent sans doute, écrivains consciencieux, mais trop préoccupés de ne rien avancer qu’ils ne prouvent et pas assez soucieux d’égayer d’anecdotes piquantes l’aridité d’une grave matière. M. Forneron, lui, fait ce que l’on appelle de l’histoire amusante, — à la façon des frères de Goncourt, et sur le modèle de Renée Mauperin, — de l’histoire amusante, médisante, et surtout galante. Si l’on retranchait de son livre tout ce qu’il a trouvé le moyen d’y mêler « d’histoires de femmes, » un bon tiers de l’œuvre y fondrait, et ce serait dommage, car de tous les côtés du sujet qu’il traitait, c’est le seul qu’il ait un peu scrupuleusement étudié. Il en devient même touchant, quand, par exemple, il dépouille la Correspondance originale des émigrés, — un de ces nombreux recueils dont il n’oublie que de faire la critique, — et qu’il y signale avec émotion les tendres appels des fiancées : « Je t’adore, je ne suis pas la maîtresse de t’aimer moins. Tu es ma vie, mon bonheur, mon malheur. C’est toi qui m’animes ; tu es seul toute mon existence. » Pour ceux qui n’aimeraient pas cette note sentimentale il en a d’ailleurs une plus vive : « Je veux te faire oublier dans mes bras tes souffrances. Pense que tu dois trouver une femme bien tendre et qui serait fâchée d’être trompée dans son attente. Tu dois revenir fort et bien portant. » De semblables trouvailles ne sont-elles pas un encouragement ? Si donc l’histoire des traités, entre autres, n’est pas très familière à M. Forneron, il sait parfaitement, en revanche, pour l’avoir découvert dans les manuscrits des affaires étrangères, avec qui couchait en 1791 l’évêque de Pamiers ; et si parfois il se trompe sur les dates, en revanche, pour l’avoir appris dans les Mémoires de La Révellière, il vous dira que l’ambassadrice du directoire à Naples scandalisait à montrer sa jambe. Précieuse acquisition pour l’histoire ; car eussiez-vous cru que Caroline, en vérité, fût si prude et Acton si pudique ? En un autre endroit, il ne peut se tenir d’interrompre tout à coup son récit pour nous conter l’Épisode du comte Henri W…, un colonel gascon, que la « tendre » Sophie dispute à la « sèche » Hippolyte, jusqu’à ce qu’il finisse par épouser sa cuisinière. Ailleurs, c’est le fameux comte d’Antraigues, dont il faut qu’il nous dise les liaisons et le mariage avec la non moins fameuse demoiselle de Saint-Huberti. « Antoinette Clavel, dite la Saint-Huberti, était une Alsacienne, petite, trapue, aux cheveux fades, au nez retroussé, à la bouche large. Sa face vulgaire se transfigurait dans la passion. » — Eh ! mon ami, disait Voltaire à ceux qui lui faisaient de semblables confidences, l’as-tu vue en cet état ? Non qu’il fût assurément l’ennemi de l’anecdote, mais enfin il estimait qu’elle diminue quelque chose de la gravité, de la dignité, de l’autorité de l’histoire. Tel n’est pas l’avis de M. Forneron. Assez d’autres travailleront, s’ils le veulent et qu’ils le puissent, à débrouiller l’écheveau compliqué de la politique européenne dans le temps de la révolution, son affaire, c’est d’extraire des correspondances diplomatiques de quoi peindre la petite cour galante et dévote à la fois d’Holyrood où de dresser ; d’après les Mémoires de l’un et le Journal de l’autre, le catalogue raisonné des maîtresses du roi de Prusse. Et voilà de l’histoire « amusante, » point « ennuyeuse, » point « pédante » non plus ; du vrai roman vécu, comme ils disent dans l’école ; quelque chose qui certainement ne ressemble point à ces autres histoires de la révolution française ! Et, en effet, ce serait de l’histoire amusante, en premier lieu si nous nous amusions beaucoup de ces anecdotes galantes après en avoir tant entendu conter, — et combien de fois les mêmes ! — et puis, et surtout si c’était de l’histoire. Mais ce n’est que de l’historiette, et, entre autres inconvéniens, l’historiette a cela contre elle, depuis Brantôme et depuis Tallemant, de ressembler beaucoup au pamphlet, lequel est précisément et à bon droit réputé le contraire de l’histoire.

Quand on fait tant que de vouloir amuser, on veut bientôt amuser à tout prix, et tout y devient bon, pourvu qu’il soit amusant. Comme on a négligé les grands événemens pour chasser aux anecdotes, on laisse donc de côté les opinions et les doctrines pour ne s’acharner qu’aux personnes. Est-il en effet rien de plus amusant que de surprendre en flagrant délit de sottise ou de ridicule un ennemi détesté ? Mais que si l’ingrate nature ne l’a pas taillé sur le modèle d’un Antinoüs, quel plaisir de se venger de ses actions sur son visage, et de faire payer à sa tournure l’importance de son rôle historique ! Je ne sais si je me trompe, mais c’est particulièrement aux hommes gras que M. Forneron semblerait en vouloir. D’autres jugent les hommes, M. Forneron les jauge. Même quand il en a mieux et beaucoup mieux à dire, comme du baron de Thugut, par exemple, il ne saurait omettre d’observer qu’à tous ses autres vices le ministre autrichien joignait celui d’être « gras ; » mais, non content d’être « gras, » s’aviserait-on peut-être encore, comme Carnot, d’être « blafard, » cela devient une preuve d’incapacité radicale, pour ne pas dire davantage. Heureux seulement si M. Forneron étendait aux gros mots cette répugnance instinctive qu’il témoigne pour les hommes gras ! On ne saurait en effet imaginer ce qu’il défile dans ces deux volumes et de « cuistres, » et d’ « imbéciles, » et de « fripons, » et de « coquins ; » et quoiqu’il n’ait manqué, je l’avoue, ni des uns ni des autres dans l’histoire de la révolution, comme aussi quoiqu’il convienne parfois d’appeler les gens de leur vrai nom, c’est toutefois une licence dont peut-être vaudrait-il mieux ne pas tant abuser. Mais l’excuse de M. Forneron, c’est toujours qu’il s’agit d’amuser le lecteur ; et au fait, s’il y en a des moyens certainement plus délicats, il n’y en a guère de plus aisés.

Et ce doit être aussi l’excuse de ces jugemens, ou plutôt de ces décisions impérieuses, non moins téméraires au fond que violentes dans la forme, qui achèvent de caractériser la manière de M. Forneron, pour autant que l’on puisse reconnaître « une manière » à M. Forneron. Il n’y faut voir incontestablement que purs effets de style, bordées de rhétorique, et comme qui dirait importations dans l’histoire des procédés naturalistes. Ayant déjà trouvé dans l’anecdote galante ou dans la particularité physiologique un moyen court et facile de provoquer l’attention, M. Forneron n’a considéré dans la violence de la forme et la liberté de l’expression qu’un moyen sûr, bien que vulgaire, de l’exciter davantage, et au besoin de l’exaspérer plutôt que de la laisser endormir. Sottise donc, avidité, cruauté, perfidie, lâcheté, trahisson, si ces mots et bien d’autres lui viennent sous la plume, il faut se souvenir qu’il n’a pas pris la peine de les peser, et encore moins l’engagement de prouver qu’il eût le droit de s’en servir. Mais, tout simplement, et sans approfondir davantage, il lui a paru qu’ils donnaient du ton à la phrase, de la couleur au style, de la vie à l’histoire, et enfin à la pensée je ne sais quel air aussi d’indépendance et de fierté. — On le voit, nous cherchons des excuses à M. Forneron ; mais quand nous en trouverions encore davantage, il ne resterait pas moins vrai que si l’on fait ainsi, quelquefois, de l’histoire amusante, ce que l’on fait très assurément, c’est de l’histoire superficielle. Léger dans la forme, quoique non pas autant peut-être que l’eût souhaité l’auteur, ce livre est léger dans le fond, et beaucoup plus, à notre humble avis, qu’il n’eût convenu au sujet. Nous nous contenterions de le dire, si nous imitions nous-même les procédés sommaires de M. Forneron ; il sera peut-être meilleur d’essayer de le prouver ; deux ou trois points, d’ailleurs, — et non pas les moins important d’une histoire de l’émigration, — se trouvent intéressés à la preuve.

M. Forneron, dans son premier volume, après et d’après M. Taine, insiste longuement sur les excès de tout genre qui, dès le lendemain même de la prise de la Bastille, auraient rendu la France inhabitable à quiconque ne se déclarait pas courtisan de la révolution. Il est permis de dire, en effet, que, si la terreur date du jour où, dans la suspension de toutes les lois protectrices de l’ordre public et de la sécurité privée, une minorité de faibles s’est vue livrée en proie à l’oppression des plus forts, les hommes que l’histoire a flétris du noms de terroristes n’ont guère fait que donner le cours légal à un système de violences que la populace des villes et surtout des campagnes avait trouvé d’abord et appliqué d’elle-même. Or, sur ce point, la lumière semble aujourd’hui faite, et d’autant plus vive, ou en quelque sorte plus vengeresse, que les historiens de la révolution l’avaient plus longtemps et plus soigneusement cachée. De grands crimes ont souillé les années 1789 et 1790, non-seulement à Paris, mais dans les provinces, plus nombreux sans aucun doute et, puisqu’il faut distinguer des degrés dans le crime, plus atroces peut-être dans les provinces qu’à Paris. Cette explication toute seule excuse, ou plutôt légitime l’émigration. Car s’il n’est pas absolument sûr que nous soyons tenus de mettre notre tête au jeu sanglant des révolutions, il paraît à peu près certain que, quand on l’attaque, si nous avons un droit qui prime tous les autres, c’est celui de la défendre. On se défend donc si on le peut, et, si on ne le peut pas, on se sauve. C’est ce qu’avaient fait jadis les protestans ; c’est ce que les émigrés firent à leur tour ; et il est étrange que l’on ait essayé de disputer à ceux-ci le droit que l’on reconnaît à ceux-là. On eut le droit d’émigrer quand il fut bien établi que la justice révolutionnaire était impuissante à maintenir la sécurité que l’état doit d’abord à ses citoyens.

On sait les lois de spoliation qui répondirent à ces départs forcés. La cupidité s’émut prodigieusement à l’appât de tant de richesses délaissées, de tant de confiscations promises, de tant de « bon bien » mis en vente, et la convoitise acheva ce qu’avait commencé la colère peut-être, ou la première ivresse de la toute-puissance. De même donc qu’il s’était fait, au signal donné par la Constituante, une vaste conspiration de la haine pour chasser l’émigré de son sol natal, voici qu’il s’en fait une maintenant, au signal donné par la Législative, de l’esprit de lucre et de l’esprit de rapine pour empêcher l’émigré de rentrer. Expulsé violemment par l’émeute au-delà de la frontière, il y est retenu forcément par la menace de la guillotine. Alors, à la faveur de ces promesses de mort (et d’une mort hideuse ou ignoble), suspendues sur deux cent cinquante mille têtes, s’opère méthodiquement la plus inique translation de propriété peut-être dont l’histoire ait gardé le souvenir. La Convention aggrave l’œuvre de la Législative ; le Directoire, à son tour, l’œuvre de la Convention ; l’Empire même, en 1807, publie une liste d’émigrés ; et l’histoire de l’émigration ne se termine enfin que lorsque des lois nouvelles et un droit nouveau sont venus sanctionner sans retour cette spoliation sans exemple. Tel est en raccourci le tableau que nous trace M. Forneron. On en a reconnu les traits pour appartenir surtout à M. Taine. M. Forneron n’y a mis que peu de chose de lui-même, si ce n’est peut-être le parti-pris de réduire le crime aux plus honteux motifs qu’il puisse avoir. « On a tué par envie, par manière d’éteindre ses dettes, par appât du lucre, souvent par vengeance privée. Ce sont crimes sans poésie. » Contredirons-nous M. Forneron sur ce point ? Il n’est pas nécessaire ; mais de quoi nous lui demanderons plutôt compté, c’est de tout ce qu’il a omis de faire entrer dans ce tableau ; c’est aussi d’une part de ce qu’il y a mis.

Quel droit avait-il, en effet, de confondre les dates et de brouiller les temps ? Qu’importent à une énumération des causes de l’émigration les crimes commis sous le régime de la Convention, en 1793 et 1794, ou plus tard encore, sous le régime du Directoire ? La justice historique exige rigoureusement que rien de ce qui a suivi le 20 avril 1792 ne soit compté parmi les causes de l’émigration. A dater de ce jour, l’état de guerre succède à l’état de paix ; émigrés et conventionnels ne sont plus les uns pour les autres citoyens d’une même patrie ; je ne vois plus que des étrangers en présence ; et sur ce principe, je crois pouvoir affirmer que tous les anciens jurisconsultes fussent tombés d’accord pour reconnaître à l’état le droit de confiscation des propriétés ennemies. Or, c’est à la fin du mois de mars 1792 seulement que le séquestre fut mis sur les biens des émigrés. Donc il n’est pas permis de faire figurer les décrets sanguinaires des assemblées parmi les « causes » de l’émigration, et l’on serait fondé plutôt à soutenir que c’est l’émigration qui a été, au contraire, la « cause » de ces décrets. Il convient d’ajouter qu’au mois de février 1791 la constituante avait repoussé la proposition même d’une loi sur les émigrés et que l’unique décret qu’elle ait porté contre eux s’était borné à frapper leurs biens d’une imposition triple. Mais, entre autres licences que M. Forneron s’est données, je n’en vois guère de plus exorbitante que de s’être dispensé de toute chronologie dans l’exposé des faits. Comment la question même de l’émigration s’est posée devant les assemblées, à quelle occasion, quel jour, dans quelles circonstances ; lois et décrets, qui les a proposés, quand, et dans quels termes ; qui les a votés, sous quelles restrictions, ou étendus à des catégories nouvelles, et dans quelles conditions ; c’est le moindre souci de M. Forneron, et dans cette Histoire des émigrés, autant que l’on rencontré de déclamations superflues et de personnalités inutiles, aussi peu trouve-t-on de textes utiles et de dates nécessaires.

En second lieu : soulèvemens populaires, émeutes, pillages en bandes, menaces de mort, incendies, rapines, assassinats, que valent de semblables raisons pour ceux qui forment la première et seule coupable émigration ? le comte d’Artois, par exemple, ou le prince de Condé ? quel si grand danger personnel, urgent, inévitable, les a forcés de fuir, eux et ceux qui les ont suivis, lorsque tout autour d’eux leur faisait un devoir de rester ? et quand le danger même eût été plus grand, ceux qui sont nés sur les marches du trône ont-ils le droit, pour conserver des maîtres à des sujets rebelles, de quitter la place à la rébellion ? une noblesse de cour, une aristocratie militaire peuvent-elles invoquer l’excuse de la peur, ou peuvent-elles convenir seulement d’avoir cherché leur salut dans la fuite, aux dépens de la liberté, de la sécurité, de la vie même du prince ? Mais maintenant, leurs propos, leurs démarches, leurs intrigues, leurs menaces, pendant plus de deux années entières, en fournissant aux orateurs des clubs et de la place publique un thème trop facile, qui dira pour quelle part elles ont contribué dans les agitations populaires qui sont à leur tour devenues la cause de la grande émigration ? Qui le dira ? Ce n’est pas M. Forneron, lui qui n’a pas même dit un mot des disettes et des famines où les excès pourraient trouver une espèce d’atténuation. Et enfin, car dans des questions de ce genre il faut avoir le courage de tout dire, ces crimes eux-mêmes ont-ils été vraiment si nombreux ? J’en ai peur, si j’en juge par le peu que j’en sais, et je crains que plus on approfondira les histoires provinciales, plus on en découvre de nouveaux ; mais c’est évidemment ce qu’il fallait établir au début d’une Histoire des émigrés, et c’est ce que M. Forneron n’a pas fait. Après comme avant lui, c’est une géographie de la révolution qui reste toujours à écrire et que l’on ne voit pas que personne entreprenne. Cependant, une telle géographie, province par province, aussi longtemps qu’elle ne sera pas faite, il manquera toujours sa base la plus solide à une histoire de la révolution, puisque, comme nous le savons déjà par quelques exemples fameux, Bretagne ou Vendée, la révolution n’a pas partout ni en même temps opéré les mêmes effets. Si M. Forneron, au lieu de fouiller les cartons des archives se fût seulement imposé la tâche de lire ce que nous avons déjà d’Histoires provinciales, et d’esquisser, dans la mesure où son livre le lui permettait, le lui demandait, cette géographie politique de la France de 1789 à 1791, il eût rendu plus de services. Mais cela eût été plus long, plus difficile peut-être et puis, pour le profane, pour le lecteur qui croit à la vertu propre et intrinsèque du document inédit, la mention d’un livre imprimé ne fait pas au bas des pages le même effet que l’indication mystérieuse : F, 7 ; 4827, n° 58 et AF. III, 36,131. Je m’en sens, quant à moi, pénétré de confiance, de respect, d’admiration.

Une Histoire de l’émigration se déplace avec son sujet lui-même. Pour passer de France en Allemagne, M. Forneron a passé des Origines de la France contemporaine à l’Histoire de l’Europe pendant la révolution française ; c’est-à-dire de M. Taine à M. de Sybel. On connaît le très remarquable livre de M. de Sybel. Un peu aux dépens de notre amour-propre national, il a rendu ce grand service à l’histoire générale de montrer que l’Europe n’avait pas disparu de la scène du monde pendant le temps de la révolution française, et qu’au moment même où la révolution éclatait, de très grands intérêts se débattaient ailleurs, du côté de l’Orient, vers la Turquie, vers la Pologne, ou plus loin encore, aux Indes, en Amérique. En partie pour cette cause, parce qu’elles étaient occupées d’autres affaires, engagées à fond sur d’autres questions, et en partie pour cette autre cause, que la révolution française n’est devenue qu’insensiblement, à mesure qu’elle développait la série de ses conséquences, ce qu’elle est aujourd’hui : l’événement le plus considérable qui se soit vu depuis la réforme, les puissances européennes, qui ne pouvaient guère en deviner les suites trop lointaines, n’y reconnurent donc qu’un événement français, tout d’abord, et plutôt favorable à leurs ambitions traditionnelles. La diminution du roi de France, inattendue, presque soudaine, et dès les premiers jours de la constituante plus complète qu’elles n’eussent pu l’espérer, ne leur parut pas tant une menace à tous les trônes qu’un coup de fortune dont il fallait se hâter de profiter. Aussi, quand au bout de quelque temps la nécessité d’une guerre prochaine commença d’apparaître, ne fut-ce pas sans quelque mécontentement que la Prusse, mais surtout l’Autriche, se détournèrent de la Pologne pour observer la révolution. C’est l’explication naturelle, sinon de la mauvaise grâce, tout au moins d’une certaine froideur avec laquelle elles accueillirent d’abord les émigrés, et les princes eux-mêmes. C’est l’explication des réponses constamment dilatoires que l’empereur Léopold, jusqu’à son dernier jour, ne cessa d’opposer aux sollicitations éperdues de Louis XVI et de Marie-Antoinette. C’est l’explication enfin de l’espèce de mollesse, de négligence, d’incurie même avec laquelle fut préparée la guerre, et conduite lorsqu’elle fut une fois commencée. Si les sympathies stériles des souverains ne lui manquèrent pas, la fille de Marie-Thérèse ne trouva pas dans son frère, ni même dans son neveu d’Autriche, un appui beaucoup plus solide, un secours beaucoup plus efficace que jadis, dans son frère, et dans son neveu de France, la fille d’Henri IV. Ce n’est guère, en effet, qu’au lendemain de la mort de Louis XVI, quand l’attentat leur eut donné la mesure de ce que pouvait oser la révolution, qu’ils ouvrirent enfin les yeux et comprirent qu’il y allait d’eux-mêmes avec tout ce qu’ils représentaient. Fort indifférente aux émigrés, peut-être même plutôt hostile, l’Europe se réveilla quand, elle se sentit elle-même attaquée. On peut donc prétendre, dans une certaine mesure, que ni la Prusse ni l’Autriche, encore moins l’Angleterre, ne provoquèrent la France, et ainsi rendre, si on le veut, la France responsable d’avoir inauguré l’ère de sang qui s’ouvrit le 20 avril 1792 pour ne se clore que vingt-trois ans plus tard.

Ce qu’il y a de vrai dans ces considérations, je ne dirai pas que M. Forneron l’ait tout à fait négligé, mais à quoi surtout il s’est attaché, c’est à la conclusion que nous venons de reproduire. Voici comme il s’exprime : « Le 30 avril 1792, les girondins font déclarer la guerre, sans prévoir que cette guerre va durer vingt-trois ans, qu’elle tuera tout d’abord la Pologne, que la civilisation va être privée de trois millions de mâles de races supérieures et de l’influence de la France sur le monde. Le monde en sortira épuisé, la France meurtrie pour toujours, mais qu’importent les destinées de la France et de l’humanité aux maniaques de l’égalité ? Cet arrêt dans la civilisation produit la république ; ils l’ont. » Analysons cette seule phrase, et nous pourrons nous en tenir là, car je ne crois pas qu’il fût facile à un autre historien, quand il s’y étudierait, d’entasser en aussi peu de mots autant d’inexactitudes.

Et qui sont d’abord ces « maniaques de l’égalité » dont on parle ? Ce ne sont pas les montagnards, sans doute, puisque tout le monde sait aujourd’hui qu’il ne dépendit pas de Robespierre d’empêcher la déclaration de guerre ? mais si ce sont les girondins, comment M. Forneron oublie-t-il que les girondins représentent justement dans l’histoire de la révolution le dernier effort de résistance des classes moyennes au progrès du dogme égalitaire ? et comment peut-il écrire : « Qu’importent les destinées de la France et de l’humanité ? » quand ce sont ces mêmes girondins qui ont donné précisément à la lutte ce caractère de propagande armée qu’elle conservera jusqu’au dernier jour ? Dire maintenant que « le monde sortit épuisé » de cette lutte, c’est à peu près dire le contraire de la vérité, puisque nous venons à peine de voir finir une ère de progrès matériels comme l’Europe n’en avait pas vu depuis environ deux cents ans alors et comme il y a lieu de croire qu’elle n’en verra pas de sitôt. Mais reprocher aux girondins de n’avoir pas « prévu » que la guerre durerait vingt-trois ans et tuerait d’abord la Pologne, qui ne sait que la Pologne était malheureusement trop capable de s’achever elle-même, comme qui ne sent qu’il n’est au pouvoir de personne de « prévoir » la durée d’une guerre ? Je ne dis rien de l’argument des « trois millions de mâles de races supérieures, » si ce n’est qu’il vaut l’argument des « millions de citoyens utiles » que coûtait à la civilisation, selon nos encyclopédistes, le célibat des moines et des religieuses. En vérité, n’est-ce pas se moquer ? Compte-t-on à ce point sur la crédulité du lecteur ? Écrit-on ainsi l’histoire ? Et là-dessus, puisqu’il paraît que cette question a décidément tant d’importance et que l’on croit avoir presque autant fait contre les girondins en les accusant d’avoir provoqué l’Autriche que si l’on avait prouvé leur tacite complicité dans les massacres de septembre, que ne nous parle-t-on aussi des rassemble mens d’émigrés, et de la déclaration de Pilnitz ? Car quel peuple, en aucun temps, a jamais souffert que ses nationaux s’assemblassent en armes à sa propre frontière pour venir le remettre sous un joug qu’il avait secoué ? Quel gouvernement d’une grande nation a jamais supporté que l’étranger se vînt interposer dans ses affaires ? Voilà les causes prochaines de la guerre ; il n’y en a pas d’autres (à moins que ce ne soit aussi la cupidité des puissances) ; et quant aux causes profondes, j’ajouterai qu’il n’était pas plus au pouvoir des puissances que de la révolution d’en éviter les effets. C’est ce qui rend de pareilles discussions bien vaines, et presque puériles. Si la révolution n’avait pas attaqué l’Europe, c’est l’Europe, qui, tôt ou tard, eût attaqué la révolution, parce que si la guerre de la révolution contre l’Europe était contenue dans les origines mêmes de la révolution, la guerre de l’Europe contre la révolution n’était pas moins évidemment contenue dans le passé de l’Europe. Il est dans le caractère de ces grands événemens, qui, comme la réforme ou la révolution, se développent à la façon des forces de la nature, d’être plus puissantes que les volontés des hommes et de ne pouvoir pas être détournées de leur cours avant de l’avoir accompli. Satanique ou providentielle : M. Forneron, qui joue volontiers au Joseph de Maistre, aurait dû méditer ce mot.

On sait que l’entrée de l’Angleterre dans la coalition, en 1793, marque une époque nouvelle dans l’histoire de l’émigration et de la guerre européenne. Comme il avait passé de France en Allemagne, M. Forneron passe donc d’Allemagne en Angleterre ; je veux dire du livre de M. de Sybel à celui de lord Stanhope : William Pitt et son Temps. Après les assemblées et les partis révolutionnaires, c’est au comte d’Artois que s’en prend ici M. Forneron. La tâche malheureusement n’était pas difficile, et peu de princes dans l’histoire ont plus mal compris leur devoir. A la faute d’avoir donné, dans un temps où son départ n’avait pas même une ombre d’excuse, le premier signal de l’émigration, le comte d’Artois joignit cette autre faute, moins pardonnable encore à un Bourbon, lorsque sa place était au milieu de ceux qui mouraient pour sa cause, de donner à douter de son caractère et de son courage.

M. Forneron ne pouvait guère laisser échapper une telle occasion, après avoir exercé sur les révolutionnaires toute sa « modération, » — car ai-je dit qu’il se croyait modéré ? — de mettre aux dépens de Monsieur son impartialité dans son lustre. C’est ce qu’il a fait. Le reste, c’est-à-dire à peu près tout ce qui pouvait intéresser l’histoire, il l’a donc négligé pour ne s’attacher qu’au seul comte d’Artois, et motiver interminablement, à force d’extraits de lettres, un jugement que dix lignes pouvaient suffire à formuler. Si le comte d’Artois fait écrire au cabinet anglais pour demander l’autorisation de passer en Vendée, M. Forneron nous l’apprend, c’est qu’il espère bien qu’on lui répondra par un refus. S’il pressent la cour de Vienne sur ce qu’elle peut penser de la même résolution, M. Forneron nous le dit encore, c’est que l’Angleterre l’encourageant à l’entreprise, il voudrait bien que l’Autriche l’en détournât. S’il écrit lui-même à lord Moira pour convenir de la place et de la situation qui lui seront faites, M. Forneron ne l’ignore pas davantage, c’est encore pour s’attirer des officiers anglais les objections que la cour de Vienne n’a pas opposées à ce glorieux dessein. A la fin de 1795, cependant, le voilà qui s’embarque. S’embarquer est une chose, et débarquer une autre. Il croise en rade de Quiberon, mais il ne prend pas terre, et le Jason remet à la voile sans que le prince ait posé le pied en Bretagne. Nouvelle croisière en vue de Noirmoutiers, mais les « vents contraires » s’opposent au débarquement. Le Jason repart encore, il arrive en rade de l’Ile d’Yeu ; cette fois le prince descend, trois mois se passent, au bout desquels il se rembarque ; et, sans avoir rien fait, il se retrouve enfin en sûreté dans le château d’Holyrood « avec sa cour et Mme de Polastron. » La partie est achevée sans avoir été même engagée. Le comte d’Artois a tout pu, n’a rien fait, et a tout perdu. Quelque sévère que soit le jugement qui résulte de ce seul exposé des faits, nous n’aurions assurément aucune raison de le récuser, si toutefois il s’appuyait sur des preuves certaines. Mais M. Forneron se contente ordinairement d’affirmer. Et des affirmations ou même des commencemens de preuves, une lettre irritée de Puisaye, un billet de Charette que personne n’a vu, ne suffisent pas en pareille matière. Il y a des accusations que l’on ne formule pas sans être tenu de les prouver, et que l’on ne prouve qu’au prix d’une longue, soigneuse, impartiale enquête. M. Forneron n’a pas fait l’enquête, il n’en aurait pas eu le temps ; et cependant, son réquisitoire n’en est ni moins violent, ni surtout moins sûr de lui-même. Passons pourtant encore, ce n’est pas là le point, l’histoire exige plus des princes que des autres hommes, et comme elle permet qu’on les loue de ce qu’ils ont fait par d’autres mains, elle souffre aussi qu’on les condamne sur ce qu’ils n’ont point fait et qu’ils auraient dû faire, — sans trop rechercher qu’ils l’auraient pu. Ce qui est bien plus grave, dans une Histoire de l’émigration, c’est d’avoir pour un prince la sévérité que l’on n’a pas pour un autre, de rejeter sur un seul homme la faute de tout un parti et, en accumulant toutes les responsabilités sur une seule tête, d’en décharger arbitrairement les autres.

Autant, en effet, M. Forneron a eu soin de mettre en pleine lumière les défaillances du futur Charles X, autant il a eu soin de dissimuler dans une ombre protectrice les fâcheux défauts du futur Louis XVIII. Si cependant le comte de Provence n’a pas commis la faute de donner le signal de l’émigration, il en a commis bien d’autres, ne fût-ce que celle d’avoir travaillé le premier à la déconsidération de Marie-Antoinette et de Louis XVI ; et pour la puérilité des intrigues, ou pour l’étroitesse des idées, comme enfin pour l’incapacité de prendre une résolution, la petite cour de Vérone, de Blankenbourg, de Mittau, semble bien avoir valu la petite cour d’Holyrood. Louons donc le comte de Provence, puisque M. Forneron le veut, d’avoir été « l’unique exemple d’un prince qui se soit perfectionné dans l’exil, » mais n’allons pas épuiser sur son nom des éloges qui ne lui conviennent guère : « esprit délicat, cœur loyal, politique sensé, » de peur de paraître céder au goût de l’antithèse et sacrifier à la rhétorique la vérité de l’histoire. « Cœur loyal, » non, ce n’est pas le mot qui vient naturellement à la plume pour juger l’homme sur qui pèse le soupçon d’avoir inspiré contre « l’Autrichienne » ces pamphlets qui devaient être un jour la matière même de l’acte d’accusation d’une reine devant le tribunal révolutionnaire. Mais, du prince qui n’avait rien de plus pressé, en apprenant la nouvelle de la mort de Louis XVII, que de faire venir de France « les livres des sacres de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI, le Cérémonial français et les manuscrits de Sainctot, » il sera toujours difficile de faire un a politique sensé. » Que si d’ailleurs on nous répondait qu’après tout ce sont là matières à discussion, et que sans encourir aucun soupçon de partialité, l’historien a bien pu faire entre le comte de Provence et le comte d’Artois la distinction que nous lui reprochons comme une injustice, une observation suffirait. Quand on accepte sans discussion la version du comte de Provence sur la « conspiration de Favras, » on s’enlève à soi-même le droit de repousser sur les affaires de Quiberon et de l’île d’Yeu la version qu’en ont donnée les apologistes du comte d’Artois.

Au milieu de ces questions de personnes, qui sans doute ont leur intérêt, mais ne sont pas toute l’histoire, on peut penser ce que deviennent, dans le livre de M. Forneron, les questions de principes. Quel sujet cependant en soulevait de plus graves ? et le moyen, sans les avoir d’abord résolues, le moyen de fixer équitablement les responsabilités ? On ne voit pas que M. Forneron l’ait seulement tenté. Car enfin je ne puis prendre les gros mots pour des raisons, et quand à ceux qui contestaient aux émigrés le droit même de quitter le sol français on a répondu qu’ils faisaient « des sophismes abjects, » il est, je crois, permis de trouver la réponse insuffisante. Le propre des sophismes est d’être par eux-mêmes des raisonnemens assez spécieux, et dont la fausseté se dissimule assez adroitement pour que quiconque en rencontre un sur sa route l’attaque, et ne l’abandonne pas avant de nous en avoir visiblement démêlé le méprisable artifice. Sophismes ou non d’ailleurs, lorsque la question du droit d’émigrer se posa pour la première fois devant la Constituante, — c’était au mois de février 1791, — les argumens qui s’échangèrent valaient la peine au moins d’être réfutés et, en tout cas, sérieusement discutés. Dira-t-on que la force a tranché le problème et qu’aucune déduction théorique ne saurait prévaloir contre la nécessité de fait où la persécution révolutionnaire plaça d’abord ces victimes désignées ? Si c’est assez notre avis, ce n’est pas celui de tout le monde, et c’est à tout le monde que l’historien de l’émigration s’adresse. Mais après le droit d’émigrer, le droit de prendre les armes ? et le droit d’appeler l’étranger ? et le droit de combattre enfin sous un drapeau qui n’était pas celui de la France ? qu’en pense et qu’en dit M. Forneron ?

Sur la dernière de ces questions, de beaucoup la plus importante et la plus délicate, voici tout ce que je trouve dans le livre de M. Forneron : « Où est l’armée française, là est la France. Le premier devoir est de ne pas se joindre à l’étranger contre l’armée de son pays, quel que soit l’étranger, en quelque état que soit le pays. » Croit-il que ce soit assez dire ? la question n’est-elle pas tranchée bien promptement ? ou même est-elle seulement posée comme elle doit l’être ? Dans la réalité de l’histoire, les émigrés se sont-ils « joints » à l’étranger ? ou n’est-ce pas plutôt l’étranger qui s’est « adjoint » à eux ? M. Forneron les condamne au nom du droit nouveau, mais, justement, ce droit nouveau n’est-il pas issu de la révolution même ? et les émigrés, précisément, n’agissaient-ils pas, eux, dans la conception et selon les lois du droit monarchique ? Je sais que ces questions, aujourd’hui, sont difficiles à poser et difficiles à résoudre ; il faut les aborder cependant, ou ne pas se mêler d’écrire l’histoire. « Où est l’armée française, dit-on, là est la France. » Oui, pour vous ; non, pour les émigrés. La France était pour eux alors là où était le roi, et le roi n’était pas dans le palais où l’avait emprisonné l’émeute triomphante, mais avec eux, au milieu d’eux, représenté par ceux qui parlaient en son nom, tous ses agens de bas et de haut étage, ses ministres, ses frères. On affecte quelquefois pour les frondeurs eux-mêmes, et surtout pour les protestans, une justice que l’on refuse aux émigrés. C’est le contraire qu’il faudrait faire ; et si l’on était juste, on accorderait aux émigrés une indulgence à laquelle ni frondeurs ni protestans n’ont droit. Car c’était pour la ruine de la France et du roi que frondeurs et protestans combattaient sous le drapeau de l’Espagne ou de l’Angleterre, mais c’était pour le rétablissement du roi dans sa prérogative inaliénable, et la restitution de la France, par conséquent, dans son ancien état, qui, pour eux, était le légitime, que les émigrés combattaient. La passion peut confondre les temps, l’histoire doit les distinguer. A l’époque où un homme tel que fut l’illustre Malesherbes n’hésitait pas à recruter lui-même, des soldats pour l’armée des princes, il ne peut pas être question de déplorer son erreur : nous sommes assurément en présence d’un état d’esprit, d’une conception du droit et de la loi qui diffère de la nôtre, et l’émigration ne peut pas être jugée sur une autre loi que la sienne. J’aurais voulu que M. Forneron prit tout le temps et toute la place de nous le dire. C’est en effet la grande question d’une Histoire de l’émigration, et tout le reste importe bien moins que de savoir le jugement qu’il faut porter sur elle. Or, contre la révolution qui représentait le droit nouveau, les émigrés représentaient le droit monarchique, et, comme dans toute collision de ce genre, ils étaient tous également dans le droit, révolutionnaires d’une part et royalistes de l’autre, jusqu’à ce que l’issue de la lutte eût décidé si ce seraient les émigrés qui cesseraient d’y être ou les révolutionnaires qui n’y auraient jamais été. C’est ce qui explique la violence même de la lutte et la férocité des moyens ; il y allait pour les uns de n’être plus, et pour les autres de ne pas être ; on ne regarde guère aux lois de l’équité quand on combat pour l’existence.

Et ce qui explique la violence de la lutte n’en expliquerait-il pas peut-être aussi l’issue ? Autre question que M. Forneron n’a pas non plus examinée. Pourquoi les émigrés n’ont-ils pas réussi ? C’est que, sans le savoir, ils avaient été touchés eux-mêmes de l’esprit nouveau, et que, si leurs traditions étaient toujours sous l’empire du droit monarchique, elles n’étaient déjà plus animées de ce principe intérieur qui seul soutient, vivifie, et continue les traditions. Les émigrés ressemblaient à ces dévots qui se croient sincères, qui le sont même par un effet de la longue accoutumance, et qui s’aperçoivent un jour qu’au fond la foi leur manque, en sentant bien qu’elle ne répond pas à l’effort qu’ils lui demandent. Ils étaient partis pleins de confiance dans leur droit, d’une telle confiance qu’elle en était impertinente et folle, et voilà que, quand ils eussent eu besoin d’elle, quelque chose en eux s’élevait qui leur disait qu’ils ne l’avaient plus. Cent cinquante ans auparavant, du fond de la tour de Londres, où il attendait le jour de son procès, qui ne devait pas précéder de beaucoup celui de son supplice, un des plus fidèles serviteurs de Charles Ier, roi d’Angleterre, écrivait à Cromwell : « Les anciennes constitutions de ce royaume, et ses dois toujours subsistantes, sont mon héritage et mon droit de naissance. Si quelqu’un prétendait m’imposer ce qui pour moi serait pire que la mort, je veux dire un lâche abandon de ces lois, je choisirais la mort comme ie moindre mal. J’ai aussi droit au maintien de la royauté, qui est le pouvoir protecteur de ces lois, et, à ce seul titre, m’est plus chère que la vie. » Voilà la conviction profonde qui a fait défaut aux émigrés ! et, qui sait ? peut-être au comte de Provence et au comte d’Artois eux-mêmes. Dans cette loi, qu’ils considéraient bien eux aussi, « comme leur héritage et leur droit de naissance, » ils ne se sont pas attachés à ce « quelque chose d’inviolable sans lequel la loi n’est pas loi, » mais uniquement à ce qu’elle leur avait jusqu’alors procuré d’utilité. C’est ce qui les a si vite réduits, bien plus encore que toute autre cause, à ce manège de petites intrigues où ils se sont perdus et là royauté avec eux, attendu que ce que l’utilité des uns a fait, l’utilité des autres peut toujours le défaire. Et, comme à mesure que l’ancien droit, pour eux et pour ceux qui le défendaient avec eux, perdait son caractère mystique, le droit nouveau, pour leurs adversaires, revêtait de plus en plus évidemment ce même caractère, l’issue de la lutte ne pouvait être, et, en effet, n’a pas été un instant douteuse.

Revenons à M. Forneron. Lui-même ne sera pas fâché plus que nous de ce que nous avons cru devoir dire de son Histoire des émigrés ; car, si nous en avons d’autres raisons que lui, peut-être en avons-nous cependant davantage. Nous en sommes fâché d’abord pour M. Forneron, sur les précédens travaux de qui ce nouveau livre, si nous ne l’avons pas jugé trop sévèrement, jettera quelque défaveur. Quiconque, en effet, ne connaîtrait Philippe II et l’Espagne du XVIe siècle que par le livre de M. Forneron, comment pourrait-il se défendre de quelque méfiance ? Et ce que les procédés de l’historien ont fait de l’Histoire des émigrés, comment ne pas craindre qu’ils l’aient fait aussi de l’Histoire de Philippe II : quelque chose d’amusant peut-être, mais d’inconsistant et de superficiel. Nous en sommes ensuite fâché pour le sujet, qui, sans avoir tout ce qu’on lui prête un peu complaisamment d’intérêt anecdotique, dramatique, historique, et manquant d’ailleurs de cette espèce d’unité organique, d’existence propre et indépendante sans laquelle il n’y a pas de vrais sujets, ne laisse pas d’être un grand sujet, digne d’être traité selon son importance, et selon l’importance encore plus considérable des sujets si nombreux auxquels il se lie, se mêle et s’incorpore. Nous en sommes encore fâché pour certaines idées dont nous n’aurons pas la fatuité de dire qu’elles nous sont chères, mais que nous croyons justes, qui nous sont communes en principe avec M. Forneron, et qu’il a gravement compromises en les outrant, les dénaturant, les présentant surtout par leurs conséquences les moins immédiates, les plus détournées, les moins acceptables. Et nous en sommes enfin fâché pour l’histoire, qui ne trouve jamais son compte en pareille aventure, mais qui, dans le temps où nous sommes, l’y trouvera moins que jamais.

M. Forneron semblait avoir le goût de la grande histoire ; il n’avait pas commencé par se spécialiser ; c’est à de grands et vastes tableaux qu’il s’était attaqué d’abord, et, comme les sujets qu’il traitait, pour intéressans qu’ils fussent, n’allaient pas droit au grand public, comme quelques érudits étaient seuls capables de juger la manière dont il les traitait, comme enfin, en parcourant ses livres, on s’étonnait de s’y découvrir une curiosité que l’on ne croyait pas avoir pour les ducs de Guise ou pour Philippe II, on s’y est plu, on l’a loué, l’Académie française l’a couronné deux fois, et le voilà classé. Mais un jour, de l’histoire de Philippe II passant à l’histoire de l’émigration et de la révolution française, il aborde une époque sur laquelle nous avons tous, à défaut d’idées très précises, des sentimens, des traditions, une opinion plus ou moins raisonnée, des moyens surtout de le contrôler. Et alors, nous qui le lisons, nous ne pouvons faire un pas dans son livre sans y rencontrer à chaque tournant du sujet des erreurs, des inexactitudes, des assertions arbitraires, d’inutiles violences, et généralement toutes les marques de la précipitation et de l’improvisation. Qu’est-ce donc, et comme ce philosophe qui disait de ses amis les encyclopédistes : « Ils en feront tant, en vérité, qu’ils me feront aller à la messe ; » va-t-il nous falloir, aussi nous passer à l’école « ennuyeuse et pédante ? » Nous la préférerions en effet de beaucoup si c’était là tout ce que ses adversaires lui pouvaient opposer : des livres comme celui de M. Forneron. Mais il y en a d’autres, sans doute ; le livre de M. Forneron, aussi malheureusement pour lui qu’heureusement pour la cause, n’est rien moins que de la grande histoire ; et, — l’erreur mise à part, — les défauts en sont justement ceux de l’école que M. Forneron a tort de tant dédaigner. Tout est bien qui finit bien, et il n’y a dans la librairie française qu’un livre de plus à refaire.


F. BRUNETIERE.